Dossier : IMM-2311-18
Référence : 2019 CF 50
Ottawa (Ontario), le 15 janvier 2019
En présence de monsieur le juge Bell
Dossier : IMM-2311-18
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ENTRE :
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DURANO DÉSIR, LOVENSON DÉSIR
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demandeurs
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et
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LE MINISTÈRE DE L'IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
Cette affaire porte sur une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR], à l’encontre de la décision du 25 janvier 2018 par laquelle un agent d’immigration principal [l’agent] a refusé la demande de protection fondée sur l’examen des risques avant le renvoi [ERAR], présentée par Durano Désir [le demandeur principal] et son fils Lovenson Désir [collectivement « les demandeurs »
]. Pour les motifs ci-dessous, je rejette la demande.
II.
Faits pertinents
[2]
Le demandeur principal est âgé de 38 ans et originaire d’Haïti. Son fils, Lovenson Désir, l’autre demandeur, est âgé de 14 ans. Il est aussi originaire d’Haïti. Le demandeur principal déclare avoir été commerçant de vêtements et de chaussures en Haïti avant qu’il quitte ce pays en novembre 2008. Il prétend avoir été victime d’agressions physiques par des groupes de bandits dans les bois. Ces gens l’auraient battu et menacé de le tuer s’il ne leur donnait pas de l’argent. Étant donné qu’il n’a pas trouvé l’argent demandé, le demandeur principal a quitté l’Haïti, avec sa famille, pour se rendre en République dominicaine.
[3]
Le demandeur principal déclare avoir passé cinq (5) années de misère en République dominicaine. Il affirme que plusieurs haïtiens étaient régulièrement assassinés. C’est pour cette raison, selon lui, qu’il a quitté la République dominicaine en mars 2013 pour se rendre au Brésil. Le 22 juillet 2016, il affirme que lorsqu’il rentrait chez lui après son quart de travail, un groupe de bandits l’auraient attaqué et auraient pris sa bicyclette. Il déclare avoir pu s’enfuir pour sauver sa vie. Le 20 août 2016, il dit avoir vu l’un de ces bandits devant sa maison. Il dit croire que ceux-ci le cherchaient et à cause de ceci, il a caché sa famille.
[4]
Le 22 août 2016, le demandeur principal déclare avoir quitté le Brésil avec sa famille pour se rendre aux États-Unis. Une fois là-bas, il dit qu’il n’a pas travaillé, alors affirme qu’il n’avait pas l’argent pour faire une demande d’asile aux États-Unis.
[5]
Le ou vers le 7 mars 2017, après avoir séjourné plus de six (6) mois aux États-Unis, les demandeurs ont quitté pour se rendent au Canada dans le but de faire une demande d’asile. Leur demande a été jugée irrecevable en vertu de l’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs, 5 décembre 2002 (entrée en vigueur : 29 décembre 2004), et de plus, une mesure d’exclusion fut émise à leur égard. À la lumière de cette décision, les demandeurs ont quitté le Canada pour retourner aux États-Unis.
[6]
Le ou vers le 23 juillet 2017, le demandeur principal et sa famille traversèrent la frontière canadienne à pieds dans le but de faire une autre demande d’asile. La demande a été de nouveau jugée irrecevable et une mesure d’expulsion fut émise contre eux le 11 septembre 2017. Cette fois-ci les demandeurs étaient admissibles à déposer une demande de protection au ministre de Citoyenneté et Immigration Canada en vertu du programme ERAR. Le 4 octobre 2017, ils ont déposé leur demande d’ERAR. C’est le refus de cette demande qui fait maintenant l’objet de la demande de contrôle judiciaire.
III.
