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Date : 20190226


Dossier : IMM‑3539‑18

Référence : 2019 CF 228

[TRADUCTION FRANÇAISE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR

Ottawa (Ontario), le 26 février 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

THINESRUPAN GOPALAPILLAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Gopalapillai, un citoyen du Sri Lanka, sollicite le contrôle judiciaire du rejet de sa demande d’asile. J’accueille sa demande, car la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a écarté à tort la preuve produite par le père de M. Gopalapillai, a négligé de tenir compte de la preuve selon laquelle les autorités sri‑lankaises portaient un intérêt constant à M. Gopalapillai, et n’a pas tenu compte du fait que la perception que les autorités avaient de M. Gopalapillai risquait de le mettre en danger.

I.  Contexte

[2]  M. Gopalapillai est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule. Il est âgé de 31 ans. Les faits allégués au soutien de sa demande d’asile remontent à 2007, alors qu’il était âgé d’une vingtaine d’années. Il affirme qu’il a été arrêté à plusieurs reprises par le groupe Karuna – une milice favorable au gouvernement – qui l’a interrogé, accusé d’être un membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET] et battu. Conformément à l’une des conditions de sa libération, il devait signer un registre toutes les deux semaines.

[3]  Afin de protéger M. Gopalapillai contre cette violence, son père a pris des dispositions pour qu’il aille travailler au Qatar. Toutefois, M. Gopalapillai est retourné au Sri Lanka en 2008, apparemment parce que son travail était trop difficile ou que son salaire était plus bas que ce qu’on lui avait promis. À son arrivée, il a été mis en détention pendant trois jours, il a reçu une amende pour avoir quitté le pays, et il lui a de nouveau été ordonné de signer le registre toutes les deux semaines. Au cours de l’année qui a suivi, il a pris des dispositions pour venir au Canada après plusieurs incidents où des Tamouls ont été tués, dont des personnes qui, comme lui, étaient tenues de signer régulièrement le registre.

[4]  Le 9 juillet 2018, la SPR a rejeté la demande d’asile de M. Gopalapillai. La SPR a fait remarquer que « [d]e manière générale, le témoignage du demandeur d’asile concordait avec l’exposé circonstancié contenu dans son Formulaire de renseignements personnels ». La SPR a toutefois conclu qu’il n’avait pas expliqué de manière satisfaisante pourquoi il était revenu du Qatar, ce qui démontre une absence de crainte subjective.

[5]  La plus grande partie de la décision de la SPR est consacrée à l’examen des profils de personnes qui, selon la preuve documentaire, risquent d’être persécutées. Même s’il est parfois difficile de suivre la logique de sa décision, la SPR semble reconnaître (au paragraphe 20) qu’« une personne soupçonnée d’avoir des liens avec les TLET, décrit dans les principes directeurs du HCR de 2012, » aurait raison de craindre d’être persécutée. À cet égard, la conclusion de la SPR semble être énoncée au paragraphe 29 de sa décision :

Le demandeur d’asile n’a pas participé ni n’a été mêlé à de quelconques activités contre le régime ou à l’appui des TLET, que ce soit au Sri Lanka ou depuis son arrivée au Canada, et rien ne donne à penser que son profil correspond à l’un des profils de risque actuels. Par conséquent, le tribunal conclut qu’il est improbable que le demandeur d’asile fasse l’objet d’une surveillance accrue à son retour au Sri Lanka du fait des activités qu’il a menées au Sri Lanka et après avoir quitté ce pays.

[6]  M. Gopalapillai sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

II.  Analyse

[7]  Bien que M. Gopalapillai ait présenté plusieurs arguments à l’appui de son affirmation selon laquelle la décision de la SPR est déraisonnable, je n’ai besoin d’examiner que trois de ces arguments.

A.  Preuve de l’intérêt constant

[8]  Je souscris à l’argument de M. Gopalapillai voulant que la SPR a déraisonnablement omis de tenir compte d’une lettre de son père, dans laquelle ce dernier déclarait que des soldats s’étaient récemment présentés à leur domicile pour demander où il se trouvait. Bien qu’elle ait reconnu que « la lettre semble appuyer l’affirmation selon laquelle les autorités continuent de s’intéresser au demandeur d’asile », la SPR a exprimé des doutes sur « la fiabilité de la preuve documentaire produite par des membres de la famille ». Pour en arriver à cette conclusion, la SPR s’est appuyée sur une présomption selon laquelle ce type de preuve n’est pas crédible. Or, la Cour a statué à maintes reprises que ce type de présomption est déraisonnable, car il n’y a souvent aucun autre type de preuve disponible afin de prouver certains éléments essentiels de la demande : voir, par exemple, Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, au paragraphe 28; Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, aux paragraphes 43 à 47.

[9]  De plus, la SPR a déclaré ce qui suit :

Le tribunal trouve également curieux que, environ un mois avant l’audience du demandeur d’asile, les autorités s’intéressent maintenant au demandeur d’asile, à l’égard de qui elles avaient démontré peu d’intérêt depuis qu’il avait quitté le pays sept ans auparavant.

[10]  Cela va à l’encontre de la preuve. Devant la SPR, M. Gopalapillai a déclaré qu’après son départ, des soldats ou des membres du groupe Karuna se sont présentés à son domicile au moins une fois par année, ou au bureau des autorités du village, pour s’enquérir du lieu où il se trouvait. Sur la foi de ce témoignage, la SPR ne pouvait pas s’appuyer sur l’allégation selon laquelle les autorités avaient démontré « peu d’intérêt » à l’égard de M. Gopalapillai pour mettre en doute la crédibilité de la lettre de son père.

