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Date : 20190228


Dossier : IMM‑3392‑18

Référence : 2019 CF 251

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 28 février 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

MD. KAISER MALLICK RAJ

(ALIAS MD. KAISER MOLLICK)

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision défavorable sur une demande d’asile, décision que conteste le demandeur pour un motif lié à la procédure d’une part et, d’autre part, pour un motif de fond, à savoir que la Section de la protection des réfugiés (la SPR ou la Commission) a omis (i) de désigner un représentant et (ii) de tenir compte de tous les éléments de preuve ayant été présentés. Pour les motifs qui suivent, je conviens que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[2]  Le demandeur, un citoyen du Bangladesh, craint d’être persécuté en raison des opinions politiques imputées à son père. Je résume brièvement son histoire ci‑après.

[3]  Le jeune homme a quitté le Bangladesh avec sa famille pour s’installer au Qatar en 2001, où il a vécu pendant une dizaine d’années avant de retourner visiter  son pays d’origine en 2012.

[4]  Le demandeur allègue que, pendant son séjour au Bangladesh, il a été enlevé, battu et torturé par des partisans armés d’hommes de main qui avaient des liens avec un député local (le député), et qu’il n’a été libéré qu’après que son père eut payé une importante rançon. Il affirme que cet acte d’extorsion a été commis en raison de ce qui était perçu comme un appui accordé par son père à une autre candidate aux élections.

[5]  Après son enlèvement au Bangladesh, le demandeur est allé consulter un médecin. Il est retourné au Qatar un peu plus tard, alors qu’il subissait des effets importants qu’il continue de ressentir à ce jour.

[6]  En 2013, la mère du demandeur a quitté le Qatar et est entrée au Canada grâce à un visa d’étudiant, et la sœur du demandeur est entrée au Canada en tant que personne à charge de sa mère. Cependant, à l’époque, le demandeur avait dépassé l’âge d’être un enfant à charge et il est demeuré au Qatar avec son père. En 2016, son père a obtenu un permis de travail de l’époux et a rejoint son épouse et sa fille au Canada. Le demandeur est finalement arrivé au Canada en 2016 et a demandé l’asile. L’année suivante, il a reçu un diagnostic de schizophrénie et de trouble dépressif majeur. Il a également reçu un diagnostic de déficience intellectuelle et de trouble de l’apprentissage.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[7]  La SPR a jugé que le témoignage du demandeur était généralement crédible et a considéré comme véridique l’affirmation selon laquelle il avait été victime d’un enlèvement pendant son séjour au Bangladesh en 2012. Toutefois, la Commission a conclu que les réponses du demandeur au sujet de ses agents de persécution et du motif de l’enlèvement n’étaient qu’hypothétiques.

[8]  Avant l’audience, le conseil du demandeur (un consultant en immigration) a demandé que la mère ou le père du demandeur le représente, en témoignant pour le compte de ce dernier, en raison de son état mental et intellectuel.

[9]  La Commission a rejeté cette demande, après avoir établi, au moyen de quelques questions initiales et d’observations du demandeur dans ses réponses, que celui‑ci était en mesure de comprendre la nature de la procédure.

[10]  En ce qui concerne la demande d’asile proprement dite, la Commission a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le député en question, Shamim Osman, ou ses partisans avaient enlevé le demandeur. La Commission a tiré cette conclusion en grande partie en raison du témoignage non crédible du père du demandeur, qui soutenait que l’attaque avait été perpétrée parce qu’il n’avait pas voté pour le député et qu’il ne l’avait pas appuyé financièrement.

[11]  Au bout du compte, la Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur, en invoquant que celui‑ci n’avait pas réussi à établir que son enlèvement était politiquement motivé et qu’il n’y avait donc aucun lien entre les allégations qui avaient été présentées et les motifs prévus dans la Convention. Elle a plutôt conclu que l’enlèvement était un crime commis au hasard, ce qui, selon la preuve, était courant au Bangladesh, et que tout risque associé à un retour dans ce pays serait donc généralisé et ne pèserait pas particulièrement sur le demandeur.

III.  La norme de contrôle

[12]  Les deux parties prétendent que la Cour doit examiner la première question en litige selon la norme de la décision raisonnable; cependant, la norme de contrôle applicable en droit administratif est plus nuancée que ce que croient les parties.

