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Date : 20190212


Dossier : IMM‑932‑18

Référence : 2019 CF 184

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 février 2019

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

XSAIONG LIU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, monsieur Xiadong Liu, demande le contrôle judiciaire d’une décision (la décision) de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugiée du Canada. La SAI a rejeté l’appel interjeté par le demandeur à l’égard d’une mesure d’exclusion prise contre lui par la Section de l’immigration. La mesure d’exclusion a été prise après que la Section de l’immigration eut conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en raison de fausses déclarations, en vertu de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le demandeur n’a pas contesté la validité de la mesure d’exclusion. L’unique question dont la SAI était saisie consistait à savoir si l’appel du demandeur devait être accueilli pour des motifs d’ordre humanitaire compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur.

[2]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la SAI n’a pas commis d’erreur dans son appréciation de l’intérêt supérieur des deux enfants du demandeur et que la décision est raisonnable. Par conséquent, la demande sera rejetée.

I.  Le contexte

[3]  Le demandeur est arrivé au Canada en provenance de la Chine en 2000 grâce à un visa d’étudiant.

[4]  En juillet 2005, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre d’époux parrainé. Dans sa demande, il a prétendu avoir épousé une citoyenne canadienne en octobre 2004. Le demandeur est devenu résident permanent le 2 août 2006. L’Agence des services frontaliers du Canada a subséquemment découvert que le demandeur avait contracté un mariage de complaisance moyennant rétribution de manière à pouvoir obtenir sa résidence permanente. Le couple a divorcé en 2008.

[5]  La Section de l’immigration (SI) a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR en raison de fausses déclarations et elle a pris une mesure d’exclusion le 28 avril 2016. En vertu de cette mesure d’exclusion, le demandeur fait l’objet d’une période d’exclusion de cinq ans à compter de son renvoi, comme le prévoit l’alinéa 40(2)a) de la LIPR. Le demandeur admet les fausses déclarations et ne remet pas en question la validité de la décision de la SI. Comme je l’ai indiqué ci‑dessus, l’appel qu’il a interjeté à l’égard de la mesure d’exclusion est fondé sur des motifs d’ordre humanitaire.

[6]  Le demandeur est maintenant marié à une citoyenne canadienne et il a deux enfants qui sont nés au Canada. Les enfants sont maintenant âgés de 6 et 8 ans.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[7]  La décision est datée du 8 février 2018. La SAI a pris acte du fait que la validité juridique de la mesure d’exclusion prise contre le demandeur n’était pas remise en question et elle a circonscrit la question dont elle était saisie en précisant qu’il s’agissait de savoir, compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la décision, s’il existait des motifs d’ordre humanitaire suffisants pour accorder un redressement spécial au demandeur. La SAI a conclu qu’il n’existait pas de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier une telle mesure et elle a rejeté l’appel du demandeur.

[8]  La SAI a structuré son étude des motifs d’ordre humanitaire dans le dossier du demandeur en tenant compte des facteurs entérinés par la Cour dans la décision Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1059, au paragraphe 11 (Wang) :

-  la gravité des fausses déclarations ayant entraîné la mesure de renvoi et les circonstances dans lesquelles elles ont eu lieu;

-  l’importance des remords exprimés par le demandeur;

-  le temps passé au Canada par le demandeur et le degré d’enracinement;

-  la présence de membres de la famille du demandeur au Canada;

-  les conséquences que le renvoi aurait pour la famille;

-  les intérêts supérieurs d’un enfant directement touché par la décision;

-  le soutien que le demandeur peut obtenir de sa famille et de la collectivité;

-  l’importance des épreuves que subirait le demandeur s’il était renvoyé du Canada, y compris la situation dans le pays où il serait probablement renvoyé.

[9]  La SAI a statué que les fausses déclarations du demandeur ébranlaient le système d’immigration canadien. Il avait agi de façon délibérée et intentionnelle, commettant ainsi une fraude contre le système. La SAI a précisé que les fausses déclarations du demandeur figuraient parmi les plus graves de l’éventail des fausses déclarations et elle les a jugées fortement défavorables pour lui dans le cadre de son appréciation des motifs d’ordre humanitaire.

