Dossier : IMM‑2808‑18
Référence : 2019 CF 108
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Toronto (Ontario), le 25 janvier 2019
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE :
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KE MA
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
Aperçu
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de la décision rendue le 17 mai 2018 (la décision) par un agent principal d’immigration (l’agent), qui a rejeté la demande de résidence permanente présentée par la demanderesse se trouvant au Canada et fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[2]
Comme je l’expliquerai de manière détaillée ci‑dessous, la présente demande est accueillie, parce que j’ai conclu que l’analyse menée par l’agent quant à la possibilité que les enfants de la demanderesse ont d’obtenir un hukou et les avantages connexes, à leur renvoi en Chine, est déraisonnable. Cet aspect de la décision, qui était un élément central de l’analyse de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants, est, soit inintelligible, soit fondé sur une conclusion selon laquelle les enfants pouvaient obtenir le statut de résidents permanents en Chine, sans démontrer que l’agent a effectué un examen des éléments de preuve documentaire portant sur la difficulté d’obtenir un tel statut.
Le contexte
[3]
La demanderesse, Ke Ma, est une citoyenne chinoise âgée de 37 ans. Mme Ma était antérieurement une résidente permanente au Canada, mais elle a perdu son statut en raison d’une décision d’interdiction du territoire rendue en 2013, parce qu’elle avait fait de fausses déclarations relativement à son statut matrimonial, quand elle a présenté sa demande de résidence permanente. La demanderesse a deux enfants, une fille née en 2013, et un fils né en 2016, tous les deux sont des citoyens canadiens. Elle n’a pas d’autres membres de sa famille au Canada.
[4]
Mme Ma est arrivée au Canada en juillet 2002, en tant qu’étudiante étrangère, munie d’un visa d’étudiant. Elle a terminé ses études en 2006, et est entrée sur le marché du travail. Elle a présenté une demande de résidence permanente en octobre 2008, dans le Programme des travailleurs qualifiés de la catégorie de l’immigration économique, et est devenue résidente permanente en septembre 2009.
[5]
La demanderesse a rencontré son ex‑époux, Cheng Qian, en 2002, pendant qu’elle suivait des cours d’anglais à titre de langue seconde. Ils ont commencé une relation de couple en 2007, se sont fiancés en 2009, et se sont mariés en mai 2010. Toutefois, M. Qian a fait l’objet d’une mesure de renvoi et est retourné en Chine en septembre 2010. La demanderesse a fait des allers et retours entre le Canada et la Chine entre 2010 et 2012, mais la distance a fini par mener à la dissolution du mariage. Elle a déposé une demande de divorce en mai 2017, et, bien que le divorce n’ait pas encore été prononcé, elle a déclaré que la relation avait pris fin depuis de nombreuses années. Les enfants sont demeurés au Canada avec Mme Ma.
[6]
Quand Mme Ma a présenté sa demande de résidence permanente en 2008, elle n’était pas mariée à M. Qian, et elle a déclaré qu’elle était célibataire. Elle dit qu’il en fut ainsi parce que le concept de relation de « conjoints de fait »
n’existe pas en Chine, et qu’elle a pensé que la case « célibataire »
était la meilleure option. Toutefois, en 2013, le ministre a établi un rapport circonstancié pour fausses déclarations. La Section de l’immigration a souscrit à l’avis du ministre et a pris une mesure de renvoi. L’appel interjeté par Mme Ma à la Section d’appel de l’immigration (SAR) à l’encontre de cette décision, et sa demande subséquente d’autorisation et de contrôle judiciaire ont été rejetés.
[7]
La demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en juin 2017. La demande a été rejetée en mai 2018 par la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
La décision soumise au contrôle
[8]
Lorsqu’il a rendu la décision, l’agent a examiné les arguments présentés par Mme Ma, lesquels étaient fondés sur : son établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants, le risque et les conditions défavorables en Chine.
[9]
En ce qui concerne l’établissement, l’agent a fait remarquer que la demanderesse a passé la majorité de sa vie d’adulte au Canada, a travaillé ici, a fait du bénévolat dans un temple local, et a des amis et des liens avec la communauté locale. Il a aussi été relevé que Mme Ma possède une propriété qu’elle détient en copropriété avec son père, en Ontario. L’agent a accordé le [traduction] « poids qu’elles méritent »
aux mesures favorables que la demanderesse a entreprises pour s’établir au Canada.
[10]
En ce qui concerne les difficultés, l’agent a pris en considération les observations de Mme Ma selon lesquelles son ex‑époux et son père ne seraient pas en mesure de lui offrir du soutien financier si ses enfants et elle étaient renvoyés en Chine. L’agent a aussi pris en considération les observations selon lesquelles les enfants n’étaient pas des citoyens chinois et n’auraient donc pas un hukou (certificat de résidence) en Chine, ce qui leur nierait le droit à l’éducation à coûts réduits, aux soins de santé et au travail, et que Mme Ma ne serait pas en mesure à la fois de travailler et de prendre soin des enfants. L’agent a relevé que les motifs rendus par la SAR le 20 octobre 2016 révélaient que l’époux de Mme Ma et sa famille en Chine aidaient le ménage à subvenir à ses dépenses.
