Date : 20190329
Dossier : T‑115‑18
Référence : 2019 CF 388
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 29 mars 2019
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
|
DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE
|
demanderesse
|
et
|
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La demanderesse, Démocratie en surveillance [DS], sollicite le contrôle judiciaire de la décision, en date du 18 septembre 2017, par laquelle Karen Shepherd, l’ancienne commissaire au lobbying intérimaire [la commissaire], a répondu à une plainte écrite dénonçant une contravention au Code de déontologie des lobbyistes (Ottawa : Bureau de la commissaire au lobbying, 2015) [le Code des lobbyistes]. Dans la plainte, on alléguait que le Prince Sha Karim Al Hussaini Aga Khan [l’Aga Khan] avait contrevenu au Code des lobbyistes en recevant le très honorable Justin Trudeau, sa famille et des amis sur une île privée des Caraïbes.
[2]
La commissaire a conclu qu’il n’était pas nécessaire de tenir une enquête pour assurer la conformité au Code des lobbyistes ou à la Loi sur le lobbying, LRC 1985, c 44 (4e suppl.) [Loi sur le lobbying], étant donné que le Code ne s’appliquait pas aux rapports de l’Aga Khan avec le premier ministre.
[3]
DS n’a pas déposé la plainte qui a donné lieu à la décision contestée, mais elle soutient qu’elle devrait se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de faire valoir ses arguments dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Dans sa demande de contrôle judiciaire, DS avance que la participation de la commissaire à une affaire concernant le premier ministre, alors qu’elle occupait le poste de commissaire à titre intérimaire, était contraire aux dispositions sur les conflits d’intérêts de la Loi sur les conflits d’intérêts, LC 2006, c 9, art 2 [la LCI]. DS ajoute par ailleurs que le processus était inéquitable sur le plan procédural : il était légitime de s’attendre à ce qu’une commissaire intérimaire ne prenne aucune part à l’examen de la plainte et le fait que la commissaire ne se soit pas récusée dans les circonstances suscite une crainte raisonnable de partialité. Enfin, DS soutient que la décision était erronée en droit. Elle sollicite une ordonnance infirmant la décision et enjoignant à la commissaire de procéder à une enquête approfondie de la présumée contravention au Code des lobbyistes. À titre subsidiaire, la demanderesse sollicite une ordonnance renvoyant l’affaire à la commissaire pour qu’elle rende une nouvelle décision.
[4]
Le défendeur fait valoir que DS ne devrait pas se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public, que la contravention alléguée à la LCI n’est pas une question justiciable et que la décision de la commissaire n’est pas susceptible de contrôle. Il soutient par ailleurs que ni la LCI ni la common law ne créent d’attente quant à la récusation de la commissaire, qu’il n’existe aucune crainte raisonnable de partialité et que le processus était équitable. Le défendeur soutient que la conclusion de la commissaire portant que le Code des lobbyistes ne s’appliquait pas était raisonnable.
[5]
Pour les motifs qui suivent, la qualité pour intenter la demande de contrôle judiciaire est accordée à DS et il est fait droit à la demande.
II.
Contexte
A.
La plainte
[6]
Au début de janvier 2017, les médias ont révélé que le Cabinet du premier ministre avait confirmé que le premier ministre, sa famille et quelques amis avaient accepté l’invitation de l’Aga Khan de séjourner gratuitement, pour des vacances, sur son île privée dans les Bahamas.
[7]
Le 11 janvier 2017, un simple citoyen a transmis une plainte à la commissaire dans laquelle il alléguait que l’Aga Khan avait contrevenu au Code des lobbyistes en offrant les vacances en question au premier ministre.
[8]
Le commissariat a accusé réception de la plainte et la Direction des enquêtes a entamé un examen administratif. Le plaignant n’est pas identifié dans le dossier dont je dispose.
B.
La décision de la commissaire
[9]
Dans un mémoire daté du 13 septembre 2017 adressé à la commissaire, le directeur des enquêtes examine la question de savoir si le cadeau de l’Aga Khan portait atteinte aux règles 8 (accès préférentiel) ou 10 (cadeaux) du Code des lobbyistes. Le mémoire décrit brièvement le contenu des reportages médiatiques sur les vacances offertes ainsi que la plainte ayant déclenché l’examen administratif. Il examine ensuite le rôle de la Fondation Aga Khan Canada [la Fondation], et il est mentionné que l’Aga Khan est membre du conseil d’administration, que la Fondation est enregistrée au Registre des lobbyistes et que l’Aga Khan n’est pas un lobbyiste enregistré.
[10]
Le mémoire adressé à la commissaire conclut que le Code des lobbyistes n’appliquait pas aux rapports de l’Aga Khan avec le premier ministre puisque rien n’indiquait que l’Aga Khan était rémunéré pour son travail au sein de la Fondation. Par conséquent, les allégations d’atteinte au Code des lobbyistes étaient infondées. Le mémoire recommandait la clôture de l’examen administratif.
[11]
Voici un extrait du mémoire :
[traduction]
QUESTION
L’Aga Khan a‑t‑il contrevenu à la règle 8 (Accès préférentiel) et/ou à la règle 10 (Cadeaux) du Code de déontologie des lobbyistes (2015) en recevant le très honorable Justin Trudeau et sa famille sur une île privée des Caraïbes?
CONTEXTE
Reportages médiatiques
Le 6 janvier 2017, les médias ont révélé que M. Justin Trudeau, premier ministre du Canada, sa famille « et quelques amis » avaient célébré le Nouvel An sur une île privée des Bahamas en tant qu’invités du Prince Shah Karim Al Hussaini, désigné comme l’Aga Khan IV, un chef religieux.
Plainte
Le 11 janvier 2017, [nom caviardé], un simple citoyen, a transmis à la commissaire une plainte au sujet de cette affaire. Le 16 janvier suivant, la Direction lui a envoyé une lettre accusant réception de sa plainte.
La Fondation Aga Khan Canada (AKFC)
L’AKFC est un organisme de bienfaisance qui intervient dans les régions les plus pauvres du monde. Sur le site web de l’AKFC, Son Altesse l’Aga Khan figure comme membre du conseil d’administration de la Fondation.
La fondation est enregistrée au Registre des lobbyistes. Durant les vacances du premier ministre aux Bahamas, la Fondation Aga Khan Canada était enregistrée. L’Aga Khan n’est pas enregistré comme lobbyiste.
[…]
ANALYSE
La Direction n’a trouvé aucune preuve indiquant que le Prince Shah Karim Al Hussaini, l’Aga Khan IV, est rémunéré pour son travail au sein de l’AKFC, il ne s’est donc livré à aucune activité de lobbying enregistrable durant les vacances de Noël du premier ministre.
Par conséquent, le Code de déontologie des lobbyistes ne s’applique pas aux rapports de l’Aga Khan avec le premier ministre.
RECOMMANDATION
La Direction des enquêtes recommande de clore l’examen administratif, étant donné que rien ne permet de conclure que l’Aga Khan s’est livré à des activités de lobbying enregistrables pour le compte de l’AKFC. La Direction a des raisons de conclure que le Code de déontologie des lobbyistes ne s’applique pas aux rapports de l’Aga Khan avec le premier ministre.
[12]
Le 18 septembre 2017, la commissaire a accepté la recommandation de la Direction des enquêtes. Cette décision est visée par le présent contrôle judiciaire.
C.
Le dossier soumis à la Cour
[13]
Les documents propres à l’affaire qui m’ont été présentés se limitent au mémoire en date du 13 septembre 2017 adressé à la commissaire. Le dossier dont disposait la commissaire contenait à tout le moins la lettre de plainte et vraisemblablement des documents recueillis et élaborés durant l’examen administratif. Le défendeur s’est opposé à la production d’un dossier plus exhaustif, et la demanderesse n’a pas contesté sa position.
D.
Intérim
[14]
En juin 2009, Mme Karen Shepherd a été nommée commissaire pour un mandat de sept ans. En prévision de l’expiration de son mandat, le Bureau du conseil privé a entamé le processus de nomination d’un nouveau commissaire en mai 2016.
[15]
Le processus de sélection et de nomination d’un nouveau commissaire était en cours en juin 2016 lorsque le mandat de Mme Shepherd est parvenu à son terme. À ce moment‑là, l’intérim lui a été confié pour un mandat de six mois. Il a été annoncé en novembre 2016 que Mme Shepherd ne demandait pas à ce que son mandat soit renouvelé.
[16]
Compte tenu de la prolongation du processus de sélection, un second intérim a été confié à Mme Shepherd en décembre 2016, puis un troisième en juin 2017.
[17]
Le 14 décembre 2017, une commissaire au lobbying, Mme Nancy Bélanger, a été nommée par le gouverneur en conseil, après consultation des groupes et des chefs de parti reconnus au Sénat et à la Chambre des communes et approbation du Sénat et de la Chambre des communes.
III.
Législation pertinente
[18]
La Loi fédérale sur la responsabilité, LC 2006, c 9, a édicté la LCI et modifié plusieurs autres lois, y compris la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes, qu’elle a rebaptisée Loi sur le lobbying. La LCI et la Loi sur le lobbying sont décrites ci‑après, et des extraits pertinents sont reproduits à l’annexe jointe aux présents motifs pour en faciliter la consultation.
A.
La LCI
[19]
La LCI a plusieurs objets, dont les suivants : 1) établir à l’intention des titulaires de charge publique des règles de conduite claires au sujet des conflits d’intérêts et de l’après‑mandat; 2) réduire au minimum les possibilités de conflit d’intérêts et prévoir les moyens de régler de tels conflits, le cas échéant; et 3) donner au commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique le mandat de déterminer les mesures nécessaires à prendre pour éviter les conflits d’intérêts et décider s’il y a eu contravention à la LCI (article 3 de la LCI).
[20]
La LCI interdit à tout titulaire de charge publique de prendre une décision ou de participer à la prise d’une décision dans l’exercice de sa charge s’il sait ou devrait savoir que, en prenant cette décision, il pourrait se trouver en situation de conflit d’intérêts (paragraphe 6(1) de la LCI).