[10]  La SAI a conclu que le demandeur n’avait pas exprimé de remords au sujet de ses fausses déclarations délibérées avant de recevoir une lettre des autorités d’immigration canadiennes en 2013. La preuve démontre que le demandeur espérait que ses actes ne soient pas mis au jour par les autorités. Par ses actes, le demandeur n’a pas exprimé de remords, seulement du regret après avoir été confronté.

[11]  La SAI a reconnu que le demandeur était établi au Canada depuis 17 ans, qu’il occupait un emploi à temps plein et qu’il travaillait dur. Il a toujours payé ses impôts et il est propriétaire d’une maison en commun avec son épouse actuelle. Dans son appréciation, le tribunal a considéré que l’enracinement du demandeur au Canada était un facteur positif.

[12]  Dans sa décision, la SAI a accordé beaucoup d’importance aux conséquences du renvoi pour la famille du demandeur au Canada et à l’intérêt supérieur de ses enfants canadiens. Le tribunal a fait ressortir le témoignage du demandeur en ce qui concerne le rôle important qu’il joue dans la vie de son épouse et de ses deux enfants mineurs et elle a pris acte du fait qu’il dépose ses enfants à l’école tous les jours et qu’il s’en occupe les soirs pendant que son épouse suit des cours dans les domaines de l’immobilier et de l’assurance. La SAI a remis en question certains aspects de ce témoignage, étant donné que le demandeur a également affirmé sous serment qu’il travaillait de 9 h à 21 h les jours de semaine et de 9 h à 18 h les samedis. Le tribunal s’est penché sur le rôle que jouent les parents de son épouse dans la vie de ses enfants, y compris le fait qu’ils allaient chercher les enfants à l’école tous les jours et qu’ils étaient probablement libres pour leur fournir de l’aide supplémentaire. Le tribunal a conclu que le renvoi du demandeur aurait des conséquences négatives pour le revenu familial et que la perte de son aide au jour le jour toucherait son épouse et ses enfants, mais il n’a pas pu conclure que son épouse ne recevrait pas l’aide dont elle a besoin pour s’occuper des enfants sur le plan financier et sur le plan physique. La SAI a également conclu que l’épouse du demandeur subirait des difficultés émotionnelles en raison de la séparation d’avec son époux, ce qui constituait un facteur favorable dans son appréciation.

[13]  La SAI a entrepris son analyse de l’intérêt supérieur des enfants en admettant que le renvoi du demandeur aurait probablement en effet défavorable sur les enfants et qu’il est toujours avantageux pour les enfants d’être avec leurs deux parents. Le tribunal a fait remarquer que l’épouse et les enfants du demandeur avaient la possibilité de déménager en Chine et qu’ils seraient en mesure de rendre visite au demandeur en Chine s’ils demeuraient au Canada. Rien dans la preuve devant la SAI ne démontrait que l’épouse du demandeur, qui avait vécu en Chine avant d’arriver au Canada, ne pouvait pas entrer, vivre ou travailler en Chine. Aucun élément de preuve ne donnait à penser que les enfants ne pouvaient pas entrer en Chine ou qu’ils seraient négligés ou mal éduqués en Chine si la famille s’y établissait. Le tribunal a conclu que même si l’intérêt supérieur des enfants était un facteur favorable dans son appréciation, il n’était pas déterminant. Pour arriver à cette conclusion, le tribunal a tenu compte du rapport d’une psychologue (le rapport de la psychologue) daté du 29 octobre 2017 dans lequel la psychologue de la famille s’est dite d’avis qu’un déménagement en Chine causerait des difficultés aux enfants en raison de l’adaptation à un autre pays.

[14]  En dernier lieu, le tribunal s’est penché sur les difficultés que subirait le demandeur et il a pris acte du fait qu’il avait vécu et qu’il avait été instruit en Chine, qu’il parlait couramment le mandarin et le cantonais et que rien dans les éléments de preuve ne permettait de conclure qu’il ne pourrait pas vivre ou travailler en Chine pendant la période d’exclusion de cinq ans.

