Dossier : IMM-2200-18
Référence : 2019 CF 21
Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2019
En présence de monsieur le juge Bell
Dossier : IMM-2200-18
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ENTRE :
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BERNADETTE FLEURY
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partie demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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partie défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
Cette affaire porte sur une demande d’autorisation et demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR], à l’encontre de la décision rendue le 3 avril 2018 par un commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SPR], refusant la demande d’asile de la demanderesse, madame Bernadette Fleury [Mme Fleury]. Elle réclamait l’asile en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97 (1) de la LIPR.
II.
Faits pertinents tel que relatés par Mme Fleury
[2]
Mme Fleury est une citoyenne haïtienne âgée de 36 ans. Dans son formulaire de fondement de la demande d’asile [FDA], elle prétend notamment, que le 30 janvier 2015 un groupe d’individus se sont approchés d’elle en lui disant qu’ils la cherchaient. Par la suite, un des individus l’a pris par le cou et a braqué son arme envers elle. Au même moment, un camion descendait sur le chemin, donc les individus se sont écartés pour permettre au camion de passer. Heureusement pour Mme Fleury, la distraction causée par le camion lui a permis de s’enfuir.
[3]
Mme Fleury affirme qu’après l’incident ci-dessus, elle s’est rendue à la maison de son amie, Patricia Jean, pour chercher refuge. Elle indique qu’elle y est demeurée pendant deux jours. Pendant son séjour, elle affirme avoir reçu des appels de menaces anonymes. La personne anonyme à l’autre bout du fil la menaçait en lui disant qu’il allait la trouver et l’a averti de ne pas appeler la police, sinon il allait s’en prendre à sa famille aussi.
[4]
Lors de son témoignage devant la SPR, Mme Fleury a rajouté que l’appelant anonyme lui a dit qu’après l’avoir trouvée « elle fera du sexe avec moi, elle ferait passer tous les autres gens sur moi et après, elle compte insérer à l’intérieur de moi un morceau de bois »
(procès-verbal d’audience, à la p. 5).
[5]
En craignant pour sa vie, Mme Fleury a décidé de s’installée chez un autre ami, Michaelle Exantus, à Pétion-Ville en Haïti. Cette fois-ci, elle confirme avoir hébergé chez son ami pour une durée d’un mois. Malgré ce changement d’adresse, Mme Fleury affirme qu’elle continuait de recevoir des appels anonymes de gens qui proféraient des menaces à son égard et à l’égard de sa famille.
[6]
Sans préciser la date exacte dans son FDA, Mme Fleury affirme qu’elle a décidé d’appeler les membres de sa famille pour les avertir qu’elle continuait de recevoir des menaces téléphoniques et, par conséquence, leurs a suggéré de quitter la résidence familiale. C’est à ce moment qu’elle a appris que son frère, Horldy Fleury, fut tué par balles le 4 février 2015. Mme Fleury prétend qu’après le meurtre de son frère Horldy, les membres de sa famille quittèrent la résidence familiale pour aller chercher refuge ailleurs en Haïti. De plus, elle confirme que son père est déménagé à Miragoâne, en Haïti.
[7]
Malgré le fait que les membres de sa famille changeaient de numéro de téléphone fréquemment, Mme Fleury atteste que ceux-ci continuaient à recevoir des menaces par moyen d’appels téléphoniques.
[8]
Après son séjour de près d’un mois chez son ami Michaelle, Mme Fleury s’est déplacée une troisième fois chez un autre ami, Nadège Romulus, à Pétion-Ville, en Haïti. C’est à cet endroit où elle est restée pour finaliser la documentation requise pour son départ vers le Brésil. Le 31 août 2015, elle quitta officiellement l’Haïti pour le Brésil.
[9]
Mme Fleury affirme qu’elle a pu obtenir un visa de cinq ans pour vivre et travailler au Brésil, mais elle y est restée seulement que huit mois. Pendant son séjour au Brésil, elle n’a pas pu s’intégrer car, selon elle, elle avait des problèmes avec les femmes brésiliennes. Par conséquent, elle quitta le Brésil pour se rendre aux États-Unis où elle est restée plus d’un an. Mme Fleury confirme qu’elle n’a jamais demandé l’asile pendant son séjour aux États-Unis, ni au Brésil.
[10]
Le ou vers le 5 août 2017, Mme Fleury est rentrée au Canada par le biais de la frontière de Saint-Bernard-De-Lacolle, d’où vient sa demande d’asile.
III.
Décision de la SPR
[11]
Dans sa décision rendue le 3 avril 2018, la SPR conclu qu’il n’existait aucune possibilité raisonnable que Mme Fleury serait persécutée, torturée ou soumise à des traitements ou peines cruels et inusités, selon la prépondérance des probabilités, si elle retournerait en Haïti. Par conséquent, la SPR rejeta la demande en concluant que Mme Fleury n’avait qualité ni de réfugiée au sens de l’article 96 de la LIPR, ni de personne à protéger au sens de son article 97. En vertu du paragraphe 107 (2) de la LIPR, la SPR a rajouté que la demande était dénuée d’un minimum de fondement. Cette conclusion empêche donc l’appel à la Section d’appel des réfugiés [SAR]. La SPR a tout de même accepté l’identité de Mme Fleury, mais a conclu qu’elle n’était pas crédible et ne s’était pas déchargée de son fardeau de preuve.
