Dossier : T‑1768‑17
Référence : 2018 CF 1272
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2018
En présence de monsieur le juge Favel
ENTRE :
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KEVIN BRUCE MERCREDI
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demandeur
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et
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LA PREMIÈRE NATION DÉNÉSULINE DE FOND‑DU‑LAC,
LE COMITÉ D’APPEL RELATIF À L’ÉLECTION DE 2017 DE LA PREMIÈRE NATION DÉNÉSULINE DE FOND‑DU‑LAC,
AL SAYN, DEAN CLASSEN, SCOTT HALE, NAPOLEAN MEDAL ET
MARGARET PAQUETTE POWDER
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7, à l’encontre de la décision du 16 octobre 2017 par laquelle le Comité d’appel relatif à l’élection de la Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac (le Comité d’appel) a infirmé sa décision en date du 10 octobre 2017, qui faisait droit à l’appel du demandeur concernant l’élection générale du chef et du conseil de la Première Nation dénésuline de Fond-du-Lac (l’élection générale) du 15 septembre 2017.
[2]
Dans sa demande, le demandeur réclame de la Cour les conclusions suivantes :
1. déclarer immédiatement vacante la charge de chef de la Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac;
2. ordonner que soit tenue sans délai une élection partielle afin de combler cette vacance;
3. ordonner que seules les personnes qui étaient éligibles au poste de chef dans l’élection générale soient autorisées à déposer une déclaration d’intention de candidature à l’élection partielle, sans qu’aucune de ces personnes ne soit obligée de se porter candidat.
[3]
Le demandeur invoque au fondement de sa demande le fait que plusieurs violations de la loi électorale de la Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac auraient été commises pendant l’élection générale.
[4]
La Cour a examiné les observations écrites et orales des parties et est convaincue par l’argument du demandeur. La présente affaire présente des circonstances uniques et exige par conséquent une approche unique. La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.
II.
Contexte
[5]
La Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac (la Première Nation) est une bande au sens de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I‑5. Signataire du Traité no 8, elle est située dans le nord de la Saskatchewan.
[6]
Le processus de l’élection du chef et des conseillers est régi par une loi, le Fond du Lac Denesuline First Nation Act (loi électorale de la Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac) mise en place par la collectivité (la loi électorale).
[7]
Le demandeur et son cousin, Louis Mercredi, se sont portés candidats au poste de chef de la Première Nation dans l’élection générale de la bande en tant que candidats éligibles. Il n’y a pas de désaccord en ce qui a trait à l’éligibilité du demandeur ou de Louis Mercredi au poste de chef de la Première Nation. Ce qui est contesté est la façon dont l’élection générale s’est déroulée, et plus précisément le traitement de l’appel visant l’élection.
[8]
Selon la loi électorale, les membres de la bande devaient désigner le directeur général des élections (le DGE), ainsi que les membres du Comité d’appel, 45 jours avant le jour du scrutin. Or, s’ils ont bien désigné le DGE le 1er août 2017, ils ont omis de choisir les cinq membres du Comité d’appel. C’est cette dérogation à la procédure exposée dans la loi électorale qui est au cœur de la présente affaire.
[9]
Le DGE avait le pouvoir de désigner des fonctionnaires électoraux pour l’aider dans la tenue de l’élection, ce qu’il aurait fait conformément à la loi électorale. Il a désigné le sous-directeur général des élections à la date de sa nomination, ou vers cette date. Le demandeur conteste le fait que trois des greffiers de scrutin désignés pour aider le DGE avaient voté au scrutin par anticipation. Ces trois personnes avaient ainsi voté avant que le DGE leur demande de participer à l’élection. La loi électorale interdit à tout fonctionnaire électoral de participer à une élection à titre de candidat, d’auteur d’une proposition de candidature, d’appuyeur ou d’électeur. Selon la preuve produite par les défendeurs, il est arrivé dans des élections antérieures que des greffiers de scrutin votent. C’est là un autre aspect du contexte qui rend la présente affaire unique, comme il en sera question plus en détail plus loin.
