Date : 20190208
Dossier : IMM‑839‑18
Référence : 2019 CF 165
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 8 février 2019
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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A.B.
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET |
défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue le 6 février 2018 par un agent d’immigration principal [l’agent] à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [ERAR].
I.
Le contexte
[2]
Le demandeur dit qu’il est venu au Canada et a demandé l’asile pour échapper à des cartels mexicains qui tentent de le trouver et de le tuer parce qu’il a fourni des informations à la Drug Enforcement Agency [DEA] des États‑Unis. Ces cartels, ajoute‑t‑il, l’ont longtemps poursuivi au Mexique et, s’il était renvoyé dans ce pays, il serait en danger.
[3]
Le demandeur n’a pas eu d’audience sur le fond de sa demande d’asile. Il a été déclaré interdit de territoire au Canada et inadmissible à présenter une demande d’asile parce qu’il a été reconnu coupable aux États‑Unis de voies de fait et d’agression armée. Ces infractions tombent sous le coup de la définition de « grande criminalité »
, qui est un motif d’exclusion d’une demande d’asile sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Une mesure d’expulsion a été prise contre lui le 23 novembre 2017.
[4]
Le 13 décembre 2017, le demandeur a présenté une demande d’ERAR et a fourni des observations détaillées à l’appui de sa demande de protection. L’agent a rejeté cette demande le 6 février 2018. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.
[5]
Il y a deux questions préliminaires à signaler. Premièrement, le 11 juillet 2018, notre Cour a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur. Deuxièmement, le 16 août 2018, la Cour a fait droit à la requête du demandeur pour que son nom soit remplacé par les initiales « A.B. »
dans l’intitulé de la cause, de même que dans tous les autres renseignements accessibles au public ou comptes rendus de son dossier. Cette ordonnance n’a pas été contestée devant moi, et je ne vois aucune raison de m’en écarter, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce ainsi qu’à la jurisprudence applicable (voir A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629, au paragraphe 9 [A.B. (2017)]).
II.
Les questions en litige
[6]
La présente affaire soulève deux questions :
- L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant de tenir une audience avant de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité au sujet des principales questions soulevées dans la demande du demandeur?
- L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que le Mexique pouvait assurer au demandeur une protection de l’État adéquate?
[7]
Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux deux questions, et j’en traiterai au moment d’analyser chacune d’entre elles.
III.
Analyse
A.
L’agent a‑t‑il commis une erreur en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité sans tenir d’audience?
(1)
La norme de contrôle applicable
[8]
Le demandeur fait valoir que la question de savoir s’il y a lieu de tenir une audience est une affaire d’équité procédurale, qu’il convient d’évaluer par rapport à la norme de la décision correcte, citant la décision Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132, au paragraphe 13 [Zmari]. Les défendeurs soulignent les dispositions législatives et réglementaires qui régissent la question de savoir s’il est nécessaire de tenir une audience (la question est décrite plus en détail ci‑après) et ils ajoutent que la norme de contrôle est la décision raisonnable, citant la décision Bicuku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 339, au paragraphe 19.
[9]
Le point de départ est que la plupart des demandes d’ERAR sont traitées par écrit. L’alinéa 113b) de la LIPR prévoit qu’« une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires »
, et les facteurs en question sont énumérés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR] :
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La jurisprudence de la Cour est partagée pour ce qui est de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la question de savoir si une audience est requise ou non. Dans certaines décisions, il a été conclu que la norme de contrôle applicable est la décision correcte, le motif étant qu’il s’agit d’une affaire qui a trait à l’équité procédurale. Dans d’autres, il a été conclu que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable, car la question en jeu comporte l’application du cadre législatif aux faits particuliers de l’affaire, c’est‑à‑dire qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit. Je ne passerai pas en revue la jurisprudence car cela a été fait de manière exhaustive dans plusieurs décisions récentes : voir, par exemple, Zmari, aux paragraphes 10 à 13; A.B. (2017), aux paragraphes 13 à 17; Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 474, aux paragraphes 9 et 10; Boakye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 831, au paragraphe 16; Perampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 909, aux paragraphes 14 à 16.
