Dossier : 18‑T‑67
Référence : 2018 CF 1234
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2018
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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V.I. FABRIKANT
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demandeur
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et
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SA MAJESTÉ LA REINE
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défenderesse
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ORDONNANCE ET MOTIFS
[1]
Le 8 septembre 2018, le demandeur, M. Fabrikant, a déposé une requête écrite sous le régime de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles) en vue :
a) D’OBTENIR l’autorisation d’engager la présente instance aux termes du paragraphe 40(3) de la Loi sur les Cours fédérales;
b) DE FAIRE ANNULER la décision rendue par le commissaire du Service correctionnel du Canada le 27 juillet 2018 et reçue le 24 août 2018 dans le cadre du grief no V30R00045515 déposé par l’appelant;
c) D’OBTENIR UNE ORDONNANCE obligeant la défenderesse à autoriser aux détenus l’accès à des cliniques privées pour obtenir des soins de santé essentiels.
[2]
Dans le cadre d’une requête distincte, le demandeur sollicite une ordonnance d’exemption des droits de dépôt pour les deux requêtes.
[3]
M. Fabrikant est un détenu purgeant une peine de ressort fédéral que la Cour a désigné plaideur quérulent au titre de l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (la Loi). En raison de cette désignation, il doit présenter à la Cour une demande d’autorisation en vue d’introduire une instance. C’est ce qu’il a fait à plusieurs reprises, comme l’a mentionné la protonotaire Tabib dans son ordonnance du 18 janvier 2013, par laquelle elle a rejeté une telle demande :
[traduction] Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, j’ai tenu compte du fait que le demandeur a été qualifié de plaideur quérulent et semble avoir multiplié les requêtes en autorisation d’introduire une instance au cours des dernières années. Bon nombre de ces requêtes ont été refusées par le greffe, ont été rejetées ou, lorsqu’elles ont été accueillies, n’ont pas été présentées avec diligence, de sorte que le recours à ces requêtes en autorisation par le demandeur est devenu un fardeau important pour les ressources de la Cour.
Cité dans l’arrêt Fabrikant c Canada, 2014 CAF 273, au paragraphe 5.
[4]
Le 22 octobre 2018, le juge Annis a ordonné que les deux dossiers de requête soient acceptés aux fins de dépôt. Dans cette ordonnance, la première requête ne visait qu’à obtenir l’autorisation, aux termes du paragraphe 40(3) de la Loi, de déposer une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision concernant l’interdiction, par le Service correctionnel du Canada (SCC), d’avoir recours à des cliniques privées pour obtenir des soins de santé essentiels (la décision).
[5]
En vertu du paragraphe 40(4) de la Loi, la Cour peut autoriser le demandeur à engager une instance si elle « est convaincu[e] que l’instance que l’on cherche à engager ou à continuer ne constitue pas un abus de procédure et est fondée sur des motifs valables »
.
[6]
Dans son affidavit et ses observations écrites à l’appui de la première requête, le demandeur soutient que la politique de la défenderesse, décrite dans un document intitulé « Cadre national relatif aux soins de santé essentiels »
, [traduction] « empêche les détenus d’avoir recours à des médecins du secteur privé pour obtenir des soins de santé essentiels, alors qu’elle leur permet de se tourner vers eux pour obtenir des soins non essentiels »
. Le demandeur affirme que, le 7 juillet 2017, on lui a refusé la permission d’avoir recours aux services d’un médecin du secteur privé pour faire enlever une lésion cancéreuse de sa main. Il reconnaît que la chirurgie a été effectuée par un médecin du SCC le 1er août 2017. Le demandeur allègue qu’il présente maintenant des symptômes de cancer colorectal et que ceux‑ci sont attribuables au délai d’attente de trois semaines pour faire enlever son cancer de la peau.
[7]
Le demandeur prétend que la politique énoncée dans le Cadre national relatif aux soins de santé essentiels va à l’encontre de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20, parce qu’elle le prive d’un droit, soit le droit à des soins de santé privés, qui n’a aucun lien avec son incarcération, en contravention de l’alinéa 4d).
[8]
La défenderesse soutient que la Cour devrait refuser d’accorder une autorisation pour les quatre raisons suivantes :
a) l’affaire est théorique;
b) le demandeur ne soulève aucun motif raisonnable pour contester le caractère raisonnable de la décision;
c) seuls les actes ou les décisions des employés du SCC peuvent faire l’objet d’un grief dans le cadre du processus de règlement des griefs des détenus;
d) il y a une absence complète de preuve démontrant que le Cadre national relatif aux soins de santé essentiels n’a pas été adopté à la suite d’un exercice de bonne foi d’un pouvoir discrétionnaire.
[9]
Selon les principes établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, à la page 353; 57 DLR (4th) 231, lorsqu’il détermine si un litige est théorique, le tribunal doit d’abord se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. Si c’est le cas, le tribunal décide alors s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. Ce faisant, il doit tenir compte, entre autres, de l’économie des ressources judiciaires.
[10]
La défenderesse fait valoir que le différend tangible et concret, en l’espèce, a clairement disparu et qu’il serait inutile d’examiner la réponse définitive au grief dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Le demandeur a reçu le traitement qu’il a demandé, même s’il a dû attendre trois semaines.
[11]
Dans sa réplique, le demandeur soutient que la controverse n’est pas théorique étant donné son âge et son état de santé. Il affirme qu’il est évident qu’il aura besoin de soins médicaux continus et que l’interdiction d’avoir recours à des cliniques privées aura une incidence défavorable sur lui. Évidemment, cela en revient à demander à la Cour de trancher une question hypothétique qui pourrait se réaliser ou non dans l’avenir. Il n’est pas clair du tout, d’après le peu de renseignements fournis dans son affidavit, que le demandeur souffre en réalité d’une autre forme de cancer ou, si son autodiagnostic devait être confirmé, que sa maladie découle du cancer de la peau qui a été retiré de sa main.
