Date : 20181128
Dossier : IMM-2685-18
Référence : 2018 CF 1193
Montréal (Québec), le 28 novembre 2018
En présence de monsieur le juge Shore
ENTRE :
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SAHAL NACIM ABDOURAHMAN
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partie demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
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partie défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision d’un agent d’immigration principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [agent], datée du 31 octobre 2017, rejetant la demande d’examen des risques avant le renvoi [ERAR].
II.
Faits
[2]
La demanderesse, âgée de 71 ans, est née en Somalie et est citoyenne du Djibouti, pays où elle a habité durant près de la moitié de sa vie.
[3]
L’histoire, telle que relatée par la demanderesse, raconte une vie remplie d’épreuves qu’elle dit vouloir mettre derrière elle en s’établissant au Canada. Elle est née en Somalie, mais n’y est jamais retournée depuis qu’elle a dû quitter pour le Djibouti à l’âge de 12 ans.
[4]
La demanderesse affirme faire partie de la tribu Madiban, soit une minorité considérée comme inférieure au reste de la population et avec laquelle toute association est considérée comme honteuse. Elle a toutefois rencontré un homme qui l’a épousée malgré ses origines Madiban alors qu’il fait partie des tribus Gadabursi Haban Hafan (du côté de son père) et Issa Mamassan (du côté de sa mère). Le couple aurait cependant décidé de cacher l’origine ethnique de la demanderesse afin d’éviter les représailles de la famille de son mari.
[5]
Suite à la naissance de son quatrième enfant, Omar, né trisomique en 1980, sa belle-famille aurait appris que la demanderesse est Madiban. Malgré qu’elle fût enceinte, son mari l’aurait laissée sur le champ et sa belle-famille l’aurait battue, violentée, insultée, abusée et lui aurait proféré des menaces de mort. Sa belle-famille aurait gardé les trois ainés, laissant la demanderesse seule avec Omar et aurait aussi pris le cinquième enfant une fois celui-ci né.
[6]
La demanderesse dit avoir trouvé refuge dans une famille où elle avait travaillé avant de se marier, les Moussa. Cependant, sa belle-famille aurait continué à l’agresser, ce qui l’aurait poussée à quitter le Djibouti pour le Yémen avec l’aide d’une amie. Elle serait donc partie avec son fils Omar pour y travailler pendant 30 ans comme gouvernante.
[7]
Une nouvelle épreuve se serait alors abattue sur la demanderesse lorsqu’un raid aérien aurait tué son fils Omar et détruit la maison de ses employeurs où elle habitait. N’ayant plus rien au Yémen, elle aurait décidé de retourner au Djibouti où elle aurait été accueillie par les enfants Moussa, devenus grands.
[8]
Ayant eu vent du retour de la demanderesse au Djibouti, la belle-famille se serait à nouveau acharnée sur elle, lui proférant des menaces de mort et allant jusqu’à l’attaquer dans la maison des Moussa, la laissant inconsciente. Elle aurait raconté l’attaque à la police, qui se serait moquée d’elle et aurait refusé de l’écouter ou de noter l’agression étant donné ses origines Madiban.
[9]
Cet événement aurait poussé la demanderesse à quitter le Djibouti le 29 août 2016 pour se rendre d’abord aux États-Unis, où elle est arrivée le 30 août 2016, puis à la frontière canadienne pour y demander l’asile le 2 septembre 2016. Cette première demande lui a été refusée puisqu’elle avait déjà fait une demande aux États-Unis. Elle est entrée illégalement au Canada le 9 avril 2017 avec l’intention de rejoindre sa nièce. La demanderesse a fait une seconde demande d’asile, qui a aussi été rejetée automatiquement en avril 2017. Elle s’est toutefois fait offrir de demander un ERAR, ce dont elle s’est prévalue.
III.
Décision de l’agent
[10]
L’agent a rejeté la demande d’ERAR le 31 octobre 2017.