[11]
Je suis d’avis que la jurisprudence la plus récente sur la question tend à conclure que c’est la norme de la décision raisonnable qu’il y a lieu d’appliquer, eu égard au cadre législatif qui régit l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont un agent dispose. Il est utile de rappeler que l’arrêt de principe sur l’équité procédurale, Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, indique, aux paragraphes 23 à 27, que le cadre législatif est l’un des cinq facteurs qu’il faut prendre en considération pour évaluer l’équité procédurale. Plus récemment, la Cour suprême du Canada a confirmé une fois de plus l’existence d’une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique au décideur qui interprète sa loi habilitante (ou « constitutive »
) : voir Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31.
[12]
Le cadre et les critères qui s’appliquent à la décision d’un agent de tenir une audience ou non sont fixés par la LIPR et le RIPR et, pour ce qui est des questions concernant la manière dont un agent interprète la loi ou le règlement, la Cour appliquerait en général la norme de la décision raisonnable. Je signale que l’on peut appliquer plus aisément la norme de la décision correcte si la question en jeu consiste à savoir si les décisions que prend un agent à propos du déroulement de l’audience soulèvent des questions d’équité procédurale.
[13]
Toutefois, au vu des faits qui m’ont été soumis en l’espèce, je ne suis pas d’avis que l’application de l’analyse relative à la norme de contrôle à laquelle on procède habituellement est particulièrement utile (voir Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, aux paragraphes 52 à 55 [Huang]). Je trouve qu’il est préférable d’appliquer les directives récentes qu’a énoncées la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 :
[54] La Cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker. Une cour de révision fait ce que les cours de révision ont fait depuis l’arrêt Nicholson; elle demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi. […]
[14]
Pour examiner cette question, les facteurs qui suivent sont particulièrement pertinents. Le demandeur a présenté une demande d’audience précise et détaillée, en faisant référence aux facteurs énumérés à l’article 167 du RIPR. Toutefois, l’agent n’en a fait aucune mention, pas plus qu’il n’indique si – ou de quelle façon – il a évalué ces facteurs. En ce sens, il n’y a tout simplement aucune « décision »
à contrôler, hormis le fait que l’agent n’a pas tenu d’audience. De plus, le fait que le demandeur n’a pas eu d’audience antérieure est pertinent – cela n’est pas le cas lorsque la Section de la protection des réfugiés (SPR) a déjà évalué la demande – de sorte qu’il n’a pas eu la possibilité d’établir sa crédibilité ou de répondre à des doutes quelconques à ce sujet (A.B. (2017), au paragraphe 19). Enfin, comme je l’explique ci‑après, les doutes de l’agent quant à la crédibilité du demandeur constituent selon moi un élément important de la décision, et ils répondent aux critères énumérés à l’article 167. Compte tenu de ce qui précède, la question qui m’est soumise consiste à savoir « si un processus juste et équitable a été suivi »
, et je conclus que non.
(2)
L’agent a‑t‑il tiré des conclusions déguisées sur la crédibilité?
[15]
Aux dires du demandeur, l’agent a formulé, en lien avec la crédibilité, des conclusions défavorables et injustifiées au sujet de questions cruciales concernant sa crainte d’un risque prospectif s’il devait retourner au Mexique. Plus précisément, il n’a pas cru que des cartels mexicains cherchaient à tuer le demandeur. Le fait de tirer des conclusions relatives à la crédibilité à propos de l’élément fondamental de la demande d’un demandeur sans tenir d’audience contrevient à l’article 167 du RIPR et constitue un déni d’équité procédurale.
[16]
En l’espèce, la demande d’ERAR du demandeur comprenait sa déclaration sous serment détaillée, laquelle relatait pourquoi il croyait que les cartels étaient à sa poursuite, des détails sur une série de contacts avec des membres des cartels, de même que la façon dont il était parvenu chaque fois à s’échapper. Plusieurs éléments de cette déclaration ont suscité des doutes chez l’agent. Un bref sommaire des aspects fondamentaux du récit du demandeur aidera à situer l’affaire dans son juste contexte.