[21]
Un titulaire de charge publique se trouve en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son intérêt personnel ou celui d’un parent, d’un ami ou de toute autre personne (article 4 de la LCI). L’« intérêt personnel »
est défini au paragraphe 2(1) de la LCI par l’exclusion d’éléments :
|
|
[22]
Le titulaire de charge publique doit se récuser concernant une discussion, une décision, un débat ou un vote, à l’égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d’intérêts (article 21 de la LCI).
[23]
Le commissaire à l’éthique est responsable de l’administration et de l’application de la LCI.
[24]
Tout parlementaire peut demander par écrit au commissaire à l’éthique d’examiner une contravention soupçonnée. Le commissaire à l’éthique donne suite à la demande à moins qu’il ne la juge futile, vexatoire ou entachée de mauvaise foi. Il peut également étudier une question de son propre chef (paragraphes 44(1), 44(3) et 45(1)).
[25]
Lorsqu’il entreprend d’étudier une demande, le commissaire à l’éthique rédige un rapport énonçant ses constatations factuelles, son analyse et ses conclusions. Le rapport doit être remis au premier ministre, à l’intéressé, et être rendu accessible au public. Lorsque le commissaire à l’éthique agit à la demande d’un parlementaire, une copie est également fournie à celui‑ci (paragraphes 44(7), (8) et 45(2), (4)).
[26]
La conclusion tirée par le commissaire dans le rapport sur la question de savoir si le titulaire de charge publique a contrevenu ou non à la LCI est inattaquable, mais le rapport n’est pas décisif lorsqu’il s’agit de déterminer les mesures à prendre pour donner suite au rapport (article 47). La LCI prévoit également que les ordonnances et décisions du commissaire à l’éthique ne peuvent être attaquées que conformément aux motifs énoncés aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (article 66).
B.
La Loi sur le lobbying
[27]
Le préambule de la Loi sur le lobbying [la Loi] énonce quatre principes sous-jacents : 1) l’intérêt public présenté par la liberté d’accès aux institutions de l’État; 2) la légitimité du lobbyisme auprès des titulaires d’une charge publique 3) les titulaires d’une charge publique et au public devraient avoir la possibilité de savoir qui se livre à des activités de lobbyisme; 4) l’enregistrement des lobbyistes rémunérés ne doit pas faire obstacle à la liberté d’accès aux institutions de l’État.
[28]
Aux termes de l’article 4.1 de la Loi, le commissaire est nommé par le gouverneur en conseil pour un mandat renouvelable de sept ans, après consultation du chef de chacun des partis reconnus au Sénat et à la Chambre des communes et approbation du Sénat et de la Chambre des communes (paragraphes 4.1(1), (2)). Le mandat du commissaire est renouvelable (paragraphe 4.1(3)).
[29]
L’intérim peut être confié à toute personne compétente pour un mandat maximal de six mois, notamment en cas de vacance du poste (paragraphe 4.1(4)). En cas d’intérim, la Loi sur le lobbying n’impose pas l’obligation préalable de consulter les chefs des partis reconnus au Parlement ni de faire approuver la nomination par une résolution du Sénat et de la Chambre des communes.
[30]
Aux termes de la Loi, le commissaire est notamment tenu d’élaborer le Code des lobbyistes; de créer et de tenir un registre que le public peut consulter; de mener, si nécessaire, les enquêtes pour veiller au respect de la Loi et du Code des lobbyistes (article 9, 10.2, 10.4).
[31]
Le commissaire rend directement compte au Parlement en remettant son rapport au président de chaque chambre (articles 10.5, 11, 11.1).
[32]
Aux termes de la Loi, le commissaire fait enquête lorsqu’il a des raisons de croire, notamment sur le fondement de renseignements qui lui ont été transmis par un parlementaire, qu’une enquête est nécessaire au contrôle d’application du Code des lobbyistes ou de la Loi (paragraphe 10.4(1)). Le commissaire peut refuser d’enquêter ou de poursuivre une enquête s’il estime, selon le cas : a) que l’affaire visée pourrait avantageusement être traitée en conformité avec la procédure prévue par une autre loi fédérale; b) que les conséquences de cette affaire ne sont pas suffisamment importantes; c) que cela serait inutile en raison de la période écoulée depuis le moment où l’affaire a pris naissance; d) que cela est opportun pour tout autre motif justifié (paragraphe 10.4(1.1)).
[33]
Le commissaire prépare un rapport d’enquête dans lequel il motive ses conclusions et le remet au président de chaque chambre, qui le dépose devant la chambre qu’il préside (paragraphes 10.5(1), (2)). Certaines contraventions à la Loi constituent des infractions (article 14).
[34]
La Loi reconnaît deux catégories de lobbyistes : les lobbyistes salariés et les lobbyistes‑conseils. Ces deux types de lobbyistes sont tenus de fournir au commissaire des déclarations contenant des renseignements divers sur leurs activités (articles 5, 7).
[35]
Le lobbyiste-conseil est celui qui, moyennant paiement, s’engage, auprès d’une personne physique ou morale ou d’une organisation, à communiquer avec le titulaire d’une charge publique à des fins prévues ou à aménager pour un tiers une entrevue avec le titulaire d’une charge publique (article 5).
[36]
Le lobbyiste salarié remplit les critères suivants : 1) il est employé par une personne morale ou une organisation; 2) ses fonctions comprennent notamment la communication avec des titulaires d’une charge publique aux fins énumérées; 3) ces activités constituent une partie importante de celles d’un seul employé ou constitueraient une partie importante des fonctions d’un employé si elles étaient exercées par un seul employé (article 7).
[37]
Les députés et sénateurs fédéraux sont, selon la Loi, des titulaires d’une charge publique (article 2(1); Règlement désignant certains postes comme postes de titulaire d’une charge publique désignée, DORS/2008— 117, annexe).
C.
Le Code des lobbyistes
[38]
Entré en vigueur le 1er décembre 2015, le Code des lobbyistes est venu remplacer la version initiale du Code qui avait pris effet en 1997. L’introduction du Code précise qu’il a pour objet « de rassurer le public canadien que lorsque les titulaires d’une charge publique font l’objet d’activités de lobbying, ces activités sont exercées de manière éthique et dans le respect des normes les plus élevées de façon à rehausser sa confiance dans l’intégrité du processus décisionnel de l’État »
. Elle précise aussi que le Code s’applique lorsqu’un enregistrement est requis en vertu de la Loi, qu’un enregistrement ait effectivement été soumis ou non.
[39]
Le Code des lobbyistes énonce quatre principes fondateurs : respect envers les institutions démocratiques; intégrité et honnêteté; franchise; professionnalisme. Il énonce aussi dix règles qui se rapportent aux questions générales de la transparence, de l’utilisation de l’information et des conflits d’intérêts. D’après la règle 6, un lobbyiste ne doit proposer ni entreprendre aucune action qui placerait un titulaire d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts réel ou apparent. Les règles 7 à 10 fournissent des directives plus précises sur la manière d’éviter de tels conflits d’intérêts :
|
|
[40]
Le statut juridique du Code a été examiné par les tribunaux. La Cour a reconnu qu’il ne s’agit pas d’un texte de loi adopté par le Parlement, ni d’un texte réglementaire au sens de la Loi sur les textes réglementaires, LRC 1985, ch S‑22 (paragraphe 10.2(4) de la Loi sur le lobbying; Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2004 CF 969, au paragraphe 23 [Démocratie en surveillance 2004]; Makhija c Canada (Procureur général), 2010 CF 141, au paragraphe 15 [Makhija CF 2010]). La Loi exige toutefois que le Code soit élaboré en consultation avec les parties intéressées, qu’il soit soumis à l’examen du comité désigné par la Chambre des communes avant d’être publié et qu’il soit publié dans la Gazette du Canada (article 10.2). Bien que les contraventions au Code ne soient pas sanctionnées par le dépôt d’accusations ou des pénalités, les lobbyistes doivent s’y conformer (article 10.3; Makhija c Canada (Procureur général), 2010 CAF 342, au paragraphe 7 [Makhija CAF 2010]).
[41]
Suivant le Code, toute personne soupçonnant son non‑respect doit communiquer l’information à la commissaire (Code des lobbyistes, Introduction).
IV.
Questions à trancher
[42]
La demanderesse soulève une série de questions : 1) DS doit-elle se voir accorder la qualité pour agir? 2) La commissaire a‑t‑elle contrevenu à la LCI? 3) La commissaire était‑elle tenue de se récuser? et 4) La commissaire a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a décidé de ne pas enquêter sur la plainte?
[43]
Le défendeur soulève les questions additionnelles suivantes : 1) la présumée contravention de la commissaire à la LCI est-elle justiciable? et 2) la décision de la commissaire de ne pas mener enquête est-elle susceptible de contrôle au sens du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales?
[44]
J’ai formulé en ces termes les questions à trancher :
DS remplit-elle le critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public?
La présumée contravention à la LCI est-elle justiciable?
La décision de la commissaire de ne pas mener enquête est-elle susceptible de contrôle?
Quelle est la norme de contrôle?
Existe‑t‑il une crainte raisonnable de partialité?
La doctrine de l’attente légitime est‑elle applicable?
La décision était-elle raisonnable?
V.
Analyse
A.
DS remplit-elle le critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public?
[45]
Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 [Downtown Eastside], la Cour suprême du Canada a examiné et raffiné le critère relatif à la qualité pour agir dans l’intérêt public.
[46]
Dans cet arrêt, la Cour a noté qu’il existe en droit public, malgré la nécessité depuis longtemps reconnue de restreindre la qualité pour agir, des occasions où un litige d’intérêt public constitue la façon appropriée de procéder pour saisir les tribunaux de questions d’intérêt public d’importance (paragraphe 22). Lorsqu’il s’agit de décider s’il est justifié de reconnaître la qualité pour agir, les tribunaux doivent mettre en balance, d’une part, le raisonnement qui sous‑tend les restrictions à cette reconnaissance et, d’autre part, le rôle important qu’ils jouent lorsqu’ils se prononcent sur la validité des mesures prises par le gouvernement (paragraphe 23).