[11]
Selon l’agent, la demanderesse n’avait pas établi qu’elle risquait d’être torturée ou persécutée, qu’elle subirait des traitements ou peines cruels et inusités ou que sa vie serait menacée si elle était renvoyée au Djibouti. Le manque d’éléments de preuve pour corroborer les allégations de la demanderesse a été déterminant pour l’agent qui souligne que la demanderesse n’a soumis aucun document ou témoignage de tiers portant sur :
La perte des membres de sa famille en Somalie;
La naissance de ses cinq (5) enfants ainsi que sa séparation ou son divorce;
Son séjour de trente (30) ans au Yémen;
Son retour au Djibouti;
Le fait que sa belle-famille l’aurait reniée, puis agressée, ni même sur l’existence de ses agresseurs;
Le fait qu’elle ait été victime de persécution, discrimination ou menaces à sa vie à cause de son mariage ou de discrimination à cause de son ethnie;
L’incapacité de l’État d’assurer sa protection; au contraire, l’agent interprète les allées et venues entre le Djibouti et d’autres pays comme indiquant que l’État ne fait pas preuve de discrimination envers la demanderesse.
[12]
L’agent considère en outre que la demanderesse, qui n’a jamais habité seule, sera en mesure de trouver un endroit pour cohabiter avec quelqu’un; ainsi, elle ne sera pas sujette à la persécution réservée aux femmes seules au Djibouti.
[13]
Enfin, l’agent conclut que la demanderesse n’a pas démontré de façon claire et convaincante que l’État n’est pas en mesure de la protéger.
IV.
Questions en litige
[14]
La Cour reformule les questions de la partie demanderesse de la façon suivante :
1) La demanderesse doit-elle fournir des éléments de preuve au soutien de son affidavit?
2) L’agent d’immigration principal a-t-il rendu une décision raisonnable?
[15]
La décision d’un agent de rejeter un ERAR est revue par cette Cour selon la norme de la décision raisonnable (Nhengu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 913 au para 5 [Nhengu]). Cette Cour doit donc faire preuve de déférence et n’interviendra que si la décision de l’agent manque d’intelligibilité, de transparence et de justification ou encore que la conclusion à laquelle le décideur est arrivé ne fait pas partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir c Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 au para 47).
V.
Dispositions pertinentes
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Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes :
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VI.
Analyse
A.
La demanderesse doit-elle fournir des preuves au soutien de son affidavit?
[17]
Outre son affidavit, la demanderesse a fourni les éléments de preuve suivants : son extrait de naissance, son certificat de mariage, son passeport et un rapport d’expert établissant qu’elle fait partie de la tribu Madiban. L’agent dit avoir accepté la conclusion de l’expert, mais conclut également que la demanderesse aurait dû fournir d’autres éléments de preuve.
[18]
Selon la demanderesse, l’agent doit présumer qu’un témoignage est véridique, à moins qu’il existe une raison d’en douter (Maldonado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 au para 5 [Maldonado] et Conka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 532 au para 23). Ainsi, puisque l’agent n’a pas mis en doute la crédibilité de la demanderesse, celle-ci croit que l’agent devait tenir ses propos pour avérés.
[19]
Pour sa part, le défendeur affirme que la présomption de véracité pouvait être réfutée si l’agent était en mesure de s’attendre à ce que certains éléments de preuve soient corroborés par de la documentation et qu’ils ne l’étaient pas (Adu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF No 114 (CAF) au para 2 et Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 889 aux paras 8-10). Il soutient qu’en l’espèce la présomption est réfutée.
[20]
Le juge René L. LeBlanc dans l’arrêt Nhengu, ci-dessus, décrit bien comment la jurisprudence permet l’atteinte d’un juste équilibre entre l’obligation des demandeurs d’avancer leurs meilleurs arguments tout en leur permettant de justifier pourquoi ils n’ont pas fourni certains éléments de preuve clés :
[9] Dans un tel contexte, l’agent du ministre appelé à statuer sur une demande d’ÉRAR est en droit de s’attendre, du moins quant aux éléments cruciaux de la demande, à ce que des éléments de preuve autres que les seules allégations du demandeur d’ÉRAR soient fournis afin de déterminer si le fardeau de preuve auquel celui-ci est astreint a été rencontré (Ferguson au para 32; Kioko au para 49). En d’autres termes, lorsque de tels éléments de preuve existent ou lorsqu’il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur se les soit procurés, l’agent du ministre peut tenir compte de l’absence de tels éléments de preuve dans son évaluation du poids ou de la force probante des allégations de risque invoquées au soutien de la demande d’ÉRAR, à moins que le demandeur n’ait expliqué de façon satisfaisante, dans le cadre de sa demande, les raisons de cette absence.
