Dossier : IMM‑3165‑18
Référence : 2019 CF 346
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 21 mars 2019
En présence de monsieur le juge Bell
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ENTRE :
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MOHAMED ELKAMIL ELIMAM SHARIF
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Le Soudan est dirigé par un régime brutal et répressif (le régime Bashir). Le régime Bashir est arrivé au pouvoir en 2003 et il est encore au pouvoir aujourd’hui. En 2003, une loi soudanaise obligeait les citoyens à obtenir un visa de sortie avant de pouvoir quitter le pays. La même loi est toujours en vigueur. En 2003, les opposants politiques du régime Bashir étaient persécutés et torturés. D’après les documents relatifs aux conditions dans le pays, les opposants au régime Bashir peuvent être exposés à la persécution et à la torture.
[2]
En 1986, M. Sharif a adhéré au Parti de l’union démocratique [PUD] au Soudan. Il est demeuré membre de ce parti et a travaillé pour défendre les intérêts de ce parti jusqu’à son départ du Soudan en 2003. Selon la preuve non contestée, avant le 25 août 2003, les activités politiques de M. Sharif consistaient à inviter d’autres personnes à se joindre au PUD pour s’opposer au régime Bashir, à distribuer des dépliants appuyant le PUD et à inviter d’autres personnes à se joindre à des manifestations contre le régime Bashir. Le ou vers le 25 août 2003, M. Sharif a été arrêté et il prétend avoir été victime de violence à ce moment‑là. Après sa libération, il a été arrêté une nouvelle fois le 2 septembre 2003 et il affirme qu’il a alors été torturé et forcé de signer un document dans lequel il s’engageait à mettre fin à toute activité politique. L’inobservation des conditions de sa libération, à savoir la cessation de toutes ses activités politiques, pourrait entraîner une sentence pouvant aller jusqu’à la mise à mort ou l’emprisonnement à perpétuité.
[3]
Après sa deuxième arrestation, M. Sharif s’est enfui au Tchad; il a obtenu un faux passeport et il est arrivé en 2004 aux États‑Unis où il a immédiatement présenté une demande d’asile. Après le rejet de sa demande d’asile, il est demeuré aux États‑Unis jusqu’en 2017. Je note que M. Sharif a tenté d’entrer au Canada en 2008 pour y présenter une demande d’asile. Cet effort n’a pas réussi en raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, art. 102 [LIPR]; Conseil canadien pour les réfugiés c Canada, [2009] 3 RCF 136, 2008 CAF 229).
[4]
M. Sharif a estimé que la situation des immigrants illégaux aux États‑Unis se détériorait et il est entré au Canada illégalement en septembre 2017. Il a été arrêté et il lui a été donné la possibilité de présenter une demande d’examen du risque avant renvoi [ERAR], comme le lui permet l’article 112 de la LIPR. Le 12 avril 2018, l’agent d’ERAR a rejeté la demande de M. Sharif et a ordonné son renvoi du Canada. M. Sharif demande le contrôle judiciaire de cette décision aux termes du paragraphe 72(1) de la LIPR.
II.
La décision faisant l’objet du contrôle
[5]
L’agent d’ERAR a conclu que M. Sharif ne serait pas exposé au risque d’être persécuté, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Soudan.
[6]
L’agent a correctement résumé les arguments de M. Sharif à la première page de sa décision. Il souligne :
[traduction]
Même si le demandeur a quitté le Soudan, il affirme qu’il n’a pas renoncé à ses idées politiques qui l’opposent au régime actuel. Le demandeur a déclaré qu’il sollicitait un ERAR parce que les autorités soudanaises le tueraient s’il retournait dans ce pays en raison de ses activités politiques antérieures. Il allègue qu’il est une cible potentielle du régime au Soudan en raison de son séjour prolongé aux États‑Unis et de ses activités politiques antérieures. En outre, il a quitté le Soudan sans visa de sortie et il sera obligé d’expliquer comment il est parvenu à le faire et comment il a passé son temps à l’étranger.
Le demandeur note également que la situation économique dans son pays d’origine s’est aggravée depuis son départ et qu’il ne dispose pas d’un réseau social sur lequel il peut s’appuyer. Il énonce qu’il éprouverait de la difficulté à trouver un emploi au Soudan.
