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ENTRE :

MARJORIE HEXTER STEIN, EN SON NOM AINSI QU’EN QUALITÉ DE VEUVE DE FEU CHARLES SIMMON STEIN ET DE CO-ÉXECUTRICE DE LA SUCCESSION DE CE DERNIER, MAURICE SCHWARZ ET WILLIAM I. STEIN, CO-ÉXECUTEURS DE LADITE SUCCESSION

demandeurs

et

LES NAVIRES « KATHY K » (CONNU ÉGALEMENT SOUS LE NOM DE « STORM POINT ») ET « S.N. NO 1 », L’EGMONT TOWING & SORTING LTD., LA SHIELDS NAVIGATION LTD., LEONARD DAVID HELSING ET JAMES IVERSON

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE HEALD

[1]  La présente action a été intentée en vertu de la Partie XVII de la Loi sur la marine marchande du Canada (S.R.C. 1970, c. S‑9), au nom de la veuve et des enfants de feu Charles Simmon Stein, tué lors d’un abordage entre un voilier et la péniche sans équipage S.N. No 1 que le remorqueur Storm Point tirait le 27 juin 1970, dans les eaux de la baie English à Vancouver.

[2]  Le défendeur, M. Helsing, agissait en qualité de capitaine du remorqueur et était assisté par un matelot de pont, James Iverson, qui, depuis l’abordage, est mort des blessures subies dans un accident d’automobile en novembre 1970.

[3]  La poursuite contre Iverson a été abandonnée.

[4]  Le voilier était un 5‑0‑5 de 16 ½ pieds de long et, à toutes les époques en cause, le fils du défunt, M. Ross Stein, en était le patron tandis que le défunt agissait comme homme d’équipage.

[5]  À toutes les époques en cause, le remorqueur et la péniche appartenaient à la défenderesse Egmont Towing and Sorting Ltd. et étaient exploités par la défenderesse Shields Navigation Ltd.

[6]  Les avocats de toutes les parties ont accepté à l’instruction de limiter la preuve aux questions portant sur (1) la responsabilité de l’abordage et (2) le point de savoir si les défendeurs ont le droit de limiter leur responsabilité en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada. Les avocats sont également convenus de reporter à une audience ultérieure (1) la question de l’évaluation des dommages-intérêts auxquels les demandeurs ont droit et, s’il est rendu une décision limitant la responsabilité, (2) celle de la détermination de la valeur équivalente en monnaie canadienne du « franc or » défini dans la Loi sur la marine marchande du Canada.

[7]  L’abordage s’est produit vers 3h35 (15h35) un samedi après-midi, alors que la visibilité était bonne et qu’il y avait de légers vents variables. Le soleil brillait et l’atmosphère était pure. Le document des défendeurs exposant les faits indique une visibilité d’environ 10 milles.

[8]  C’était le jusant et le courant était faible, car cela se passait une heure après la pleine mer. Le capitaine Helsing a décrit la situation de la façon suivante: [traduction] « Il y avait beaucoup d’eau dans la baie English à ce moment-là ».

[9]  Le défunt et son fils, M. Ross Stein, avaient quitté leur domicile de Beverly Hills (Californie) pour arriver à Vancouver le 26 juin 1970 afin de participer aux régates internationales des 5‑0‑5 qui devaient commencer le 28 juin 1970. Ladite course était organisée par le Kitsilano Yacht Club de Vancouver et devait avoir lieu dans la baie English.

[10]  Le 27 juin, dans l’après-midi, les deux Stein ont mis leur 5‑0‑5 à l’eau et ont participé à une course d’essai non officielle organisée par le Yacht Club. Après ladite course, les Stein ont continué à faire de la voile pour mieux connaître la baie English et c’est au cours de cet exercice que la collision en question s’est produite.

[11]  Le remorqueur Storm Point se trouvait, depuis le 23 juin, près de la côte à quelque 100 milles au nord de Vancouver, et était engagé dans une opération de pose de câbles. Le 27 juin, il revenait à Vancouver, entrait dans le ruisseau False avec la péniche S.N. No 1 chargée et accostait près des entrepôts Johnston qui sont situés sur la rive sud du ruisseau False entre le pont de la rue Granville et celui de la rue Cambie (immédiatement à l’ouest de ce dernier).

[12]  Il accosta à 13h30. On déchargea alors la cargaison de la péniche. Durant toute la période où il s’est tenu près de la côte, le remorqueur eut pour capitaine M. Greenfield. Pendant le déchargement aux entrepôts Johnston, le capitaine Greenfield est entré en contact avec M. Peter Shields, président de la défenderesse Shields Navigation Ltd., et a obtenu l’autorisation de rester à terre et de laisser le remorqueur et la péniche sous le commandement du défendeur M. Helsing et de feu le matelot Iverson qui devaient prendre le remorqueur et la péniche déchargée en remorque et leur faire franchir la baie English, contourner le parc Stanley et traverser le Premier Goulet pour les emmener au chantier naval Bel-Aire à North Vancouver. Avec à son bord M. Helsing en qualité de capitaine et Iverson pour tout équipage, le remorqueur tirant la péniche déchargée a quitté les entrepôts Johnston à 15h15.

[13]  Le Storm Point était un remorqueur côtier, à un pont, muni d’une seule hélice, il était construit en bois et avait 49 pieds de long. La péniche S.N. No 1 avait, à toutes les époques en cause, environ 80 pieds de long et 40 pieds de large. Le remorqueur avait approximativement 15 pieds de large et était propulsé par un moteur de 300 à 350 h.p.

[14]  La preuve confirme que, lorsque le remorqueur et sa remorque ont quitté les entrepôts Johnston, la péniche était attachée à l’arrière du remorqueur au plus près, c’est-à-dire que l’avant de la péniche était à moins de 5 ou 6 pieds de l’arrière du remorqueur. C’était la façon normale de naviguer dans le ruisseau False. Le remorqueur a quitté les entrepôts Johnston et s’est mis en route à une vitesse réduite d’environ 3 à 4 nœuds.

[15]  En atteignant un point légèrement à l’ouest du pont Burrard, Iverson, le matelot de pont, a, sur les instructions du capitaine Helsing, laissé filer le câble de remorque sur une longueur d’environ 150 pieds. Le matelot a terminé ce travail à un endroit situé juste à l’ouest de la pointe de Kitsilano, puis il a rejoint le capitaine Helsing à la timonerie.

