[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2019
En présence de monsieur le juge Barnes
demanderesse
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et
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Mme Aguirre est une femme noire de 30 ans qui a quitté la Colombie pour le Canada en 2015. Plus tard cette année‑là, elle a présenté une demande d’asile, mais cette demande a, en fin de compte, été rejetée. Mme Aguirre a donné naissance à une fille à Vancouver le 18 décembre 2015. On s’attend à ce que toutes les deux retournent en Colombie si Mme Aguirre est renvoyée.
[3]
Mme Aguirre et son frère, Arinson, ont demandé une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire le 25 septembre 2017. Mme Aguirre invoquait l’intérêt supérieur de son enfant canadien, les facteurs relatifs à l’établissement et les considérations liées à la santé. Sa demande a été rejetée le 15 mai 2018. C’est cette décision qu’elle conteste en l’espèce.
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Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie. La question déterminante porte sur le caractère suffisant de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par l’agent. Il n’est pas nécessaire que j’examine tous les autres arguments présentés par l’avocat, outre l’observation selon laquelle le traitement de la situation médicale de Mme Aguirre par l’agent laissait également à désirer.
[5]
La contestation par Mme Aguirre de l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par l’agent soulève une question mixte de fait et de droit et doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44, 391 DLR (4e) 644 [Kanthasamy]. Je souscris aussi à la position exprimée par le juge Alan Diner dans la décision Miyir c Canada, 2018 CF 73, 287 ACWS (3e) 737, lorsqu’il faisait remarquer que, même s’il convient de faire preuve d’une grande déférence à l’égard des décideurs statuant sur des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, cette déférence n’est pas un « chèque en blanc »
. Les motifs donnés doivent tout de même répondre aux critères de transparence, de justification et d’intelligibilité énoncées dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190.
[6]
Les commentaires de l’agent relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant ne comportent aucune analyse significative de la preuve en ce qui concerne les difficultés auxquelles un enfant noir vivant en Colombie est exposé. La décision comprend quelques truismes inutiles au sujet des avantages de vivre aux soins d’un parent empreint de sollicitude et de la résilience des jeunes enfants aux circonstances changeantes, mais la description de la situation qui prévaut est limitée à la tiède reconnaissance selon laquelle [traduction] « les conditions actuelles dans le pays sont loin d’être favorables pour les Afro‑Colombiens »
.
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Afin d’effectuer une analyse appropriée de l’intérêt supérieur de l’enfant, il ne suffit pas de mentionner la preuve pour la forme, sans conviction. Je rejette l’argument du ministre selon lequel on peut faire abstraction de la préoccupation relative au caractère suffisant des motifs on peut raisonnablement du fait que la preuve a évidemment été prise en compte et appréciée de façon favorable à la famille.
[8]
La Cour suprême du Canada a énoncé dans Kanthasamy que l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant qui doit être effectuée dans le contexte un examen des motifs d’ordre humanitaire nécessite la prise en compte d’une multitude de facteurs relatifs au bien‑être émotionnel, social, culturel et physique de l’enfant. La liste comprend les conditions dans le pays, l’éducation, les besoins spéciaux, les soins de santé et les questions relatives au genre. Il y est dit également que les enfants méritent souvent des considérations spéciales et qu’un poids important doit être accordé à leurs intérêts dans l’analyse globale des motifs d’ordre humanitaire. Il ne suffit pas de déclarer que les besoins supérieurs d’un enfant touché par un renvoi du Canada ont été pris en compte. Lorsqu’un enfant doit être envoyé à un endroit où les conditions sont bien inférieures aux normes canadiennes et que les difficultés attendues sont tout de même considérées comme insuffisantes pour soutenir la dispense, il doit y avoir un engagement important avec la preuve. C’est ce qu’entendait la Cour dans Kanthasamy, au paragraphe 25, lorsqu’elle a dit que les décideurs statuant sur des motifs d’ordre humanitaire doivent « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids »
.