[47]
La Cour suprême a évoqué les raisons qui, traditionnellement, sous-tendent les restrictions à la reconnaissance de la qualité pour agir. Parmi ces raisons, mentionnons l’affectation appropriée de ressources judiciaires limitées, un facteur tenant au fonctionnement efficace de l’ensemble du système judiciaire; la nécessité d’écarter les trouble-fête; l’assurance que les tribunaux entendront les principaux intéressés faire valoir leurs points de vue contradictoires; et la sauvegarde du rôle propre aux tribunaux et de leur relation constitutionnelle avec les autres branches du gouvernement (paragraphes 25 à 30). La Cour a par ailleurs déclaré que le principe de la légalité — qui englobe deux notions : les actes de l’État doivent être conformes à la Constitution et au pouvoir conféré par la loi, et il doit exister des manières pratiques et efficaces de contester leur légalité — commande l’exercice prudent du pouvoir discrétionnaire des tribunaux saisis de la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public (paragraphes 31 à 35).
[48]
La Cour qui exerce son pouvoir discrétionnaire doit prendre en compte les facteurs suivants : 1) une question justiciable sérieuse est‑elle soulevée? 2) le demandeur a‑t‑il un intérêt réel ou véritable dans l’issue de cette question? et 3) compte tenu de toutes les circonstances, la poursuite proposée constitue‑t‑elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux? (paragraphe 37). La Cour suprême a souligné que ces facteurs ne doivent pas être considérés comme des « exigences inflexibles »
; ils doivent plutôt « être appréciés et soupesés de façon cumulative — à la lumière des objectifs qui sous‑tendent les restrictions à la qualité pour agir — et appliqués d’une manière souple et libérale de façon à favoriser la mise en œuvre de ces objectifs sous‑jacents »
(paragraphe 20).
[49]
S’agissant du premier facteur, la Cour a défini une « question justiciable »
comme « une question dont les tribunaux peuvent être saisis »
(paragraphe 30), précisant que pour être considérée comme une « question sérieuse »
, la question soulevée doit constituer un « point constitutionnel important »
ou une « question [. . .] importante »,
et il faut que l’action soit « loin d’être futil[e] »
; cependant, les tribunaux « ne doivent pas examiner le bien-fondé d’une affaire autrement que de façon préliminaire »
(paragraphe 42).
[50]
Le deuxième facteur suppose de se poser « la question de savoir si le demandeur a un intérêt réel dans les procédures ou est engagé quant aux questions qu’elles soulèvent »
(paragraphe 43).
[51]
Finalement, à la troisième étape, la Cour doit adopter une approche téléologique et « se demander si l’action envisagée constitue une utilisation efficiente des ressources judiciaires, si les questions sont justiciables dans un contexte accusatoire, et si le fait d’autoriser la poursuite de l’action envisagée favorise le respect du principe de la légalité »
(paragraphe 50). La Cour a cité à titre d’exemple une liste de facteurs à considérer à la troisième étape : la capacité du demandeur d’engager une poursuite; la question de savoir si la cause est d’intérêt public; la question de savoir s’il y a d’autres manières réalistes de trancher la question qui favoriseraient une utilisation plus efficace et efficiente des ressources judiciaires; et l’incidence éventuelle des procédures sur les droits d’autres personnes dont les intérêts sont aussi, sinon plus touchés (paragraphe 51).
[52]
DS soutient qu’elle satisfait au critère relatif à la qualité pour agir dans l’intérêt public. Premièrement, elle affirme que la conformité à la LCI et à la common law et l’application de la Loi sur le lobbying et du Code des lobbyistes sont des questions justiciables sérieuses. Deuxièmement, elle prétend avoir un « intérêt véritable »
et « réel »
dans la procédure, comme l’attestent son mandat, son expérience, ses connaissances spécialisées et sa participation active à l’élaboration de politiques et au processus législatif dans les domaines du lobbying et des conflits d’intérêts. Enfin, DS soutient qu’elle est probablement la seule partie intéressée à pouvoir soumettre cette demande à la Cour.
[53]
Le défendeur fait valoir que DS ne remplit pas le critère. Il affirme qu’aucune question sérieuse ne se pose, étant donné qu’il appartient au commissaire à l’éthique de trancher la question de la prétendue contravention à la LCI et qu’il ne s’agit donc pas d’une question justiciable. La demanderesse tente en réalité de faire intervenir la Cour sur des questions qui regardent à juste titre le Parlement à l’égard desquelles la demanderesse n’est pas directement engagée. Le défendeur fait aussi valoir que la demande ne constitue pas un moyen raisonnable et efficace de soumettre la question à la Cour, étant donné que seul le commissaire à l’éthique peut enquêter sur les conflits d’intérêts. Il souligne aussi que le simple citoyen qui a déposé cette plainte n’a pas intenté la présente demande.
[54]
Ayant appliqué les facteurs énoncés dans l’arrêt Downtown Eastside, je suis convaincu que les circonstances justifient que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour accorder à DS la qualité pour agir dans l’intérêt public.
(1)
Une question sérieuse est soulevée.
[55]
Les questions soulevées dans la présente demande intéressent l’interprétation de la LCI, de la Loi sur le lobbying et du Code des lobbyistes ainsi que l’application des principes de common law ayant trait à la partialité et aux attentes légitimes. La législation et les instruments en cause ont pour objet de favoriser la confiance du public et la transparence dans la conduite des titulaires d’une charge publique et de ceux qui traitent avec eux.
[56]
Comme je l’ai déjà mentionné, le défendeur soutient que la présumée contravention à la LCI n’est pas justiciable et que la décision que conteste la demanderesse n’est pas susceptible de contrôle par la Cour. J’aborde ces deux arguments plus en détail ci‑après. Cependant, la demande soulève aussi des questions d’équité et de partialité, lesquelles me paraissent surgir indépendamment des cadres législatifs concernés, même si elles sont éclairées par eux.
[57]
La demanderesse soutient aussi que la commissaire a commis une erreur dans son application du critère énoncé dans la Loi sur le lobbying pour déterminer si la tenue d’une enquête était nécessaire. C’est là une question d’interprétation et d’application de la Loi, et le défendeur reconnaît [traduction] « le rôle évident [de la Cour] dans l’interprétation et l’application des obligations imposées par la Loi »
.
[58]
Je suis convaincu que la demande soulève une « question sérieuse »
ou « importante »
qui est « loin d’être futil[e] »
et que les questions sont justiciables (Downtown Eastside, au paragraphe 42).
(2)
DS a‑t‑elle un intérêt réel ou véritable dans la procédure?
[59]
Le défendeur soutient que la demanderesse tente de faire intervenir la Cour sur des questions qui concernent le Parlement et qu’en tant que [traduction] « tierce partie, la demanderesse n’est pas directement engagée quant aux affaires parlementaires et ne satisfait pas au deuxième volet du critère »
. Cet argument ne répond pas adéquatement à la question de savoir si la demanderesse a un intérêt réel ou véritable dans la procédure. Le dossier décrit en détail ce que la demanderesse désigne dans ses observations écrites comme le [traduction] « rôle important [qu’elle joue] dans l’élaboration de la législation relative à la responsabilité et à la surveillance du gouvernement et dans l’utilisation subséquente de ces mécanismes pour continuer à promouvoir et à faire avancer la transparence et la responsabilité gouvernementales »
.
[60]
Compte tenu des antécédents de DS établissant qu’elle participe activement à l’élaboration de politiques publiques et aux processus législatifs – y compris les modifications apportées à la Loi sur le lobbying et à ses versions antérieures, la création du poste de commissaire à l’éthique, l’adoption de la LCI, ainsi que la rédaction et la modification du Code des lobbyistes –, je suis convaincu, que DS a un intérêt véritable dans les questions soulevées par la présente demande.
(3)
La demande constitue-t-elle un moyen efficace et raisonnable de soumettre les questions à la Cour?
[61]
Le défendeur soutient que la demanderesse devrait échouer à l’égard de ce volet et ajoute que seul le commissaire à l’éthique peut enquêter sur de prétendues contraventions à la LCI; qu’il n’était pas allégué dans les plaintes déposées que la commissaire au lobbying était en situation de conflit d’intérêts; et que les mécanismes de reddition de comptes prévus dans la LCI ne font pas intervenir les tribunaux.
[62]
Comme je l’ai déjà indiqué, et j’y reviendrai plus longuement ci‑après, les enjeux soulevés dans la présente demande vont au‑delà d’une prétendue contravention de la commissaire à la LCI. La position du défendeur selon laquelle ce seul aspect permet de conclure que la demande ne constitue pas un moyen raisonnable et efficace de soumettre à la Cour la série de questions soulevées n’est pas convaincante.
[63]
Le défendeur fait aussi remarquer que le simple citoyen ayant déposé la plainte et décidé de ne pas donner suite à cette affaire est une partie plus directement touchée. Il s’agit d’une considération pertinente à l’égard du troisième volet du critère, mais elle n’est pas décisive (Downtown Eastside, aux paragraphes 50 et 51).
[64]
Ce troisième volet du critère relatif à la qualité pour agir dans l’intérêt public ne pas doit être appliqué de manière rigide, mais de façon libérale et souple (Downtown Eastside, aux paragraphes 47 et 48). En l’espèce, l’identité du plaignant n’est pas divulguée dans le dossier. Aucun élément ne donne une idée de la nature ou de la portée de son intérêt ou de sa situation.
[65]
J’ai conclu que les deux autres volets du critère ont été remplis : une question sérieuse est soulevée et la demanderesse a un intérêt véritable dans la demande. La Cour a reçu des observations approfondies sur des questions qui font intervenir l’intérêt public, et ces questions ont été présentées dans un contexte se prêtant à une décision judiciaire. Comme l’a récemment noté la Cour d’appel fédérale, DS présente un « un point de vue utile et unique »
en ce qui a trait aux questions en litige, qui sont autrement peu susceptibles d’être soulevées devant les tribunaux (Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 194, au paragraphe 21 [Démocratie en surveillance 2018]).