[12]
À l’audience devant la SPR, Mme Fleury a produit quatre copies de documents au soutien de sa demande d’asile :
- Pièce C-1 – Plainte datée du mardi 4 février 2015 qui aurait été déposée à la police par un voisin de sa famille à Port-au-Prince, après le décès de son frère Horldy Fleury;
- Pièce C-2 – Un extrait du procès-verbal du Tribunal de Paix, également daté du mardi 4 février 2015, concernant le décès de Horldy Fleury;
- Pièce C-3 – L’acte de décès de Horldy Fleury, daté du 4 janvier 2018; et
- Pièce C-4 – Une lettre du père de Mme Fleury, datée du 4 février 2018 ainsi qu’une copie de sa carte d’identité nationale.
[13]
La SPR a identifié plusieurs contradictions et incompatibilités dans le témoignage de Mme Fleury en lien avec la preuve documentaire énumérée ci-dessus, estimant celle-ci suffisamment importante pour que son témoignage soit dénué de toute crédibilité.
[14]
En ce qui concerne les pièces C-1, C-2 et C-3, l’avocat de Mme Fleury a précisé au début de l’audience que le 4 février 2015 était un mercredi, et non un mardi. De plus, la SPR a remarqué que ces pièces étaient contradictoires quant au moment du décès de son frère, Horldy Fleury. Les pièces C-1 et C-2 précisent l’heure du décès de Horldy à environ 16h45, tandis que la pièce C-3 mentionne plutôt 10h le matin. Interrogée quant à cette contradiction, Mme Fleury réitère que la preuve documentaire fut obtenue par l’entremise d’une tierce personne et, par conséquent, elle n’exerçait aucun contrôle sur celle-ci.
[15]
Quant à la pièce C-4, la SPR a remarqué que la carte nationale du père de Mme Fleury indique qu’il vit à Pointe-à-Raquette. Par contre, pendant son témoignage, elle affirme qu’il vivait à Delmas avec elle et ses frères en 2015, et qu’il serait déménagé à Miragoâne. Pour ajouter à la confusion, la pièce C-3, datée du 4 janvier 2018, indique qu’il vit à La Gonave. Toujours concernant les documents, Mme Fleury dit les avoir reçus le 29 janvier, même si plusieurs sont datées le 4 février.
[16]
En ce qui concerne la chronologie d’évènements suivant l’incident du 30 janvier 2015, la SPR est d’avis que les explications fournis par Mme Fleury ne sont pas crédibles. Par exemple, dans son FDA, elle affirme avoir vécu dans la clandestinité pendant un mois. La SPR a trouvé invraisemblable qu’elle n’ait pas contacté les membres de sa famille immédiatement suivant l’incident du 30 janvier 2015. Lors de son témoignage, elle contredit cette affirmation en précisant qu’elle a contacté les membres de sa famille le ou vers le 5 février 2015, soit seulement six (6) jours après l’incident.
[17]
En outre, Mme Fleury prétend qu’elle est victime d’une violence ciblée et qu’elle craint pour sa vie. Elle allègue qu’elle fera face à une possibilité sérieuse de persécution en raison de son statut de femme en cas de retour en Haïti. Elle ne veut simplement pas y retourner, d’autant plus que, selon elle, la police en Haïti n’aurait pas trouvé les coupables. La SPR était d’avis que Mme Fleury ne correspondait pas au profil d’une femme à risque en Haïti et que ses déplacements pendant les trois (3) dernières années ne correspondaient pas à ceux d’une personne qui serait à risque. La SPR rajoute qu’il n’est pas crédible qu’elle et sa famille fasse l’objet de menaces sans cesse sur un période de trois ans, et ce, pour des raisons qu’elle ou sa famille ignorent.
[18]
La SPR a conclu qu’il n’est pas probable que Mme Fleury reçoive des menaces presque quatre (4) ans après l’incident (Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 62, au para 21, 159 A.C.W.S. (3d) 568).
[19]
La SPR a aussi noté que Mme Fleury n’a jamais demandé l’asile pendant son séjour d’environ un an aux États-Unis. La SPR était d’avis que ce comportement était incompatible avec celui auquel il est raisonnable de s’attendre d’une personne qui craint pour sa vie dans son pays d’origine.
IV.
Dispositions pertinentes
[20]
Pour alléger le texte, les dispositions pertinentes de la LIPR sont reproduites en annexe.
V.
Analyse
A.
Norme de contrôle
[21]
Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord avec leurs prétentions. L’évaluation de la crédibilité de Mme Fleury constitue une question de faits qui fait intervenir la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para. 164, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir]). Voir aussi : Aguebor c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), (1993) 160 N.R. 315, 42 A.C.W.S. (3d) 886; Liu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1027 au para 16 ; Devanandan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 768 au para 15 ; Zhou c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 619 au para 26 ; Paul-Forest c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 815 au para 15 ; Rahal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 22, 213 A.C.W.S (3d) 10.