[12]
Le demandeur soutient également qu’il a besoin d’une déclaration selon laquelle il était illégal de lui refuser l’accès à une clinique privée. Il affirme que cela lui permettrait d’engager une action en justice dans laquelle il pourrait demander des dommages‑intérêts réguliers et punitifs contre la défenderesse pour le délai d’attente pour recevoir son traitement. Bien que cela soit son intention, la Cour n’a pas pour rôle de faciliter les perspectives de litige futures d’une partie lorsqu’elle détermine si une demande de contrôle judiciaire en cours doit être accueillie.
[13]
Je reconnais que la Cour suprême du Canada a exprimé l’opinion voulant que, lorsque le gouvernement établit un régime de soins de santé, ce régime doit respecter la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Les délais d’attente pour un traitement médical dans le cadre d’un tel régime peuvent déclencher la protection de l’article 7 de la Charte : Chaoulli c Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, aux paragraphes 104 et 118, [2005] 1 RCS 791. Une telle contestation doit toutefois être fondée sur une preuve appropriée. Le dossier de requête du demandeur ne convainc pas la Cour qu’il serait en mesure de recueillir et de présenter des éléments de preuve suffisants si l’instruction de la demande proposée était autorisée.
[14]
Je suis d’accord avec la défenderesse que l’affaire est maintenant théorique puisque M. Fabrikant a reçu le traitement demandé, et je ne suis pas convaincu que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour permettre que la demande suive son cours malgré son caractère théorique. Pour en arriver à cette conclusion, je ne rends aucune décision quant à la question de savoir si le Cadre national relatif aux soins de santé essentiels est conforme ou non à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ou à la Charte. Cette question ne peut être tranchée que sur le fondement d’un dossier de preuve complet et d’arguments juridiques. La Cour ne dispose pas d’un tel dossier en l’espèce. Il ne s’agit pas non plus d’un dossier susceptible d’être compilé et présenté par le demandeur étant donné ses antécédents. Il n’est pas dans l’intérêt de l’économie judiciaire de donner libre cours aux plaintes hypothétiques de M. Fabrikant sur la politique et son administration par le SCC ni de lui permettre de gaspiller des ressources publiques et le temps de la Cour.
[15]
Quant à la requête visant à exempter M. Fabrikant des droits de dépôt exigés pour engager une instance, l’article 55 des Règles confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire d’accorder une telle exemption dans les cas méritoires. Dans une décision antérieure mettant en cause M. Fabrikant, la Cour a conclu que cette exemption devrait être accordée uniquement dans des circonstances spéciales lorsque le demandeur a démontré son indigence en prouvant que l’obligation de payer des droits de dépôt l’empêcherait d’engager une action ayant des chances raisonnables de succès devant la Cour : Fabrikant c Canada (Procureur général), 2017 CF 576, au paragraphe 5.
[16]
Je constate que le juge Stratas a déclaré dans une autre affaire mettant en cause M. Fabrikant que la question de savoir s’il devrait être exempté des droits de dépôt n’a pas besoin d’être abordée lorsque l’avis d’appel (ou la demande, comme en l’espèce) comporte un vice fondamental : Fabrikant c Canada, 2018 CAF 171, au paragraphe 6. Je suis d’accord. Toutefois, il peut s’agir d’un facteur pertinent lorsque la Cour se demande si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire une demande autrement théorique. Les droits de dépôt ne devraient pas constituer un obstacle à l’accès à la justice lorsque l’affaire a des chances raisonnables de succès. Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce.
[17]
Le demandeur a déposé un affidavit à l’appui de sa requête, dans lequel il fait état de son revenu en prison, de ses dépenses et de ses dettes. Il affirme ne posséder aucun bien immobilier, aucune valeur mobilière ni aucun dépôt à terme dans une banque, mais il n’affirme pas avoir déclaré toutes ses sources de revenu ou tous ses avoirs dans d’autres comptes bancaires. Le demandeur a réussi à acquérir les ressources nécessaires pour présenter de nombreuses demandes par le passé. Étant donné les antécédents de M. Fabrikant en matière de litige, j’aurais besoin d’une preuve considérablement plus volumineuse pour être convaincu que la Cour devrait l’exempter des droits de dépôt en l’espèce.
[18]
La défenderesse n’a pas de demandé de dépens; je n’en adjugerai donc aucuns.
ORDONNANCE DANS LE DOSSIER 18‑T‑67
LA COUR ORDONNE :
La requête en autorisation présentée au titre du paragraphe 40(3) de la Loi sur les Cours fédérales en vue de demander le contrôle judiciaire d’une décision relative à un grief rendue par le commissaire du Service correctionnel du Canada et concernant le recours à des cliniques privées pour obtenir des soins de santé essentiels est rejetée.
La requête visant à obtenir une ordonnance d’exemption des droits de dépôt exigés par les Règles des Cours fédérales est rejetée.
« Richard G. Mosley »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 19e jour de décembre 2018
Mélanie Vézina, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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18‑T‑67
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INTITULÉ :
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V.I. FABRIKANT C SA MAJESTÉ LA REINE
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REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
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LE JUGE MOSLEY
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DATE :
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LE 7 DÉCEMBRE 2018
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OBSERVATIONS ÉCRITES :
V.I. Fabrikant
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POUR LE DEMANDEUR
(Pour son propre compte)
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Joshua Wilner
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POUR LA DÉFENDERESSE
(Ministère de la Justice)
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Joshua Wilner
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POUR LA DÉFENDERESSE
(Ministère de la Justice)
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