[66]
Compte tenu de l’ensemble des circonstances et de mon approche toute pragmatique quant à ce volet du critère, je suis convaincu que la demande constitue un moyen raisonnable et efficace de soumettre les questions en litige à la Cour.
B.
La présumée contravention à la LCI est-elle justiciable?
[67]
Le défendeur soutient que la présumée contravention à la LCI n’est pas justiciable. Il fait valoir qu’il était loisible au Parlement de se réserver la fonction de veiller à l’application des obligations imposées par la LCI et qu’il a conféré au commissaire à l’éthique la compétence exclusive d’enquêter sur les contraventions présumées à cette loi.
[68]
Le concept de justiciabilité pose essentiellement la question de savoir s’il est approprié pour les tribunaux de trancher une question particulière (Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c Wall, 2018 CSC 26, au paragraphe 32 [Wall]). Les questions de justiciabilité supposent « un examen normatif de l’opportunité pour les tribunaux, sur le plan de la politique judiciaire constitutionnelle, de trancher une question donnée ou, au contraire, de la déférer à d’autres instances décisionnelles de l’administration politique »
(Canada (Vérificateur général) c Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 RCS 49, aux paragraphes 90 et 91 [Vérificateur général]).
[69]
Comme l’a récemment fait observer la Cour suprême au paragraphe 34 de l’arrêt Wall :
Il n’existe pas un ensemble précis de règles délimitant le champ d’application de la notion de justiciabilité. En effet, la justiciabilité est dans une certaine mesure tributaire du contexte, et l’approche appropriée pour statuer sur la justiciabilité d’une question doit être empreinte de souplesse. Le tribunal qui est appelé à le faire doit se demander s’il dispose des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour trancher la question […] Pour conclure au caractère justiciable d’une question, le tribunal doit être d’avis [traduction] « que le fait pour lui de résoudre la question constituerait une utilisation économique et efficace de ses ressources, qu’il existe suffisamment de faits et d’éléments de preuve au soutien de la demande, qu’un exposé adéquat des positions contradictoires des parties sera présenté et qu’aucun organisme administratif ou corps politique ne s’est pas déjà vu conférer par voie législative compétence à l’égard de la question ».
[Non souligné dans l’original.]
[70]
Bien que la justiciabilité soit un concept souple et contextuel, des tendances émergent dans la jurisprudence. Ainsi, certaines questions n’ont pas été jugées justiciables en raison de la séparation des pouvoirs; ces questions touchent notamment à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de poursuite, au privilège parlementaire et au processus législatif. D’autres questions sont de nature purement politique, comme la désignation de persona non grata, l’attribution d’une distinction politique ou l’élaboration de traités. D’autres encore font intervenir des dispositions législatives que le Parlement entendait rendre lui-même exécutoires plutôt que de passer par les tribunaux (Robert W. Macaulay, James LH Sprague et Lorne Sossin, Practice and Procedure before Administrative Tribunals, Toronto, Thomson Reuters, 2018, (feuille mobile mise à jour en 2019, publiée en février 2019), sous‑alinéas 28.3c)(i) — (iii)). C’est sur cette dernière catégorie que s’appuie le défendeur pour faire valoir que la décision n’est pas justiciable.
[71]
S’agissant des questions de justiciabilité, les tribunaux doivent être attentifs à la séparation des branches législatives, judiciaires et exécutives du gouvernement et ne doivent pas usurper le rôle des autres branches (Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, aux paragraphes 33 à 36).
[72]
Dans l’arrêt Vérificateur général, la Cour suprême examinait un régime législatif qui visait à limiter les recours au Parlement. Dans cette affaire, le vérificateur général n’avait pas réussi à obtenir des documents du Cabinet. Suivant le processus d’établissement de rapports prévu par la loi pertinente, il devait préparer à l’intention de la Chambre des communes un rapport annuel dans lequel il indiquait si tous les renseignements requis avaient été fournis. Le vérificateur général avait présenté deux de ces rapports.
[73]
La Cour a fait remarquer que la souveraineté du Parlement lui permettait « de faire connaître son intention quant au rôle que joueront les tribunaux dans l’interprétation, l’application et l’exécution de ses lois »
(Vérificateur général, au paragraphe 91). Cependant, si une loi prévoit un autre recours, la Cour doit quand même se demander s’il est adéquat et « dans les cas où le Parlement n’a pas édicté explicitement que le recours prévu dans la loi est l’unique ou l’exclusif recours pouvant être exercé, l’exclusivité ne pourra jamais être automatiquement présumée »
(Vérificateur général, au paragraphe 96).
[74]
Pour ce qui est de l’exclusivité, la Cour a relevé un certain nombre de facteurs permettant de conclure que le Parlement souhaitait que le recours prévu dans les dispositions en cause soit exclusif. Premièrement, il existait un « lien »
entre le droit et le recours prévus par la loi en ce que des termes semblables étaient utilisés pour décrire les droits conférés et les recours correspondants (Vérificateur général, au paragraphe 99). Deuxièmement, les dispositions pertinentes de la Loi ont été ajoutées au moment où les droits et fonctions du vérificateur général avaient été réunis pour la première fois dans la Loi sur le vérificateur général, LC 1976— 1977, c 34, ce qui était « compatible avec le rôle que le Parlement se serait attribué à l’égard de tout différend relatif à l’accès du vérificateur général à l’information »
(Vérificateur général, aux paragraphes 99 et 100). Troisièmement, les dispositions relevaient d’un code global de dispositions réparatrices, étant donné que d’autres dispositions régissaient la capacité du vérificateur général à obtenir des renseignements (Vérificateur général, au paragraphe 100).
[75]
Dans l’arrêt Representative for Children & Youth c British Columbia (Office of the Premier), 2010 BCSC 697, la Cour a fait remarquer au paragraphe 31 qu’un critère en trois volets émerge de l’arrêt Vérificateur général. Premièrement, la Cour doit déterminer si la loi prévoit une disposition réparatrice. Deuxièmement, elle doit chercher à savoir si le Parlement souhaitait que ce recours prévu par la loi soit exclusif. Enfin, elle doit examiner le caractère adéquat de ce recours.
[76]
Dans ses observations écrites, la demanderesse présente un bref historique de la LCI, et précise que son adoption en 2006 dans le cadre de la Loi fédérale sur la responsabilité, LC 2006, c 9, représentait l’aboutissement de plusieurs décennies de tentatives de réforme du régime fédéral sur les conflits d’intérêts. La demanderesse fait remarquer que le régime est mis en application et administré par le commissaire à l’éthique. Ce dernier relève directement du Parlement, se voit accorder de larges pouvoirs d’enquête et d’exécution et exerce des fonctions quasi judiciaires.
[77]
La demanderesse fait valoir que la LCI, qui impose des normes exigeantes aux titulaires d’une charge publique, n’est qu’une des nombreuses lois conçues pour veiller au maintien de la conduite éthique du gouvernement à l’échelon fédéral, les autres étant le Code criminel, LRC 1985, c C‑ 46, et la Loi sur le lobbying. Elle fait remarquer que ce régime de large portée sert « le but important de préserver l’intégrité du gouvernement »
(R c Hinchey, [1996] 3 RCS 1128, au paragraphe 13). Le régime se voulait et a été interprété comme englobant les cas de conflit d’intérêts réels et apparents dans lesquels l’apparence d’intégrité risque d’être compromise (Hinchey, au paragraphe 17; voir aussi Démocratie en surveillance c Campbell, 2009 CAF 79, au paragraphe 49 [Campbell]).
[78]
En l’espèce, la demanderesse soutient qu’en décidant de ne pas enquêter sur la présumée contravention au Code des lobbyistes liée au cadeau de l’Aga Khan, la commissaire au lobbying s’est retrouvée en situation de conflit d’intérêts et a donc contrevenu à la LCI. En effet, elle était saisie d’affaires, y compris la présente, dans lesquelles le premier ministre avait un intérêt privé; elle avait à son tour un intérêt privé réel ou apparent à ce que sa position intérimaire soit renouvelée et cette décision revenait au premier ministre et au gouverneur en conseil.
[79]
Dans sa description du présumé conflit d’intérêts, la demanderesse évoque un certain nombre d’autres processus de nomination des commissaires qui auraient, selon elle, évité le conflit. Ces options politiques subsidiaires sont d’une assistance et d’une pertinence limitées dans le contexte d’un contrôle judiciaire.
[80]
Le défendeur soutient qu’en adoptant la LCI, le Parlement s’est réservé le rôle d’enquête et de mise en application de la LCI et a conféré ensuite ces pouvoirs au commissaire à l’éthique, un agent du Parlement. Par conséquent, la contravention alléguée à la LCI n’est pas justiciable. Je suis d’accord avec le défendeur.
[81]
Suivant la première étape de l’analyse décrite dans l’arrêt Vérificateur général, je dois déterminer si la LCI prévoit des dispositions réparatrices. C’est le cas. L’un des objets de la Loi est « de donner au commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique le mandat de déterminer les mesures nécessaires à prendre pour éviter les conflits d’intérêts et de décider s’il y a eu contravention à la présente loi »
(alinéa 3c) de la LCI). C’est le commissaire qui examine les rapports confidentiels des titulaires d’une charge publique ainsi que les mesures prises pour se conformer à la Loi (article 28 de la LCI). Il détermine aussi les mesures d’observation que doivent prendre les titulaires de charge publique (article 29 de la LCI). Enfin, il a le pouvoir d’ordonner au titulaire de charge publique de prendre toutes les mesures d’observation qu’il juge nécessaires pour se conformer à la Loi (article 30 de la LCI).
[82]
L’ensemble de ces dispositions démontre que le commissaire à l’éthique détermine s’il y a eu contravention à la LCI et peut ordonner aux titulaires de charge publique de prendre, si nécessaire, des mesures d’observation.
[83]
Pour ce qui est de la deuxième partie du critère, je doischercher à savoir si le Parlement voulait que le recours prévu par ces dispositions soit exclusif. Une telle intention se dégage de l’interprétation de la loi (Ami(e)s de la Terre c Canada (Gouverneur en conseil), 2008 CF 1183, au paragraphe 26, conf. par 2009 CAF 297). Comme l’a fait remarquer la Cour suprême, en l’absence d’une déclaration explicite indiquant qu’un recours prévu par la loi est unique et exclusif, l’exclusivité ne doit pas être présumée (Vérificateur général, au paragraphe 96).