[17]
Le demandeur déclare qu’à l’époque où il vivait sans statut aux États‑Unis il a été arrêté parce qu’on avait trouvé dans le véhicule qu’il conduisait de la drogue, des armes et une grande quantité d’argent. Il a plaidé coupable à ces accusations. Il a ensuite été arrêté par des agents d’immigration américains et, pendant sa détention, un agent de la DEA l’a interrogé. Le demandeur ajoute qu’au cours de cet interrogatoire, dont cet agent avait fait un enregistrement vidéo, il a fait part d’informations sur son employeur aux États‑Unis ainsi que de ses soupçons au sujet de liens avec des membres du crime organisé au Mexique. Il a été expulsé au Mexique en août 2015.
[18]
C’est environ six mois plus tard qu’a commencé une série de contacts avec les cartels mexicains. Le demandeur a reçu un appel téléphonique de sa conjointe de fait (qui est aussi la mère de sa fille), disant qu’elle était retenue en otage par des membres des cartels. Il a enregistré cet appel téléphonique ainsi que d’autres, et il a transféré les enregistrements dans le disque dur de son ordinateur. Il a aussi été poursuivi par des individus à l’extérieur de son domicile, mais il a réussi à leur échapper. Il est plus tard revenu pour désinstaller le disque dur, qu’il a remis à sa grand‑mère afin qu’elle le garde en lieu sûr. Le demandeur l’a récupéré plus tard.
[19]
Au cours de la période qui a suivi, soit de janvier 2016 à octobre 2017, le demandeur a déménagé dans plusieurs villes différentes et il a vécu chez des amis, ensuite chez son père et, plus tard, chez un ami de ce dernier. À chaque endroit, dit‑il, il a été surveillé par des individus qui, croyait‑il, étaient des membres des cartels. Il a enregistré d’autres conversations menaçantes. À une occasion, craignant que des membres des cartels soient sur le point de lui mettre la main dessus, le demandeur a appelé la police. Cette affaire est décrite plus en détail ci‑après, mais il suffit de signaler ici que la police est bel et bien venue et que, une fois de plus, le demandeur est parvenu à échapper aux cartels.
[20]
Il est également important de noter que le demandeur a dit que les cartels étaient à sa recherche parce que les informations qu’il avait fournies à la DEA avaient été divulguées et qu’un ami, travaillant pour la police, l’avait prévenu de ne pas faire confiance à cette dernière en rapport avec des questions relatives aux cartels à cause de l’ampleur de la corruption policière.
[21]
Après avoir été coupé et blessé à la suite d’une agression commise par deux individus, le demandeur est allé se cacher et il a ensuite pris la fuite pour le Canada en octobre 2017.
[22]
Sur cette toile de fond, analysons maintenant la question de savoir si l’agent a tiré une conclusion déguisée au sujet de la crédibilité.
[23]
L’article 167 du RIPR exige que l’on tienne une audience si les trois critères prévus sont respectés. S’il ne se pose aucune question de crédibilité dans la décision d’un agent, il n’est pas nécessaire de tenir une audience. L’omission de tenir une audience peut être assimilable à un déni d’équité procédurale dans une situation où la décision repose sur une conclusion en matière de crédibilité à laquelle un demandeur n’a jamais eu la possibilité de répondre (Tekie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 27).
[24]
S’il n’y a aucune conclusion explicite quant à la crédibilité d’un demandeur, la Cour doit aller au‑delà du libellé de la décision pour déterminer si la question en était un élément fondamental, soit expressément, soit implicitement : voir, par exemple, Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275 [Majali]. Si la décision repose sur une conclusion implicite ou « déguisée »
au sujet de la crédibilité et que cette conclusion répond au critère de l’article 167 du RIPR, l’omission de tenir une audience est un motif pour l’infirmer.
[25]
En revanche, si un agent n’a pas tiré de conclusion déguisée au sujet de la crédibilité, mais a plutôt décidé simplement qu’un demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de persuasion parce qu’il n’y a pas assez de preuves à l’appui de la demande, l’omission de tenir une audience ne contrevient pas à l’article 167 du RIPR et n’est donc pas assimilable à un manquement à l’équité procédurale (Nhengu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 913 [Nhengu]).