[7]
L’agent fait référence à des [traduction] « documents objectifs »
qui démontrent que le régime Bashir détient un [traduction] « pouvoir politique pratiquement absolu »
depuis plus de 26 ans. L’agent conclut que cette preuve objective fait état d’arrestations arbitraires, de détentions arbitraires, de mauvais traitements par les forces gouvernementales ainsi que [traduction] « [de] l’arrestation et [de] la détention temporaire des membres du parti d’opposition »
. L’agent fait également remarquer que certains chefs de l’opposition vivent en exil, que les chefs des partis d’opposition ont été interrogés par les services de sécurité des aéroports et que [traduction] « des membres importants d’un parti d’opposition ont vu leurs passeports confisqués »
.
[8]
En réponse aux préoccupations de M. Sharif au sujet du fait qu’il a quitté le Soudan sans visa de sortie, l’agent affirme qu’il n’y a pas de preuve indiquant que ceux qui retournent au Soudan sans avoir un visa de sortie sont soumis à un traitement qui constitue de la persécution, de la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités.
[9]
En réponse aux préoccupations de M. Sharif concernant son adhésion antérieure au PUD, l’agent note que les documents établissent que les dirigeants de l’opposition peuvent faire l’objet d’arrestations et de détentions arbitraires et que le profil de M. Sharif ne correspond pas à celui d’une [traduction] « figure clé »
du PUD. L’agent estime en outre que M. Sharif est demeuré à l’extérieur du Soudan pendant 15 ans. La SPR a conclu qu’il n’existe pas de preuve établissant que M. Sharif a exercé des activités subversives ou autres qui l’auraient fait connaître au régime Bashir et [traduction] « pourraient faire de lui une cible potentielle comme membre de l’opposition politique »
.
[10]
L’agent conclut son analyse des facteurs pertinents en déclarant que, si le régime Bashir a un long dossier de violations des libertés civiles et politiques et si la liberté d’expression soulève des questions de droits de la personne du Soudan, cela fait seulement état du climat politique dans lequel vivent tous les Soudanais. Ces facteurs ne sont pas propres à M. Sharif.
[11]
Dans sa demande d’ERAR, M. Sharif a exprimé sa crainte de ne pas pouvoir trouver du travail au Soudan. L’agent a correctement conclu que cet aspect n’était pas un élément qui concerne une demande d’ERAR. Je n’ajouterai rien à ce sujet dans les présents motifs.
III.
Les dispositions législatives applicables
[12]
Les dispositions applicables de la LIPR sont les articles 112 à 114; les articles 96 à 98 sont également importants. Ces dispositions figurent dans l’annexe jointe aux présents motifs.
IV.
Analyse
A.
La norme de contrôle
[13]
Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], la Cour suprême a jugé qu’il n’était pas nécessaire de se livrer à une analyse approfondie lorsque la norme de contrôle a été établie par la jurisprudence. La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’ERAR est la norme de la décision raisonnable (Selduz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 361, aux paragraphes 9 et 10; Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 654, au paragraphe 23).
[14]
Lorsque la cour de révision examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle doit faire preuve de déférence à l’égard du décideur tout en veillant à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).
B.
La décision de l’agent d’ERAR était‑elle raisonnable dans les circonstances?
[15]
Tout en étant sensible à la déférence dont je dois faire preuve à l’égard de la décision de l’agent, j’estime que le processus décisionnel manque de justification et d’intelligibilité. J’en suis arrivé à cette conclusion en m’efforçant de ne pas apprécier la preuve à nouveau, et en montrant simplement les parties du raisonnement qui me paraissent viciées ou insuffisantes et qui rendent la décision inintelligible.
[16]
Premièrement, l’agent a correctement noté que la preuve documentaire objective démontre que les opposants politiques au régime Bashir font l’objet de détentions et d’arrestations arbitraires. Cependant, à la suite de cette affirmation exacte, l’agent conclut que M. Sharif n’est pas une personne suffisamment importante ou un membre de l’opposition occupant un poste suffisamment élevé pour être considéré comme une « cible »
par le régime Bashir. Le problème que soulève l’approche adoptée par l’agent est qu’elle ne tient pas compte de sa propre conclusion selon laquelle les opposants politiques sont ciblés, qu’ils occupent ou non un poste important ou élevé.