[16]  Selon la preuve, il est nécessaire d’augmenter la vitesse lorsqu’on laisse filer le câble de remorque, ce que M. Helsing a alors fait. M. Helsing a également apporté la preuve qu’avant le lâchage du câble de remorque, il allait à une vitesse d’environ 4 nœuds. Il a également déclaré dans sa déposition qu’entre le « pont tournant » (figurant à la pièce 53 sous le nom de « pont de chemin de fer de Kitsilano ») sous lequel il est passé avant d’emprunter le pont Burrard et la « Pointe » (également indiquée à la pièce 53), il y avait un grand nombre de petits bâtiments dans le ruisseau False. Ils circulaient dans tous les sens. M. Helsing a également fourni la preuve (question no 289 de l’interrogatoire préalable) que, peu de temps après être passé sous le pont Burrard, il a remarqué une concentration de voiliers par tribord avant à environ 5 ¾ ou 7 encâblures.

[17]  M. Helsing a également déclaré qu’à la pointe, le trafic était beaucoup moins dense, qu’il n’y avait pas beaucoup de circulation sur sa route et que celle-ci était très faible à bâbord (question no 331 de l’interrogatoire de M. Helsing).

[18]  Il a déclaré que les voiliers se trouvaient à environ 45 degrés par tribord avant entre le moment où il les a vus et celui de l’abordage. Il a dit que l’un des voiliers semblait dériver et filer dans la même direction générale que lui alors qu’il était à environ 4/10 de mille de lui. Lorsque ce navire a été à environ 1,000 pieds par tribord avant, il a modifié sa route de 15 degrés à bâbord. Ce changement n’a été nullement signalé.

[19]  Vers le même moment, M. Helsing s’est inquiété de l’éventualité d’un abordage, il a aussitôt quitté la timonerie et s’est rendu à la passerelle haute où, dit-il, il avait un meilleur point de vue sur la situation. Au même moment, Iverson, suivant les ordres de M. Helsing, a également quitté la timonerie et est retourné auprès du treuil pour relâcher quelque peu le câble de remorque. L’intention de M. Helsing était de permettre au voilier de passer à l’arrière du remorqueur entre celui-ci et la péniche et d’atténuer l’impact en cas d’abordage. M. Helsing a également réduit sa vitesse graduellement à l’aide de la commande des gaz installée sur la passerelle haute et il l’a fait graduellement pour empêcher sa remorque de faire des embardées ou d’échapper à son contrôle.

[20]  Lorsque les deux Stein ont vu le remorqueur pour la première fois, ils étaient en train de commencer à descendre le spinnaker. M. Ross Stein a immédiatement changé de route sur la gauche pour passer nettement à tribord du remorqueur et, après avoir effectué ce changement de direction, il s’est trouvé directement en face de la péniche. M. Ross Stein, en godillant avec le gouvernail, a essayé d’aller encore plus sur la gauche afin d’éloigner le voilier de la péniche, mais celle-ci avait encore de la vitesse et elle a frappé fort le voilier. Ce dernier a été frappé par l’avant de la péniche à un endroit situé à tribord au centre.

[21]  L’abordage s’est produit vers 15h35. La preuve établit qu’il a eu lieu à un endroit situé à mi-chemin entre la piscine de Kitsilano et la piscine Second Beach telles qu’elles figurent à la pièce 53. En d’autres termes, on peut dire que l’abordage s’est produit là où les expressions « secteur blanc, secteur rouge, secteur vert » se trouvent sur la pièce 53. Avant l’abordage, le voilier, le remorqueur et sa remorque allaient vers cet endroit, le premier venant des eaux situées au large de la Second Beach et les seconds quittant l’embouchure du ruisseau False.

[22]  Je vais maintenant énumérer les actes de négligence qui, à mon avis, ont constitué les facteurs déterminants de cet abordage.

Fautes du Storm Point

[23]  1. Le capitaine Helsing a été négligent en laissant trop filer le câble de remorque et trop tôt, compte tenu des circonstances du moment (grand encombrement de voiliers); ces deux négligences ont contribué dans une large mesure à l’abordage.

[24]  Le capitaine Greenfield a déclaré dans sa déposition que les zones du ruisseau False et de la baie English étaient très encombrées l’été en fin de semaine. Le capitaine Helsing a également reconnu qu’il n’était pas rare que, le samedi après-midi en juin, il y ait un trafic considérable de voiliers. Le capitaine Greenfield a déclaré : [traduction] « Cela peut devenir assez effrayant ». Il a ajouté que, lorsque la circulation était vraiment embouteillée, sa technique consistait à maintenir sa remorque au plus près et à une faible vitesse d’environ 3 nœuds. La raison de ceci, c’est qu’on peut arrêter la péniche si elle est très proche et si elle a une vitesse de 2 ou 3 nœuds. Il a déclaré: [traduction] « Avec 150 pieds de câble, il n’y a pas moyen de l’arrêter ».

[25]  Il semble exister trois façons de remorquer une péniche. Il y a la méthode au plus près selon laquelle on laisse environ 5 ou 6 pieds de câble de remorque entre l’arrière du remorqueur et la péniche. C’est la méthode que le capitaine Greenfield déclare adopter généralement et c’est celle que le capitaine Helsing a utilisée en quittant les entrepôts Johnston. Il y a une autre méthode utilisée parfois qui consiste à amarrer la péniche le long du remorqueur. La troisième méthode consiste à lâcher une certaine longueur du câble de remorque. La preuve établit que la plupart des remorqueurs passent de la première méthode à la troisième une fois qu’ils ont quitté les zones encombrées et qu’ils sont au large.

[26]  Toutefois, en l’espèce, M. Helsing savait qu’il devait vraisemblablement y avoir un embouteillage de voiliers dans la baie English et que c’était la règle plutôt que l’exception; sachant cela, il a néanmoins laissé filer 150 pieds du câble de remorque avant de doubler la pointe. On lui a demandé d’indiquer sur la pièce 52 l’endroit où le matelot de pont avait quitté le treuil, ce qui était un indice que le câble de remorque avait été lâché, et il a désigné cet endroit comme se trouvant juste à l’ouest du pont Burrard, bien avant la pointe. Le capitaine Greenfield a déclaré que la façon d’agir normale aurait été de lâcher les 150 pieds après avoir doublé la pointe, et alors seulement, si les conditions du trafic le permettaient.

[27]  Si le capitaine Helsing s’était abstenu de lâcher le câble de remorque avant de doubler la pointe, comme il aurait dû le faire, il n’aurait probablement jamais laissé filer le câble en voyant, à ce moment-là, l’encombrement de voiliers par tribord avant. Selon la preuve, il a vu les voiliers peu de temps après être passé sous le pont Burrard et bien avant d’atteindre la pointe.