B.  Profil et risque

[11]  La SPR a également tiré la conclusion déraisonnable selon laquelle le profil de M. Gopalapillai ne correspondait à aucun des profils des personnes qui risquent d’être persécutées au Sri Lanka. Cette conclusion semble reposer sur le fait incontesté selon lequel M. Gopalapillai n’a rien fait pour soutenir les TLET.

[12]  Cette conclusion ne tient toutefois pas la route. Il n’est pas nécessaire qu’une crainte fondée de persécution repose sur des opinions politiques véritables. Des opinions politiques imputées suffisent, comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 747 :

[…] les opinions politiques imputées au demandeur et pour lesquelles celui‑ci craint d’être persécuté n’ont pas à être nécessairement conformes à ses convictions profondes. Les circonstances devraient être examinées du point de vue du persécuteur, puisque c’est ce qui est déterminant lorsqu’il s’agit d’inciter à la persécution. Les opinions politiques qui sont à l’origine de la persécution n’ont donc pas à être nécessairement attribuées avec raison au demandeur. Des considérations similaires sembleraient s’appliquer aux autres motifs de persécution.

[13]  Une approche similaire a été adoptée dans les lois en matière de droits de la personne. En effet, il y a discrimination interdite lorsqu’une distinction est fondée sur une caractéristique perçue attribuée à une personne, même si cette perception pourrait se révéler inexacte : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, au paragraphe 81, [2000] 1 RCS 665.

[14]  En l’espèce, la question n’est pas de savoir si M. Gopalapillai était effectivement un partisan des TLET, mais plutôt de savoir s’il était perçu comme tel par les autorités sri‑lankaises. En mettant l’accent sur le fait qu’en réalité M. Gopalapillai ne soutenait pas les TLET, la SPR s’est penchée sur la mauvaise question. Sa décision n’est donc pas raisonnable. De plus, cette erreur est aggravée par le fait que la SPR n’a pas tenu compte du témoignage de M. Gopalapillai selon lequel il était encore recherché par les autorités sri‑lankaises.

[15]  Dans son éloquente plaidoirie, l’avocat du défendeur a tenté d’étayer cette décision en soutenant que les autorités sri‑lankaises n’auraient pas autorisé M. Gopalapillai à quitter le pays en 2008 et en 2011 si elles s’intéressaient à lui ou si elles le soupçonnaient de soutenir les TLET. L’avocat a également laissé entendre que les autorités auraient arrêté, condamné et emprisonné M. Gopalapillai si elles l’avaient effectivement soupçonné. M. Gopalapillai a toutefois déclaré que ses voyages à l’extérieur du Sri Lanka avaient été organisés par un agent qui versait des pots‑de‑vin, vraisemblablement pour éviter différentes formes de contrôle aux frontières. Par conséquent, il m’est difficile de tirer une conclusion du fait que M. Gopalapillai a été en mesure de quitter le Sri Lanka, d’autant plus que cette question n’a pas été examinée par la SPR. Qui plus est, l’avocat du défendeur me demande de spéculer au sujet des gestes d’un agent de persécution raisonnable. L’avocate de M. Gopalapillai a répliqué en fournissant une explication tout aussi plausible pour expliquer les motivations des autorités sri‑lankaises. Compte tenu de cette incertitude, je ne puis tirer une conclusion défavorable à l’égard de M. Gopalapillai.

[16]  Je tiens également à souligner que, pour tirer cette conclusion, je ne suppose pas que chaque homme tamoul, ou chaque jeune homme tamoul, risque d’être persécuté. Je ne crée pas non plus un nouveau profil. Je fais tout simplement observer que la SPR n’a pas déterminé de façon raisonnable si le profil de M. Gopalapillai correspondait aux profils décrits dans les documents sur la situation dans le pays.

C.  Retour au pays

[17]  La SPR a également conclu que le retour de M. Gopalapillai au Sri Lanka en 2008
démontrait qu’il se réclamait de nouveau de la protection du pays et réfutait le fait qu’il avait une crainte subjective fondée de persécution. M. Gopalapillai soutient que cette conclusion est déraisonnable, car la SPR ne s’est pas penchée sur la question de savoir si des incidents subséquents justifiaient sa crainte de persécution actuelle. On se souviendra que, après son retour au Sri Lanka, M. Gopalapillai a été arrêté, interrogé et battu à plusieurs reprises. De plus, en dépit de la fin de la guerre, trois Tamouls qui habitaient dans la région ont été tués.

[18]  Le rôle qu’a joué cette question dans la décision de la SPR est flou. Bien qu’elle ait conclu que M. Gopalapillai s’était réclamé de nouveau de la protection du Sri Lanka, la SPR a ensuite examiné son profil, ce qui pourrait donner à penser que la première question n’était pas déterminante.

[19]  Toutefois, dans la mesure où la SPR a conclu que le fait que M. Gopalapillai se réclamait de nouveau de la protection du pays en 2008 constituait un obstacle à la demande, sans tenir compte des incidents subséquents, je souscris à l’argument de M. Gopalapillai selon lequel cette conclusion serait déraisonnable.

[20]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3539‑18

  LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.  L’affaire est renvoyée à une autre formation de la SPR pour qu’elle statue à nouveau sur l’affaire.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑3539‑18

 

INTITULÉ :

THINESRUPAN GOPALAPILLAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 FÉVRIER 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 26 FÉVRIER 2019

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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