[9]
En l’espèce, la simple reconnaissance par l’agent de conditions moins favorables en Colombie était insuffisante. Mme Aguirre avait le droit de connaître les raisons pour lesquelles ces conditions moins favorables ont été considérées comme ne justifiant pas l’octroi d’une dispense, lorsque pondérées au regard de la preuve.
[10]
Le dossier présenté à l’agent comportait une preuve considérable sur les conditions dans le pays. Selon cette preuve, les femmes, les noirs et les enfants en Colombie étaient exposés à d’importantes difficultés dans presque tous les aspects de la vie. À la base de la plupart des difficultés auxquelles les Afro‑Colombiens sont confrontés, il y a des antécédents généralisés de longue date d’inégalités et de préjugés fondés sur la race.
[11]
Les femmes et les enfants noirs sont particulièrement en danger. La discrimination envers les Afro‑Colombiens se manifeste souvent par des actes de violence (voir le dossier certifié du tribunal (DCT), à la page 191).
[12]
Un rapport des Nations Unies de 2017 décrivait la situation des noirs de la manière suivante :
[Traduction]
18. Les représentants afro‑colombiens mettent en évidence une discrimination structurelle omniprésente, y compris pour l’accès à une éducation de qualité, l’emploi, la participation à la vie économique, l’hébergement, la participation effective à la vie politique et l’accès à la justice. L’indicateur d’analphabétisme estimé pour la population afro‑colombienne est de 30 p. 100, alors que la moyenne nationale est de 16 p. 100. Près de 10 p. 100 des enfants afro‑colombiens de 6 à 10 ans n’ont pas accès à une éducation primaire et on estime que le pourcentage est bien plus élevé dans certaines régions.
[13]
Le dossier indiquait également que les femmes afro‑colombiennes sont souvent la cible de violences et d’exploitation sexuelles [voir le DCT à la page 418]. L’exploitation sexuelle des enfants était également un problème signalé (voir le DCT à la page 494).
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Selon un autre rapport, le chômage touche de manière disproportionnée les femmes; celles‑ci sont également victimes de discrimination à l’embauche et en matière de salaires (voir le DCT à la page 509). Le rapport du département d’État des États‑Unis pour 2016 qualifiait de problèmes graves la violence faite aux enfants et l’exploitation sexuelle des enfants (voir le DCT, aux pages 35 et 36). Ce rapport décrivait la situation générale des Afro‑Colombiens de la manière suivante :
Les Afro‑Colombiens bénéficient de tous les droits et protections garantis par la constitution, mais ils sont victimes de beaucoup de discrimination économique et sociale. Selon un rapport des Nations Unies de 2016, 32 p. 100 de la population du pays vivait en dessous du seuil de la pauvreté, mais dans le département de Choco, là où la proportion d’Afro‑Colombiens, ce chiffre est à 79 p. 100. L’ONG Afro‑Colombian Solidarity Network a signalé que 32 p. 100 des habitants de Choco vivaient dans une pauvreté extrême. Le département de Choco est toujours celui où l’investissement social par habitant est le plus faible. En outre, le département se classe dernier en matière d’infrastructure, d’éducation et de santé; c’est également l’endroit au pays où le taux d’inégalité des revenus est le plus élevé.
[17]
La question que l’agent ne s’est pas posée, et à laquelle il n’a pas répondu, est celle de savoir si le renvoi de Mme Aguirre et de son nourrisson canadien à un endroit où les conditions générales décrites ci‑dessus (et ailleurs dans le dossier) règnent serait considéré comme inacceptable par des Canadiens décents et de bonne foi. Mon rôle n’est pas de répondre à cette question. Je dois uniquement m’assurer qu’on lui accorde une considération et une articulation raisonnables, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce.
[18]
Pour ces motifs, la décision est annulée. L’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond. Étant donné le temps qui s’est écoulé, la demanderesse aura le droit de mettre à jour le dossier de preuve.
LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond.
Traduction certifiée conforme
Ce 27e jour de février 2019
Maxime Deslippes