[11]
Tout en admettant l’existence de lettres du père et de son ex‑époux de Mme Ma, lettres dans lesquelles ces derniers déclaraient qu’ils ne pouvaient pas offrir de soutien financier à la demanderesse et à ses enfants, l’agent a aussi tenu compte du fait que Mme Ma possède une maison en copropriété à Richmond Hill, en Ontario, et qu’en 2016, elle a vendu une maison à Aurora, en Ontario. L’agent a conclu que Mme Ma possédait d’importants éléments d’actifs, qui lui permettraient d’atténuer toute difficulté financière à laquelle elle serait exposée dans son nouvel établissement en Chine. L’agent a aussi conclu que même si son ex‑époux et son père n’étaient pas en mesure de lui apporter du soutien financier, il était raisonnable de croire qu’ils lui offriraient, ainsi qu’à ses enfants, du soutien dans les autres aspects de leur nouvel établissement. L’agent a fait remarquer que la demanderesse a des liens solides en Chine et que tous les membres de sa famille résident dans ce pays‑là, et que l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils lui offrent du soutien et de l’aide dans son nouvel établissement. L’agent a conclu que les avantages financiers de résider au Canada ne l’emportaient pas sur l’exigence d’obtenir un visa de résidence permanente par la voie normale, à partir de l’étranger.
[12]
De façon semblable, en ce qui concerne les questions environnementales et les restrictions au droit à l’information imposées par le gouvernement de la Chine, l’agent a conclu que Mme Ma n’avait pas établi l’existence de difficultés suffisantes permettant de justifier une exemption.
[13]
L’agent a ensuite cité des rapports sur la situation de la Chine portant sur l’accès des enfants à la citoyenneté chinoise, et a relevé l’observation de Mme Ma selon laquelle les enfants devraient renoncer à leur citoyenneté canadienne afin d’obtenir un hokou. Tout en admettant que la Chine ne reconnaît pas la double citoyenneté, l’agent a conclu que, toute personne née à l’étranger dont les parents sont tous les deux des ressortissants de la Chine, ou dont l’un des parents est un ressortissant de la Chine, doit avoir la nationalité chinoise, que l’un des parents pouvait présenter une demande d’enregistrement du ménage pour les enfants, et que les enfants pouvaient avoir accès à l’éducation et aux services. L’agent a ensuite évoqué la possibilité pour les étrangers d’obtenir des permis de résidence permanente en Chine, ce qui leur permettrait de conserver un passeport étranger. L’agent a conclu qu’il ne serait pas interdit aux enfants de réintégrer leur citoyenneté canadienne à l’avenir, et, par conséquent, a conclu que l’intérêt supérieur des enfants n’était pas compromis relativement à cette question.
[14]
Tout en admettant que l’intérêt supérieur des enfants justifie que ces derniers demeurent au Canada avec Mme Ma, l’agent a relevé que le père des enfants et tous les membres de leur famille élargie résidaient en Chine, et que les enfants pouvaient à nouveau établir des liens avec ces derniers. L’agent a fait remarquer que l’objectif de l’exemption fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’était pas de considérer des normes de vie distinctes au Canada et ailleurs, et que l’intérêt supérieur des enfants est seulement l’un des nombreux facteurs qui sont pris en compte. L’agent a conclu que le [traduction] « poids important »
de l’intérêt supérieur des enfants est insuffisant pour justifier une exemption.
[15]
En définitive, l’agent a conclu que, sur le fondement d’une appréciation globale des éléments de preuve, les motifs invoqués étaient insuffisants pour faire droit à la demande d’exemption fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
Les questions en litige et la norme de contrôle
[16]
Lors de l’audition de la présente demande, la demanderesse s’est désistée d’une question litigieuse portant sur l’équité procédurale qu’elle avait soulevée dans ses observations écrites; la demanderesse estime donc que la Cour doit trancher les deux questions litigieuses suivantes :
L’agent a‑t‑il commis une erreur dans l’appréciation des difficultés, lorsqu’il n’a pas pris en compte ou a mal caractérisé la preuve?
L’agent a‑t‑il commis une erreur dans l’appréciation de l’intérêt supérieur des enfants?
[17]
Les parties estiment, et je suis du même avis, que la norme de contrôle applicable aux décisions portant sur les considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable.
Analyse
[18]
Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur l’un des arguments avancés par Mme Ma selon lequel l’analyse de l’agent portant sur l’intérêt supérieur des enfants était déraisonnable.