[84]
Comme je l’ai mentionné, la Cour a relevé dans l’arrêt Vérificateur général un certain nombre de facteurs permettant de conclure que le Parlement voulait que le recours prévu par les dispositions en cause soit exclusif : le « lien »
entre un droit et un recours conférés par la loi; le moment auquel les dispositions en cause ont été introduites; et le fait que les dispositions s’inscrivent dans un code global de dispositions réparatrices (Vérificateur général, aux paragraphes 99 et 100).
[85]
En l’espèce, le Parlement, par la LCI, a conféré au commissaire à l’éthique, un agent du Parlement, le pouvoir de veiller au respect de la LCI grâce à un régime exhaustif d’examen et d’établissement de rapports. Ce régime permet au commissaire à l’éthique d’imposer des mesures d’observation à ceux qui sont assujettis à la LCI. Cette loi établit également un régime de plainte et d’enquête suivant lequel le commissaire à l’éthique doit recevoir les plaintes et mener enquête (article 44). Le commissaire à l’éthique a également le pouvoir de procéder à l’étude d’une question de son propre chef (article 45).
[86]
À la suite d’une étude, le commissaire à l’éthique doit remplir un certain nombre d’obligations en matière d’établissement de rapports, et notamment rendre le rapport accessible au public (paragraphes 44(8), 45(4)). La LCI prévoit également des procédures de consultation avec le titulaire de charge publique avant la finalisation du rapport et précise que la conclusion du commissaire quant à la question de savoir si le titulaire de charge publique a contrevenu à la LCI est inattaquable (articles 46, 47).
[87]
De plus, la LCI évoque expressément les circonstances dans lesquelles une décision du commissaire à l’éthique doit être soumise au contrôle judiciaire. Les contrôles ne peuvent avoir trait qu’à des questions de compétence; à l’inobservation d’un principe de justice naturelle, d’équité procédurale, ou de toute autre procédure imposée par la loi; ou à une action ou un défaut d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages (article 66 de la LCI; alinéas 18.1(4)a), b), e) de la Loi sur les Cours fédérales). Cette clause privative n’est pas décisive, mais elle est pertinente au regard de la position du défendeur portant que le Parlement s’est réservé les fonctions d’enquête et d’application de la LCI (Vérificateur général, aux paragraphes 99 et 100).
[88]
La LCI démontre un lien clair entre les obligations imposées aux titulaires de charge publique et les fonctions du commissaire à l’éthique qui doit, d’une part, assurer la conformité et d’autre part, examiner et enquêter sur les allégations de contravention à la LCI. À mon avis, la LCI établit un « code global de dispositions réparatrices »
visant à discerner et à prévenir les conflits d’intérêts et, en cas de conflit allégué, de l’examiner et de mener une enquête de manière exhaustive et transparente. Le Parlement s’est réservé le droit de définir les contraventions à la LCI et de mener les enquêtes s’y rapportant.
[89]
La dernière partie de l’analyse consiste à déterminer si les recours subsidiaires sont adéquats.
[90]
La LCI établit un « code global de dispositions réparatrices »
qui prévoit notamment l’imposition de pénalités en cas de contravention à des dispositions déterminées (article 52). En plus des pénalités, la LCI prévoit de porter les affaires à l’attention du public (paragraphes 44(8), 45(4)).
[91]
Au paragraphe 104 de l’arrêt Vérificateur général, la Cour suprême a reconnu que la présentation de rapports, décrite comme un « recours politique »
, peut à elle seule être adéquate; elle attire l’attention du public sur l’affaire :
Le caractère approprié du recours fondé sur l’al. 7(1)b) ne doit pas être sous‑estimé. En révélant dans son rapport à la Chambre des communes que le gouvernement en place a refusé d’accéder à ses demandes de renseignements, le vérificateur général porte l’affaire à l’attention du public. L’Opposition au Parlement est alors libre d’en faire un objet de débat. La plainte que le vérificateur général porte à l’endroit du gouvernement pour n’avoir pas voulu lui fournir tous les renseignements réclamés peut influer sur l’évaluation que l’opinion publique fait de la performance de ce gouvernement. Le recours fondé sur l’al. 7(1)b) joue donc un rôle important en renforçant le contrôle du Parlement sur l’exécutif en ce qui touche les questions financières.
[92]
Le même raisonnement s’applique en l’espèce. Le recours prévu par la LCI, qui consiste à rendre les rapports accessibles au public, est un recours subsidiaire adéquat.
[93]
Compte tenu du régime établi par le Parlement, il n’appartient pas à la Cour d’assumer le rôle du commissaire à l’éthique pour déterminer si la commissaire au lobbying a contrevenu à la LCI. En l’absence d’un examen préalable de la question et d’une décision du commissaire à l’éthique, la contravention alléguée à la LCI n’est pas justiciable.
C.
La décision de la commissaire est-elle susceptible de contrôle?
[94]
S’appuyant sur l’arrêt Démocratie en surveillance c Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15 [Démocratie en surveillance 2009], le défendeur soutient que la décision de la commissaire au lobbying n’est pas susceptible de contrôle, étant donné qu’elle n’a pas rendu de décision ou d’ordonnance au sens du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales (Démocratie en surveillance 2009, au paragraphe 9).
[95]
L’arrêt Démocratie en surveillance 2009 portait sur une décision de la commissaire à l’éthique de ne pas enquêter sur des actes du premier ministre Stephen Harper, du procureur général et d’autres ministres du Cabinet relativement à l’affaire Mulroney-Schreiber Airbus. Dans des motifs succincts, la Cour d’appel a estimé que la décision n’était pas susceptible de contrôle par les tribunaux, car il ne s’agissait ni d’une décision ni d’une ordonnance au sens de l’article 66 de la LCI (lequel mentionne les « ordonnances et décisions »
du commissaire) ou du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales (Démocratie en surveillance 2009, au paragraphe 9). La Cour suprême a refusé d’accorder une autorisation d’appel (Démocratie en surveillance c Canada (Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique), [2009] CSCR no 139).
[96]
Lorsqu’elle a conclu que les directives en cause n’étaient pas susceptibles de contrôle par les tribunaux, la Cour d’appel fédérale a estimé que l’absence d’une décision ou d’une ordonnance était fatale, notant également que « [l]es actes administratifs qui ne portent pas atteinte aux droits des demandeurs ou n’entraînent pas de conséquences juridiques ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire »
et que Démocratie en surveillance « ne dispose pas du droit de faire examiner sa plainte par le commissaire et le commissaire n’est pas habilité à donner suite à la plainte »
(Démocratie en surveillance 2009, aux paragraphes 10 et 11). Elle a également souligné que la décision de la commissaire n’était pas contraignante, car cette dernière conservait le pouvoir discrétionnaire d’étudier la plainte à une date ultérieure (paragraphe 12).
[97]
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour d’appel a examiné la décision Démocratie en surveillance 2004 dans laquelle quatre décisions du conseiller en éthique étaient soumises au contrôle de la Cour. La Cour d’appel ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si les décisions en cause dans Démocratie en surveillance 2004 pouvaient à bon droit faire l’objet d’un contrôle judiciaire, mais a noté qu’elles s’inscrivaient dans le contexte d’un régime législatif différent (Démocratie en surveillance 2009, au paragraphe 13). Je note aussi que dans Démocratie en surveillance 2004, les parties n’ont pas contesté « le fait que le conseiller en éthique était, à tous les moments pertinents, un office fédéral dont les décisions étaient susceptibles de contrôle par la Cour »
(Démocratie en surveillance 2004, au paragraphe 21).
[98]
Dans l’arrêt Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347 [Air Canada], la Cour d’appel fédérale a de nouveau examiné et clarifié les circonstances dans lesquelles une mesure administrative pourra faire l’objet d’un contrôle judiciaire.
[99]
Dans cette affaire, Air Canada avait présenté des demandes de contrôle judiciaire relativement à deux bulletins publiés par l’Administration portuaire de Toronto. Ayant conclu que les bulletins n’étaient pas susceptibles de contrôle judiciaire, la Cour a précisé qu’une « décision »
ou « ordonnance »
n’est pas un prérequis au contrôle judiciaire, notant que le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par quiconque est « directement touché par l’objet de la demande »
. Par ailleurs, « [l]a question qui peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire ne comprend pas seulement une “décision ou ordonnance”, mais tout objet susceptible de donner droit à une réparation aux termes de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales. »
La Cour a par ailleurs fait remarquer que le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales « indiqu[e] que la Cour peut accorder une réparation à l’égard d’un “acte”, de l’omission ou du refus d’accomplir un “acte”, une “décision”, une “ordonnance” et une “procédure” »
. Enfin, la Cour a noté que l’article 300 des Règles des Cours fédérales, DORS/98 – 106, mentionne des « demandes de contrôle judiciaire de mesures administratives »
, et pas seulement d’ordonnances ou de décisions (Air Canada, aux paragraphes 23 et 24).
[100]
Selon la Cour, la question à trancher n’était pas de savoir si les bulletins en cause procédaient d’une « décision »
ou d’une « ordonnance »,
mais plutôt si l’Autorité portuaire de Toronto avait fait quelque chose pour que le droit d’Air Canada à présenter une demande de contrôle judiciaire entre en jeu. Citant l’arrêt Démocratie en surveillance 2009, la Cour a noté que la jurisprudence reconnaît de nombreuses situations dans lesquelles la conduite d’un organisme administratif ne fait pas naître de droit de présenter une demande de contrôle judiciaire, y compris lorsque la conduite attaquée « n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ni d’entraîner des effets préjudiciables »
(Air Canada, aux paragraphes 26 à 29). La Cour a estimé que le bulletin n’avait pas affecté les droits d’Air Canada, ne lui avait pas imposé d’obligations juridiques, et ne lui avait pas causé d’effets préjudiciables (Air Canada, aux paragraphes 37, 39).