[13]  La norme de la décision correcte s’applique, mais seulement à l’interprétation que donne la Commission aux règles de droit, lesquelles consistent en l’article 167 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), et en l’article 20 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256 (les Règles de la SPR). Toutefois, la norme déférente de la décision raisonnable s’applique à l’examen par la Commission de la question de savoir si un demandeur est en mesure de comprendre la nature de la procédure, selon le témoignage à l’audience (Ramirez Vela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1232, aux paragraphes 9 et 10).

[14]  Les deux parties à la présente instance conviennent, tout comme moi, que la norme de la décision raisonnable s’applique également à la deuxième question, de fond, qui consiste à déterminer si la Commission a commis une erreur dans son examen de la question de savoir si le demandeur satisfaisait aux critères juridiques énoncés aux articles 96 et 97 de la Loi pour être considéré comme un réfugié (Da Silva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 209, au paragraphe 14).

IV.  Analyse

A.  Le tribunal a‑t‑il commis une erreur en ne permettant pas au demandeur d’avoir un représentant désigné?

[15]  Le paragraphe 20(5) des Règles de la SPR est libellé en ces termes :

Éléments à considérer

Factors

 

(5) Pour établir si le demandeur d’asile ou la personne protégée est en mesure ou non de comprendre la nature de la procédure, la Section prend en compte tout élément pertinent, notamment :

 

(5) When determining whether a claimant or protected person is unable to appreciate the nature of the proceedings, the Division must consider any relevant factors, including

 

a) la capacité ou l’incapacité de la personne de comprendre la raison d’être de la procédure et de donner des directives à son conseil;

 

(a) whether the person can understand the reason for the proceeding and can instruct counsel;

 

b) ses déclarations et son comportement lors de la procédure;

 

(b) the person’s statements and behaviour at the proceeding;

 

c) toute preuve d’expert relative à ses facultés intellectuelles, à ses capacités physiques, à son âge ou à son état mental;

 

(c) expert evidence, if any, on the person’s intellectual or physical faculties, age or mental condition; and

 

d) la question de savoir si un représentant a déjà été désigné pour elle dans une procédure devant une autre section de la Commission.

(d) whether the person has had a representative designated for a proceeding in another division of the Board.

[16]  Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en ne lui permettant pas de désigner un représentant, aux termes des alinéas 20(5)a) et c) des Règles, considérant que la preuve démontre qu’il était incapable de donner des directives à son conseil par lui‑même, sans l’aide de ses parents, en raison de son état mental et intellectuel bien documenté, qui est dû à un trouble dépressif majeur, à la schizophrénie, à une déficience intellectuelle et à un trouble de l’apprentissage. Le demandeur affirme que le fait que la SPR n’a pas désigné un représentant l’a empêché de plaider sa cause adéquatement devant la Commission.

[17]  Le défendeur rétorque que la Commission a raisonnablement conclu qu’il n’était pas nécessaire de désigner un représentant, puisqu’elle a autorisé les parents du demandeur à comparaître comme témoins pour son compte. Le défendeur ajoute que le demandeur n’a pas contesté la conclusion selon laquelle il est en mesure de comprendre la nature de la procédure, laquelle conclusion est déterminante pour le rejet de ses arguments.

[18]  Dans sa décision, la SPR a conclu que « le demandeur d’asile n’a subi aucun préjudice du fait qu’il lui a été demandé de témoigner dans le cadre de sa demande d’asile ». La SPR a également déclaré qu’elle « ne croit pas que d’autres adaptations auraient fait une différence pour ce qui est de sa capacité à témoigner ». La SPR a apprécié les éléments de preuve provenant d’experts médicaux, dont des psychiatres, qui ne mentionnaient pas expressément que les facultés intellectuelles ou les capacités physiques du demandeur étaient affaiblies à un point tel qu’il ne serait pas en mesure de témoigner à l’audience de la SPR.

[19]  Je suis d’avis que la SPR a commis deux erreurs, et ce, bien que je ne conclue pas qu’elle a manqué à l’équité procédurale, parce qu’elle a correctement cerné les règles de droit applicables. Les deux erreurs sont plutôt liées à l’interprétation de ces règles.

[20]  Premièrement, la SPR a commis une erreur en analysant, de façon déraisonnable, seulement la première partie de l’élément à considérer selon l’alinéa 20(5)a) des Règles, soit « la capacité ou l’incapacité de la personne de comprendre la raison d’être de la procédure », sans analyser la deuxième partie de cet élément, à savoir la capacité ou l’incapacité de la personne « de donner des directives à son conseil », y compris les constatations qui se dégagent clairement du fait que la Commission avait demandé au demandeur de ne pas se tourner vers son père ou son consultant en immigration pour obtenir de l’aide. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que certains éléments de preuve démontrent qu’il n’était peut‑être pas en mesure de donner des directives adéquates à son conseil.