[26]
Il peut être difficile de faire la distinction entre une conclusion de preuve insuffisante et une conclusion déguisée sur la crédibilité : Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 59, cité dans la décision Majali, au paragraphe 32. Cela oblige à examiner avec soin la décision que rend un agent, à la lumière du dossier.
[27]
Pour procéder à cette analyse, il est utile de rappeler les conseils utiles qu’a donnés le juge Russel Zinn dans la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 [Ferguson]. Dans cette affaire, le juge Zinn a conclu que, dans le cadre d’un ERAR, le fardeau de la preuve incombe au demandeur et l’agent doit soit évaluer la crédibilité de la preuve soumise et déterminer ensuite le poids à y attribuer, soit procéder simplement à un examen de la valeur probante ou du poids de la preuve, sans se prononcer sur la crédibilité. Dans les cas où il convient d’accorder peu de poids, voire aucun, à la preuve produite par le demandeur, il n’est peut‑être pas nécessaire d’en évaluer la crédibilité.
[28]
Dans la décision Ferguson, la principale question en litige avait trait à la question de savoir si la demanderesse s’était acquittée de son fardeau de prouver son orientation sexuelle, car il s’agissait là du fondement de sa demande. La seule preuve de cela figurait dans une déclaration de son ancienne avocate. L’agent avait conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau, et il n’avait donc pas accepté la demande d’ERAR. Le juge Zinn a refusé d’infirmer la décision, concluant que « [l]’agent ni ne croit ni ne croit pas que la demanderesse est lesbienne – il n’est pas convaincu. Il dit que la preuve objective n’établit pas qu’elle est lesbienne »
(au paragraphe 34). Il est toutefois utile de signaler le passage suivant, tiré de la décision :
[32] Lorsque, comme c’est le cas ici, le fait allégué est essentiel à la demande d’ERAR, il est loisible à l’agent d’exiger du demandeur des preuves corroborantes pour qu’il s’acquitte de sa charge de la preuve. Si la déclaration avait été faite par la demanderesse dans un affidavit présenté avec sa demande, elle aurait mérité de recevoir un plus grand poids que celui qui lui a été accordé. Si la déclaration avait été étayée par une preuve corroborante telle que le témoignage de sa ou de ses partenaires lesbiennes, des déclarations publiques et d’autres preuves semblables, elle se serait vu accorder un poids encore plus grand.
[29]
En l’espèce, le demandeur soutient qu’une bonne part de l’examen que l’agent a fait de la preuve revient à mettre en doute la véracité de son récit ou à examiner si ses actes correspondent à ce qui serait, aux yeux de l’agent, un comportement raisonnable de la part d’une personne se trouvant dans de telles circonstances. Pour illustrer ce raisonnement, le demandeur cite deux conclusions importantes que l’agent a tirées.
[30]
Premièrement, l’agent a dit douter que le demandeur, à deux occasions, avait dit à la police qu’il était poursuivi par les cartels. Ce dernier avait indiqué dans son affidavit qu’il avait appelé la police parce qu’il craignait que des membres des cartels soient sur le point de s’introduire dans une maison où il se cachait. Se faisant passer pour un voisin, il avait appelé la police pour se plaindre du bruit. Il n’avait pas signalé qu’il fuyait les cartels. Plus tard, le demandeur avait été agressé par deux individus qui, dit‑il, appartenaient à des cartels.
[31]
L’agent admet que cette agression a eu lieu, mais il signale que le demandeur n’a pas mentionné à la police qu’elle était liée aux cartels, pas plus qu’il n’a fourni les enregistrements des conversations téléphoniques, lesquels auraient constitué une preuve qu’on le poursuivait. L’agent indique qu’il aurait [traduction] « trouvé raisonnable »
que le demandeur fasse part de cette information à la police s’il était réellement traqué, menacé et harcelé par les cartels depuis plus d’un an.