[10]
Les résultats de l’élection générale étaient les suivants en ce qui concerne le poste de chef :
Nombre total de membres de la bande 1 429
Nombre total d’électeurs 570
Candidats Nombre de voix
Mercredi, Kevin Bruce 142
Mercredi, Louis J. 144
[…] […]
Nombre total de bulletins de vote
imprimés pour le poste de chef : 785
(Dossier du demandeur, pièce E, Rapport du DGE, à la page 70.)
[11]
Le demandeur a donc terminé au deuxième rang dans l’élection au poste de chef, ayant été défait par une marge de deux voix. Un nouveau dépouillement, demandé deux jours après la publication des résultats de l’élection, a confirmé le compte initial.
[12]
Le demandeur a interjeté appel des résultats de l’élection le 29 septembre 2017, aux motifs qu’il y avait eu conflit d’intérêts, manœuvres frauduleuses et violations de la loi électorale.
[13]
À la suite de l’avis d’appel du demandeur, le DGE a désigné les cinq membres du Comité d’appel relatif à l’élection de 2017. Ces personnes n’ont pas été nommées par voie de résolution du conseil de bande, comme l’exige la loi électorale. En outre, chose plus importante, la désignation des membres du Comité d’appel n’a pas été menée conformément à la loi électorale.
[14]
Le 10 octobre 2017, le Comité d’appel a rendu une décision dans laquelle il déclarait ce qui suit :
[traduction]
La charge de chef est déclarée immédiatement vacante; il sera tenu sans délai une élection partielle afin de combler cette vacance et seules les personnes qui étaient éligibles au poste de chef dans l’élection générale seront autorisées à déposer une déclaration d’intention de candidature à l’élection partielle, sans qu’aucune de ces personnes ne soit obligée de se porter candidat.
III.
La décision
[15]
Le 16 octobre 2017, le Comité d’appel, incité à ce faire par une lettre de l’avocat du chef élu, a décidé à l’unanimité d’annuler sa décision en date du 10 octobre 2017 et par le fait même de rejeter l’appel. Dans cette deuxième décision, le Comité d’appel a écrit ce qui suit : [traduction] « En raison d’un manque de temps, nous estimons que certaines questions ont été négligées et que les choses n’ont pas été accomplies dans l’ordre voulu. »
Cette décision comprenait aussi des recommandations. Par exemple, les membres du Comité d’appel recommandaient ce qui suit : [traduction] « Les fonctionnaires électoraux et leurs assistants devraient recevoir une formation relative à la loi électorale, comme le prévoient les politiques de la bande, afin de pouvoir se conformer au protocole applicable »
, « Les règlements ont besoin d’uniformité et de clarté afin de permettre la décision la plus efficace »
et « Il conviendrait de réviser la loi électorale »
.
[16]
Le 15 novembre 2017, le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision du 16 octobre 2017.
IV.
Les questions en litige
[17]
Le demandeur soulève les questions suivantes :
Le dépôt des trois bulletins de vote des greffiers de scrutin et leur acceptation ont-ils influé sur le résultat de l’élection du chef? Dans l’affirmative, la décision du Comité d’appel devrait-elle être confirmée?
Dans le cas où le Comité d’appel n’aurait pas été régulièrement constitué et où sa décision serait frappée de nullité, la Cour fédérale pourrait-elle rendre une décision sur la question susmentionnée?
[18]
Les défendeurs soulèvent les questions suivantes :
Le demandeur est‑il autorisé à déposer et à invoquer un affidavit complémentaire après la fin du contre-interrogatoire?
La Cour fédérale a-t-elle compétence pour trancher la présente demande de contrôle judiciaire?
Quelle est la norme de contrôle applicable?
Le Comité d’appel a‑t‑il été régulièrement constitué sous le régime de la loi électorale?
Dans l’affirmative, le présumé Comité d’appel avait‑il le pouvoir de rendre la décision du 10 octobre 2017 annulant les résultats de l’élection et ordonnant la tenue d’une élection partielle pour le poste de chef, et la décision du 16 octobre 2017, annulant la décision précédente?