[28]  Les assesseurs m’ont également informé que 150 pieds de câble de remorque même après la pointe constituaient une longueur peu raisonnable à cet endroit de la baie English, dans des circonstances semblables, car il y avait un grand trafic de voiliers, et que 40, 50 ou 60 pieds auraient constitué une longueur plus raisonnable. Plus on lâchait le câble de remorque, moins on contrôlait la péniche. Avec un câble de remorque de 150 pieds, M. Helsing augmentait les risques pour les autres navires, puisqu’il ne pouvait plus commander la péniche.

[29]  2. Le capitaine Helsing menait le remorqueur et la remorque à une vitesse excessive, compte tenu de toutes les circonstances, entre le moment où il a lâché le câble de remorque et celui de l’abordage.

[30]  Il existe un certain désaccord à propos de la preuve concernant la vitesse. M. Ross Stein a évalué la vitesse du Storm Point à environ 6 ou 8 nœuds. Il était habitué, a-t-il dit, à voir le trafic maritime évoluer dans le port de Los Angeles à la fois à 5 et à 8 nœuds, parce que ce port comporte des zones où la vitesse est limitée. En se fondant sur cette expérience, il a fait l’évaluation mentionnée de la vitesse du Storm Point. M. Helsing lui-même a estimé que la vitesse du remorqueur ne dépassait pas 5 nœuds, mais il ne s’agit là que d’une estimation approximative, car il ne connaissait pas le rapport entre la vitesse et le nombre de tours par minute, et il a simplement augmenté les gaz.

[31]  Considérant l’ensemble de la preuve, je pense que l’estimation de M. Helsing est trop faible. Il a déclaré dans sa déposition que sa vitesse était de 4 nœuds avant le lâchage du câble de remorque. Il a également reconnu qu’il a accéléré en lâchant ce câble. Entre les entrepôts Johnston et le lieu de l’abordage, il y a une distance d’environ 1.8 milles qu’il a franchie en 20 minutes. Cela représente une vitesse moyenne de 5.4 nœuds pour toute la distance. Quand on considère qu’entre les entrepôts Johnston et l’endroit où le câble de remorque a été lâché, la vitesse était de 3 à 4 nœuds, il est évident qu’entre ces deux points, le remorqueur a dû augmenter considérablement sa vitesse pour réaliser une moyenne proche de 5 ½ nœuds sur tout le parcours. La preuve établit que le remorqueur allait approximativement à une vitesse deux fois plus élevée que celle du voilier entre le moment où il l’a aperçu pour la première fois et celui de l’abordage. On a fixé la vitesse du voilier de 3 à 3 ½ nœuds.

[32]  Considérant l’ensemble de la preuve, je suis d’avis que le remorqueur allait à une vitesse de 7 à 7 ½ nœuds jusqu’à ce qu’il ralentisse juste avant l’abordage. M. Helsing a accéléré trop tôt, compte tenu en particulier de l’encombrement de voiliers devant lui. Je cite le témoignage du capitaine Greenfield qui, lorsque la circulation était encombrée, avait pour principe de maintenir la remorque au plus près et d’aller à une vitesse de 3 nœuds. En allant à une vitesse de 7 ou de 7 ½ nœuds dans des eaux encombrées, M. Helsing filait à une allure excessive qui a contribué à l’abordage puisqu’il n’a pu arrêter sa remorque. Sa vitesse a influé sur celle à laquelle la péniche a frappé le voilier, ce qui a donc contribué à la gravité de l’accident.

[33]  3. Le capitaine Helsing a été négligent en ne modifiant pas sa route à bâbord plus tôt et en n’effectuant pas un changement nettement plus important; cette négligence a contribué dans une large mesure à l’accident.

[34]  La pièce 50 révèle que c’est vers le point qui porte le no 1 sur cette pièce et qui est situé par le travers de la piscine Chrystal que M. Helsing dit avoir vu pour la première fois les voiliers à environ 5 à 7 encâblures de lui.

[35]  Le point no 5 indique le lieu approximatif de l’abordage. La distance entre le point no 1 et le point no 5 est d’environ 4 encâblures. La carte annotée de cette zone indique qu’il aurait dû changer de route vers bâbord par 30 degrés au point no 1 et qu’il aurait même pu accentuer ce changement au fur et à mesure qu’il s’éloignait. Le fait est qu’il a attendu de se trouver à environ mille pieds du voilier des Stein pour modifier sa route, et il ne l’a alors changée que de 15 degrés sur la gauche. Selon ses explications, il n’a pas effectué un changement plus grand, car il voulait être sûr de ne pas aller vers de mauvais fonds. Je ne considère pas cette explication raisonnable. Il aurait dû savoir, d’après son expérience de la baie English, qu’un changement beaucoup plus important était réalisable. S’il n’avait pas appris cela à l’aide de son expérience passée, il aurait dû consulter ses cartes qui lui auraient clairement indiqué qu’il pouvait changer de route par au moins 30 degrés à tout moment après le point no 1. La preuve établit également qu’il n’y avait pas de circulation à l’avant ni à bâbord (question no 331 de l’interrogatoire). En conséquence, il a été encore plus négligent en ne changeant pas de route assez tôt. Il aurait dû en changer dès le point no 1. Il n’en a rien fait jusqu’au point no 4. La distance entre le point no 1 et le point no 4 est d’environ 2 ½ encâblures, soit 1,500 pieds. S’il avait changé de route à n’importe quel moment entre le point no 1 et le point no 4, il aurait pu en changer par 30 degrés ou plus et aurait placé à la fois le remorqueur et la péniche complètement à l’écart du voilier. En fait, au point no 4, les experts m’ont appris qu’il aurait pu changer de route à bâbord par 90 degrés sans mettre son navire en danger. Son navire avait un tirant d’eau maximum de 7’6”. On se trouvait également au plus haut niveau de la pleine mer, qui dépassait 11 pieds, ce qui lui aurait permis de dériver davantage. À mon avis, M. Helsing s’est rendu coupable de ne pas suivre correctement les pratiques de la navigation, ce qui a contribué d’une façon très directe et déterminante à l’abordage. Il savait que les voiliers étaient là. Par rapport à lui, ils se trouvaient à 45 degrés par tribord avant, de l’endroit où il les a vus à celui de l’abordage. Le bateau des Stein a conservé le même relèvement alors qu’il arrivait vers lui (question nos 347 à 350 de l’interrogatoire), et cependant il n’a absolument rien fait, alors même qu’il risquait de l’aborder, avant d’en être à environ 1,000 pieds. En conséquence, sa réaction a été nettement [traduction] « trop faible et trop tardive ».

