Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190103


Dossier : IMM‑1395‑18

Référence : 2019 CF 4

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

RABIA BOUKHANFRA

demanderesse

Et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Mme Rabia Boukhanfra, une citoyenne du Maroc, a sollicité une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire [CH] afin d’être autorisée à déposer une demande de résidence permanente à partir du Canada. Sa demande a été rejetée. Elle demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. Elle fait valoir que l’agent qui a rendu la décision a indûment exigé qu’elle démontre l’existence de difficultés et qu’il n’a pas apprécié correctement l’intérêt supérieur des enfants touchés ainsi que son établissement au Canada. Je rejette sa demande, parce que l’agent n’a commis aucune de ces erreurs, selon une lecture objective de ses motifs. La décision était raisonnable, et l’intervention de notre Cour n’est pas justifiée.

[2]  Mme Boukhanfra est arrivée au Canada en avril 2015 avec un visa de visiteur. Elle avait été embauchée par Mme Ichraq Ayad pour s’occuper de ses deux enfants, âgés de 7 et de 14 ans. Mme Ayad occupe un emploi d’analyste financière principale, qu’elle décrit comme un emploi exigeant. Mme Ayad a divorcé de son mari en 2013 et elle est maintenant une mère de famille monoparentale. De plus, Mme Ayad assiste à de fréquentes séances de counselling pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire de décrire ici.

[3]  En vue de tenter de régulariser sa situation au Canada, Mme Boukhanfra a demandé une dispense CH. Le 17 février 2018, un agent principal a rejeté sa demande. Mme Boukhanfra demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

I.  Les principes de base

[4]  Les demandes CH reposent sur l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 ch 27 [la Loi], qui prévoit que le ministre peut accorder la dispense demandée « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». Une décision rendue en vertu de l’article 25 est de nature discrétionnaire. Le décideur doit soupeser plusieurs facteurs pertinents, mais aucun algorithme rigide ne détermine l’issue. Dans un arrêt de principe portant sur ce sujet, la juge Rosalie Abella de la Cour suprême du Canada a précisé que la dispense CH visait à « mitiger la sévérité de la loi selon le cas » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 51, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy], au paragraphe 19). Toutefois, le processus relatif aux considérations d’ordre humanitaire « n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle » (Kanthasamy, au paragraphe 23).

[5]  Notre Cour examine les décisions CH selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy, au paragraphe 44). Cela signifie que je ne dois pas me demander quelle décision j’aurais rendue. Je dois simplement m’assurer que la décision faisant l’objet du contrôle est fondée sur une interprétation défendable des principes juridiques applicables et sur une appréciation raisonnable de la preuve dont disposait le décideur. Dans ce contexte, notre Cour n’a pas pour rôle d’apprécier les facteurs pertinents ou d’exercer à nouveau le pouvoir discrétionnaire, mais de simplement vérifier que le décideur a examiné les facteurs pertinents et en a tenu dûment compte.

[6]  Depuis l’arrêt de la Cour suprême dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir), le contrôle judiciaire des décisions administratives met de plus en plus l’accent sur les motifs donnés par les décideurs. Ces motifs doivent démontrer « la justification de la décision, [...] la transparence et [...] l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Néanmoins, il n’est pas nécessaire que les motifs soient exhaustifs ou parfaits. Comme la juge Abella l’a indiqué dans une affaire subséquente :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale […] En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

(Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16)

[7]  En plus de faciliter le contrôle judiciaire, la motivation des décisions peut permettre d’atteindre d’autres objectifs (John M Evans, « Writing Effective Tribunal Decisions and Reasons » (2002), 16 CJALP 95). L’obligation de donner des motifs peut être une forme d’assurance-qualité : le processus de rédaction des motifs exige « une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], au paragraphe 39). Le fait de donner des motifs favorise l’uniformité dans la prise de décisions. Exiger que les décideurs fournissent des motifs constitue également une manière de les tenir responsables envers le public et d’assurer aux justiciables que leurs arguments ont été pris en considération, ce qui renforce la légitimité du processus décisionnel. Enfin, la publication des motifs permet aux parties au litige de comprendre comment le droit est réellement appliqué.

[8]  J’oserais ajouter ceci. Dans le contexte d’un processus décisionnel à fort volume, il existe une tension inhérente entre le désir de rendre le processus efficient et la nécessité de rendre des décisions individualisées. Il est bien connu que les décideurs ne peuvent pas « limiter » ou « entraver » l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en adoptant des lignes directrices rigides (Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2, aux pages 5 et 6; Kanthasamy, au paragraphe 32; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, au paragraphe 18 [Delta Air Lines]). Ils doivent prendre en considération le bien‑fondé de chaque affaire en particulier. À cet égard, les motifs jouent un rôle essentiel. En exigeant que les décideurs rédigent des motifs, nous veillons à ce qu’ils tiennent compte des particularités de chaque affaire. Des motifs qui se contentent d’énoncer une conclusion sans expliquer leur justification ne donnent pas cette assurance (voir, par exemple, R c Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 RCS 869).