La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour accorder au demandeur la réparation qu’il sollicite dans la présente demande de contrôle judiciaire?
Les dispositions de la loi électorale ont-elles été violées en ce qui concerne la procédure électorale, le fonctionnement des bureaux de vote ou la procédure suivie après l’élection?
S’il y a eu des violations de la loi électorale, étaient-elles de nature à justifier l’annulation des résultats de l’élection du chef et la tenue d’une élection partielle pour cette charge?
[19]
En se fondant sur un examen des observations écrites et orales, la Cour rendra sa décision sur les questions suivantes :
Le demandeur est‑il autorisé à déposer et à invoquer un affidavit complémentaire après la fin du contre-interrogatoire?
La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour se prononcer sur les décisions du Comité d’appel?
Le Comité d’appel a‑t‑il été régulièrement constitué sous le régime de la loi électorale?
La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour accorder au demandeur la réparation qu’il sollicite?
V.
Les dispositions législatives applicables
[20]
Les dispositions de la loi électorale qui sont pertinentes dans la présente instance sont précisées à l’annexe A.
[21]
Les dispositions suivantes des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, sont également pertinentes dans la présente instance :
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VI.
Les observations écrites du demandeur
[22]
Selon le demandeur, la norme de contrôle applicable aux questions concernant les violations de la loi électorale est celle de la décision correcte.
[23]
Le demandeur soutient que l’ensemble du processus électoral a été marqué de plusieurs infractions à la loi électorale, mais il attire particulièrement l’attention sur le fait que les trois greffiers de scrutin n’auraient pas dû voter dans l’élection du chef de la Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac tenue en septembre 2017. Selon l’article 2.13 de la loi électorale, aucun greffier de scrutin ne peut participer à une élection ou à une élection partielle, que ce soit à titre de candidat, d’auteur d’une proposition de candidature, d’appuyeur ou d’électeur.
[24]
Le demandeur fait en outre valoir que [traduction] « [l]a présente instance met en jeu l’intérêt public puisqu’elle a une incidence sur l’application des principes de la primauté du droit dans une petite collectivité soudée, où chacun ne pouvait qu’être au courant des nombreuses violations de la loi électorale qui semblent avoir échappé aux fonctionnaires électoraux »
. Il se réfère au paragraphe 36 de la décision Laboucan c Nation crie de Little Red River no 447, 2010 CF 722 (Laboucan), selon lequel les conseils de bande doivent agir dans le respect des principes de la primauté du droit.
[25]
En l’espèce, le demandeur fait également valoir que le Comité d’appel n’était pas régulièrement constitué pour rendre sa décision.
VII.
Les observations écrites des défendeurs
[26]
Les observations des défendeurs sont résumées ci-après.
[27]
À titre préliminaire, les défendeurs soutiennent que la Cour ne devrait pas autoriser le dépôt du second affidavit du demandeur, souscrit le 27 juin 2018, ni s’appuyer sur les éléments de preuve qu’il contient, au motif que le dépôt de cet affidavit complémentaire leur serait [traduction] « hautement préjudiciable »
. Les défendeurs affirment que la période autorisée pour les contre-interrogatoires était déjà écoulée lorsque le demandeur a signifié et déposé son dossier avec son affidavit complémentaire le 29 juin 2018. Conformément au paragraphe 309(2) des Règles des Cours fédérales, seul devrait être pris en compte l’affidavit que Kevin Bruce Mercredi a souscrit le 15 décembre 2017 à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, puisque les défendeurs avaient dûment achevé le contre-interrogatoire du demandeur sur cet affidavit le 26 avril 2018.
[28]
Les défendeurs affirment en outre qu’en règle générale, la Cour fédérale a en principe compétence pour trancher la présente demande de contrôle judiciaire, en vertu des paragraphes 2(1) et 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Ils affirment qu’ [traduction] « un comité d’appel de la PNDFL (Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac), constitué sous le régime de la loi électorale de cette dernière, pourrait sans doute être considéré comme un "office fédéral" »
. Cependant, selon eux, la Cour n’a pas compétence pour examiner la présente demande. Il est allégué que la décision du 16 octobre 2017 a été rendue par un comité d’appel irrégulièrement constitué, qui ne serait pas considéré comme un « office fédéral »
au sens de la Loi sur les Cours fédérales.