Décision de l’agent ERAR
[7]
L’agent ERAR a fait remarquer que les demandeurs n’ont déposé que cinq (5) paragraphes de preuve pour étayer leurs allégations de risque en Haïti. Je note qu’il ne faut pas mettre l’accent sur la quantité de preuves présentées par les demandeurs; c’est la qualité de la preuve qui compte. Notamment, il faut que la preuve démontre qu’il existe des risques inhérents advenant leur retour en Haïti. Les paragraphes en l’espèce se lisent comme suit :
J’ai été vendeur en Haïti à Saint-Marc. Je vendais des vêtements et des chaussures (des baskets). J’ai commencé en mars 2008. A [sic] chaque fois que je sortais pour vendre ma marchandise, il y a un groupe de bandits qui venaient me demander de l’argent. Un jour, ils m’ont demandé de l’argent et je n’avais pas assez pour leur en donner. Ils m’ont agressé physiquement. Je n’ai pas été voir la police, étant donné que cela n’allait rien changé [sic]. De toute évidence, un pays dans lequel on peut se faire agresser en pleine rue par des bandits n’ayant aucune peur d’être arrêtés, c’est un pays ou [sic] la police n’existe que de nom. C’est le cas d’Haïti.
Le 20 novembre 2008, en rentrant chez moi, j’ai vu une petite voiture qui me suivait. Après quelques minutes, les occupants de cette voiture m’ont enlevé en me menaçant avec leur arme à feu. Ils m’ont conduit dans les bois. Ils m’ont battu et ont pris tout l’argent que j’avais sur moi. Ils m’ont dit qu’ils vont me donner une chance. Dans une semaine, je dois leur donner encore 1000 $ sinon ils me tueront.
Malheureusement je n’avais pas trouvé cette somme et j’ai compris que je n’avais d’autre choix que de quitter Haïti. Le 24 novembre 2008, je me suis enfui en République Dominicaine. J’ai passé cinq (5) années de misère en république Dominicaine à couper la canne à sucre dans les bateyes. Dans les bateyes des haïtiens se faisaient régulièrement assassinés en ma présence. Pour cette raison j’ai décidé de quitter la République Dominicaine pour me rendre au Brésil.
Je suis arrivé au Brésil le 11 mars 2013. Je travaillais au Brésil de 16h à 2h du matin. Le 22 juillet 2016, alors que je rentrais chez moi après le travail, un groupe de bandits m’a attaqué. J’étais à bicyclette. Ils ont pris ma bicyclette. Je me suis enfui pour sauver ma vie. Le 20 aout [sic] 2016, j’ai vu l’un de ces bandits en face de ma maison. J’ai compris qu’il me cherchait et je me suis caché avec ma famille. Le 22 aout [sic] 2016, j’ai laissé le Brésil avec toute ma famille pour nous rendre aux Etats-Unis. Arrivé aux Etats-Unis, je ne travaillais pas, je n’ai donc pas pu faire une demande d’asile parce que je n’avais pas d’argent pour le faire. Je suis donc venu au Canada pour trouver refuge.
Je ne veux pas repartir en Haïti aujourd’hui parce que ces bandits me tueront. La police haïtienne ne protège pas ses citoyens et ne donnent pas suite aux plaintes portées par les victimes d’actes de banditisme.
[8]
Etant donné qu’il y avait une absence de preuve probante au soutien de la demande ERAR, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré l’existence de crainte de persécution en Haïti, tel que stipulé par l’article 96 de la LIPR, ou que, selon la balance de probabilités, les demandeurs qualifiaient comme personnes à protéger, selon l’article 97 de la LIPR.
[9]
Par conséquent, l’agent rejeta la demande ERAR pour cause d’insuffisance de preuve. Celui-ci était d’avis que les demandeurs n’avaient pas déchargé leur fardeau de démontrer les risques allégués.
[10]
Je note ici que l’agent n’a pas fait référence à un rapport médical daté du 21 novembre 2008 [rapport médical] rédigé à la suite des événements de novembre, 2008 en Haïti. Le demandeur principal prétend qu’il a fourni ce rapport à son ancien avocat avant que la décision de l’agent ERAR fut rendue. Ce rapport ne figure pas dans le dossier certifié devant la Cour.
IV.
Dispositions pertinentes
[11]
Pour alléger le texte, les dispositions pertinentes du LIPR et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR] sont reproduites en annexe.