[15]  Dans sa conclusion, la SAI a statué qu’en raison de la gravité des fausses déclarations du demandeur, il incombait à celui‑ci d’établir de très solides arguments sur les motifs d’ordre humanitaire pour obtenir la mesure spéciale qu’il demandait. Le tribunal a tenu compte de l’objectif de la LIPR qui est de veiller à la réunification des familles, mais il ajouté que cet objectif ne doit pas être évalué isolément. La SAI a pondéré ses conclusions en tenant compte du cumul de chacun des facteurs énoncés dans la décision Wang et elle a conclu que le demandeur n’avait pas fait la preuve de l’existence de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier la prise d’une mesure spéciale, vu le seuil très élevé qu’il devait atteindre pour l’obtenir.

III.  Le cadre législatif

[16]  Comme je l’ai indiqué ci‑dessus, la SI a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada, en application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, en raison de fausses déclarations et elle a pris une mesure d’exclusion. Le demandeur a interjeté appel de la mesure d’exclusion devant la SAI sous le régime du paragraphe 63(3). La SAI a étudié le pourvoi en appel du demandeur fondé sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu des dispositions suivantes de la LIPR :

Fondement de l’appel

 

Appeal allowed

67(1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

67(1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

 

[…]

[…]

 

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a – compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché – des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 

[…]

[…]

 

Sursis

 

Removal order stayed

68(1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a – compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché – des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

68(1) To stay a removal order, the Immigration Appeal Division must be satisfied, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, that sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 

[17]  Ces deux dispositions créent un mécanisme qui permet à la SAI de traiter les circonstances exceptionnelles. Une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire par la SAI est hautement discrétionnaire et exige que le tribunal étudie et soupèse les circonstances de l’affaire dont il est saisi à l’intérieur des paramètres délimités par les facteurs de la décision Wang.

IV.  La question en litige

[18]  La question en litige dans la présente demande consiste à savoir si la décision était raisonnable. Les observations du demandeur qui remettent en question le caractère raisonnable de la décision portent principalement sur l’application et l’analyse du critère de l’intérêt supérieur des enfants faite par la SAI.

V.  La norme de contrôle applicable

[19]  Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à une décision de la SAI de ne pas accorder une mesure fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable et que la Cour doit faire preuve d’une retenue considérable quand elle contrôle une décision de cette nature (Islam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 80, aux par. 7 et 8; Gill c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1158, au par. 27; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux par. 57 à 59; voir plus généralement Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 44 (Kanthasamy)). Par conséquent, la décision de la SAI ne sera annulée que si elle présente des lacunes sur le plan de la justification, de la transparence ou de l’intelligibilité, ou si elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits particuliers du dossier du demandeur et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

VI.  Analyse

[20]  Le demandeur fait valoir que la SAI a mal appliqué le critère de l’intérêt supérieur des enfants dans sa décision. Il affirme que le tribunal a employé un raisonnement à rebours en statuant en premier lieu que le demandeur serait renvoyé du Canada, puis en décidant que sa famille avait la possibilité de déménager en Chine avec lui. Le demandeur allègue que la SAI a omis de poser la bonne question, laquelle consistait à savoir s’il était dans l’intérêt supérieur des enfants que leur père soit renvoyé du Canada.

[21]  Pour sa part, le défendeur allègue que la SAI a tenu compte de manière raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur. La SAI a conclu que le renvoi du demandeur aurait des effets défavorables pour ses enfants et elle a accordé un poids considérable à l’intérêt supérieur des enfants à l’appui de la mesure spéciale fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le tribunal a ensuite adéquatement soupesé ce facteur par rapport aux autres facteurs énoncés dans la décision Wang et a conclu que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants n’était pas déterminante en ce qui concerne le dossier du demandeur.

[22]  Je suis du même avis que le défendeur et je viens à la conclusion que la SAI a tenu compte de manière raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants dans le cadre des paramètres de la décision Wang. La SAI a débuté son analyse en précisant ce qui suit : « j’ai conscience que le renvoi de l’appelant aura vraisemblablement un effet défavorable sur [les enfants] ». Cette affirmation va au cœur de l’argument du demandeur concernant l’analyse « à rebours » faite par le tribunal. Toutefois, le reste de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par la SAI doit être pris en considération. De plus, l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant doit être faite en parallèle avec l’appréciation par le tribunal de l’effet de tout renvoi du demandeur sur la famille de celui‑ci dans son ensemble, étant donné que le tribunal a également abordé la question des intérêts des enfants dans le cadre de cette appréciation.

