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Date : 20190305


Dossier : IMM-4065-18

Référence : 2019 CF 264

Ottawa (Ontario), le 5 mars 2019

En présence de monsieur le juge Bell

Dossier : IMM-4065-18

ENTRE :

JEENS SARAH GENEUS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(Prononcés à l’audience à Montréal (Québec) le 18 février 2019.

La syntaxe et la grammaire ont été corrigées et des renvois à la jurisprudence ont été incorporés.)

[1]  La partie demanderesse [Mme Geneus] demande que la décision rendue le 25 juillet 2018 par la Section de la protection des réfugiés [SPR] [Décision], par laquelle les commissaires ont conclu que la demanderesse n’a pas qualité de réfugiés au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c. 27 [LIPR], ni celle d’une personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR, soit cassée et qu’une autre audience soit tenue par une autre formation.

[2]  J’ai écouté attentivement les plaidoiries orales des parties lors de l’audience. J’ai apprécié les observations des parties quant aux faits en l’espèce, mon rôle en contrôle judiciaire et l’importance de l’exercice de déférence dans une situation telle que celle-ci. Ainsi, je suis conscient de ma position à titre de juge en contrôle judiciaire; je suis également au courant des instructions émises par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir].

[3]  Les conclusions qui ont trait à la crédibilité attirent la norme de la décision raisonnable, ce qui exige de cette Cour l’expression d’une déférence face à la décision du tribunal administratif (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para. 47; Coronel Archundia c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 6, au para. 12; Zavalat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1279, au para. 18).

[4]  Effectivement, mon rôle n’est pas de réévaluer à nouveau la preuve qui était devant la SPR. Cependant, lorsqu’il est apparent dans les motifs de la décision du tribunal administratif qu’aucune valeur probante n’a été accordée à certains éléments de preuve, sans pour autant justifier cet exercice, cela invite l’ingérence du juge en contrôle judiciaire.

[5]  Madame Geneus est une jeune dame de 29 ans et veuve. Elle a appris la mort de son mari alors qu’elle était aux États-Unis pour faire un suivi médical de sa grossesse. Selon Mme Geneus, elle et son mari ont été victimes d’intimidation et d’extorsion de la part de deux groupes de bandits différents à des occasions différentes.

[6]  Il n’y a pas de doute que son mari a été assassiné en Haïti après avoir été brutalisé, l’état dans lequel son corps a été trouvé et amené à l’hôpital en témoigne. En effet, le corps du défunt mari de la demanderesse avait des ecchymoses un peu partout et un bras cassé, lorsqu’il a été déposé à l’hôpital.

[7]  Je reconnais qu’il y avait quelques contradictions dans le témoignage de la demanderesse. Je reconnais également qu’il y avait certaines erreurs dans la chronologie des faits de l’histoire que la demanderesse a racontée, mais il ne faut pas oublier que la demanderesse a rempli le formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA] peu de temps après la mort de son mari et plusieurs mois avant d’accoucher. Effectivement, Mme Geneus expliquait qu’elle avait peur de retourner en Haïti à cause des bandits qui ont assassiné son mari. Elle dit être capable d’identifier les deux groupes de bandits qui ont agressé et intimidé son mari avant sa mort. Elle craint d’être victime de torture ou même d’être à la merci de ces individus si elle retourne en Haïti. À cause des erreurs dans sa chronologie des faits, la SPR a conclu qu’elle manquait de crédibilité. La SPR a conclu que les deux incidents dont Mme Geneus a fait référence dans son témoignage ne sont pas survenus. Il s’ensuit que la SPR a conclu que le reste de la preuve documentaire n’avait aucune valeur probante.

[8]  C’est en concluant qu’elle n’accorderait aucune valeur probante à la preuve documentaire que je considère que la SPR a commis une erreur qui a mené à une décision déraisonnable.

[9]  Ironiquement, sans les éléments de preuve cités ci-dessous, il ne resterait plus aucune preuve solide au soutien de la mort du mari de la demanderesse, un fait pourtant non contesté. Je considère que la SPR aurait dû accorder une valeur probante aux documents suivants:

  1. Document P-7 est un courriel de l’employeur du défunt, Ernst Joseph, l’ancien mari de Mme Geneus. Le courriel a été envoyé aux employés de TalkPool le 10 août 2017. Le courriel se lit comme suit: « Hi all, it is with great sorrow that I share this sad news. However, our dear brother Ernst Joseph passed away last night. This news came as a shock to me and I am sure it would do the same to you as well. At this time I take the opportunity to express my deepest condolences to all TalkPool family, especially those who are very close to him. May he rest in peace! Regards Marilyn ». Ce document n’a été accordé aucune valeur probante par la SPR même si Mme Geneus n’avait pas participé à la préparation ni à la rédaction de ce courriel.