[9]  Pour faire face à un fort volume de dossiers, les décideurs peuvent être tentés de recourir à un libellé standard ou à une « formule type » qui a résisté au contrôle judiciaire ou que les tribunaux ont utilisé pour décrire le critère qu’ils doivent appliquer. Rien n’interdit une telle pratique. Les décideurs doivent être transparents, mais n’ont pas à être originaux (Cojocaru c British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30, [2013] 2 RCS 357, aux paragraphes 31 à 33). Toutefois, le recours à un libellé standard ne constitue pas un vaccin contre le contrôle judiciaire. Si la conclusion ne découle pas des prémisses ou si le recours à une formule type laisse planer le doute quant au fait que le décideur a dûment pris en considération les faits particuliers de l’affaire, il se peut bien que la décision soit déraisonnable. Au contraire, l’absence de libellé standard ou l’omission du décideur d’énoncer le critère qu’il applique ne conduit pas inexorablement à l’intervention de la Cour. Ce qui importe, c’est que les motifs soient intelligibles et qu’ils décrivent un raisonnement valable menant à la décision qui a été rendue.

[10]  En gardant ces principes à l’esprit, j’analyserai maintenant les arguments de Mme Boukhanfra.

II.  Les difficultés

[11]  Mme Boukhanfra conteste d’abord la décision au motif que l’agent a apprécié de manière inacceptable ses arguments par rapport au critère des « difficultés ». Afin de comprendre cet argument, il faut un moment revenir à l’arrêt Kanthasamy de la Cour suprême. À cette époque, les lignes directrices ministérielles concernant les demandes CH donnaient instruction aux agents de tenir compte de la question de savoir si les demandeurs subiraient des [traduction] « difficultés indues et injustifiées ou excessives » si la demande était rejetée. Avant l’arrêt Kanthasamy, un certain nombre de décisions avaient considéré cet énoncé comme un critère rigide, comme un obstacle que les demandeurs devaient franchir afin que leur demande soit considérée. Dans l’arrêt Kanthasamy, la juge Abella a conclu que cette approche était erronée. Les décideurs ne devraient pas utiliser le concept de « difficultés » comme critère. Ils doivent plutôt prendre en considération toutes les circonstances pertinentes et tenir compte de la « raison d’être équitable de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire » (Kanthasamy, au paragraphe 31), un processus parfois appelé l’« approche Chirwa ». Toutefois, la juge Abella n’a pas proscrit l’utilisation du concept des « difficultés », à condition que ses éléments soient considérés comme « instructifs, mais non décisifs » (Kanthasamy, au paragraphe 33).

[12]  En l’espèce, l’agent a utilisé le concept de difficulté dans l’analyse relative aux conséquences que le départ de Mme Boukhanfra aurait sur Mme Ayad et ses enfants. L’agent a écrit ce qui suit :

[traduction] 

[…] la preuve dont je dispose ne permet pas de démontrer que la rupture de ces liens constituerait une difficulté justifiant une dispense.

[…] la preuve dont je suis saisi ne démontre pas que cet inconvénient équivaut à une difficulté.

[13]  Toutefois, lorsque la décision est lue dans son intégralité, il est évident que l’agent a pris en considération toutes les circonstances alléguées par Mme Boukhanfra. Néanmoins, l’agent a conclu que ces circonstances étaient insuffisantes pour justifier la dispense.

[14]  Cela est conforme avec l’arrêt Kanthasamy, dans lequel la juge Abella a fait remarquer que :

L’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) […]

(Kanthasamy, au paragraphe 23)

[15]  Les agents doivent trouver des façons d’exprimer des conclusions selon lesquelles ce qui leur a été démontré est insuffisant pour justifier une dispense. Le fait d’opposer les concepts d’« inconvénients » et de « difficultés » constitue une bonne façon de communiquer cette idée. L’utilisation du terme « difficulté » peut être malheureuse, puisqu’elle donne l’impression que l’agent a fait ce qu’interdit l’arrêt Kanthasamy. À cet égard, tel que je l’ai mentionné ci‑dessus, ce qui importe n’est pas l’utilisation de termes précis, mais le fait que les motifs offrent une justification qui est conforme aux directives données par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy. À cet égard, mon collègue le juge Henry Brown a récemment déclaré :

[…] les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire doivent non seulement tenir compte des facteurs traditionnels des difficultés, mais également de l’approche Chirwa. Je ne dis pas qu’ils doivent réciter Chirwa dans son intégralité, non plus qu’ils doivent utiliser une formule magique ou des mots spéciaux. Les cours de révision doivent cependant avoir une raison de croire que les agents ont fait leur travail, autrement dit, que les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire ont tenu compte, outre les difficultés, de facteurs humanitaires au sens plus élargi.

(Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, au paragraphe 33)

[16]  Dans cette affaire, la décision de l’agent CH a été annulée. Toutefois, les faits de la décision étaient tels que le refus de la dispense CH aurait été substantiellement déraisonnable par rapport à tout critère imaginable. Les observations de mon collègue en ce qui concerne l’usage du concept de difficultés doivent, je crois, être lues dans cette perspective.

[17]  En fin de compte, je suis convaincu que l’agent en l’espèce a adopté une approche large et a pris en considération tous les facteurs pertinents présentés par Mme Boukhanfra. 

III.  L’intérêt supérieur des enfants

[18]  Mme Boukhanfra fait également valoir que l’agent n’a pas tenu dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants de Mme Ayad, qui seraient touchés par son départ du Canada. Elle dit que l’agent aurait dû énoncer en quoi consistait l’intérêt supérieur des enfants, plutôt que simplement conclure que le retour de Mme Boukhanfra au Maroc n’irait pas à l’encontre de leur intérêt supérieur. Elle dit également qu’un poids insuffisant a été accordé à ce facteur.

[19]  Une fois de plus, les arguments de Mme Boukhanfra visent principalement la suffisance des motifs. À cet égard, un extrait de l’arrêt Kanthasamy peut être interprété comme exigeant des agents qu’ils utilisent une formulation particulière dans leurs motifs :

Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), par. 12 et 31; Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, par. 9‑12).

(Kanthasamy, au paragraphe 39)

[20]  À cet égard, notre Cour, dans certaines décisions, a conclu qu’une décision CH est déraisonnable si l’agent ne décrit pas, à titre de première étape du raisonnement, ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166, aux paragraphes 63 et 64; Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 527, au paragraphe 29). Toutefois, d’autres décisions ont nié qu’une telle approche était obligatoire (Jaramillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 744, aux paragraphes 69 à 74; Onowu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 64, au paragraphe 44). Mon collègue le juge Richard Southcott a récemment expliqué comment le premier groupe d’affaires mentionnées ci‑dessus devrait être interprété :

Dans ces précédents, il est tranché qu’il est déraisonnable pour un agent d’apprécier l’intérêt supérieur des enfants sans prendre en compte à la fois la possibilité qu’un demandeur soit renvoyé du Canada ou qu’il soit autorisé à y demeurer, que les enfants touchés quittent le Canada ou y restent, et les conséquences sur les enfants et leur intérêt supérieur. À mon avis, ces décisions ne donnent aucune directive quant au critère juridique qui doit ou ne doit pas être appliqué pour apprécier l’intérêt supérieur des enfants. […]

(Khokhar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 555, au paragraphe 12)

[21]  En fait, on ne peut pas considérer que la juge Abella, qui avait également rédigé les motifs de la Cour dans l’arrêt Newfoundland Nurses, a exigé, dans l’arrêt Kanthasamy, que les agents utilisent une formule particulière ou qu’ils fournissent des motifs détaillés lorsque les questions sont bien définies.

[22]  Si l’on exige des agents CH qu’ils fournissent des motifs plus complets en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, c’est possiblement afin de faire respecter le changement apporté au droit par l’arrêt Baker et ensuite confirmé par une modification apportée à l’article 25 de la Loi et confirmé à nouveau plus récemment dans l’arrêt Kanthasamy. Il se peut que les juges de notre Cour aient estimé qu’il était nécessaire d’imposer une obligation de donner des motifs plus détaillés afin de s’assurer que les agents n’écartent pas d’emblée l’intérêt supérieur des enfants.

[23]  Cependant, je doute que le fait d’exiger l’emploi d’une formule plutôt qu’une autre permette d’atteindre cet objectif. Après tout, ce que nous devons vérifier est la capacité de l’agent à appliquer le critère, et non pas simplement sa capacité à le réciter. L’exigence d’intelligibilité énoncée dans Dunsmuir constitue, à mon avis, la meilleure façon de s’assurer que les agents demeurent fidèles à la loi.

