Date : 20190307
Dossier : IMM-3623-18
Référence : 2019 CF 284
Ottawa (Ontario), le 7 mars 2019
En présence de monsieur le juge LeBlanc
ENTRE :
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LEI WANG
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partie demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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partie défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, un ressortissant chinois, pratique le métier de designer graphique à Beijing depuis quelques années. Son parcours professionnel comprend plusieurs contrats de service avec différentes compagnies d’art, de design et de publicité en Chine. En janvier 2017, il soumet une demande de visa de résidence permanente dans la catégorie des travailleurs autonomes aux termes de l’article 100 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement]. Il se dit prêt à investir 100 000 $ pour démarrer et diriger son propre studio de design graphique. Il entend s’établir dans la grande région de Toronto.
[2]
Le 6 juin 2018, le demandeur est convoqué à une entrevue au Bureau des visas du Consulat général du Canada à Hong Kong. Lors de cette entrevue, l’agent de visas saisi de son dossier [Agent] soulève des préoccupations, qu’il consigne dans le Système mondial de gestion de cas [SMGC], quant à l’intention et la capacité du demandeur de créer son propre emploi et de contribuer de manière importante aux activités économiques du Canada. L’Agent reproche plus particulièrement au demandeur de ne pas avoir un plan d’affaires concret; de n’avoir effectué que des recherches limitées pour exécuter ce plan; d’avoir une connaissance limitée du marché local; et de ne pas avoir divulgué le nom de l’agence canadienne censée l’aider à concrétiser son projet. L’Agent lui reproche également de n’avoir jamais voyagé au Canada ou à l’extérieur de la Chine et de ne pas avoir démontré qu’il est unique dans sa profession.
[3]
Le lendemain, l’Agent rejette la demande de visa au motif que le demandeur ne satisfait pas à la définition de « travailleur autonome »
au sens du paragraphe 88(1) du Règlement parce qu’il n’a pas démontré son intention et sa capacité de créer son propre emploi et de contribuer de manière importante aux activités économiques déterminées au Canada.
[4]
Le demandeur conteste cette décision, estimant que l’Agent a erré à deux égards en concluant comme il l’a fait, soit en prenant en compte des facteurs non pertinents et en faisant fi de la preuve qu’il avait devant lui quant à son examen des facteurs pertinents.
[5]
Il est bien établi que les agents de visas chargés de traiter une demande de visa dans la catégorie des travailleurs autonomes jouissent d’une grande discrétion et que la déférence est de mise lorsque la Cour est appelée à réviser leurs décisions (Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1139 au para 9; Momeni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 304 aux para 11-12 [Momeni]; Al-Katanani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1053 au para 11). Cela ne veut cependant pas dire qu’ils ont carte blanche puisque leurs décisions, pour échapper au contrôle de la Cour, doivent posséder les attributs de la raisonnabilité, lesquels tiennent « principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).
[6]
Il est bien établi aussi que les notes consignées au SMGC font partie, en quelque sorte, des décisions prises dans ce domaine dans la mesure où elles permettent d’en savoir davantage sur ce qui a pu motiver un agent de visa à accueillir ou rejeter une demande (Song c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 72 au para 18; Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 368 au para 9; Zhamila c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 88 au para 46; Singh c Canada (Immigration, Refugiés et Citoyenneté), 2017 CF 266 au para 6).
[7]
Le cadre statutaire et opérationnel applicable à ce type de visas a été résumé comme suit par la Cour dans l’affaire Momeni :
[5] Le paragraphe 12(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [LIPR], prévoit que la sélection des étrangers de la catégorie « immigration économique » se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.
[6] La section 2 du [Règlement] établit les catégories de gens d’affaires immigrants. L’une de ces catégories est celle des travailleurs autonomes. L’article 100 du [Règlement] précise que du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada, les étrangers qui sont des travailleurs autonomes au sens du [Règlement] peuvent devenir résidents permanents. L’article 100 précise en outre que si l’étranger présentant une demande au titre de la catégorie des travailleurs autonomes n’est pas un travailleur autonome au sens du [Règlement], la demande sera rejetée :
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[7] Le [Règlement] définit un « travailleur autonome » au paragraphe 88(1) (sans soulignement dans l’original) :
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[8] L’« expérience utile » est aussi définie au paragraphe 88(1). Les exigences relatives à l’expérience utile varient selon que l’expérience du travailleur autonome a été acquise dans le domaine des (i) activités culturelles, (ii) activités sportives, ou (iii) relativement à l’achat et à la gestion d’une ferme. L’expérience revendiquée par M. Momeni est reliée au domaine des activités culturelles :
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[…] |
[…] |
[9] Le guide des opérations OP 8 Entrepreneur et travailleurs autonomes du défendeur [le guide] inclut davantage de précisions sur la définition de « travailleur autonome ». Ces précisions énoncent les facteurs que les agents doivent prendre en considération, notamment le fait que les demandeurs doivent prouver «…qu’ils ont pu subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille grâce à leur talent et qu’ils continueront probablement à le faire au Canada. »
[8]
Suivant la jurisprudence de cette Cour, la définition de « travailleur autonome »
est double et comprend à la fois l’intention et la capacité d’établir une entreprise, ainsi que la probabilité que cette entreprise contribue de manière significative à la vie économique au Canada, du moins à certains égards (Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1291 au para 27, citant Ying c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 41 IMM LR (2d) 129 (CFPI)).