[29]
D’après les défendeurs, la norme de contrôle applicable aux décisions des conseils de bande est celle de la décision raisonnable (Première nation de Fort McKay c Orr, 2012 CAF 269, au paragraphe 11). Ils affirment également que les questions relatives à l’interprétation de la loi électorale devraient également être assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable.
[30]
Les défendeurs font valoir que le Comité d’appel n’a pas été régulièrement constitué pour trancher l’appel du demandeur, conformément aux articles 2.5, 3.1, 4.1 et 11.1 de la loi électorale. En fait, les membres du Comité d’appel n’ont été choisis ni dans le cadre d’une assemblée extraordinaire de la bande ni par le conseil de bande; c’est le DGE qui a unilatéralement désigné les cinq membres du Comité d’appel.
[31]
Les défendeurs affirment en outre que la décision du Comité d’appel en date du 10 octobre 2017, qui ne fait pas l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, devrait être considérée comme appartenant à « une même série d’actes »
dans le cas où la Cour conclurait à l’invalidité de ce comité (Twinn c Première Nation Sawridge, 2017 CF 407, au paragraphe 75 (Twinn). Dans ce cas, non seulement la décision du 16 octobre 2017 deviendrait nulle, mais celle du 10 octobre 2917 devrait subir le même sort.
[32]
Les défendeurs affirment que la Cour ne peut accorder au demandeur la réparation demandée dans la présente demande de contrôle judiciaire, étant donné les conclusions de notre Cour dans la décision Felix Sr. c Sturgeon Lake First Nation, 2011 CF 1139 (Felix) :
[56] La Cour n’a pas compétence pour annuler les résultats d’une élection et ordonner la tenue d’une nouvelle élection. Les règles 3 et 4 des Règles n’habilitent pas la Cour à élaborer une réparation substantielle qui n’est pas prévue par la Loi électorale. La règle 3 est une règle d’interprétation, et la règle 4, souvent appelée « règle des lacunes », est de nature procédurale et ne permet pas à la Cour d’inventer un recours non prévu par la loi applicable. C’est au tribunal d’appel qu’il appartient de décider s’il convient d’annuler les résultats de l’élection et d’ordonner la tenue d’une nouvelle élection, et la Cour doit se garder d’usurper ce rôle.
[33]
Les défendeurs affirment que la Cour ne peut renvoyer l’affaire devant un Comité d’appel différemment constitué, au motif que la loi électorale ne contient aucune disposition qui lui conférerait ce pouvoir (Felix, au paragraphe 57). Ils soutiennent en outre que « [l]a Cour a effectivement compétence, aux termes du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, pour donner des instructions très précises. […] Il convient cependant d’exercer cette compétence avec prudence »
(Wilson c Ross, 2008 CF 1173, au paragraphe 38 (Wilson)).
[34]
Quant à la question des greffiers de scrutin qui ont voté à l’élection générale de 2017, les défendeurs soutiennent que ces trois personnes avaient déjà voté lorsque le DGE leur a demandé de remplir cette fonction dans le processus électoral. Contrairement à l’argument du demandeur, les défendeurs affirment qu’ [traduction] « on aurait tort de supposer que leurs votes ont eu une incidence sur l’issue de l’élection »
, étant donné qu’il n’a produit aucun élément de preuve à l’appui de cette allégation. Quoi qu’il en soit, les défendeurs soutiennent que les violations alléguées de la loi électorale, comme l’affirme le demandeur dans son avis de demande, devraient être examinées par le Comité d’appel, conformément à la loi électorale.
VIII.
La norme de contrôle
[35]
La principale question que la Cour tranchera suivant la norme de la décision correcte est celle de savoir si le Comité d’appel a été régulièrement constitué sous le régime de la loi électorale. Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Twinn, au paragraphe 22; Beardy c Beardy, 2016 CF 383, au paragraphe 45).