[24]  En l’espèce, je suis convaincu que l’agent a bien apprécié l’intérêt supérieur des enfants de Mme Ayad. La décision fait référence à la situation de la famille Ayad et à l’aide offerte par Mme Boukhanfra. L’agent a reconnu implicitement les liens que Mme Boukhanfra avait établis avec les enfants de Mme Ayad lorsqu’il a indiqué qu’il pourrait y avoir une [traduction] « période d’ajustement ». L’agent a également noté qu’il était saisi d’une preuve ténue décrivant ces liens. Après avoir examiné le dossier, je conclus qu’il s’agit là d’une appréciation raisonnable. Il ne faut pas oublier qu’il incombe à la personne qui présente une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de fournir les renseignements pertinents, y compris ceux relatifs à l’intérêt supérieur des enfants (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 CF 635, au paragraphe 5; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 RCF 360, au paragraphe 35). Le fait que l’agent n’a pas débuté l’analyse par une description abstraite de l’intérêt supérieur des enfants ne rend pas la décision déraisonnable.

IV.  L’établissement au Canada

[25]  Enfin, Mme Boukhanfra fait valoir que l’agent CH a effectué une analyse déformée de son établissement au Canada. Cet argument conteste la conclusion suivante tirée par l’agent :

[traduction] 

Pendant son séjour au Canada, un certain niveau d’établissement devrait être atteint. Toutefois, cet établissement ne peut pas justifier en soi l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Je reconnais que le départ du Canada doit être difficile; toutefois, le séjour de la demanderesse au Canada n’est pas exceptionnel par rapport à d’autres dans une situation semblable.

[26]  Mme Boukhanfra fait valoir que l’allusion à une exigence d’« exceptionnalité » constitue une erreur qui a mené notre Cour, à d’autres occasions, à annuler une décision CH (Ndlovu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 878, aux paragraphes 12 à 15; Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185, aux paragraphes 13 à 15 [Sivalingam]).

[27]  Le concept d’établissement renvoie à une forme de prescription acquisitive du droit de demeurer au Canada. En d’autres termes, le fait qu’un demandeur a établi des liens solides avec le Canada constitue un facteur qui milite en faveur de l’octroi d’une dispense CH. Toutefois, cette idée entre en conflit avec la nature exceptionnelle de la dispense CH et le fait que ce processus ne doit pas constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au paragraphe 23).

[28]  Par conséquent, des liens solides seront requis pour justifier une dispense CH. Cependant, la force de ces liens ne peut pas être mesurée avec une précision mathématique. Le temps constitue un facteur, mais ce n’est pas le seul.

[29]  Dans ce contexte, des affirmations selon lesquelles l’établissement d’un demandeur n’est pas exceptionnel peuvent signifier que, tout bien considéré, le demandeur n’a pas établi de liens qui sont suffisamment solides pour justifier une exemption aux exigences de la loi. Elles peuvent également constituer une formule type visant à dissimuler le fait que l’agent a ignoré les faits qui démontrent la force de ces liens. Seule une analyse des motifs de l’agent, considérés dans leur ensemble, permet de faire la distinction entre les deux possibilités. Le simple fait d’employer le mot exceptionnel, bien que cela soit malheureux, ne dicte pas la conclusion.

[30]  Par exemple, dans Sivalingam, la conclusion de l’agent selon laquelle l’établissement n’était pas [traduction] « au‑delà de ce qu’on attend d’une personne qui arrive au Canada ou extraordinaire par rapport à ce qu’on en attend » ne pouvait tout simplement pas être conciliée avec le fait que M. Sivalingam, alors âgé de 27 ans, était arrivé au Canada avec sa famille lorsqu’il était âgé de 12 ans, qu’il avait marié une citoyenne canadienne, qu’il avait eu un enfant canadien et qu’il avait clairement des liens plus étroits avec le Canada qu’avec son pays d’origine.

[31]  En l’espèce, au contraire, Mme Boukhanfra est au Canada depuis environ trois ans. Elle a grandi, étudié et travaillé au Maroc, où sa famille demeure. Elle a surtout vécu au Maroc. Bien qu’elle ait établi des liens avec la famille Ayad au Canada, l’agent CH était d’avis que ces liens ne suffisaient pas pour justifier une dispense. C’est la façon dont j’interprète la déclaration selon laquelle [traduction] « le séjour de la demanderesse au Canada n’est pas exceptionnel ». Une fois de plus, l’emploi du mot exceptionnel est malheureux, mais ne constitue pas, en l’espèce, la marque d’un processus décisionnel déraisonnable. Nous sommes loin de la situation dans Sivalingam ou dans des affaires similaires.

[32]  En résumé, Mme Boukhanfra ne m’a pas convaincu que l’agent CH a rendu une décision déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.




 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.