[36]  4. Le capitaine Helsing a été négligent en n’observant pas la Règle 20a) des Règles pour prévenir les abordages en mer (ci-après désignées les Règles sur les abordages) [1] . Les défendeurs ont soutenu que ce n’est pas la Règle 20a) mais la Règle 20b) qui s’applique en l’espèce, parce que l’abordage en question s’est produit dans un « chenal étroit ».

[37]  Voici l’extrait de la Règle 20 qui nous intéresse :

a) Lorsque deux navires l’un à propulsion mécanique et l’autre à voiles, courent de manière à risquer de se rencontrer, le navire à propulsion mécanique doit s’écarter de la route du navire à voiles, sauf exceptions prévues aux Règles 24 et 26.

b) Cette règle ne donne pas à un navire à voiles le droit de gêner le libre passage dans un chenal étroit d’un navire à propulsion mécanique qui ne peut naviguer qu’à l’intérieur d’un tel chenal.

[38]  En conséquence, il est nécessaire de déterminer si le remorqueur Storm Point et la péniche naviguaient dans un « chenal étroit » immédiatement avant l’abordage et au moment de celui-ci. La jurisprudence précise bien qu’un « chenal étroit » correspond à ce que les marins, dans la pratique, considèrent d’office comme un chenal étroit, c’est-à-dire se définit en fonction de la façon dont les marins en fait le traitent et s’y comportent [2] .

[39]  Les avocats des deux parties ont reconnu que j’avais le droit de demander et de suivre les conseils des assesseurs en ce qui concerne cette pratique. Les assesseurs m’ont indiqué que, dans le cas présent, le ruisseau False est considéré comme un chenal étroit, mais qu’à partir d’un point situé par le travers de la piscine Chrystal sur la pièce 50, cette étendue d’eau n’est plus considérée comme un chenal étroit. C’est-à-dire qu’à partir approximativement du point no 1 sur la pièce 50, le remorqueur n’était plus dans un chenal étroit. M. Helsing a calculé que le point no 1 était à environ 5 ¾ encâblures des voiliers lorsqu’il les a vus pour la première fois. Il est donc évident qu’en ces circonstances, les voiliers avaient le droit de passage aux termes de la Règle 20 et que le remorqueur était tenu de s’écarter de la route du voilier des Stein, ce qu’il a omis de faire. Cette omission et cette négligence de la part du remorqueur ont nettement constitué l’une des causes de l’abordage.

[40]  5. Le capitaine Helsing et le matelot de pont Iverson ont négligé de mettre en œuvre une veille appropriée, contrairement aux dispositions de la Règle 29 des Règles sur les abordages, et la violation de cette règle est dans une certaine mesure à l’origine de l’abordage.

[41]  Voici la Règle 29 :

Négligence.

Rien de ce qui est prescrit dans les présentes Règles ne doit exonérer un navire, ou son propriétaire, ou son capitaine, ou son équipage, des conséquences d’une négligence quelconque, soit au sujet des feux ou des signaux, soit dans la mise en œuvre d’une veille appropriée, soit enfin au sujet de toute précaution que commandent l’expérience ordinaire du marin et les circonstances particulières dans lesquelles se trouve le navire.

[42]  L’un des éléments troublants de l’espèce est le fait que M. Helsing n’a pas manœuvré plus tôt. Il savait qu’il pouvait s’attendre à une concentration de voiliers dans la baie English, il savait qu’elle présenterait pour lui des risques et il a vu une concentration de voiliers aussitôt après être passé sous le pont Burrard, alors qu’il s’en trouvait encore à plus d’un demi-mille. Iverson et lui ont discuté de la présence des voiliers, il les a vus se diriger vers lui selon une route constante de 45 degrés, et cependant, il n’a effectué aucune manœuvre quelle qu’elle soit jusqu’à ce que le voilier des Stein se trouve de 900 à 1,000 pieds de lui. Cette absence de manœuvre nous permet certainement de conclure que M. Helsing et Iverson n’avaient pas mis en œuvre une veille appropriée, qu’ils ont dû penser à autre chose et que cette négligence évidente de leur part a été l’une des causes de l’abordage.

[43]  6. Le Storm Point a violé la Règle sur les abordages no 28a) dont voici le texte :

a) Lorsque des navires sont en vue l’un de l’autre, un navire à propulsion mécanique faisant route doit, en changeant sa route conformément à l’autorisation ou aux prescriptions des présentes Règles indiquer ce changement par les signaux suivants émis au moyen de son sifflet :

Un son bref pour dire: « Je viens sur tribord »;

Deux sons brefs pour dire: « Je viens sur bâbord »;

Trois sons brefs pour dire: « Mes machines sont en arrière ».

[44]  Selon la preuve, M. Helsing a fait un changement de 15 degrés sur la gauche alors qu’il se trouvait de 900 à 1,000 pieds du bateau des Stein et il ne l’a pas signalé à l’aide du sifflet ou autrement. On peut discuter le fait de savoir si cette violation, en soi, a été l’une des causes de l’abordage, cependant elle est certainement révélatrice de l’attitude imprévoyante de M. Helsing face à la situation dans laquelle il s’est trouvé. En fait, il a admis à la barre qu’il ne savait pas où se trouvait le bouton du sifflet de sorte qu’il n’aurait pas pu l’actionner s’il l’avait voulu sans d’abord le chercher autour de lui et le trouver. Il avait été pendant plusieurs jours officier en second sur le remorqueur lorsque celui-ci était engagé dans l’opération de pose de câbles, au nord de Vancouver, et à cette occasion il en avait été le capitaine sur un trajet de 2h30 dans des eaux encombrées. Il est certain qu’un minimum de prudence de sa part l’aurait poussé à se familiariser avec toutes les commandes et avec leur emplacement avant de commencer le voyage.

[45]  Comment un capitaine raisonnablement prudent et raisonnablement compétent se serait-il comporté après avoir aperçu les voiliers? Au point no 1 sur la pièce 50, il aurait fait un changement de 30 degrés sur la gauche, il aurait réduit sa vitesse et lancé deux sons brefs à l’aide de son sifflet conformément à la Règle 28a). Il n’en a rien fait et cette omission constitue certainement une des causes de l’abordage.