[32]
Deuxièmement, l’agent a eu des doutes au sujet de l’omission du demandeur de produire les disques durs contenant la preuve des conversations téléphoniques enregistrées. Le demandeur a dit avoir appris pourquoi les cartels étaient à sa recherche en écoutant les messages avec l’aide d’un logiciel audio. Il a ajouté qu’il avait pris des mesures pour sauvegarder les disques durs et qu’il les avait apportés avec lui à plusieurs endroits différents pendant qu’il tentait d’échapper aux cartels. L’agent écrit : [traduction] « [i]l est évident que les disques durs ont de la valeur pour [le demandeur], car il les a conservés près de lui, même s’il fuyait de ville en ville. À en juger par son récit, il est raisonnable de croire qu’il les aurait apportés au Canada; je signale toutefois qu’il ne les a pas fournis en preuve à l’appui de sa demande d’ERAR »
.
[33]
Le demandeur souligne ces conclusions, ainsi que d’autres, à l’appui de son argument selon lequel l’agent a fondé sa décision sur de sérieuses questions concernant sa crédibilité, relativement à des preuves qui se situent au cœur de sa demande de protection et qui, si l’on y avait ajouté foi, auraient justifié que l’on accueille la demande d’ERAR. Cela tombe directement sous le coup des facteurs énoncés à l’article 167 du RIPR, et il aurait donc fallu tenir une audience.
[34]
Les défendeurs sont d’avis que l’agent n’a pas tiré de conclusion quant à la crédibilité, mais qu’il a plutôt jugé simplement que le demandeur n’avait pas fourni assez de preuves pour s’acquitter de son fardeau de persuasion (Manickavasagar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 429).
[35]
Les défendeurs soutiennent de plus que même si l’agent fait bel et bien état de l’absence de preuve corroborante, ce n’était pas là le fondement de la décision défavorable. L’agent a plutôt considéré les incohérences et l’invraisemblance générale de la version des faits du demandeur, de pair avec le caractère adéquat de la protection de l’État, comme les éléments clés qui étayaient la conclusion défavorable. Les défendeurs font valoir qu’il s’agit là d’un résultat raisonnable, au vu des faits et du droit.
[36]
Il ressort d’un examen de la décision que l’agent a tiré un certain nombre de conclusions importantes, sans mentionner expressément la question de la crédibilité. Il y a donc lieu de se demander s’il a tiré des conclusions déguisées sur la crédibilité. Pour évaluer cette thèse, il n’existe aucune formule magique, mais il est utile de rappeler quelques concepts juridiques de base. La question de la crédibilité consiste essentiellement à savoir si la preuve est vraisemblable; ce concept est différent de celui du poids ou de la valeur probante. Comme l’a écrit le juge Denis Gascon dans la décision Huang, au paragraphe 42 :
[42] Le terme « crédibilité » est souvent utilisé à tort dans un sens élargi pour signifier que les éléments de preuve ne sont pas convaincants ou suffisants. Il s’agit toutefois de deux concepts différents. L’évaluation de la crédibilité est liée à la fiabilité de la preuve. Lorsqu’on conclut que la preuve n’est pas crédible, on conclut que l’origine de la preuve (par exemple, le témoignage du demandeur) n’est pas fiable. La fiabilité de la preuve est une chose; cependant, la preuve doit aussi avoir une valeur probante suffisante pour satisfaire à la norme de preuve applicable. L’évaluation de la suffisance porte sur la nature et la qualité des éléments de preuve qu’un demandeur doit présenter pour obtenir réparation, sur leur valeur probante et sur l’importance que le juge des faits doit accorder aux éléments de preuve, qu’il s’agisse d’une cour ou d’un décideur administratif. […]
(Voir aussi la décision récente du juge Sébastien Grammond dans l’affaire Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14.)
[37]
L’agent a exprimé des doutes sur plusieurs aspects du récit du demandeur. Celui‑ci a déclaré qu’il avait enregistré des conversations téléphoniques qui confirmaient que des membres des cartels étaient à sa recherche, et qu’il avait pris des mesures pour transférer ses enregistrements dans des disques durs et, ensuite, pour récupérer ces derniers à plusieurs occasions. Les informations figurant dans les disques durs n’ont pas été fournies à l’agent, et le demandeur n’a pas expliqué pourquoi elles n’étaient pas disponibles. De plus, au cours de cette période, le demandeur a séjourné chez plusieurs membres de sa famille et amis, mais aucune information à leur sujet n’a été fournie pour corroborer son récit. Par ailleurs, il a communiqué deux fois avec la police, mais il n’a mentionné à aucune de ces occasions qu’il était en danger à cause des cartels. L’agent admet que le demandeur a été agressé, mais il conclut que le comportement des agresseurs concordait avec une [traduction] « tentative de meurtre ciblée »
.