[17]
Deuxièmement, l’agent conclut que M. Sharif ne serait pas ciblé ou qu’il n’est pas plus exposé à un risque qu’une autre personne au Soudan, en écartant la preuve non contestée qu’il a acceptée. L’agent accepte que M. Sharif a été arrêté à deux reprises et qu’il a été obligé de signer un engagement de ne pas exercer d’activités politiques sous peine de mort ou d’emprisonnement à perpétuité. Le fait de ces arrestations et de l’engagement signé ne figure aucunement dans son analyse de la question de savoir si M. Sharif risque d’être ciblé par le régime Bashir, dans le cas où il retournerait au Soudan. La question de savoir si le profil de M. Sharif l’expose à un risque plus élevé que celui que court le reste de la population au Soudan est, avec égards, un aspect dont l’agent aurait dû tenir compte.
[18]
Troisièmement, selon la preuve non contestée dont l’agent disposait, un visa de sortie était obligatoire pour quitter le Soudan en 2003, et c’est toujours le cas aujourd’hui. La preuve documentaire démontre que le visa de sortie a pour but, notamment, de suivre le déplacement des personnes ayant un casier judiciaire et celui des opposants politiques. L’agent examine la question du visa de sortie en faisant remarquer qu’il n’y a pas de preuve établissant que ceux qui reviennent sans un tel visa sont soumis à un traitement qui constitue de la persécution, de la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités. Je ne suis pas certain que ce soit là la question en litige.
[19]
À mon avis, la question en litige est celle de savoir si une personne qui a quitté le pays sans passeport valide et sans visa de sortie, qui a été arrêtée à deux reprises, qui a été obligée de signer un engagement à cesser toute activité politique et qui est entrée aux États‑Unis avec un faux passeport tchadien serait exposée à la persécution, à la torture, ou à des traitements ou peines cruels et inusités. Même s’il n’y a pas de preuve directe concernant une personne ayant un profil semblable à celui de M. Sharif, il incombait à l’agent d’ERAR de faire ses déductions et de tirer ses conclusions en se fondant sur le profil de quelqu’un comme M. Sharif. Le résultat aurait peut‑être été identique; néanmoins, l’omission d’établir une distinction entre le profil de M. Sharif et, par exemple, celui d’un touriste qui retourne au Soudan sans avoir obtenu un visa de sortie est importante. À mon avis, l’approche adoptée par l’agent invite à faire des hypothèses plutôt qu’à tirer de solides conclusions fondées sur un processus décisionnel.
[20]
À mon avis, ces trois observations, sans remettre en question le poids que l’agent a accordé à la preuve, démontrent que la décision n’est pas justifiée et manque d’intelligibilité. M. Sharif n’est pas un citoyen normal qui retourne dans son pays sans visa de sortie. M. Sharif n’est peut‑être pas un dirigeant de l’opposition connu, mais il est manifestement un opposant au régime Bashir, un profil qui, comme l’a constaté l’agent, l’expose au risque d’être détenu ou arrêté arbitrairement.
[21]
Je terminerais en faisant une dernière remarque. L’agent a souligné à juste titre qu’habituellement, après une absence de 15 ans, la possibilité que la personne soit encore recherchée par les personnes qui lui veulent du mal est réduite. L’avocate du défendeur a cité les décisions Balci c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 681 et Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1439, dans lesquelles la Cour affirme que plus une absence est longue, moins le risque de préjudice en cas de retour est grand. Je ne suis pas convaincu de l’utilité d’une approche fondée sur l’idée que « le temps guérit tout »
, étant donné que le même régime autoritaire répressif est demeuré au pouvoir pendant les 15 ans d’absence, que les lois qui étaient en vigueur il y a 15 ans sont demeurées inchangées et que les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays sont, dans l’ensemble, identiques.
V.
Conclusion
[22]
Pour les motifs qui précèdent, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire de M. Sharif. La décision de l’agent d’ERAR datée du 12 avril 2018 est annulée et le dossier est renvoyé à un autre agent pour que celui‑ci statue à nouveau sur l’affaire. Aucune question n’a été proposée en vue de la certification et aucune question n’est donc certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑3165‑18
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de l’agent d’ERAR datée du 12 avril 2018 est annulée. Le dossier est renvoyé à un autre agent pour que celui‑ci statue à nouveau sur l’affaire.
Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.
« B. Richard Bell »
Juge
ANNEXE A
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑3165‑18
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INTITULÉ :
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MOHAMED ELKAMIL ELIMAM SHARIF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 6 FÉVRIER 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE BELL
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 21 MARS 2019
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COMPARUTIONS :
Ameena Sultan
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POUR LE DEMANDEUR
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Norah Dorcine
|
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sultan Law
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
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