[19]
L’un des principaux arguments avancés par Mme Ma dans ses observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire portait sur le fait que l’intérêt de ses enfants serait compromis s’ils faisaient l’objet d’une mesure de renvoi en Chine, parce qu’ils devraient choisir entre : a) abandonner leur citoyenneté canadienne, afin d’obtenir des hukous et donc d’avoir accès à l’éducation et aux avantages liés à la fourniture de soins de santé en Chine; b) maintenir leur citoyenneté canadienne afin de pouvoir retourner au Canada lorsqu’ils seraient des adultes, ce qui les priverait des hukous et des avantages connexes.
[20]
L’agent a procédé à l’appréciation de l’argument, mais n’a pas été convaincu par la preuve que les enfants se verraient interdire la réintégration dans leur citoyenneté canadienne à l’avenir, et, par conséquent, se fondant sur ce facteur, l’agent a conclu que les intérêts des enfants n’étaient pas compromis. Pour tirer une telle conclusion, l’agent a admis qu’il ressortait de la preuve documentaire que la Chine ne reconnaissait pas la double citoyenneté, mais il a relevé que toute personne née à l’étranger d’un parent ressortissant de la Chine doit avoir la nationalité chinoise. L’agent a émis le commentaire selon lequel Mme Ma ou le père des enfants devrait fournir des documents afin de présenter une demande de hukou pour le compte des enfants, ce qui leur permettrait ensuite de fréquenter l’école, et leur donnerait un accès illimité aux services sociaux, y compris aux soins médicaux. L’agent a ensuite relevé la preuve documentaire dont il ressortait que la Chine offre un permis de résident permanent aux étrangers, ce qui permet à ces derniers d’établir une résidence à long terme en Chine et de conserver un passeport étranger. Ensuite, l’agent a tiré la conclusion adéquate selon laquelle, bien que la Chine ne reconnaisse pas la double citoyenneté, la réintégration dans leur citoyenneté canadienne ne sera pas interdite aux enfants, à l’avenir.
[21]
Je souscris à l’observation de Mme Ma selon laquelle il est difficile de comprendre l’analyse par laquelle l’agent est arrivé à une telle conclusion. L’agent a semblé reconnaître que la Chine interdit à ses citoyens de conserver une citoyenneté étrangère, mais a aussi semblé conclure que, parce que les enfants seront admissibles à la citoyenneté chinoise en raison de la nationalité de leurs parents, les enfants auraient le droit d’obtenir des hukous et des avantages connexes, mais conserveraient néanmoins leur citoyenneté canadienne. Il est difficile de comprendre le raisonnement de l’agent qui lui a permis d’arriver à de telles conclusions, ce qui rend la décision inintelligible et déraisonnable.
[22]
Il est possible, comme l’a fait valoir le défendeur lors de l’audition de la présente demande, que le raisonnement de l’agent soit centré sur la preuve documentaire d’après laquelle la Chine offre un permis de résidence permanente aux étrangers, ce qui leur permet d’établir une résidence à long terme en Chine et de conserver un passeport étranger. Lorsqu’il a adopté une telle interprétation, le raisonnement de l’agent reposait sur le fait que les enfants pouvaient obtenir des permis de résidents permanents et donc des hukous et des avantages connexes, sans devenir des citoyens chinois, de sorte qu’ils pouvaient conserver leur citoyenneté canadienne. Toutefois, comme Mme Ma l’a fait observer, si telle est l’interprétation devant être accordée à la décision, alors la décision est déraisonnable pour une autre raison : l’agent n’a pas tenu compte de la preuve documentaire relative à la difficulté d’obtenir de tels permis de résidents permanents. La décision fait expressément référence à cette preuve, laquelle relève de telles difficultés, et dont il ressort que, depuis 2004, quand la Chine a commencé à octroyer des permis de résidence permanente aux étrangers, seules environ 5 000 personnes ont été en mesure de les obtenir.
[23]
Dans la décision, il n’est cité aucun élément de preuve allant en sens contraire. L’agent n’a pas non plus fourni d’explication à l’appui de la conclusion que, malgré la preuve de difficultés à obtenir des permis de résidents permanents en Chine, l’offre de tels permis empêcherait la compromission des intérêts des enfants.
[24]
En résumé, je conclus que, soit la décision est inintelligible, soit, si je devais adopter l’interprétation avancée par le défendeur, il en ressort une conclusion déraisonnable dans le contexte de la preuve invoquée. Ainsi, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, et l’affaire renvoyée à un autre agent pour qu’il statue à nouveau. Il n’est donc pas nécessaire que la Cour se penche sur l’autre question litigieuse soulevée par la demanderesse.
[25]
Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel et aucune question ne sera énoncée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑2808‑18
LE JUGEMENT DE LA COUR EST LE SUIVANT : la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il statue à nouveau. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.
« Richard F. Southcott »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 13e jour de février 2019.
L. Endale
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑2808‑18
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INTITULÉ DE LA CAUSE :
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KE MA C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 23 janvier 2019
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Jugement et motifs :
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Le juge southcott
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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Le 25 janvier 2019
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COMPARUTIONS :
Britt Gunn
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Pour la demanderesse
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Christopher Crighton
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
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Pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
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Pour le défendeur
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