[38]
Après examen de la preuve, l’essentiel des conclusions de l’agent figure dans le passage suivant :
[traduction]
J’admets que le demandeur s’est fait voler et a été agressé par deux hommes le 9 juillet 2017, mais je conclus qu’il a produit peu de preuves pour montrer que des membres des cartels l’ont ciblé, harcelé et menacé entre les mois de mai 2016 et de juillet 2017 au Mexique. Indépendamment de la question de savoir si le demandeur a produit une preuve corroborante suffisante pour confirmer ses allégations, je conclus qu’il n’a pas réfuté la présomption d’une protection de l’État.
[39]
La question consiste à savoir si, après lecture de la décision dans son intégralité et examen du dossier, l’agent a tiré une conclusion déguisée au sujet de la crédibilité. Les défendeurs soutiennent que ce dernier a simplement conclu qu’il n’y avait pas assez de preuves pour étayer la demande du demandeur. Celui‑ci soutient qu’il faudrait ajouter foi à la déclaration sous serment détaillée, à moins qu’il y ait des raisons valables pour douter de sa véracité (Maldonado c Canada (Emploi et Immigration) (1979), [1980] 2 CF 302, 31 NR 34, au paragraphe 5 (CAF)). De plus, une inférence défavorable « [peut] seulement être [tirée] lorsque le demandeur n’a également pas été en mesure d’expliquer pourquoi il n’a pas fourni de documents corroborants »
(Dundar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1026, au paragraphe 22).
[40]
La présente affaire n’est pas simple, car il existe de part et d’autre des arguments valables. D’une part, on peut comprendre que l’agent s’attendait à ce que le demandeur produise les disques durs contenant les enregistrements des conversations téléphoniques ou qu’il explique pourquoi ils n’étaient pas disponibles. Il s’agit là, à l’évidence, d’une preuve hautement pertinente et probante, et le fait que le demandeur ait fait de grands efforts pour sauvegarder les disques durs et les apporter avec lui à divers endroits montre qu’ils étaient précieux à ses yeux. Il incombe au demandeur d’avancer ses meilleurs arguments (Nhengu, au paragraphe 6). L’agent n’a donc pas commis d’erreur en signalant que les disques durs n’avaient pas été fournis et qu’on n’avait pas expliqué leur absence. Dans le même ordre d’idées, le demandeur déclare qu’au cours de cette période il a vécu chez des amis et des membres de sa famille, mais aucune information n’a été fournie de leur part et on n’a pas expliqué pourquoi cette preuve ne pouvait pas être obtenue. L’agent n’a pas non plus commis d’erreur en signalant ce fait dans le cadre de l’analyse.
[41]
D’autre part, l’agent ne fait mention d’aucune raison précise pour douter de la déclaration sous serment détaillée du demandeur. Il n’y a aucune conclusion explicite quant à la crédibilité – l’agent ne parle pas de la crédibilité dans sa décision. Il n’explique pas pourquoi la demande d’audience précise est rejetée, malgré les conclusions concernant l’absence de preuve corroborante et les préoccupations relatives à la crédibilité du demandeur (voir Gombos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 850, aux paragraphes 42 et 43; Csoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 653, au paragraphe 14). Il est également pertinent que le demandeur n’a pas eu d’audience devant la SPR et n’a donc jamais eu la possibilité de dissiper des doutes quelconques au sujet de la crédibilité (A.B. (2017), aux paragraphes 15 à 19).
[42]
De plus, l’agent évalue la conduite du demandeur par rapport à la norme suivante : ce qui aurait été, à ses yeux, un comportement raisonnable dans les circonstances. À la lecture de la décision, en appliquant cette norme l’agent indique – ne serait‑ce qu’implicitement – qu’il avait de sérieux doutes à propos de la véracité du récit du demandeur.