[46]  Alors, par la suite, après qu’il eut effectué le changement de 15 degrés sur la gauche et que le voilier des Stein eut changé de route également sur la gauche et se fut mis approximativement en parallèle et par le travers du remorqueur, celui-ci n’étant que de 50 à 100 pieds de lui, il aurait dû lancer cinq sons brefs pour avertir le voilier de la présence du remorqueur et de la péniche. À cette courte distance, il aurait pu également crier pour signaler au voilier la péniche en remorque. Il n’en a rien fait et s’est rendu ainsi coupable d’une violation de la Règle 12 des Règles sur les abordages dont voici le texte :

Tout navire ou hydravion amerri peut, pour appeler l’attention et si nécessaire, montrer en plus des feux prescrits par les présentes Règles, un « flare-up light » ou faire usage de tout signal détonnant ou de tout autre signal sonore efficace ne pouvant être confondu avec aucun autre signal autorisé par ailleurs dans les présentes Règles.

[47]  Le Storm Point a également violé les autres Règles sur les abordages que voici :

A. Partie D — Préliminaires.

1. Toute manœuvre décidée en application ou par suite de l’interprétation des présentes Règles doit être exécutée franchement, largement à temps, et comme doit le faire un bon marin.

2. Le risque de collision peut, quand les circonstances le permettent, être constaté par l’observation attentive du relèvement au compas d’un navire qui s’approche. Si ce relèvement ne change pas d’une façon appréciable, on doit en conclure que ce risque existe.

B. Règle 22.

Tout navire qui est tenu, d’après les présentes Règles, de s’écarter de la route d’un autre navire, doit, autant que possible, manœuvrer de bonne heure et franchement pour répondre à cette obligation et doit, si les circonstances le permettent, éviter de couper la route de l’autre navire sur l’avant de celui-ci.

C. Règle 23.

Tout navire à propulsion mécanique qui est tenu d’après les présentes Règles de s’écarter de la route d’un autre navire, doit, s’il s’approche de celui-ci, réduire au besoin sa vitesse ou même stopper ou marcher en arrière si les circonstances le rendent nécessaire.

[48]  M. Helsing a également violé les règles suivantes des Règlements du Conseil des ports nationaux [3] .

35. (1) Aucun navire ne peut marcher dans le port à une allure susceptible de mettre en danger la vie humaine ou la propriété.

37. (1) Tout navire qui en remorque un autre doit posséder une puissance suffisante pour lui permettre de bien accomplir ce travail et doit, en tout temps, rester aussi maître que possible du remorqué.

Fautes du Voilier

[49]  1. L’équipage du voilier 5‑0‑5 des Stein a été négligent dans la mesure où il a omis de mettre en œuvre une veille appropriée. Selon la preuve, M. Ross Stein, le patron, et son père, son homme d’équipage, s’appliquaient à aligner leur voilier sur les deux autres qui naviguaient près d’eux. Je pense qu’ils se préoccupaient trop de la marche de leur voilier et pas assez du reste de la circulation dans la baie. Ils avaient droit de passage sur la circulation à propulsion mécanique dans la baie, mais cela ne leur donnait pas le droit de ne tenir aucun compte de tout le reste de la circulation. Ils auraient dû apercevoir le remorqueur plus tôt. Ce qui est encore plus déconcertant, c’est qu’ils n’ont aperçu la péniche que quelques secondes avant de la heurter. Elle n’était qu’à 150 pieds derrière le remorqueur. Il est certain qu’une veille raisonnable leur aurait permis de repérer la péniche plus tôt. À mon avis, le voilier a violé la Règle sur les abordages no 29 (précitée) qui impose à tous les navires et à leur équipage l’obligation de mettre en œuvre une veille appropriée.

[50]  2. L’équipage du voilier des Stein n’avait jamais navigué dans les eaux de la baie English avant le jour de l’abordage. Ils étaient de Californie. Ils n’étaient pas accoutumés à la circulation à laquelle on pouvait raisonnablement s’attendre dans la baie English ni aux habitudes des marins dans ces eaux. Il leur incombait de se familiariser avec les règles et les usages locaux. Ils n’en ont rien fait et ne se sont pas donnés la peine d’observer la circulation dans la baie English. S’ils l’avaient fait pendant une période raisonnable de temps, ils auraient, selon toute vraisemblance, observé des remorqueurs tirant des péniches à l’aide de câbles de longueurs diverses. Selon la preuve, dans les ports de Californie où ils avaient l’habitude de naviguer, les remorqueurs ne tirent pas les péniches de cette façon. En conséquence, ils ne s’attendaient pas à voir une péniche derrière le remorqueur et cela peut, dans une certaine mesure, expliquer le fait qu’ils ne l’ont pas vue plus tôt. Toutefois, cela ne les excuse pas. Ils naviguaient dans un endroit qui était nouveau pour eux. Ils auraient dû connaître la réglementation et les usages locaux et ne pas en avoir pris connaissance constituait une négligence de leur part.

[51]  Les principes juridiques à suivre dans des cas de ce genre sont exposés dans Marsden’s British Shipping Laws, Volume 4, Collisions at Sea, aux pages 2 et 3, dont voici le texte :

[traduction] En 1823, dans l’arrêt The Dundee, ((1823) 1 Hag.Ad. 109 à la p. 120) qui traite d’un abordage entre deux navires, Lord Stowell a déclaré que les éléments essentiels d’une négligence qu’on peut poursuivre en justice correspondaient à « ce manque d’attention et de vigilance requises pour la sécurité des autres navires naviguant dans les mêmes eaux que, dans la mesure où cette négligence va jusqu’à causer, même involontairement, des dommages de quelque importance à d’autres navires, le droit maritime considère comme un manquement à un devoir impérieux, ce qui permet à la victime de recevoir une réparation sous forme de dommages-intérêts ».

Les marins doivent prendre des précautions raisonnables et faire preuve d’une compétence raisonnable pour empêcher le navire de causer des préjudices (voir l’arrêt The Voorwaarts and the Khedive (1880) 5 App. Cas. 876, à la p. 890, rendu par Lord Blackburn); il faut alors déterminer ce qui est raisonnable d’après les circonstances de chaque espèce....

La négligence généralement invoquée correspond au manque d’habileté, d’attention et de sang-froid dont fait habituellement preuve un marin compétent, ce qui équivaut à un manquement aux obligations de bon marin ou à une violation des règles internationales ou locales de prévention des abordages. Le Dr Lushington a déclaré dans l’arrêt The Thomas Powell and the Cuba (1866) 14 L.T. 603 : « Nous exigeons non pas une habileté ou une diligence extraordinaire, mais le degré d’habileté et de diligence qu’on trouve généralement chez ceux qui accomplissent leur devoir ».

[52]  Dans l’arrêt The Billings Victory (1949) 82 Ll. L. Rep. 877, à la p. 883, le juge Willmer a déclaré :

[traduction] ... Il me semble que la chose la plus importante à prendre en considération pour juger de la gravité des fautes est la question de savoir lequel des deux navires a créé la situation dangereuse.