V.
Prétentions des demandeurs
[12]
Les demandeurs soutiennent que l’agent ERAR aurait dû prendre en considération le rapport médical et qu’il aurait dû convoquer une audience conformément à l’alinéa 113b) de la LIPR et l’article 167 du RIPR.
[13]
Ces deux questions seront discutées ci-dessous.
VI.
Analyse
(1)
Les demandeurs ont-ils démontré que l’agent ERAR était en possession d’un document qui ne figure pas au dossier certifié, soit le certificat médical daté du 21 novembre 2008, lors de sa prise de décision le 25 janvier 2018?
[14]
Les demandeurs font abstraction du fait que le rapport médical ne figure pas au dossier certifié. Ce sont les demandeurs qui ont le fardeau de prouver que le rapport médical était devant l’agent ERAR si celui-ci ne se trouve pas dans le dossier certifié (Ogbuchi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 764 au para 15). Le demandeur principal a fourni un affidavit dans lequel il déclare qu’il a fourni le rapport médical à son ancien avocat. En dépit de cette affirmation, il n’y a pas d’affidavit de quiconque démontrant que le rapport a été communiqué à l’agent ERAR avant sa prise de décision, soit le ou avant le 25 janvier 2018.
[15]
L’article 17 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés DORS/93-22 [Règles CIR], en matière de citoyenneté, d'immigration et de protection des réfugiés, prescrit ce qui suit :
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Tel qu’il appert ci-haut, l’article 17 des Règles CIR prescrit que le dossier de la preuve soumis à la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire se limite au dossier de preuve dont disposait le tribunal administratif (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19, 428 N.R. 297).
[17]
De plus, le protocole procédural concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger, émis par le juge en chef en date du 7 mars 2014, énumère une liste d’étapes à suivent avant de plaider l’incompétence d’un ancien avocat. Notamment, l’avocat actuellement saisi du dossier doit être convaincu, après avoir lui-même effectué des enquêtes ou demandé des renseignements, que cette allégation repose sur quelque fondement factuel. De plus, celui-ci doit envoyer un avis écrit à l’ancien avocat, en lui donnant suffisamment de détails au sujet des allégations pour qu’il puisse répondre, et en l’avisant que la question sera plaidée dans le cadre d’une demande décrite ci-dessus. En l’espèce, les demandeurs ne fournissent aucune preuve qu’ils ont entrepris les démarches requises par ce protocole, ni d’autres démarches de toute autre manière.
[18]
Dans le même ordre d’idées, il est de la jurisprudence courante qu’une Cour qui exerce sa compétence de contrôle judiciaire ne peut pas considérer de la preuve qui n’était pas devant le décideur initial (Ngankoy Isomi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1394 au para 6, 157 ACWS (3d) 807 ; Han c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 FC 432 au para 11, 147 ACWS (3d) 1029 ; Zolotareva c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1274 au para 36, 241 FTR 289).
[19]
Pour conclure, rien ne démontre que le rapport médical a été communiqué à l’agent ERAR. Alors, sans autres explications, je n’ai pas d’autre choix que de conclure que le dossier certifié représente le dossier complet dont était saisi l’agent ERAR. Comme déclare la juge McDonald dans Jun Li c. le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2018 CF 639, au para 26, un décideur « n’a aucune obligation expresse de tenter de combler les lacunes de la preuve ni de donner [….] le bénéfice du doute »
au demandeur. Je conviens donc avec le défendeur que je ne devrais pas considérer le rapport médical dans le cadre de la présente demande.
[20]
À titre subsidiaire, même si le rapport médical était devant l’agent ERAR, cela n’a aucune incidence sur l’affaire que je dois décider. En effet, ce rapport médical ne fait que confirmer l’affirmation du demandeur principal selon laquelle celui-ci a été sérieusement agressé en novembre 2008, soit il y a plus de dix (10) ans. Ceci ne change pas le fait que ce rapport date de 2008 et tel qu’il sera abordé ci-dessous, la crédibilité du demandeur principal n’est pas en question.