[23]  La décision de la SAI s’inscrit dans le contexte d’une mesure d’exclusion en cours contre le parent de deux enfants. Les enfants eux‑mêmes ne font pas l’objet d’un renvoi. L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par la SAI au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR dans le cadre d’un appel d’une mesure d’exclusion visant le parent est différente de celle qu’elle devrait faire au titre du paragraphe 25(1) dans le cadre de l’examen d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, dans laquelle le renvoi contesté concerne l’enfant. Les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy s’appliquent à l’appréciation par la SAI de l’intérêt supérieur des enfants, mais la structure de l’évaluation découle du renvoi possible du parent.

[24]  Le renvoi d’un parent a pratiquement toujours des effets défavorables sur ses enfants. Toutefois, le fait qu’une personne a des enfants au Canada ne signifie pas qu’elle ne peut pas être renvoyée. Dans le contexte du renvoi possible d’un parent, la SAI est plutôt tenue d’apprécier l’intérêt supérieur des enfants. Dans ce sens, dans la première phrase de sa décision, la SAI énonce une évidence, à savoir que le renvoi du demandeur, s’il devait avoir lieu, aurait un effet défavorable sur ses enfants.

[25]  Le demandeur s’en remet à l’analyse effectuée par mon collègue le juge Gleeson dans la décision Ondras c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 303, au paragraphe 11 :

[11] L’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant par l’agent était sans aucun doute affectée par la pauvreté de la preuve. Cependant, dans le cadre de la preuve qui lui avait été présentée, l’agent devait identifier et définir les intérêts supérieurs de l’enfant et examiner ces intérêts « avec beaucoup d’attention » à la lumière de toute la preuve (Kanthasamy CSC, au paragraphe 39). Ce n’est pas ce qu’il a fait en l’espèce. L’analyse a plutôt minimalisé l’intérêt supérieur de l’enfant en partant de la position que la mère serait renvoyée. La présomption de renvoi a été aggravée par le défaut de traiter de toute la preuve qui se rapportait aux intérêts de l’enfant.

[26]  Dans l’affaire Ondras, les demandeurs étaient une famille originaire de la République tchèque et avaient présenté, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’une des demanderesses était la mère de l’enfant en question. Le père de l’enfant était un citoyen canadien et il n’était pas visé par la mesure de renvoi. Le juge Gleeson a conclu que l’agent chargé d’apprécier la demande avait omis de tenir compte de la preuve relative à l’intérêt supérieur de l’enfant (Ondras, au par. 10), y compris les rôles respectifs des deux parents comme pourvoyeurs, la nature de l’emploi du père au Canada et la question de savoir si son emploi lui permettrait de prendre adéquatement soin de son fils s’il demeurait au Canada après le renvoi de la mère.

[27]  On peut faire une distinction entre l’analyse de la SAI en l’espèce et celle de l’agent dans l’affaire Ondras. En premier lieu, la SAI n’a pas présumé que le demandeur serait renvoyé. Le tribunal a apprécié les conséquences d’un renvoi possible, comme il devait le faire en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. Deuxièmement, la SAI a pris en considération l’ensemble de la preuve concernant la situation de la famille dans deux parties de sa décision : les conséquences qu’aurait le renvoi du demandeur pour sa famille et l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Dans le cadre de son étude des conséquences qu’aurait le renvoi du demandeur sur sa famille – le cinquième facteur énoncé dans la décision Wang –, la SAI a accepté le témoignage de son épouse qui a affirmé que le demandeur joue un rôle important dans la vie de ses enfants. Le tribunal s’est également penché sur les rôles respectifs du demandeur et de son épouse dans l’éducation de leurs enfants, étant donné que ceux‑ci sont jeunes, sur les emplois des parents et sur la façon dont leurs heures de travail influent sur les soins donnés aux enfants, sur le rôle des grands‑parents maternels qui aident à prendre soin des enfants et sur la situation financière de la famille. Cette analyse n’avait pas été faite dans l’affaire Ondras.