[53]  La « situation dangereuse » dans l’espèce présente a été, dans une large mesure, créée par le remorqueur et par les actes de négligence de son équipage énumérés précédemment.

[54]  L’équipage du voilier a été négligent en ne mettant pas en œuvre une veille appropriée et en ne remarquant pas plus tôt le remorqueur et la péniche. Cette négligence a été l’une des causes de l’abordage, mais à un degré moindre que ne l’a été celle de l’équipage du remorqueur.

[55]  En conséquence, j’ai conclu qu’il y a lieu de partager la responsabilité en en attribuant 75 % au remorqueur Storm Point et 25 % au voilier 5‑0‑5 commandé par M. Ross Stein.

Limitation de Responsabilité

[56]  Dans cette action, les défendeurs ont déposé une demande reconventionnelle afin d’obtenir le droit de limiter leur responsabilité conformément aux dispositions de l’article 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, c. S‑9.

[57]  Les parties de ladite loi qui nous intéressent sont les suivantes :

647. (2) Le propriétaire d’un navire, immatriculé ou non au Canada, n’est pas, lorsque l’un quelconque des événements suivants se produit sans qu’il y ait faute ou complicité réelle de sa part, savoir :

. . . . .

c) mort ou blessures occasionnées à une personne qui n’est pas à bord de ce navire

. . . . .

(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d’une personne à bord du navire;...

[58]  Ledit article 647 prévoit en outre que, dans un cas semblable, la responsabilité pour mort ou blessures corporelles, qu’elles soient considérées seules ou avec toute avarie, perte de biens ou toute violation de droits est limitée à 3,100 francs-or pour chaque tonneau de jauge du navire; on doit accorder les vingt et un trente et unièmes de cette somme au réclamant pour mort ou pour blessures corporelles et affecter les dix trente et unièmes restants au paiement des réclamations relatives aux avaries ou à la violation de droits. En l’espèce, on n’a fait aucune réclamation relative en matière d’avaries. En conséquence, la répartition légale précitée ne s’applique pas.

[59]  Il incombait au propriétaire du navire d’établir que l’article précité de la Loi lui est applicable. Le véritable problème porte sur les mots « sans qu’il y ait faute ou complicité réelle de sa part » qui figurent à l’article 647(2) (précité). (The Chugaway [1969] 2 Ll. L. Rep. 526, le juge Sheppard, juge suppléant.)

[60]  Les mots « faute ou complicité réelle de sa part » impliquent un comportement personnel du propriétaire, un comportement blâmable, par opposition à la faute ou complicité implicite, par exemple la faute ou complicité de ses préposés ou agents (Lord Buckley — Asiatic Petroleum Co. c. Lennard’s Carrying Co., [1914] 1 K.B. 419, à la p. 432.)

[61]  Ainsi, dans le cas d’une compagnie, « ... Il doit s’agir ... de la faute ou de la complicité, non seulement d’un préposé ou d’un agent dont la compagnie est responsable à titre de maître ou de commettant, mais d’une personne qui engage la responsabilité de la compagnie parce que son acte est l’acte de la compagnie elle-même.... » (Le Lord-Chancelier Haldane — Lennard’s Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co., [1915] A.C. 705, à la p. 713.)

[62]  Un certain nombre d’affaires ont traité au cours des années des obligations du propriétaire. Ainsi l’arrêt Northern Fishing Co. c. Eddom (The Norman), [1960] 1 Ll. L. Rep. 1, a décidé que l’une des obligations les plus évidentes du propriétaire consiste à équiper le navire d’instruments de navigation appropriés et convenables, en fonction de la nature et des fins du voyage, et que des cartes marines récentes constituaient l’un des plus indispensables de ces instruments.

[63]  Dans l’arrêt Lady Gwendolen [1965] 1 Ll. L. Rep. 335 à la p. 339, Lord Sellers a déclaré :

En leur qualité de propriétaires de navires, ils doivent être jugés en fonction du comportement d’un armateur moyen raisonnable dans la direction et la surveillance d’un navire ou d’une flotte de navires. La sécurité des vies en mer doit être l’un des premiers soucis d’un armateur. Cette sécurité exige un navire en bon état de navigabilité, un équipage convenable, mais aussi une navigation prudente. »

[64]  Dans l’affaire The Anonity [1961] 1 Ll. L. Rep. 203, la question en litige était de savoir si les propriétaires avaient donné à leurs préposés des instructions appropriées pour éteindre les feux de coquerie lorsque le navire accostait à un quai pétrolier. La Cour a décidé que les propriétaires n’avaient pas donné d’instructions appropriées, et qu’en conséquence, le feu et les dommages qui se sont produits ne sont pas survenus sans la faute ou la complicité réelles du propriétaire; on a donc refusé de limiter la responsabilité.

[65]  Pour résumer la jurisprudence, il incombe au défendeur en l’espèce (le demandeur reconventionnel) de prouver les faits suivants :

(1) L’identité de la personne dont les actes s’identifiaient aux actes de la compagnie.

(2) Cette personne n’est coupable ni de faute ni de complicité, au sens qu’il faut donner à ces mots, tel qu’on l’a établi plus haut.

(3) S’il y a eu faute, elle n’a pas contribué à l’accident.

[66]  Il est donc nécessaire d’examiner les faits pertinents de l’espèce à la lumière de ces principes.

[67]  M. Peter Shields est président, administrateur et gérant à la fois de la défenderesse Egmont Towing et de la défenderesse Shields Navigation. M. Shields est titulaire d’un diplôme en génie civil. Après la remise de son diplôme universitaire, il a travaillé pendant sept ans dans la construction. Il travaille dans le domaine du remorquage depuis 1966, mais reconnaît ne pas être « un expert en remorquage ». À toutes les époques en cause, le remorqueur Storm Point appartenait à la défenderesse Egmont Towing et était exploité par la défenderesse Shields Navigation en vertu d’une charte-partie verbale. La Shields Navigation gérait et exploitait ledit remorqueur pour le compte de l’Egmont Towing.

[68]  La preuve révèle que l’exploitation de cette entreprise de remorquage se faisait, pour ne pas dire plus, d’une façon décousue et quelque peu désordonnée. Il n’y avait aucune réunion de capitaines; on n’avait pas discuté la question de la longueur des câbles de remorque à utiliser dans le port de Vancouver; il n’y avait aucun règlement à l’usage des capitaines. Même la présence d’exemplaires des Règles sur les abordages ou des Règlements du Conseil des ports nationaux à bord du navire n’a pas été établie dans la preuve. En fait, le capitaine Greenfield a déclaré que la Shields Navigation n’a même pas, à sa connaissance, fait mettre dans son bureau l’exemplaire à jour des Règlements du Conseil des ports nationaux.