(2)
L’agent ERAR a t’il erré en ne convoquant pas d’audience conformément à l’alinéa 113b) de la LIPR et l’article 167 du RIPR?
[21]
Je remarque qu’il existe un débat jurisprudentiel quant à la norme de contrôle applicable à la question si une audience devait se tenir ou non. La Cour dans Zmari c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132, 263 ACWS (3d) 177 [Zmari] déclare que cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte ; voir aussi : Suntharalingam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1025, 257 ACWS (3d) 924; Antoine c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 795, 258 ACWS (3d) 153; Matinguo-Testie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 651, ACWS (3d) 149; Vargas Hernandez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 578, 254 ACWS (3d) 912; Negm c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 272, 250 ACWS (3d) 317. Cependant, dans Mavhiko c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1066, Huang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, Thiruchelvam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 913, 256 ACWS (3d) 394, Seyoboka c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 514, Gjoka c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 292, la Cour avance que la norme de décision raisonnable s’applique. Je suis d’avis que la norme de contrôle applicable n’a pas d’importance en l’espèce. C’est-à-dire que la décision de l’agent ERAR est non seulement raisonnable, mais correcte.
[22]
Les demandeurs sont d’avis que l’agent ERAR « avait l’obligation de donner la possibilité au demandeur de se présenter à une audience »
. Ils prétendent que ce refus de la part de l’agent ERAR « est essentiellement basée sur l’absence de crédibilité du demandeur et non sur l’insuffisance de preuve »
. Je ne partage pas l’opinion des demandeurs. Tel qu’il appert de la décision rendue par l’agent ERAR, ce dernier n’a pas tiré une conclusion de manquement de crédibilité de la part des demandeurs. Au contraire, l’agent ERAR a simplement conclu qu’il y avait un manquement de preuve au soutien de la demande ERAR. Il ne faut pas oublier que les demandeurs avaient la responsabilité de démontrer selon la prépondérance des probabilités qu’ils seraient personnellement exposés aux risques de la torture ou de persécution, à une menace à leur vie ou au risque de traitements cruels et inusités dans l’avenir advenant leur retour en Haïti. Je reconnais que les persécutions antérieures peuvent constituer un moyen de démontrer le bien-fondé objectif d’une crainte de persécution à l’avenir (Natynczyk c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CF 914); mais, en l’espèce, il n’y a pas de preuve de connexité entre les événements isolés en novembre 2008 et les circonstances des demandeurs à la date de la décision de l’agent ERAR.
[23]
L’agent ERAR n’est pas obligé d’accorder une audience orale aux demandeurs afin qu’ils puissent compléter leur preuve (Ferguson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 au para 27, 170 ACWS (3d) 397; Adetunji c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 708 au para 31, 218 ACWS (3d) 616; Nnabuike Ozomma c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1167 aux para 52-56).
[24]
À la lumière de ce qui précède, l’agent ERAR a conclu, à bon droit, peu importe la norme de contrôle applicable, qu’une audience n’était pas requise, et ce, conformément à l’alinéa 113b) de la LIPR et l’article 167 de la RIPR.
VII.
Conclusion
[25]
Je considère que la décision de l’agent ERAR est non seulement raisonnable, elle est correcte.
[26]
La demande de contrôle judiciaire est ainsi rejetée. Aucune question n’est certifiée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée; et
Aucune question n’est certifiée.
« B. Richard Bell »
Juge
ANNEXE
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2311-18
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INTITULÉ :
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DURANO DESIR, LOVENSON DESIR c. LE MINISTÈRE DE L'IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 8 novembre 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS
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LE JUGE BELL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 15 janvier 2019
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COMPARUTIONS :
Me Suzanne Taffot
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Pour les demandeurs
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Me Éloïse Eysseric
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pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocats Montréal Lawyers
Montréal (Québec)
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Pour les demandeurs
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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POUR LE DÉFENDEUR
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