[28]  Si on revient à l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, à la suite de son affirmation contestée au sujet des effets défavorables du renvoi du demandeur sur ses enfants, la SAI a indiqué qu’elle avait sérieusement étudié l’intérêt supérieur des enfants et a reconnu qu’il est toujours avantageux pour les enfants de vivre avec leurs deux parents. La SAI a ensuite apprécié la situation des enfants si le demandeur était renvoyé alors qu’ils demeureraient au Canada avec leur mère ainsi que leur situation si la famille devait déménager en Chine en raison du renvoi du père. Le tribunal s’est demandé si les enfants seraient capables de rendre visite à leur père en Chine pendant la période d’exclusion et il s’est interrogé sur les circonstances de la vie des enfants en Chine si la famille décidait de s’y installer au cours de cette période. En dernier lieu, la SAI a passé en revue les observations formulées dans le rapport de la psychologue au sujet de l’adaptation des enfants à la vie en Chine s’ils devaient y déménager ainsi que des conséquences pour les enfants s’ils demeuraient au Canada après le renvoi de leur père. Il est évident que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants qu’a faite la SAI portait sur les conséquences pour les enfants du renvoi de leur père. À mon avis, c’est l’analyse que le tribunal était tenu de faire, et elle ne signifie pas que le renvoi a été tenu pour acquis.

[29]  Le demandeur fait vigoureusement valoir que la SAI n’aurait pas dû présumer de la situation des enfants s’ils l’accompagnaient de plein gré avec leur mère lors de son renvoi. Il affirme que le commentaire du tribunal à ce sujet était conjectural. Le demandeur ajoute que l’analyse est teintée de racisme et de discrimination, ce qui contrevient à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi sur le Canada de 1982 (R.‑U.), 1982, c 11 (la Charte).

[30]  À mon avis, la SAI n’a pas commis d’erreur en tenant compte de la possibilité que les enfants du demandeur s’installent en Chine. En premier lieu, cette analyse est un élément nécessaire de l’obligation qu’a la SAI, selon l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, de prendre en considération l’ensemble de la situation de l’auteur d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La possibilité que l’épouse et les enfants du demandeur l’accompagnent en Chine a été évoquée dans le rapport de la psychologue :

[traduction]

En tant que citoyens canadiens qui sont habitués à la routine de leur vie dans ce pays, [les enfants] auront de la difficulté à s’adapter à la vie dans un autre pays comme la Chine. Selon [l’épouse du demandeur], si la famille est forcée de déménager en Chine, elle demanderait à revenir dans ce pays à la fin de la période de restriction de cinq ans, ce qui perturberait à nouveau les enfants. Par contre, si M. Liu était renvoyé seul, il existe une preuve abondante démontrant que la disparition, l’absence ou la non‑résidence au domicile du père est source de troubles émotionnels tant pour les fils que pour les filles. Par conséquent, il est recommandé de permettre au père de demeurer au Canada, car il s’agit du meilleur moyen de veiller aux intérêts de ses deux enfants, William et Vanessa, afin de leur éviter l’incertitude et la perturbation que provoquerait un déménagement en Chine.

[31]  Le demandeur allègue que la SAI n’était saisie d’aucun élément de preuve étayant l’hypothèse selon laquelle son épouse et ses enfants pourraient l’accompagner en Chine. En fait, il fait valoir que la loi chinoise empêche son épouse et ses enfants d’entrer dans le pays et que ses enfants n’auraient pas le droit de recevoir une éducation en Chine. Toutefois, cette observation contredit le rapport de la psychologue, dans lequel il est indiqué que la famille a l’intention de déménager avec le demandeur s’il est renvoyé. De plus, le demandeur n’a produit à l’appui de son argument aucune preuve en ce qui a trait à la loi chinoise. Il incombait au demandeur d’établir l’existence de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier la prise d’une mesure spéciale. Ayant évoqué la possibilité que sa famille s’installe en Chine, il lui incombait de faire la preuve de facteurs qui auraient empêché un tel déménagement et de tous les effets défavorables particuliers sur les enfants, au‑delà de la perturbation (Fouda c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1176, au par. 40 (Fouda)).