[69]  La preuve établit que le Storm Point exigeait un équipage composé d’au moins trois personnes. On a reçu en preuve sous la cote 64 une copie du dernier certificat d’inspection délivré au Storm Point. Ce certificat, en date du 19 décembre 1968, est valide jusqu’au 3 septembre 1972. Les parties en cause dudit certificat sont les suivantes :

[traduction] Il est certifié que:

1. Le navire précité a été dûment inspecté conformément aux dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada, il a été satisfait aux dispositions de cette loi concernant l’inspection des navires à moteur qui s’appliquent à un tel navire et ce navire est, sous réserve des limites qui peuvent être précisées aux présentes, apte à servir de remorqueur. Le nombre de personnes, y compris le capitaine et l’équipage, s’élève.... « à trois personnes pour des périodes qui ne dépassent pas 12 heures de service au cours d’une période de 24 heures et à 4 personnes pour les périodes de service qui dépassent 12 heures.

[70]  Ainsi ledit certificat indique que le Storm Point devait avoir un équipage d’au moins trois personnes, toutefois, lorsque le remorqueur et la péniche ont quitté les entrepôts Johnston pour le chantier naval Bel-Aire à North Vancouver le jour de l’accident, l’équipage ne comptait en tout que deux personnes, M. Helsing en qualité de capitaine et le matelot de pont Iverson, en qualité d’homme d’équipage. M. Peter Shields a admis dans sa déposition qu’il avait la responsabilité de la taille de l’équipage et qu’il avait décidé du nombre d’hommes à affecter sur le remorqueur pour cette partie du voyage. Lorsque le Storm Point a accosté près des entrepôts Johnston et lorsque l’on a commencé à décharger la péniche, le capitaine Greenfield est descendu à terre pour téléphoner à M. Peter Shields qui se trouvait à ce moment-là dans l’île de Vancouver. M. Peter Shields a alors autorisé MM. Helsing et Iverson à continuer le voyage, ce qui faisait un équipage total de deux personnes.

[71]  En prenant une telle mesure, M. Peter Shields s’est rendu, à mon avis, coupable de négligence. Il savait ou aurait dû savoir que M. Helsing n’avait jamais auparavant sorti un remorqueur et sa remorque du ruisseau False en qualité de capitaine. Il savait ou aurait dû savoir que M. Helsing avait navigué avec le titre de capitaine du Storm Point seulement une fois auparavant et que c’était le 23 juin 1970, date à laquelle il a amené le remorqueur et la remorque de Sidney, soit de l’île de Vancouver. Il savait qu’il y aurait une circulation maritime intense dans la baie English; il était lui-même un fervent de la voile. Il admet qu’il savait ne pas avoir l’autorisation légale d’exploiter le Storm Point avec un équipage de deux personnes et que ce manque d’autorisation légale lui est venu à l’esprit; il reconnaît maintenant qu’il mettait probablement M. Helsing, capitaine inexpérimenté, dans une situation éventuellement difficile. Voici ses mots exacts: [traduction] « Vous devez être prêt à tout dans la baie English ».

[72]  Je suis convaincu que la négligence de M. Shields exposée précédemment a contribué à l’accident. M. Peter Shields a expliqué sa décision en disant que le voyage à North Vancouver ne durait que deux heures et que, puisque le capitaine Greenfield n’était pas de quart, il dormirait de toute façon et il n’avait donc pas accordé beaucoup d’importance au fait qu’il reste à bord. Toutefois, le capitaine Greenfield a déclaré lors de sa déposition qu’une fois dans la direction du pont Burrard (les italiques sont de moi), il aurait fait un petit somme. Le détail important en l’espèce, c’est que la négligence de M. Helsing dans la manœuvre du remorqueur et de sa remorque a commencé avant d’arriver au pont Burrard. J’ai conclu précédemment que M. Helsing a été négligent en lâchant son câble de remorque trop tôt et qu’il a achevé cette opération au moment où le remorqueur était juste à l’ouest du pont Burrard. J’ai également conclu précédemment que M. Helsing a été négligent en allant à une vitesse excessive. Il s’est également mis à agir ainsi au pont Burrard ou presque immédiatement après celui-ci. Selon moi, il est vraisemblable que, si le capitaine Greenfield avait été à bord, cet abordage ne se serait pas produit. Il aurait été en état de conseiller M. Helsing sur les méthodes régulières et appropriées de navigation avant d’aller dormir et cela aurait probablement empêché l’accident.

[73]  M. Peter Shields, en qualité de président et d’administrateur des deux corporations défenderesses, s’est rendu coupable d’une plus grande négligence en permettant au Storm Point de naviguer sans aucune commande de sifflet sur la passerelle haute. Selon la preuve, la passerelle haute a pour fonction de pouvoir être utilisée par le capitaine dans les situations très rapprochées, à l’accostage et au chargement, etc., en raison de la possibilité qu’elle offre de mieux voir dans toutes les directions, en comparaison avec la timonerie où la visibilité est dans une certaine mesure réduite. Toujours selon la preuve, il n’est généralement pas prévu d’utiliser la passerelle haute dans les eaux extérieures. Toutefois, M. Peter Shields a reconnu qu’il pouvait arriver que, le capitaine étant sur la passerelle haute lors de la sortie du ruisseau False, il faille actionner le sifflet de cette passerelle. Les seules commandes qui existaient sur la passerelle haute étaient celles des gaz, des machines et du gouvernail.

[74]  M. Helsing a déclaré dans sa déposition qu’il avait été sur la passerelle haute pendant un certain temps après avoir quitté les entrepôts Johnston, mais qu’il était dans la timonerie et qu’il parlait avec le matelot Iverson lorsqu’ils ont quitté le ruisseau False et se sont engagés dans la baie English. Lorsqu’ils se sont trouvés de 900 à 1,000 pieds du voilier des Stein, il a commencé à craindre un abordage et est alors monté sur la passerelle haute. Même à ce moment tardif, une commande de sifflet sur la passerelle haute aurait été utile. Les assesseurs m’ont appris qu’il est normal d’avoir le double des commandes sur la passerelle haute, c’est-à-dire, les mêmes commandes que dans la timonerie, et cela comprend une commande de sifflet. Dans une certaine mesure, l’affidavit de M. Robert K. Dalgleish, directeur maritime de la Georgia Towing Company, vient confirmer cette opinion; il a déclaré en effet que sa compagnie avait, en 1970, 14 remorqueurs munis de passerelles hautes et que celles-ci étaient toutes équipées de commandes de sifflet.