[43]
Pour toutes ces raisons, je conclus que l’agent a bel et bien tiré une conclusion déguisée au sujet de la crédibilité, relativement à une preuve du demandeur qui tombe sous le coup des critères énumérés à l’article 167 du RIPR. Je conclus également que, dans les circonstances de l’espèce, l’omission de tenir une audience n’était pas juste ni équitable, et qu’il s’agissait donc d’une erreur.
B.
L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que le Mexique pouvait assurer une protection de l’État adéquate?
(1)
La norme de contrôle applicable
[44]
Le demandeur soutient que l’analyse que fait l’agent de la protection de l’État est déraisonnable parce qu’il a mal saisi et mal énoncé le droit relatif à la protection de l’État et, aussi, parce qu’il a accordé un poids excessif à certains éléments de preuve tout en faisant abstraction de la majeure partie des éléments les plus pertinents.
[45]
Le demandeur est d’avis que la norme de contrôle qui s’applique à l’énoncé du critère approprié est la décision correcte, et que la norme de la décision raisonnable vise l’application de ce critère aux faits. Les défendeurs font valoir que l’analyse de la protection de l’État est susceptible de contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable. Je souscris à la description que fait le demandeur de la bonne manière d’aborder la norme de contrôle, compte tenu de la jurisprudence constante de notre Cour (voir Szalai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 972, au paragraphe 27).
(2)
L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que le Mexique pouvait assurer une protection de l’État adéquate?
[46]
La loi exige que l’on évalue si un demandeur d’asile peut bénéficier d’une protection adéquate contre la persécution qu’il craint. Cela oblige à évaluer plusieurs facteurs. Les États sont présumés être capables de protéger leurs citoyens, sauf s’ils sont dans un état d’effondrement complet. Pour réfuter la présomption d’une protection adéquate de l’État, il faut, d’une part, qu’il y ait une preuve claire et convaincante que l’État ne peut pas ou ne veut pas protéger ses citoyens et, d’autre part, que cette preuve convainque le décideur selon la prépondérance des probabilités (voir Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689; Flores Carrillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2008] 1 RCF 3 (CF)). Ce qui est nécessaire, c’est que l’État prenne des mesures efficaces qui donnent lieu à une protection adéquate de sa part; les efforts de bonne foi qui ne donnent pas de résultats ne suffisent pas. Il suffit toutefois que la protection soit « adéquate »
; aucun État ne peut garantir la perfection (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Villafranca (1992), 18 Imm LR (2d) 130 (CAF)).
[47]
La manière dont l’agent analyse cette question repose sur deux piliers. Premièrement, il conclut que chaque fois que le demandeur s’est adressé à la police, il a obtenu la réponse qu’il souhaitait. La police s’est présentée à la maison et a dit aux hommes qui la surveillaient de s’en aller, et elle est ensuite revenue peu après, quand le demandeur s’est plaint que les mêmes individus étaient revenus. Après l’agression, la police a pris la plainte du demandeur. Comme l’agent l’a fait remarquer, on ne peut pas reprocher à la police d’avoir omis de considérer ces incidents comme étant liés aux cartels si le demandeur n’a jamais évoqué qu’il s’agissait là d’un problème.
[48]
Deuxièmement, l’agent prend note des efforts faits par le Mexique pour améliorer la situation de la sécurité et pour lutter contre la corruption officielle, notamment le déploiement de nouveaux effectifs militaires, la création d’un nouvel organisme de coordination des mesures de lutte contre les enlèvements ainsi que l’amélioration des enquêtes criminelles portant sur des activités liées au crime organisé. Se fondant sur l’examen de la preuve, l’agent écrit :
[traduction]
Je reconnais qu’au Mexique le degré de protection de l’État n’est pas parfait et qu’il existe encore des problèmes de corruption officielle; je suis toutefois convaincu que le gouvernement mexicain a pris de sérieuses initiatives pour s’attaquer au problème et a fait montre de son engagement et de sa capacité à assurer à ses citoyens un degré acceptable de protection étatique.