[36]
La Cour reconnaît toutefois que les conseils de bande possèdent les connaissances et l’expertise nécessaires concernant, d’une part, les coutumes et traditions de leurs bandes respectives et, d’autre part, les faits à déterminer relativement au processus d’élection des chefs et conseillers de ces collectivités (Première nation no 195 de Salt River c Martselos, 2008 CAF 221, au paragraphe 30; Whitehead c Première Nation de Pelican Lake, 2009 CF 1270, au paragraphe 1). Par conséquent, « la norme de contrôle applicable aux décisions du conseil de bande interprétant le Règlement électoral est celle de la décision raisonnable »
(Johnson c Tait, 2015 CAF 247, au paragraphe 28).
IX.
Analyse
[37]
Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
[38]
La Cour a examiné les affidavits du demandeur, de Louis Mercredi et du sous-directeur général des élections, mais on n’a pas fourni à la Cour un affidavit du DGE. La présente affaire porte sur la désignation par ce dernier des membres du Comité d’appel.
A.
Le demandeur est‑il autorisé à déposer et à invoquer un affidavit complémentaire après la fin du contre-interrogatoire?
[39]
Aux termes de l’alinéa 312a) des Règles des Cours fédérales, une partie peut, avec l’autorisation de la Cour, déposer des affidavits complémentaires en plus de ceux visés aux articles 306 et 307. La Cour ne peut autoriser le demandeur à déposer un affidavit complémentaire sans d’abord exercer son « pouvoir discrétionnaire […] de permettre le dépôt de documents additionnels »
(Mazhero c Conseil canadien des relations industrielles, 2002 CAF 295, au paragraphe 5). La Cour est convaincue par l’argument des défendeurs selon lequel le demandeur devait déposer une requête avant de produire un affidavit complémentaire, afin de lui permettre d’examiner celui‑ci et d’établir « s’il servirait les intérêts de la justice de l’accepter, [s’il] aiderait la Cour sans causer de préjudice grave [aux défendeurs] et s’il s’agit de pièces qui ne pouvaient être obtenues avant le contre-interrogatoire »
(Hughes c Canada (Agence des Douanes et du Revenu), 2004 CF 1040, au paragraphe 8). En conséquence, la Cour exclut l’affidavit complémentaire souscrit le 27 juin 2018, déposé au dossier du demandeur.
B.
La Cour fédérale a‑t‑elle compétence à l’égard du Comité d’appel?
[40]
Les défendeurs affirment que le Comité d’appel ne devrait pas être considéré comme un « office fédéral »
au sens des articles 2, 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, puisque ses membres n’ont pas été dûment désignés conformément à la loi électorale. Dans la décision Ratt c Matchewan, 2010 CF 160, au paragraphe 106, la Cour a déclaré ce qui suit :
En conséquence, peu importe que le processus de sélection se déroule dans le cadre d’un scrutin tenu conformément à la Loi sur les Indiens ou qu’il ait lieu selon la coutume, la Cour fédérale a un pouvoir de contrôle sur le processus et sur les organes tels que les présidents d’élections, les comités d’appel et les conseils des aînés qui prétendent exercer un pouvoir relativement à ce processus […] Dans un cas comme dans l’autre, la Cour a compétence.
[41]
En outre, la Cour a bien précisé dans la décision Felix que les conseils de bande et les tribunaux d’appel sont des offices fédéraux qui, par conséquent, relèvent de sa compétence. Au paragraphe 15, la Cour a déclaré ce qui suit :
[15] Il est largement accepté qu’un conseil de bande est un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la LCF. Dans la décision Gabriel c. Canatonquin, [1978] 1 CF 124, 9 CNLC 74, confirmée par la Cour d’appel fédérale dans Canatonquin et al. c. Gabriel et al., [1980] 2 CF 792, [1981] 4 CNLR 61, notre Cour a statué que même un conseil de bande élu en application du droit coutumier et non sous le régime de la Loi sur les Indiens est un office fédéral au sens du paragraphe 2(1) de la LCF. Ce principe a été réitéré par le juge Martineau dans Francis c. Conseil mohawk de Kanesatake, 2003 CFPI 115, [2003] 4 CF 1133. Dans Sparvier c. Bande indienne Cowessess, [1993] 3 CF 142, 63 FTR 242, le juge Marshall Rothstein a conclu, au paragraphe 14, que puisqu’un conseil de bande élu suivant le droit coutumier autochtone est un office fédéral, le tribunal d’appel élu suivant le même droit coutumier est logiquement lui aussi un office fédéral au sens de la LCF.