[75]  Je suis d’avis que ce défaut d’équiper la passerelle haute d’une commande de sifflet a été dans une certaine mesure la cause de l’abordage.

[76]  M. Helsing a déclaré qu’il a quitté la timonerie pour aller sur la passerelle haute parce qu’il craignait un abordage éventuel. Il a également admis qu’il n’avait aucune possibilité de savoir à ce moment-là si les gens du voilier avaient conscience de l’existence de la péniche (questions nos 426 à 428 incluse de l’interrogatoire). S’il avait pu actionner le sifflet de la passerelle haute, il lui aurait été possible d’utiliser ce moyen pour avertir le voilier. Il aurait dû actionner plus tôt le sifflet de la timonerie, mais même par la suite, tout signal d’alarme ou d’alerte, émis de la passerelle haute, aurait pu être efficace.

[77]  Les administrateurs ont été coupables d’une négligence plus grande en ne prévoyant pas d’autre moyen d’actionner le sifflet, c’est-à-dire un moyen autre que le bouton électrique de la timonerie. Sur ce navire, si l’installation électrique avait fait défaut, il n’y aurait eu aucun moyen manuel ou mécanique d’actionner le sifflet. L’un des assesseurs m’a dit que pendant toutes ses années d’expérience, il n’avait jamais été sur un navire où il n’y avait pas de moyen de remplacement pour actionner le sifflet. D’après son expérience, il y avait généralement un moyen manuel ainsi qu’un moyen mécanique ou électrique. L’expérience du second assesseur était identique, toutefois il avait navigué sur des navires où n’existaient pas les deux moyens d’actionner le sifflet, mais sur tous ces navires le procédé était manuel. Cela élimine le danger de ne pouvoir actionner le sifflet en cas de défaillance électrique ou mécanique. Cette négligence n’a pas été à l’origine de l’abordage en l’espèce, mais elle constitue un autre témoignage de la manière plutôt désordonnée et irréfléchie dont on a exploité cette compagnie ainsi que ses navires.

[78]  En conclusion, je considère que M. Peter Shields, président et administrateur des deux corporations défenderesses, s’est rendu coupable des fautes et négligences exposées aux présentes et qu’au moins certaines de ces fautes ont contribué à l’accident.

[79]  Dans des actions comme celles-ci, le propriétaire a la charge de prouver qu’il n’a aucune relation avec la cause de l’accident, c’est-à-dire qu’il n’a contribué en aucune façon à ce qui est arrivé. (Lord Hamilton — Arrêt Lennard’s (précité) [1914] 1 K.B. 419 à la p. 436.)

[80]  En l’espèce, le propriétaire ne s’est pas libéré de cette charge.

[81]  Il y aura donc jugement comme suit :

a) 75 % de la responsabilité de l’abordage sont attribués au remorqueur Storm Point et 25 % au voilier des Stein.

b) La demande reconventionnelle est rejetée dans la mesure où elle concerne l’Egmont Towing and Sorting Ltd. et la Shields Navigation Ltd. Elles n’auront pas le droit de limiter leur responsabilité. Aux termes des dispositions de l’art. 649(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada, le défendeur Helsing, en qualité de capitaine du remorqueur, est fondé à limiter sa responsabilité. Pour calculer la limitation de responsabilité dans le cas de M. Helsing, je décide qu’il faut se fonder sur une jauge de 600 tonneaux. En vertu de l’art. 651(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada, puisque la jauge du remorqueur et celle de la péniche sont inférieures à 300 tonneaux, elles sont réputées de 300 tonneaux.

[82]  Je décide également que les demandeurs sont fondés à établir leur calcul sur la base de la somme des jauges du remorqueur et de la péniche. Il y a lieu de calculer la responsabilité d’après la somme des jauges de l’ensemble des responsables. (Pacific Express c. Salvage Princess, [1949] R.C.É. 230, à la p. 234. Voir également: Monarch Towing c. B.C. Cement Co., [1957] R.C.S. 816.)

c) Les demandeurs obtiendront un jugement condamnant à la fois les corporations défenderesses et le défendeur M. Helsing à verser des dommages-intérêts qu’un juge de la présente Cour évaluera.

d) Dépens — Les dépens tant de l’action que de la demande reconventionnelle seront calculés en fonction de la responsabilité et en respectant les pourcentages établis à l’alinéa a) ci-dessus.

[83]  Conformément à la Règle 337(2)b), l’avocat des demandeurs peut préparer un projet de jugement approprié pour donner effet à la décision de la Cour et demander que ce jugement soit prononcé.

[84]  Je suis très reconnaissant au capitaine R.W. Draney et au capitaine J.A. McLeish de nous avoir apporté une aide inestimable à titre d’assesseurs.

 

 

 

 

 

« Darrel V. Heald »

Juge

Ottawa, Ontario

Le 2 mai 1972

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


INTITULÉ :

MARJORIE HEXTER STEIN, EN SON NOM AINSI QU’EN QUALITÉ DE VEUVE DE FEU CHARLES SIMMON STEIN ET DE CO-EXÉCUTRICE DE LA SUCCESSION DE CE DERNIER, MAURICE SCHWARZ ET WILLIAM I. STEIN, CO-EXÉCUTEURS DE LADITE SUCCESSION (DEMANDEURS) c LES NAVIRES « KATHY K » (CONNU ÉGALEMENT SOUS LE NOM DE « STORM POINT ») ET « S.N. NO 1 », L’EGMONT TOWING & SORTING LTD., LA SHIELDS NAVIGATION LTD., LEONARD DAVID HELSING ET JAMES IVERSON (DÉFENDEURS)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER, COLOMBIE-BRITANNIQUE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 et 12 avril 1972

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE Heald

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 MAI 1972

 

COMPARUTIONS :

J. Cunningham et P. Bernard

 

Pour les demandeurs

 

D. Brander Smith et J.A. Hargrave

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J. Cunningham et P. Bernard

Avocat(e)s

 

Pour les demandeurs

 

D. Brander Smith et J.A. Hargrave

Avocat(e)s

Pour les défendeurs

 

 

 



[1]   La Gazette du Canada, 8 septembre 1965, C.P. 1965‑1552.

[2]   Marsden, 11e éd., pages 576 et 577.

[3]   La Gazette du Canada, 1955 Consol. p. 2252, C.P. 1954‑1981, en date du 16 décembre 1954.

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