[32]  En deuxième lieu, il n’est pas en soi discriminatoire de se demander si les enfants d’une personne pourraient l’accompagner au moment de son renvoi. En l’espèce, la SAI a pris acte du fait que l’épouse du demandeur est d’origine chinoise et a déjà vécu en Chine. Le tribunal s’est ensuite penché sur la possibilité que la famille s’installe en Chine. La décision ne reflète pas l’allégation du demandeur selon laquelle [traduction« le commissaire de la SAI s’est livré à une analyse manifestement discriminatoire fondée sur la race » quand il a apprécié la possibilité que la famille du demandeur se joigne à lui en Chine.

[33]  L’observation du demandeur selon laquelle la SAI a omis de poser la bonne question – qui consistait à savoir si le renvoi du demandeur était dans l’intérêt supérieur des enfants –, cerne uniquement le point de départ de l’analyse exigée. La SAI a répondu à cette question dès le début de son analyse relative à l’intérêt supérieur des enfants en affirmant que « le renvoi de l’appelant aura vraisemblablement un effet défavorable » sur les enfants. Cette réponse ne met pas un terme à l’analyse relative à l’intérêt supérieur des enfants, étant donné que le tribunal était tenu de prendre en considération la nature et les conséquences de cet effet défavorable pour être en mesure d’apprécier l’intérêt supérieur des enfants par rapport aux autres facteurs de la décision Wang. La SAI l’a fait en appréciant l’effet défavorable de tout renvoi si les enfants demeuraient au Canada ou s’ils accompagnaient le demandeur et leur mère en Chine.

[34]  L’intérêt supérieur des enfants est l’un des facteurs énoncés dans la décision Wang que la SAI était tenue de prendre en considération dans son appréciation de l’appel fondé sur des motifs d’ordre humanitaire interjeté par le demandeur. Même s’il a conclu que des solutions s’offraient au demandeur et à sa famille en cas de renvoi, le tribunal a néanmoins statué que l’intérêt supérieur des enfants était un élément qui était très favorable à l’appel du demandeur. Le tribunal a tenu compte individuellement de chaque facteur et a évalué leur effet cumulatif :

À mon avis, l’appelant n’a pas établi qu’il y a des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales en l’espèce, étant donné le seuil très élevé qu’il doit atteindre. L’intérêt supérieur de ses enfants, que j’ai jugé non déterminant, les difficultés émotionnelles pour lui et sa famille en raison de la séparation de cinq ans et la période passée au Canada par l’appelant et son degré d’établissement au pays constituent les facteurs favorables les plus importants en l’espèce. Lorsque je soupèse ces facteurs avec la gravité des fausses déclarations et l’absence de remords de l’appelant, j’estime qu’il n’y a pas, compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, de motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

[35]  Le demandeur allègue que la SAI a omis de tenir compte de l’effet cumulatif des facteurs énoncés dans la décision Wang, mais il est évident à la lecture de la partie finale de la décision que le tribunal a apprécié et soupesé cumulativement les facteurs. Il ne revient pas à la Cour de faire une nouvelle évaluation de la preuve produite devant la SAI.

[36]  En terminant, je statue que la décision est raisonnable et que la SAI n’a commis aucune erreur susceptible de révision dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur ou des autres facteurs énoncés dans la décision Wang. La décision reflète une conclusion qui, compte tenu de la preuve au dossier, fait partie des issues possibles du dossier du demandeur. Par conséquent, la demande sera rejetée.

VII.  Question certifiée

[37]  Le défendeur n’a posé aucune question à certifier. Le demandeur a soumis deux questions à certifier :

1.  Dans une analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant, quand un enfant né au Canada est en cause, le décideur a‑t‑il compétence pour se livrer à une analyse qui tient compte du fait que les enfants nés au Canada sont en fait renvoyés avec le ou les parents en accompagnant les parents? (Première question)

2.  L’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant est‑elle différente selon que l’on a affaire à des enfants qui n’ont pas de statut au Canada ou à des enfants nés au Canada, et dont le ou les parents sont renvoyés? (Deuxième question)

[38]  Dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au paragraphe 46, la Cour d’appel fédérale a résumé les critères encadrant la certification d’une question en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR :

[46] La Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2017 CAF 130, au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle‑même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).