[42]
La Cour a compétence dans la présente affaire. Un comité ou tribunal d’appel en matière électorale est un « office fédéral »
. La question dans la présente instance est celle de savoir ce qu’il faut faire lorsque l’organe d’appel n’est pas validement créé. Il s’agit là des circonstances particulières mentionnées plus tôt.
[43]
Le Comité d’appel est formé sous le régime de la loi électorale, et ses pouvoirs découlent aussi de cette loi. Comme les parties ont toutes deux soulevé la question de la validité du Comité d’appel de leur collectivité, il incombe à la Cour d’établir, selon la norme de la décision correcte, s’il y a eu manquement à l’équité procédurale dans la manière dont ont été désignés les membres de ce comité et dans la manière dont il est parvenu à sa décision. Subsidiairement, la Cour peut aussi établir si la façon dont lesdits membres ont été désignés enfreint la loi électorale.
[44]
L’importance du Comité d’appel est évidente. Il s’agit d’un organe qu’ont créé les membres de la Première Nation pour régler les différends relatifs aux élections de celle‑ci. Cet organe joue un rôle clé dans l’expression de l’autodétermination de la Première Nation.
C.
Le Comité d’appel a‑t‑il été régulièrement constitué sous le régime de la loi électorale?
[45]
Après avoir examiné les observations des parties et les éléments de preuve au dossier, la Cour estime qu’il y a eu plusieurs infractions à la loi électorale, qui ont aussi pu entraîner des manquements à l’équité procédurale. Toutefois, La Cour doit déterminer si le Comité d’appel avait le pouvoir légal de rendre la décision faisant l’objet du contrôle, en date du 16 octobre 2017. Les parties reconnaissent que les membres du Comité d’appel n’ont pas été désignés conformément à la loi électorale, selon laquelle au moins quatre de ces cinq personnes doivent remplir les mêmes conditions d’admissibilité que les candidats aux élections. Les parties reconnaissent également que c’est le DGE qui a désigné les cinq membres du Comité d’appel, alors qu’ils auraient dû être choisis par les membres de la bande réunis en assemblée extraordinaire le 1er août 2017. Qui plus est, les membres du Comité d’appel n’ont pas été nommés officiellement par la voie d’une résolution du conseil de bande, comme l’exige la loi électorale. La Cour conclut que la seule interprétation raisonnable de la loi électorale est que le Comité d’appel n’a pas été régulièrement constitué. En conséquence, la décision en date du 16 octobre 2017 est considérée comme nulle.
[46]
La Cour conclut que le droit du demandeur à une évaluation équitable de son appel a été violé en raison de la manière dont le Comité d’appel a été formé en l’espèce. Elle souscrit à la position du demandeur concernant l’importance pour les conseils de bande d’agir conformément aux principes de la primauté du droit. « Cela suppose que le Conseil doit agir dans le respect de l’obligation d’équité procédurale lorsqu’il prend des décisions pouvant modifier les droits ou intérêts d’un membre de la bande. »
(voir la décision Laboucan au paragraphe 36).
[47]
Ayant établi que le Comité d’appel n’a pas été régulièrement constitué sous le régime de la loi électorale de la bande, la Cour n’a pas à examiner les autres questions étant donné qu’elles se rapportent à la décision du Comité d’appel en date du 16 octobre 2017 (qui est maintenant jugée invalide), et à l’interprétation de la loi électorale en ce qui concerne les greffiers de scrutin.