[49]
L’agent conclut que le demandeur n’a pas réfuté la présomption d’une protection de l’État.
[50]
Le demandeur se plaint que l’agent a mal énoncé le critère juridique et qu’il a fait abstraction du gros des éléments de preuve tout en accordant un poids excessif à la preuve de la réalisation de progrès. Comme l’a indiqué le demandeur dans ses observations écrites : [traduction] « L’arrestation de 500 personnes [pour leur implication dans des activités liées au crime organisé] dans un pays de 130 millions d’habitants et de 20 000 meurtres par année n’est pas un indicateur raisonnable de l’efficacité des services de police »
.
[51]
Bien que je sois sensible à l’argument du demandeur, et que je convienne que certains des renvois aux éléments de preuve ne semblent pas particulièrement convaincants, il m’est impossible de souscrire à cet argument, car le demandeur demande essentiellement à la Cour de soupeser de nouveau la preuve. Il ne s’agit pas du rôle qui lui incombe au stade du contrôle judiciaire, comme cela a été confirmé à maintes reprises (voir, par exemple, Gari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 660, au paragraphe 14). L’évaluation de la protection de l’État se situe au cœur même de l’expertise de l’agent, et il s’agit fondamentalement d’un examen des faits. Comme l’a fait remarquer le juge Alan S. Diner dans la décision Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367, au paragraphe 23 [Lakatos] : « […] la Cour a statué à maintes reprises que la question de savoir si une analyse de la protection de l’État résistera à l’examen dans le cadre d’un contrôle judiciaire [s’applique] expressément [à] chaque affaire, et dépend de la façon dont le décideur a effectué son analyse compte tenu des éléments de preuve produits à l’égard des circonstances particulières du demandeur […] »
.
[52]
La manière dont l’agent énonce le critère juridique n’est pas parfaite, mais ce fait en soi n’est pas un motif pour infirmer la décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 17 et 18). Les motifs n’ont pas à être parfaits. Il est évident en l’espèce que l’agent a examiné à la fois les mesures prises par le gouvernement mexicain et leur effet concret. Même s’il n’a pas employé le terme, l’agent vérifiait clairement s’il ressortait de la preuve que les mesures prises étaient adéquates du point de vue opérationnel. Cela concorde avec le critère juridique (Lakatos, au paragraphe 21).
[53]
Par ailleurs, je ne suis pas d’avis que l’agent a commis une erreur en concluant, d’une part, que le demandeur a reçu une réponse de la police lorsqu’il a sollicité son aide et, d’autre part, que le gouvernement du Mexique a pris des mesures qui ont eu un certain effet pour ce qui est d’améliorer la sécurité de l’État et de lutter contre le crime organisé. Les deux conclusions sont étayées dans le dossier, et il incombe à l’agent de décider quel poids attribuer à la preuve particulière qui lui est soumise.
IV.
Conclusion
[54]
Pour les raisons qui précèdent, je fais droit à la présente demande de contrôle judiciaire. L’affaire sera renvoyée à un agent différent en vue d’un nouvel examen.
[55]
Le demandeur a proposé une question à certifier au sujet de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la décision que prend un agent de tenir ou non une audience dans le cadre d’une demande d’ERAR, mais uniquement si cette question était déterminante quant à l’issue. Les défendeurs se sont opposés à la demande de certification, signalant que chaque affaire dépend des faits qui lui sont propres.
[56]
Compte tenu de l’analyse qui précède, il n’est nul besoin d’examiner si une telle question satisferait au critère applicable en matière de certification.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑839‑18
LA COUR ORDONNE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un agent différent en vue d’un nouvel examen.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« William F. Pentney »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 30e jour d’avril 2019
Julie Blain McIntosh
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑839‑18
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INTITULÉ :
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A.B. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 9 OCTOBRE 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE PENTNEY
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 8 FÉVRIER 2019
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COMPARUTIONS :
Kevin Wiener
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POUR LE DEMANDEUR
|
Stephen Jarvis
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Wiener Law Professional Corporation
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LES DÉFENDEURS
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