  2. Document P-8 est intitulé « extrait du greffe du tribunal de paix de la commune de Petion-ville ». Mme Geneus n’a aucune implication dans la préparation de ce rapport non plus. Le rapport a été rédigé le 11 août 2017. Le document indique, entre autres, que les deux suspects qui ont apporté le corps brutalisé du défunt à l’hôpital ont été interrogés par les officiers et ces suspects ont rapporté que « Monsieur Ernst Joseph a été effectivement assassiné par des bandits, dont elles ne veulent pas divulguer les noms, en raison de son travail et que lui et sa femme Jeens Sarah Geneus ont été déjà victimes de menaces en raison du mauvais service que fournit la compagnie pour laquelle ils travaillent et refus de coopérer au financement des bandits ». Ce document n’a été accordé aucune valeur probante non plus.

  3. Document P-9 est un certificat/constat de décès de monsieur Ernst Joseph. Cedocument non plus n’a reçu aucune valeur probante dans l’évaluation de la preuve par la SPR; quand bien même Mme Geneus n’a pas participé à la préparation de ce document.

  4. Une lettre préparée par l’employeur de Mme Geneus et son défunt mari en date du 30 juin 2018, clairement pour les fins de l’audience devant la SPR, se lisait comme suit : « Monsieur Ernst Joseph travaillait pour TalkPool depuis 2007 jusqu’au jour de sa mort. Il travaillait a [sic] la compagnie comme technicien de réseau et il était assigné à des zones peu recommandables dites (zone rouge). Il nous avait mis au courant des menaces que lui proféraient des bandits de ces zones à plusieurs reprises. Il nous avait averti que lui et sa famille était en danger et on a fait une plainte à la police qui n’a pas su protéger notre collègue et sa famille. Ils ont même été chez lui pour lui menacer. Malheureusement le 9 aout [sic] pendant qu’il rentrait de son travail il a été suivi par cesmalfrats qui ont eu raison de sa vie. Sa femme, Jeens Sarah Geneus, qui était aussi mon assistante est aussi connue par ces bandits qui font la loi et sèment la terreur. Nos employés subissent très souvent des agressions et reçoivent constamment des menaces. Nos plaintes a [sic] la police ont été vaines. Après la mort de Ernst Joseph la compagnie a du [sic] faire face à plusieurs démissions parce que leur vie est aussi menacée. Depuis ce malheureux incident notre staff est attristé et vit dans une peur quotidienne ». Il est vrai que Mme Geneus avait sans doute demandé à la compagnie de fournir cette lettre pour les fins de sa demande d’asile. Étant donné que la SPR avait déjà conclu que la demanderesse manquait de crédibilité, elle n’a accordé aucune valeur probante à cette lettre.

[10]  Je considère la façon d’analyser la preuve, particulièrement le fait de négliger des éléments de preuve clairement pertinents, objectifs et sans aucune suggestion de fraude, comme étant illogique et inintelligible. Un tribunal inférieur ne peut pas se protéger en déclarant une partie incrédule sans avoir considéré toute la preuve, particulièrement lorsqu’il y a de la preuve qui appuie la crédibilité de cette partie. De surcroît, la SPR a ignoré ces éléments de preuve, car elle avait déjà établi que la demanderesse n’était pas crédible. À mon avis, cela constitue un processus de raisonnement à l’inverse. Il n’est pas raisonnable de conclure que quelqu’un ne soit pas crédible et ensuite rejeter toutes preuves pertinentes et fiables venant des tierces parties indépendantes. Le manque de raisonnabilité devient plus évident lorsque l’on considère que la preuve ignorée est indépendante et fiable et aurait pu affirmer la crédibilité de la partie.

[11]  Ainsi, conscient des enseignements que nous inculque l’arrêt Dunsmuir, je suis d’avis que lorsque le processus décisionnel n’est pas justifié, qu’il n’est pas transparent ni intelligible et que la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, cette Cour peut intervenir. Dans la présente affaire, je juge que tel était le cas. La SPR n’a donné aucune valeur probante aux preuves dont elle devait tenir compte pour prendre sa décision. Ce faisant, elle a effectivement pris une décision basée sur ses propres conjonctures et sur ce qu’elle jugeait « illogique » en faisant abstraction de la preuve.

[12]  J’accueille donc la demande de contrôle judiciaire. J’ordonne que l’affaire soit reconsidérée par une autre formation de la SPR.

[13]  Il n’y aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le IMM-4065-18

LA COUR STATUE comme suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire doit être reconsidérée par un autre panel de la SPR; et

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-4065-18

 

INTITULÉ :

JEENS SARAH GENEUS c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 février 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 mars 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Anne Castagner

Pour la demanderesse

Me Marilou Bordeleau

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

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