[39]  Selon le demandeur, étant donné que la LIPR ne s’applique pas aux citoyens canadiens, la SAI n’a pas compétence pour se pencher sur un renvoi en invoquant le fait que les membres de sa famille nés au Canada accompagneraient la personne renvoyée du Canada. Voici comment le demandeur présente cette question :

[traduction]

Il est allégué que la SAI n’a pas compétence et outrepasse sa compétence si elle fait une chose sans présumer que les enfants nés au Canada y demeureront pendant que le ou les parents seront renvoyés et sans analyser l’effet du renvoi sur un enfant né au Canada qui y demeurerait après le renvoi.

Première question : Dans une analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant, quand un enfant né au Canada est en cause, le décideur a‑t‑il compétence pour se livrer à une analyse qui tient compte du fait que les enfants nés au Canada sont en fait renvoyés avec le ou les parents en accompagnant le ou les parents?

[40]  Le paragraphe 162(1) de la LIPR prévoit que la SAI a compétence exclusive pour décider toutes les questions de droit et de fait dans le cadre des instances dont elle est saisie, y compris les questions de compétence. Le demandeur n’a soulevé devant la SAI aucune question sur la compétence, en dépit du fait que la possibilité que ses enfants l’accompagnent en Chine lors de son renvoi a été soulevée dans le rapport de la psychologue. De plus, il est bien établi en droit que la SAI doit prendre en considération toutes les circonstances de l’affaire dont elle est saisie pour faire son appréciation au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR (Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au par. 4; Fouda, aux par. 41 et 42 et qu’elle peut tenir compte de la possibilité qu’un enfant canadien accompagne son parent renvoyé. Par conséquent, je conclus que la première question ne soulève pas une question grave ou de portée générale, et elle ne sera pas certifiée.

Question 2 :  L’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant est‑elle différente selon que l’on a affaire à des enfants qui n’ont pas de statut au Canada ou à des enfants nés au Canada, et dont le ou les parents sont renvoyés?

[41]  Le défendeur fait valoir que la deuxième question proposée par le demandeur en vue de la certification ne repose pas sur les faits sous‑jacents de l’espèce. Le demandeur allègue que la question découle des faits de l’espèce, étant donné que les enfants en question sont des enfants canadiens, et il ajoute que le préjudice que subiraient ses enfants nés au Canada devrait avoir un poids supérieur à celui qui serait infligé à des enfants qui ne sont pas nés au Canada.

[42]  Dans l’arrêt Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 48, le juge de Montigny s’est exprimé comme suit, au paragraphe 3 :

[3] En d’autres termes, la certification d’une question ne constitue pas une occasion pour demander un renvoi à cette Cour; la question doit avoir été soulevée et tranchée en première instance et avoir un impact sur le résultat du litige : Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89 aux paras 11‑12, [2004] A.C.F. no 368; Lai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2015 CAF 21 au para 4, [2015] A.C.F. no 125.

[43]  Je suis d’avis que la deuxième question s’inscrit à l’intérieur des paramètres établis par le juge de Montigny et qu’elle est de la nature d’une demande de renvoi. La question de savoir si la SAI était tenue de prendre en considération l’effet du renvoi du demandeur sur ses enfants nés au Canada plus attentivement que s’ils étaient nés à l’extérieur du Canada n’a pas été plaidée devant moi et n’était pas déterminante pour la cause du demandeur. Pour ces motifs, la deuxième question ne sera pas certifiée.


JUGEMENT dans le dossier no IMM‑932‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de mars 2019

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑932‑18

 

INTITULÉ :

XSAIONG LIU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 SEPTEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 FÉVRIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Rocco Galati

POUR Le demandeur

Kareena R. Wilding

POUR Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rocco Galati Law Firm Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

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