[101]
Je suis convaincu que l’absence d’une « décision ou ordonnance »
ne peut servir de critère pour déterminer si une question est susceptible de contrôle. Les facteurs à considérer comprennent notamment la question de savoir si la conduite ou les mesures d’un organisme administratif affectent les droits d’un demandeur, lui imposent des obligations juridiques ou lui causent des effets préjudiciables.
[102]
L’arrêt récent de la Cour d’appel fédérale Démocratie en surveillance 2018 ne change rien à cette conclusion. Dans cette affaire, la Cour a examiné la question de savoir si deux mesures d’observation fondées sur l’article 29 de la LCI étaient susceptibles de contrôle, citant des facteurs qui allaient dans un sens comme dans l’autre (Démocratie en surveillance 2018, aux paragraphes 25 à 36). La Cour a confirmé que l’arrêt Démocratie en surveillance 2009 constitue « un précédent à l’appui de la thèse voulant qu’une demande ne puisse être présentée dans un cas “où la conduite attaquée dans la demande de contrôle judiciaire n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ni d’entraîner des effets préjudiciables” »
(Démocratie en surveillance 2018, au paragraphe 29). La Cour n’a pas jugé nécessaire de décider au final si les mesures étaient susceptibles de contrôle, estimant que quand bien même elles le seraient, l’interprétation et l’application de la Loi par la commissaire étaient raisonnables (Démocratie en surveillance 2018, au paragraphe 37).
[103]
Compte tenu des facteurs énoncés dans l’arrêt Air Canada dans le contexte de la Loi sur le lobbying et du Code des lobbyistes, je suis convaincu que la décision de la commissaire de ne pas enquêter sur la prétendue contravention est susceptible de contrôle.
[104]
Le Code des lobbyistes autorise et invite « [t]oute personne »
soupçonnant le non‑respect du Code [à] communiquer l’information à la commissaire (Code des lobbyistes, Introduction). Lorsqu’un membre du public transmet des renseignements sur la conformité à la commissaire, celle‑ci est tenue de les examiner et de déterminer si la tenue d’une enquête est nécessaire (paragraphe 10.4(1) de la Loi sur le lobbying).
[105]
L’obligation imposée à la commissaire aux termes de la Loi sur le lobbying et du Code des lobbyistes de recevoir et d’examiner les renseignements transmis par les membres du public est de portée plus large que celle à laquelle est soumise le commissaire à l’éthique, qui doit seulement recevoir les renseignements transmis par les parlementaires ou l’intermédiaire de ces derniers (paragraphe 44(4) de la LCI; voir également Démocratie en surveillance 2018, au paragraphe 22, dans lequel la Cour d’appel fédérale notait qu’« [a]ucun mécanisme direct ne permet à un membre du public de demander l’étude de telles questions »
). Cette obligation plus large de recevoir et d’examiner des renseignements concorde avec les objectifs de la Loi et du Code, qui sont notamment de « rassurer le public canadien que lorsque les titulaires d’une charge publique font l’objet d’activités de lobbying, ces activités sont exercées de manière éthique et dans le respect des normes les plus élevées de façon à rehausser sa confiance dans l’intégrité du processus décisionnel de l’État »
(Code des lobbyistes, Introduction). Elle reflète également une application plus étendue; la Loi sur le lobbying et le Code des lobbyistes imposent des obligations aux Canadiens qui se livrent au lobbying alors que l’application de la LCI se limite aux titulaires d’une charge publique.
[106]
La possibilité de fournir des renseignements ou de déposer une plainte associée à l’obligation de la commissaire d’examiner la plainte et de rendre une décision sur la base de ces renseignements m’amène à conclure que des droits sont affectés par une décision rendue aux termes du paragraphe 10.4(1) de la Loi. Si cette décision est rendue en contravention des principes de l’équité ou si elle ne respecte pas les conditions de la raisonnabilité énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], il est possible de présumer que la décision a un effet préjudiciable.
[107]
Lorsqu’elle a conclu que la décision de la commissaire à l’éthique n’était pas susceptible de contrôle dans l’arrêt Démocratie en surveillance 2009, la Cour d’appel fédérale a examiné la question dans le contexte d’un régime législatif différent. Comme il a été mentionné, la LCI exclut expressément la possibilité qu’un membre du public puisse transmettre directement des renseignements au commissaire à l’éthique et forcer ce dernier à étudier ces renseignements ou à rendre une décision à leur égard (articles 44 et 45 de la LCI; voir aussi Démocratie en surveillance 2018, au paragraphe 22). Les circonstances de la présente affaire peuvent clairement être considérées comme différentes. Je suis convaincu que la décision de la commissaire de ne pas enquêter sur la plainte est susceptible de contrôle.
D.
Quelle est la norme de contrôle?
[108]
La demanderesse fait valoir que la norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale. Selon le défendeur, c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique à toutes les questions.
[109]
Il est généralement admis que les questions d’équité procédurale appellent la norme de la décision correcte; cependant, la jurisprudence reconnaît qu’au moment d’évaluer l’équité, la Cour doit faire preuve d’une certaine retenue à l’égard des choix procéduraux du décideur. Cette question a récemment été examinée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69.
[110]
Dans cette affaire, la Cour a jugé que l’idée voulant que la cour de révision doive évaluer l’équité procédurale selon la norme de la décision correcte tout en témoignant de la déférence aux choix procéduraux du tribunal « prête à confusion et est inutile »
. La question à laquelle la cour de révision doit répondre est de savoir « si l’obligation [d’équité] a été satisfaite »
(aux paragraphes 44, 46). En fin de compte, la Cour a conclu au paragraphe 54 que « même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie, cet exercice de révision est
[TRADUCTION]
“particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte” »
. Cependant, dans ce contexte, la norme de la décision correcte oblige la Cour à déterminer si elle est convaincue ou pas, compte tenu des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], que le décideur a satisfait à la norme d’équité requise dans les circonstances (Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935, au paragraphe 16).
[111]
La norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer lorsque la commissaire interprète la Loi sur le lobbying, sa loi constitutive (Démocratie en surveillance 2018, au paragraphe 39). L’application de la Loi sur le lobbying à la situation dont elle était saisie fait intervenir des questions de fait et de droit, également soumises à la norme de la décision raisonnable (Campbell, au paragraphe 24).
[112]
La raisonnabilité est une norme qui appelle la déférence. La cour de révision doit se demander si 1) le processus décisionnel présente les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité et 2) si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).
E.
Y a‑t‑il une crainte raisonnable de partialité?
[113]
La Cour suprême a résumé les principes clés relatifs à la crainte raisonnable de partialité dans l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, et déclaré que le critère applicable consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »
(paragraphe 20, citant Committee for Justice and Liberty c Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, à la page 394). La Cour a noté que ce critère visait à assurer à la fois l’existence et l’apparence d’un processus décisionnel juste, lequel est essentiel au maintien de la confiance du public dans le système judiciaire (paragraphes 22 et 23). La forte présomption d’impartialité n’est pas aisément réfutée; une « réelle probabilité de partialité »
est requise et la partie qui allègue la partialité doit s’acquitter d’un lourd fardeau. L’analyse est intrinsèquement contextuelle et propre aux faits (paragraphes 25 et 26).
[114]
Une crainte raisonnable de partialité peut également surgir lorsque des questions d’indépendante institutionnelle et d’impartialité se posent (Bell Canada c Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, au paragraphe 17 [Bell Canada]). Comme l’a expliqué la Cour suprême au paragraphe 19 de l’arrêt Bell Canada, ces éléments ne doivent pas être confondus :
[L]’exigence d’indépendance a trait à la structure des tribunaux et à la relation qui existe entre leurs membres et les membres des autres branches du gouvernement, comme le pouvoir exécutif. Ce critère n’a rien à voir avec l’indépendance d’esprit. Un tribunal doit certainement faire preuve d’indépendance d’esprit, en ce sens qu’il ne doit pas se laisser indûment influencer par des considérations non pertinentes. Mais il s’agit là simplement d’une autre façon de dire qu’il doit faire preuve d’impartialité.
[Souligné dans l’original.]
[115]
La demanderesse soutient qu’il existe une crainte raisonnable de partialité, étant donné que la commissaire n’était pas inamovible — elle a été nommée à titre amovible par le premier ministre au moment où la décision en cause a été rendue. Elle invoque à cet égard Démocratie en surveillance 2004, décision dans laquelle le juge Frederick Gibson a jugé que le poste de conseiller à l’éthique, alors ainsi désigné, créait une partialité institutionnelle ou structurelle, car son titulaire n’était pas inamovible et qu’il était nommé par le premier ministre (paragraphes 41 à 45, 50 à 56). La Cour a par ailleurs fait observer que le conseiller à l’éthique remplissait des rôles différents qui avaient en eux-mêmes pour effet de placer « constamment [le conseiller à l’éthique et son bureau] — en situation de conflits d’intérêts »
(paragraphe 54).
[116]
Le défendeur soutient que la simple possibilité qu’un poste intérimaire soit renouvelé n’établit pas une crainte raisonnable de partialité. Le critère exige une [traduction] « réelle probabilité »
de partialité, et non la simple [traduction] « possibilité de méfait »
. Toujours selon le défendeur, rien n’indique que la commissaire a fondé sa décision sur autre chose que la loi. De plus, elle avait déclaré publiquement qu’elle ne briguerait pas la reconduction de son mandat. Le défendeur écarte la décision Démocratie en surveillance 2004 au motif que le mode de désignation en l’occurrence, qui a été décrit comme « des plus informels »
, ne prévoyait pas de consultation avec les chefs parlementaires ni de mandat de durée déterminée. Par contre, la nomination de la commissaire au lobbying, dont le mandat est d’une durée déterminée, requiert une consultation avec les chefs des partis politiques reconnus au Parlement et doit être confirmée par une approbation parlementaire.
[117]
L’argument de la demanderesse en l’espèce repose sur une affirmation simple : les intérims de Mme Shepherd amèneraient une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, à conclure, selon toute vraisemblance, que Mme Shepherd, consciemment ou non, ne rendrait pas une décision juste.