[48]
La Cour note que les défendeurs ont aussi fait remarquer que la première décision du Comité d’appel, en date du 10 octobre 2017, devrait être considérée comme appartenant à une même série d’actes que celle du 16 octobre 2017. Elle accepte cet argument, de sorte que la décision du 10 octobre 2017 est également invalide en raison de la constitution irrégulière du Comité d’appel. Les deux décisions ont été rendues à moins d’une semaine d’intervalle, sur la base des mêmes faits.
D.
La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour accorder au demandeur la réparation qu’il sollicite dans la présente demande de contrôle judiciaire?
[49]
La Cour doit établir quelle est la réparation appropriée étant donné les caractéristiques particulières de la présente affaire. Elle ne peut accorder au demandeur la réparation qu’il sollicite (c’est‑à‑dire ordonner la tenue d’une élection partielle pour le poste de chef), au motif qu’il essaie ainsi indirectement d’obtenir d’elle des mesures déterminées dont la possibilité ne devrait être envisagée directement que par un Comité d’appel régulièrement constitué. Les réparations, exposées par le demandeur dans son avis de demande, ne peuvent être accordées dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Wilson, aux paragraphes 35 à 40). C’est au Comité d’appel qu’il appartient d’accorder de telles réparations, en vertu de la loi électorale (Felix, aux paragraphes 55 et 56).
[50]
Étant donné les circonstances exceptionnelles et uniques de l’espèce, la Cour conclut que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Comme la Cour l’a déjà déclaré, les situations exceptionnelles et complexes peuvent exiger des mesures ou des réparations exceptionnelles (Parenteau c Badger, 2016 CF 535; Bill c Thomas, 2007 CF 1152).
[51]
Cette situation ressemble à celle que notre Cour a examinée dans la décision Abbott c Comité d’appel de la Bande du Lac Pélican, 2003 CFPI 340 (Abbott). Dans cette affaire, la Cour devait examiner la décision d’un organe d’appel irrégulièrement constitué, dont les membres devaient être désignés lors de l’assemblée de mise en candidature. Elle a renvoyé l’affaire « à un comité régulièrement constitué pour être tranchée conformément à la Loi »
(Abbott, au paragraphe 30), malgré le fait que cet organe devait avoir été créé lors de l’assemblée de mise en candidature, qui avait déjà eu lieu dans l’intervalle.
[52]
Les circonstances exceptionnelles et complexes de la présente affaire exigent également des réparations exceptionnelles. La Cour estime que l’article 3.3 de la loi électorale prévoit une procédure qu’on pourrait adapter à la situation particulière qui nous occupe tout en respectant l’intention de la Première Nation de régler ses différends électoraux en toute autonomie. Le passage pertinent de cet article est libellé comme suit :
[traduction]
3.3. Le Comité d’appel exerce ses fonctions pendant une période équivalente à la durée du mandat du chef et du conseil et il est responsable de toutes les élections partielles qui pourraient être déclenchées pendant ledit mandat. Si un membre du Comité d’appel est incapable ou refuse de superviser une élection partielle, une assemblée extraordinaire de la bande est convoquée pour désigner un remplaçant. Si, outre le chef et le conseil, moins de cinq (5) membres adultes de la bande assistent à l’assemblée extraordinaire convoquée dans le but de désigner les membres du Comité d’appel, le chef et le conseil peuvent, sans autre avis, désigner ces membres. Nul membre actif du Comité d’appel ne peut participer à des élections générales ou à des élections partielles, que ce soit à titre de candidat, d’auteur d’une proposition de candidature, d’appuyeur ou d’électeur.
[Souligné dans l’original.]
[53]
L’article cité ci‑dessus prévoit le choix, dans le cadre d’une assemblée extraordinaire de la Première Nation, de remplaçants pour les membres du Comité d’appel qui ne peuvent pas ou ne veulent pas remplir leur fonction dans une élection partielle. Bien que ce ne soit pas le cas en l’espèce, en permettant aux membres de la Première Nation de sélectionner un nouveau Comité d’appel dans le cadre d’une assemblée extraordinaire de la bande, on respecterait le processus législatif de la Première Nation, à condition que la procédure décrite à l’article 3.3 soit appliquée d’une manière équitable et responsable sur le plan procédural. Cette façon de faire serait en accord avec l’approche antérieurement adoptée par notre Cour dans la décision Abbott.