[22]
De même, la conclusion par la SPR qu’il y avait une absence minimum de fondement en vertu du paragraphe 107 (2) de la LIPR doit être évaluée en regard de la norme de la décision raisonnable (Olaya Yauce c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 784 au para 5; Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 598 au para 22; Iyombe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 565 au para 4; Hernandez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 144 au para 3).
[23]
Lorsqu’une décision est revue selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse doit porter sur la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier à l’égard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47).
B.
La SPR, a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions concernant la crédibilité?
[24]
L’omission de demander l’asile à la première occasion est un indice d’absence de crainte subjective de persécution, bien qu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité d’un demandeur ne peut reposer sur ce seul fondement (Islam c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1246 au para 22). Il appert des motifs de la SPR que le défaut de prendre des démarches sérieuses et opportunes pour demander l’asile pendant que Mme Fleury était aux États-Unis n’était qu’un facteur parmi d’autres qui minent sa crédibilité (Gilgorri c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 559 aux para 23-27, 152 A.C.W.S (3d) 695; Garavito Olaya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 913 aux para 51-55).
[25]
Critiquer l’interprétation faite par la SPR de témoignages et de déclarations donnés par un demandeur d’asile est insuffisant pour justifier l’intervention de la Cour. Il appartient à la SPR et non à cette Cour d’apprécier la valeur probante des déclarations faites par un demandeur et de tirer des conclusions de crédibilité appropriées (Eker c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1226 au para 9, [2015] A.C.F. no 1341).
[26]
La SPR a exposé en détails, en se basant sur la preuve, les raisons pour lesquelles le témoignage de Mme Fleury a été rejeté. Cette Cour doit faire preuve de retenue judiciaire devant de telles conclusions, en autant que celles-ci sont raisonnables à la lumière des critères élaborés dans l’arrêt Dunsmuir. Je suis d’avis que ces facteurs ont été analysés dans leur ensemble par la SPR et ont mené à une conclusion raisonnable.
C.
La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demande d’asile de Mme Fleury est dénuée d’un minimum de fondement?
[27]
Je suis d’accord avec Mme Fleury qu’il existe un seuil élevé relatif à une conclusion d’absence de minimum de fondement, la conséquence étant qu’elle n’a pas pu porter la décision du SPR en appel à la SAR. De plus, je suis conscient qu’une conclusion à l’effet qu’un demandeur ne soit pas crédible n’entraîne pas automatiquement une conclusion d’absence d’un minimum de fondement (Li. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 536 au para 23; Tsikaradze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 230 aux para 19-20, 277 A.C.W.S. (3d) 614).
[28]
Malgré la jurisprudence citée ci-dessus, je suis d’avis que la SPR n’a pas agi de la sorte. Plus particulièrement, celui-ci n’a pas confondu sa conclusion selon laquelle Mme Fleury n’était pas crédible avec sa conclusion d’absence de minimum de fondement de la demande d’asile.
[29]
Au contraire, la jurisprudence de cette Cour précise que lorsque la SPR a des motifs raisonnables de douter d’un fait central de la demande d’asile, soit l’incident du 30 janvier 2015 en l’espèce, elle peut de ce seul fait rejeter l’ensemble du témoignage du revendicateur (Randhawa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 485 aux para 19-20, 312 F.T.R. 179; Sheikh c. Canada (MEI), [1990] 3 C.F. 238 aux para 7-8 , 112 N.R. 61).
[30]
Lorsqu’on ajoute ceci au fait que Mme Fleury n’a pas demandé l’asile pendant l’année qu’elle a passée aux États-Unis, et lorsqu’on considère les contradictions dans la preuve documentaire, je suis d’avis que la SPR a raisonnablement conclu que la demande d’asile est dénuée d’un minimum de fondement.
VI.
Conclusion
[31]
Les conclusions de crédibilité élaborées par la SPR dans sa décision sont raisonnables dans les circonstances et ne justifient pas l’intervention de cette Cour. De plus, je suis d’avis que la conclusion d’absence de minimum de fondement était raisonnable conformément au paragraphe 107(2) de la LIPR.
[32]
La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Aucune question n’est certifiée.
JUGEMENT dans le IMM-2200-18
LA COUR STATUE comme suit :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée; et
Aucune question n’est certifiée.
« B. Richard Bell »
Juge
ANNEXE
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2200-18
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INTITULÉ :
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BERNADETTE FLEURY c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 5 novembre 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE BELL
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 9 janvier 2019
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COMPARUTIONS :
Me Cristian E. Roa-Riveros
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Pour la PARTIE demanderesse
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Me Marilyne Ménard
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Pour lA PARTIE DÉFENDERESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Cristian E. Roa-Riveros
Montréal (Québec)
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Pour la PARTIE demanderesse
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Procureur générale du Canada
Montréal (Québec)
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Pour lA PARTIE DÉFENDERESSE
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