[118]
Contrairement aux cours de justice, les tribunaux administratifs ne bénéficient pas de garanties constitutionnelles d’indépendance sur le plan individuel et institutionnel, puisqu’ils « ne sont pas constitutionnellement séparés de l’exécutif »
(Ocean Port Hotel Ltd. c British Columbia (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52, aux paragraphes 23 et 24 [Ocean Port]). Comme les tribunaux administratifs sont créés dans le but de mettre en œuvre des politiques gouvernementales, le Parlement et les législatures en déterminent la composition et la structure; par conséquent, « le degré d’indépendance exigé d’un tribunal administratif donné est fonction de l’intention du législateur et, en l’absence de contraintes constitutionnelles, il convient de respecter ce choix »
(Ocean Port, au paragraphe 24).
[119]
Les préoccupations à l’origine de la décision dans Démocratie en surveillance 2004 sont absentes en l’espèce. Le rôle de la commissaire est de mettre en œuvre et d’appliquer la Loi sur le lobbying. Cette Loi prévoit qu’elle doit rendre des comptes au Parlement et ne pas occuper d’autres charges ou emplois (paragraphes 4.1, 4.2(1)). Le Parlement a conféré au Cabinet le pouvoir de nommer un commissaire intérimaire (paragraphe 4.1(4)). La Loi énonce formellement ses fonctions et responsabilités et prévoit des mécanismes d’établissement de rapports s’y rapportant. En décidant d’adopter ce régime législatif, le Parlement est présumé avoir prévu la possibilité que le commissaire soit appelé à examiner des affaires dans lesquelles des membres individuels du Parlement et du Cabinet auraient un intérêt. Son choix à cet égard doit être respecté (Ocean Port, au paragraphe 24).
[120]
Les intérims de Mme Shepherd étaient conformes à la Loi sur le lobbying. Les parties ne contestent pas qu’elle a publiquement annoncé qu’elle ne demanderait pas à ce que son poste soit renouvelé. Aucune preuve au dossier ne laisse entendre que la décision de Mme Shepherd était motivée par des considérations déplacées. La demanderesse est loin d’avoir établi que la présomption solide d’impartialité a été réfutée en l’espèce. Il n’y a pas de crainte raisonnable de partialité.
F.
La doctrine de l’attente légitime est‑elle applicable?
[121]
La doctrine de l’attente légitime a été examinée par la Cour suprême dans l’arrêt Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36 [Agraira] :
[94] […] Si un organisme public a fait des déclarations au sujet des procédures qu’il suivrait pour rendre une décision en particulier, ou s’il a constamment suivi dans le passé, en prenant des décisions du même genre, certaines pratiques procédurales, la portée de l’obligation d’équité procédurale envers la personne touchée sera plus étendue qu’elle ne l’aurait été autrement. De même, si un organisme a fait une représentation à une personne relativement à l’issue formelle d’une affaire, l’obligation de cet organisme envers cette personne quant à la procédure à suivre avant de rendre une décision en sens contraire sera plus rigoureuse.
[95] Les conditions précises à satisfaire pour que s’applique la théorie de l’attente légitime sont résumées succinctement comme suit dans un ouvrage qui fait autorité intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada :
[traduction] La caractéristique qui distingue une attente légitime réside dans le fait que celle‑ci découle de la conduite du décideur ou d’un autre acteur compétent. Une attente légitime peut donc découler d’une pratique officielle ou d’une assurance voulant que certaines procédures soient suivies dans le cadre du processus décisionnel, ou qu’il soit possible de prévoir une décision favorable. De même, l’existence des règles de procédure de nature administrative ou d’une procédure que l’organisme a adoptée de son plein gré dans un cas particulier, peut donner ouverture à une attente légitime que cette procédure sera suivie. Certes, la pratique ou la conduite qui auraient suscité une attente raisonnable doivent être claires, nettes et explicites. [Je souligne.]
(D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §7 :1710; voir également Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281, paragraphe 29; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, paragraphe 68.)
[96] Récemment, dans l’arrêt Mavi, le juge Binnie a expliqué ce que l’on entend par des affirmations « claires, nettes et explicites » en établissant une analogie avec le droit contractuel (paragraphe 69) :
En général, on juge suffisamment précise pour les besoins de la théorie de l’attente légitime l’affirmation gouvernementale qui, si elle avait été faite dans le contexte du droit contractuel privé, serait suffisamment claire pour être susceptible d’exécution.
[97] L’impossibilité que la théorie de l’attente légitime constitue la source de droits matériels lui apporte une restriction importante (Baker, paragraphe 26; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 557). En d’autres mots, « [l]orsque les conditions d’application de la règle sont remplies, la Cour peut [seulement] accorder une réparation procédurale convenable pour répondre à l’expectative « légitime » » (S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, paragraphe 131 (je souligne)).
[122]
La demanderesse soutient qu’elle s’attendait légitimement, eu égard aux objets et aux fins de la LCI, à ce que la commissaire au lobbying, une titulaire de charge publique assujettie à cette Loi, se récuse concernant la décision sur le cadeau de l’Aga Khan.
[123]
Le défendeur fait valoir que la demanderesse tente essentiellement de se servir de la doctrine de l’attente légitime pour obtenir des droits substantiels, ce que la doctrine ne justifie pas. De plus, la demanderesse ne cite pas de mots ou d’actes qui créeraient une attente légitime. La Loi sur le lobbying énonce clairement les paramètres régissant la nomination d’un commissaire intérimaire ainsi que les normes relatives à la tenue d’une enquête, et la demanderesse ne peut pas s’étonner de le découvrir. Le défendeur n’a présenté aucune observation quant à la position de la demanderesse suivant laquelle c’est la LCI, et non la Loi sur le lobbying, qui fait naître l’attente en question.
[124]
La doctrine de l’attente légitime a été évoquée plus d’une fois relativement à la conduite, aux déclarations, aux promesses et aux pratiques passées d’un acteur administratif (Baker, au paragraphe 26; Moreau-Bérubé c Nouveau-Brunswick (Conseil judiciaire), 2002 CSC 11, au paragraphe 78 [Moreau-Bérubé]; Agraira, au paragraphe 94; Donald J.M. Brown et John M. Evans avec l’assistance de David Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada, Toronto, Thomson Reuters, 2017, (feuille mobile mise à jour en 2018, publiée en avril 2018), ¶7 :1710). Elle a été invoquée dans des affaires portant sur des directives (p. ex., Agraira), des traités (p. ex., Baker), des lettres de fonctionnaires (p. ex., dela Fuente c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 186), des rapports non contraignants (p. ex., Moreau-Bérubé) et autres documents de ce genre.
[125]
La position de la demanderesse portant que les objets et les fins énoncés dans la législation donnent lieu à une attente légitime paraît nouvelle et elle ne cite aucun précédent à l’appui. La jurisprudence indique que de telles attentes découlent de la conduite, des pratiques passées, des déclarations, etc. d’un acteur administratif, qui peuvent être dégagées d’un instrument non réglementaire, mais non de la loi elle-même.
[126]
Cependant, même en présumant que la doctrine a lieu de s’appliquer dans les circonstances invoquées par la demanderesse, celle‑ci ne mentionne ni déclaration claire et sans équivoque, ni pratique, ni garantie en vertu desquelles certaines procédures seront suivies. Invoquer les objets et les fins de la LCI ne suffit pas pour déclencher l’application de la doctrine.
G.
La décision était-elle raisonnable?
[127]
La demanderesse soutient que la commissaire a commis une erreur de droit lorsqu’elle a décidé de ne pas mener d’enquête approfondie sur les circonstances invoquées dans la plainte du simple citoyen.
[128]
La demanderesse soutient à cet égard que la Loi sur le lobbying n’exige pas la preuve d’une contravention réelle à la Loi ou au Code pour qu’une enquête soit ouverte. Aux termes de la Loi, il suffit plutôt que la commissaire soit convaincue qu’une enquête est nécessaire pour assurer le respect de la Loi ou du Code. La demanderesse affirme qu’au cours de l’examen administratif, la commissaire a déraisonnablement et illégalement restreint la question à une [traduction] « violation »
des règles 8 ou 10 du Code.
[129]
La demanderesse soutient que la commissaire aurait dû chercher à savoir si des lobbyistes enregistrés travaillant pour la Fondation avaient pu enfreindre le Code, ou si les circonstances leur imposaient des obligations au titre du Code. Elle aurait dû également considérer qu’à titre de membre du conseil d’administration de la Fondation, l’Aga Kan était directement et juridiquement lié à celle‑ci, et qu’en faisant un cadeau au premier ministre, il agissait comme l’un de ses représentants. De l’avis de la demanderesse, la décision [traduction] « crée une échappatoire que le Code n’a ni prévue ni autorisée, échappatoire qui permet à n’importe quelle organisation de recourir à des agents non rémunérés pour faire des choses pour le compte des titulaires d’une charge publique, ou leur faire des dons, et ainsi les mettre en situation de conflit d’intérêts »
.
[130]
À l’appui de ces arguments, la demanderesse invoque :
A.
l’objet du Code des lobbyistes : « rassurer le public canadien que lorsque les titulaires d’une charge publique font l’objet d’activités de lobbying, ces activités sont exercées de manière éthique et dans le respect des normes les plus élevées de façon à rehausser sa confiance dans l’intégrité du processus décisionnel de l’État »
;
les principes d’intégrité et de professionnalisme contenus dans le Code;
C.
les règles du Code concernant les conflits d’intérêts (règles 6 à 10), et elle cite en particulier la règle 6 qui interdit aux lobbyistes de proposer ou d’entreprendre une action qui placerait un titulaire d’une charge publique en situation de conflit d’intérêts réel ou apparent, et la règle 10, qui interdit d’offrir ou de promettre un cadeau, une faveur ou un autre avantage à un titulaire d’une charge publique;
D.
le paragraphe 10.4(1) de la Loi sur le lobbying, aux termes duquel la commissaire doit faire enquête lorsqu’elle a des raisons de croire qu’une enquête est nécessaire au contrôle d’application du Code ou de la Loi.