[21]  Le conseil du demandeur a demandé de l’aide pour son client à l’ouverture de l’audience, lorsqu’il a invoqué les [traduction] « graves problèmes de santé mentale » du demandeur et a fait référence aux éléments de preuve à ce sujet, puis après l’audience, dans les observations écrites plus détaillées qu’il a déposées. Je souligne que l’alinéa 20(5)a) des Règles est une disposition conjonctive, car il exige que la Commission prenne en compte « la capacité ou l’incapacité de la personne de comprendre la raison d’être de la procédure et de donner des directives à son conseil ».

[22]  Deuxièmement, la Commission a commis une erreur à l’égard d’un autre des éléments à considérer, soit la nécessité de prendre en compte toute preuve d’expert, conformément à l’alinéa 20(5) c) des Règles. Plus précisément, la Commission a limité son appréciation aux diagnostics et aux éléments de preuve relatifs au trouble dépressif majeur et au trouble du spectre de la schizophrénie et autres psychoses du demandeur, mais n’a pas mentionné ou examiné les éléments de preuve concernant sa déficience intellectuelle et son trouble de l’apprentissage mentionnés dans la preuve médicale. Pour reprendre les termes de la Commission dans sa décision, « le diagnostic de trouble dépressif majeur et de trouble du spectre de la schizophrénie et autres psychoses ont été pris en compte ». Or, comme l’a fait observer un médecin de Toronto en parlant de la déficience intellectuelle et du trouble de l’apprentissage du demandeur, [traduction] « sa perspicacité et son jugement sont limités ».

[23]  En ne mentionnant que les troubles psychologiques et psychiatriques – et les médicaments pris – mais non les déficiences intellectuelles du demandeur, je juge que la Commission a manqué à son obligation d’examiner tous les éléments de preuve relatifs au critère juridique prévu au paragraphe 20(5) des Règles, qui dispose que la Commission prend en compte « toute preuve d’expert relative à ses facultés intellectuelles, à ses capacités physiques, à son âge ou à son état mental ».

[24]  En se penchant directement sur les rapports au sujet de l’état mental du demandeur, mais non de ses facultés intellectuelles, la Commission n’a pas tenu compte des éléments de preuve essentiels qui doivent être examinés selon la loi.

B.  Le reste de l’appréciation de la Commission était‑il raisonnable?

[25]  Compte tenu de ma conclusion relative à la première question en litige, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question en profondeur.

[26]  Toutefois, je souhaiterais souligner que la conclusion quant à l’existence d’un lien (avec les opinions politiques) soulève un doute, car la Commission n’a pas examiné la preuve relative à la question essentielle de l’agent de persécution. Plus précisément, la Commission a conclu que les actes de violence et d’extorsion qui ont eu lieu étaient des actes de violence commis au hasard. Cependant, comme la Commission a estimé que le demandeur était généralement crédible, les éléments de preuve concernant le député Osman qui contredisaient les conclusions de la Commission n’ont pas été examinés (voir la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667, aux paragraphes 15 à 17).

[27]  Deuxièmement, en plus des éléments de preuves relatifs à ce député qui n’ont pas été pris en compte, ceux relatifs au soutien qu’a offert le père du demandeur à une autre candidate (lequel soutien a été confirmé par la mère) n’ont pas non plus été pris en compte. Bien que la Commission ait conclu que cette autre candidate était, à l’époque, membre du même parti politique que le député et que ce dernier ne se serait donc pas opposé à ce soutien, la preuve au dossier révèle que l’autre candidate s’est présentée contre le député lors d’une élection et qu’une querelle politique largement médiatisée s’en est suivie. Encore là, cette preuve aurait dû être examinée, même si ce n’est que brièvement, selon la décision Cepeda‑Gutierrez.

V.  Conclusion

[28]  Je conclus que la décision de la Commission n’était pas justifiée et intelligible, compte tenu de la preuve au dossier et des conclusions qui ont été tirées. En raison des indices du caractère déraisonnable mentionnés précédemment, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3392‑18

LA COUR STATUE :

  1. que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. que l’affaire est renvoyée devant la Section de la protection des réfugiés pour qu’un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur l’affaire;

  3. qu’aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et que l’affaire n’en soulève aucune;

  4. qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de mai 2019

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3392‑18

 

INTITULÉ :

MD. KAISER MALLICK RAJ (ALIAS MD. KAISER MOLLICK) C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 28 FÉVRIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Stephanie Fung

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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