[54]
Un Comité d’appel différemment constitué sera le mieux placé pour évaluer le bien-fondé de l’appel du demandeur. Le renvoi de la présente affaire à un Comité d’appel différemment constitué respecte également les intentions et aspirations de la collectivité qui s’est acquittée de la tâche très importante de se donner une loi électorale, dont les dispositions prévoyaient la création du Comité d’appel.
[55]
Le demandeur a le droit de déposer son avis d’appel devant un Comité d’appel dûment constitué, possédant les connaissances et l’expérience nécessaires pour traiter les plaintes du demandeur. La Cour renvoie donc l’affaire à un nouveau Comité d’appel régulièrement constitué suivant la procédure que prévoit l’article 3.3 de la loi électorale, qui sera adaptée aux circonstances particulières de l’espèce. La Cour réitère la conclusion suivante, formulée par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 50 de l’arrêt Sturgeon Lake Cree Nation c Hamelin, 2018 CAF 131 :
Si les appels étaient manifestement dénués de fondement, auquel cas il n’aurait servi à rien de les renvoyer au comité d’appel, elle aurait pu exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas prendre cette mesure de réparation : Maple Lodge Farms Ltd. c. Agence canadienne d’inspection des aliments, 2017 CAF 45, par. 51 et 52. Au vu du dossier dont nous sommes saisis, je ne peux conclure à l’absence de fondement des appels.
[56]
La Cour a reconnu à plusieurs reprises sa volonté de trouver la manière la moins intrusive de traiter les questions se rattachant aux élections, par respect pour les efforts qu’ont déployés la Première Nation et ses membres pour promulguer des règles régissant leurs processus électoraux (Shirt c Nation crie de Saddle Lake, 2017 CF 364; Loonskin c Tallcree, 2017 CF 868; Première Nation de Sweetgrass c Gollan, 2006 CF 778).
[57]
Le demandeur et l’avocat des défendeurs ont tous deux reconnu la nécessité de réviser et de modifier la loi électorale pour la rendre plus claire en vue des élections futures. La Cour les en félicite.
X.
Conclusion
[58]
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un Comité d’appel, à constituer conformément à la procédure que prévoit l’article 3.3 de la loi électorale, procédure qui devra être adaptée ou modifiée en fonction des circonstances particulières de l’espèce. Les dépens sont adjugés au demandeur.
JUGEMENT dans le dossier T‑1768‑17
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un Comité d’appel différemment constitué, dont les membres doivent être désignés conformément à la procédure que prévoit l’article 3.3 de la loi électorale, procédure qui sera adaptée ou modifiée en fonction des circonstances particulières de l’espèce. Les dépens sont adjugés au demandeur.
« Paul Favel »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 30e jour de janvier 2019.
Isabelle Mathieu, traductrice
ANNEXE A
[traduction]
LOI ÉLECTORALE COUTUMIÈRE
DE LA PREMIÈRE NATION DÉNÉSULINE DE FOND‑DU‑LAC
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1768‑17
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INTITULÉ :
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KEVIN BRUCE MERCREDI c LA PREMIÈRE NATION DÉNÉSULINE DE FOND‑DU‑LAC, LE COMITÉ D’APPEL RELATIF À L’ÉLECTION DE 2017 DE LA PREMIÈRE NATION DÉNÉSULINE DE FOND‑DU‑LAC, AL SAYN, DEAN CLASSEN, SCOTT HALE, NAPOLEAN MEDAL ET MARGARET PAQUETTE POWDER
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Saskatoon (Saskatchewan)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 29 AOÛT 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE FAVEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 21 DÉCEMBRE 2018
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COMPARUTIONS :
Kevin Bruce Mercredi
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POUR LE DEMANDEUR
(POUR SON PROPROE COMPTE)
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Anil K. Pandila
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Pandila and Co.
Avocats
Prince Albert (Saskatchewan)
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POUR LES DÉFENDEURS
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