[131]
Le défendeur fait remarquer que la compétence de la commissaire se limite à enquêter sur des activités réglementées par la Loi sur le lobbying. En l’espèce, elle n’était pas compétente, puisqu’aucun élément de preuve n’établissait que l’Aga Khan s’était livré à des activités pour le compte de la Fondation. La Loi s’applique aux lobbyistes-conseils et aux lobbyistes salariés, des individus qui sont, d’une manière ou d’une autre, rémunérés. Pour reprendre l’observation du défendeur [traduction] « [t]oute personne agissant bénévolement n’est pas un lobbyiste aux termes de la Loi sur le lobbying »
. Comme les activités qu’effectuait l’Aga Khan pour le compte de la Fondation ne lui étaient pas rémunérées, il n’était pas un lobbyiste enregistré et le Code ne s’appliquait pas. La commissaire a raisonnablement conclu qu’il n’était pas nécessaire de tenir une enquête.
[132]
La demanderesse fait essentiellement valoir dans ses observations que pour décider qu’il n’était pas nécessaire de tenir une enquête, la commissaire a commis une erreur susceptible de contrôle en n’examinant qu’une seule question — celle de savoir si l’Aga Khan était un membre rémunéré du conseil d’administration de la Fondation et donc assujetti à la Loi sur le lobbying. Je suis d’accord.
[133]
Le mémoire se rapportant à l’examen administratif révèle que la Fondation était [traduction] « enregistrée au registre des lobbyistes »
, que l’Aga Khan figurait sur la liste des membres du conseil d’administration et qu’il n’était pas enregistré comme lobbyiste. Comme l’a fait valoir la demanderesse, des informations générales figurant dans le mémoire soulèvent des questions potentielles en matière de conformité à l’égard du dirigeant de la Fondation, de l’agent responsable de la production des déclarations et d’autres lobbyistes de la Fondation. Des questions potentielles quant à la conformité se posent également à l’égard de l’Aga Khan.
[134]
L’analyse effectuée dans le mémoire relatif à l’examen administratif se limite à une seule phrase, indiquant en partie que [traduction] « [l]a Direction n’a trouvé aucun élément de preuve indiquant que [l’Aga Khan] est rémunéré pour son travail au sein de l’AKFC »
. Cette analyse limitée sape à la fois l’intelligibilité et la justification de la décision de ne pas enquêter et la rend déraisonnable.
[135]
Je remarque d’emblée que le terme [traduction] « rémunération »
n’est pas employé dans la Loi sur le lobbying à l’égard des lobbyistes-conseils ou des lobbyistes salariés. Les lobbyistes‑conseils qui se livrent à des activités réglementaires pour le compte d’une personne ou d’une organisation « moyennant paiement »
(article 5) sont soumis à des obligations au titre de la Loi. C’est aussi le cas des employés d’une organisation qui se livrent à des activités réglementaires à titre de lobbyistes salariés, et de leurs employeurs (article 7). Je noterai du reste que la Loi assimile l’« employé »
au cadre de la personne morale ou de l’organisation qui est dûment rémunérée pour ses fonctions (paragraphe 7(6)).
[136]
Le terme « paiement »
reçoit cette définition générale au paragraphe 2(1) de la Loi sur le lobbying :
|
|
[137]
Le verbe «
remunerate
»
[rémunérer] est défini dans le Concise Oxford English Dictionary de la manière suivante : «
pay for services rendered or work done
»
[payer pour des services rendus ou des travaux effectués]. Le verbe «
pay
»
[payer] signifie lui-même donner de l’argent en échange d’un service : «
give (someone) money due for work, goods, or a debt incurred
»
[donner (à quelqu’un) de l’argent en échange de travaux, de biens, ou pour honorer une dette : Angus Stevenson & Maurice Waite, dir., Concise Oxford English Dictionary, 12e éd., Oxford, Oxford University Press, 2011, verbes «
remunerate
»
et «
pay
»
.
[138]
Il va sans dire que le terme « rémunération »
est de portée plus restreinte que celui de paiement, au sens où il est utilisé à l’article 5 de la Loi.
[139]
La définition du terme « paiement »
prévue dans la Loi pourrait raisonnablement englober des choses de valeur qui ne relèvent pas de la « rémunération. »
Par exemple, et sans exprimer d’opinion sur la question, « toute chose qui a une valeur »
pourrait raisonnablement inclure un poste de direction au sein d’une personne morale ou d’une organisation, même si ce poste est bénévole. La large portée conférée par le Parlement à la définition du terme « paiement »
concorde avec l’importance de l’objet et de l’esprit de la Loi sur le lobbying et du Code des lobbyistes d’améliorer la confiance du public dans l’intégrité du processus décisionnel de l’État.
[140]
Dans son analyse, la commissaire ne se pose pas la question de savoir si l’Aga Khan pourrait avoir reçu « toute chose qui a une valeur »
; cette analyse débute et s’achève avec la simple question du paiement monétaire. Le fait de limiter l’analyse à cette question restreinte ne concorde ni avec le libellé de la Loi ni avec les objets et les fins du Code.
[141]
Le mémoire relatif à l’examen administratif recommande que celui-ci soit clos et indique que [traduction] « [l]a Direction a des raisons de conclure que le Code de déontologie des lobbyistes ne s’applique pas […] »
. Cela dénature la question que le Parlement avait chargé la commissaire d’examiner — à savoir si « une enquête est nécessaire au contrôle d’application du code ou de la présente loi »
(paragraphe 10.4(1) de la Loi sur le lobbying).
[142]
La décision indique qu’elle a été prise sur [traduction] « avis du conseil d’administration »
de la commissaire.
[143]
Aux termes de la Loi sur le lobbying, la commissaire peut publier « des bulletins d’interprétation et fournir des avis portant sur l’exécution, l’interprétation ou l’application de la présente loi »
(paragraphe 10(1)). Ces avis et bulletins ne sont pas des textes réglementaires au sens de la Loi sur les textes réglementaires et ne sont pas contraignants (paragraphe 10(2)). Le contenu de l’avis en cause pouvait bien expliquer la portée restreinte de l’analyse de la commissaire, mais il ne peut avoir pour effet de restreindre la portée des dispositions de la Loi ou du Code. L’analyse limitée de la commissaire a eu pour effet d’exclure toute question éventuelle de conformité qui concernerait la Fondation, son cadre dirigeant ou ses autres lobbyistes enregistrés. Le statut de l’Aga Khan en tant que membre du conseil d’administration, associé à l’enregistrement de la Fondation, signale que tous ces aspects doivent donner lieu à un examen.
[144]
La cour de révision peut examiner le dossier pour évaluer le caractère raisonnable d’une issue (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 15). En l’espèce, le fait de consulter la plainte initiale déposée par le simple citoyen aurait bien pu contribuer à l’évaluation du caractère raisonnable de la décision de la commissaire. Cependant, je ne dispose pas de la plainte, et le reste du dossier ne m’est pas vraiment utile à cet égard.
[145]
Comme je l’ai déjà noté, la commissaire doit, selon le paragraphe 10.4(1), chercher èa savoir de façon générale s’il pourrait y avoir eu contravention à la Loi ou au Code. La Loi n’impose aucune limite à cette démarche initiale. À cet égard, il est important de reconnaître que ce sont les activités entreprises par un individu, et non la question de savoir s’il est enregistré comme lobbyiste, qui a pour effet de l’assujettir aux obligations de conformité au titre de la Loi ou du Code (Makhija c Canada (Procureur général), 2008 CAF 402, aux paragraphes 5 et 6).
[146]
À la lumière des objets et objectifs de la Loi sur le lobbying et du Code et de l’obligation d’enquêter prévue à l’article 10.4 de la Loi, je suis d’avis que la commissaire devait apprécier la situation de manière plus générale lorsqu’elle a examiné la plainte. Le dossier dont dispose la Cour atteste plutôt une analyse limitée, technique et ciblée qui manque de transparence, de justification et d’intelligibilité compte tenu des fonctions et des obligations de la commissaire. La décision est déraisonnable.
VI.
Réparation
[147]
Comme j’ai conclu que la décision de la commissaire est déraisonnable, j’examinerai à présent la réparation demandée. La demanderesse sollicite une ordonnance enjoignant à la commissaire de procéder à une enquête complète. L’obligation imposée par une cour de justice à un décideur administratif d’entreprendre une démarche précise constitue une forme de mandamus (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c LeBon, 2013 CAF 55, au paragraphe 13 [LeBon]). Une telle ordonnance n’est appropriée que dans des circonstances très limitées (LeBon, aux paragraphes 14 et 15). Aucune observation n’a été présentée pour justifier l’octroi de cette réparation. La décision est plutôt infirmée et l’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue conformément aux motifs précités.
[148]
Les deux parties ont réclamé des dépens dans leurs observations écrites. Dans ses observations orales, la demanderesse a fait valoir qu’en tant que plaideuse d’intérêt public, les dépens ne devraient pas être adjugés contre elle. L’intérêt public de la demande et la position de la demanderesse selon laquelle les dépens ne devraient pas être adjugés contre elle sont des considérations auxquelles j’accorde beaucoup de poids. Je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour adjuger les dépens.
JUGEMENT dans le dossier T‑115‑18
LA COUR STATUE que :
la demande est accueillie;
l’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue;
aucuns dépens ne sont adjugés.
« Patrick Gleeson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 28e jour de juin 2019
Sandra de Azevedo, LL.B.
ANNEXE
Loi sur les conflits d’intérêts, LC 2006, ch 9, art 2,
Conflict of Interest Act, SC 2006, c 9, s 2,
|
|
Loi sur le lobbying, LRC 1985, c 44 (4e suppl.)
Lobbying Act, RSC 1985, c 44 (4th Supp)
|
|
Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F‑7
Federal Courts Act, RSC 1985, c F‑7
|
|
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑115‑18
|
INTITULÉ :
|
DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Ottawa (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 6 NOVEMBRE 2018
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE GLEESON
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 29 MARS 2019
|
COMPARUTIONS :
Sebastian Spano
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|
Alexander Gay
Davie Aaron
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Spano Law
Avocat
Ottawa (Ontario)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|