[9]
Tel que je l’ai déjà indiqué, le demandeur reproche à l’Agent, à la lumière notamment des notes que celui-ci a consignées dans le SMGC, d’avoir tenu compte de facteurs non pertinents dans l’analyse de sa demande de visa. Plus particulièrement, il plaide que l’Agent ne pouvait s’en remettre, même en partie, pour rejeter sa demande, sur le fait qu’il n’a jamais voyagé au Canada ou à l’extérieur de la Chine ou encore qu’il n’a pas démontré qu’il occupe une place unique dans la profession de designer graphique.
[10]
Le fait que le demandeur n’ait jamais voyagé au Canada ou encore qu’il n’ait jamais voyagé à l’extérieur de la Chine n’est effectivement pas pertinent à l’analyse d’une demande de visa dans la catégorie des travailleurs autonomes (Singh Sahota c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 856 au para 12; Ni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 28 aux para 11-12). Le défendeur soutient toutefois qu’on doit comprendre la prise en compte de ces deux facteurs comme s’inscrivant dans l’évaluation de la suffisance du plan d’affaires du demandeur, un facteur par ailleurs tout à fait pertinent. Il en conclut qu’il n’y a pas matière à interférer, sur cette base, avec la décision de l’Agent.
[11]
Je ne saurais souscrire à ce point de vue puisque l’Agent s’était déjà déclaré préoccupé par ce qu’il considérait être l’absence d’un véritable plan d’affaires et par le caractère limité des recherches entreprises par le demandeur pour exécuter ce plan. Le fait que le demandeur n’ait jamais voyagé au Canada ou à l’extérieur de la Chine apparait donc comme une préoccupation séparée et indépendante.
[12]
Il m’apparaît douteux également que l’Agent ait lié le sort de la demande de visa, du moins en partie, sur le fait que le demandeur a fait défaut de démontrer qu’il se démarque des gens qui font le métier de designer graphique («
you failed to demonstrate uniqueness in your profession »
). Le demandeur avait à démontrer son intention et, sur la base de son expérience et ses avoirs financiers, sa capacité à créer son propre emploi au Canada et à contribuer de manière importante à des activités économiques déterminées. Rien dans la Loi ou le Règlement n’impose, il me semble, à un demandeur de visa dans la catégorie des travailleurs autonomes, un fardeau aussi élevé que celui de devoir démontrer qu’il occupe une place unique parmi ceux qui exercent la même profession que lui.
[13]
L’Agent voulait peut-être dire par là que le demandeur avait peu de chances de contribuer de manière importante à des activités économiques déterminées compte tenu du nombre de designers graphiques ayant déjà pignon sur rue dans la grande région de Toronto. Toutefois, il avait déjà exprimé cette préoccupation en faisant état du caractère hautement compétitif du marché des designers graphiques de cette région. Encore ici, je dois conclure que l’Agent a fait de ce facteur une préoccupation séparée et indépendante de son analyse.
[14]
Or, ne sachant pas quel poids l’Agent a pu attribuer à chacun de ces facteurs, puisqu’il en a fait état, dans son examen de la demande de visa en cause, et n’étant pas en mesure, par conséquent, de déterminer si ladite demande aurait été néanmoins rejetée n’eut été de la prise en compte de ces trois facteurs, la solution qui s’impose, dans les circonstances, est de retourner l’affaire à un autre agent de visas pour qu’elle soit considérée de nouveau (B’Ghiel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 45 Imm LR (2d) 198 (CF 1re inst) à la p 200).
[15]
En faisant intervenir dans sa prise de décision des facteurs qui, à leur face même, se démarquaient par leur non-pertinence, il appartenait à l’Agent de mieux articuler sa pensée en situant précisément ces trois facteurs dans l’ensemble du raisonnement qui l’a amené à rejeter la demande de visa du demandeur. Il ne l’a pas fait, ce qui entache, à mon sens, l’intelligibilité, la transparence et la justification de sa décision.
[16]
La présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie. Ni l’une ni l’autre des parties n’a jugé que cette affaire soulevait une question d’importance générale en vue d’un appel. Je suis du même avis.
JUGEMENT dans IMM-3623-18
LA COUR STATUE que :
- La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
- La décision de l’agent de visas rejetant, en date du 7 juin 2018, la demande de visa présentée par le demandeur dans la catégorie des travailleurs autonomes est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent de visas pour être considérée de nouveau.
- Aucune question n’est certifiée.
« René LeBlanc »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3623-18
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INTITULÉ :
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LEI WANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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montréal (québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 20 février 2019
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
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LE JUGE LEBLANC
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DATE DES MOTIFS :
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LE 7 mars 2019
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COMPARUTIONS :
Me Hugues Langlais
Mujangi Mbombo, Stagiaire
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Pour la partie demanderesse
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Me Simone Truong
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Pour la partie défenderesse
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Cabinet Me Hughes Langlais
Avocate
Montréal (Québec)
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Pour la partie demanderesse
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Sous-procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour la partie défenderesse
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