[21]
Concernant les documents que l’agent s’attendait à recevoir en preuve, la demanderesse fait valoir que ceux-ci ne sont pas fondamentaux à sa demande. Puisqu’elle fonde sa demande d’ERAR sur la persécution à laquelle elle ferait face si elle devait retourner au Djibouti, vu son appartenance à la tribu Madiban et son statut de femme seule, elle affirme que ce sont les éléments de preuve supportant cela qu’elle devait apporter. Comme le souligne la demanderesse, l’agent a accepté la preuve d’expert à l’effet qu’elle soit de la tribu Madiban.
[22]
En l’espèce, il semble irréaliste de demander certains des documents que l’agent considère manquants. Par exemple, la demanderesse dit avoir dû laisser tous les documents derrière elle lorsque son mari l’a chassée de la demeure familiale. Il en va de même pour tous les documents qui se trouvaient dans la demeure où elle habitait au Yémen et qui ont été détruits lors d’un raid aérien. En ce qui a trait aux documents relatifs à son enfance en Somalie, la demanderesse a précisé qu’elle ne possède aucun document de cette période étant donné que la Somalie a une administration publique défaillante, voire inexistante.
[23]
À propos de certains documents, comme ceux confirmant son divorce ou la naissance de ses enfants, la demanderesse a fourni des explications satisfaisantes. Conséquemment, puisque l’agent n’a pas mis en doute la crédibilité de la demanderesse, celle-ci bénéficiait de la présomption de véracité (Maldonado, ci-dessus); ainsi, l’agent devait tenir les faits tels que décrits par la demanderesse comme véridiques.
B.
L’agent d’immigration principal a-t-il rendu une décision raisonnable?
[24]
La demanderesse avance qu’elle risque d’être persécutée si elle est tenue de retourner au Djibouti ou en Somalie. L’agent a déterminé ne pas avoir à effectuer d’ERAR pour la Somalie « puisque la demanderesse n’est pas tenue de retourner dans son pays de naissance, pays qu’elle a quitté en 1959 »
. La Cour est d’accord avec l’agent sur ce point.
[25]
Quant à la persécution à laquelle la demanderesse dit qu’elle aura à faire face au Djibouti, celle-ci serait liée à deux de ses caractéristiques personnelles, soit ses origines ethniques et sa situation de femme seule.
[26]
En ce qui a trait aux origines ethniques de la demanderesse, l’agent a dit avoir accepté le rapport d’expert démontrant que la demanderesse est de la tribu Madiban. Elle a cependant refusé de croire que la demanderesse avait été persécutée et qu’elle le sera si elle retourne au Djibouti en raison de son appartenance à ladite tribu. Cette conclusion est surprenante pour deux raisons. D’abord, l’agent n’a pas remis en question la crédibilité de la demanderesse. Ensuite, l’agent a fait référence aux documents fournis par la demanderesse qui décrivent que les membres de la tribu Madiban sont considérés comme inférieurs aux autres et que toute association avec eux est considérée comme honteuse (voir en détail le rapport d’expert et la situation chaotique en Somalie, mais également la situation précaire de la tribu Madiban au Djibouti à travers la preuve démontrant les conditions du pays). Étant donné la précédente conclusion de la Cour à l’effet que la demanderesse bénéficie de la présomption de véracité, la conclusion de l’agent comme quoi la belle-famille la demanderesse ne la persécutera pas semble déraisonnable.
[27]
L’agent devait aussi établir si la demanderesse risquait d’être persécutée par la société en tant que femme seule au Djibouti. L’agent a déterminé que la demanderesse trouvera quelqu’un avec qui habiter au Djibouti puisqu’elle a toujours réussi à le faire par le passé. L’agent se fonde sur l’expérience antérieure de la demanderesse pour conclure ainsi, sans se demander si cette inférence tient la route au regard de l’âge actuel de la demanderesse. S’il est vrai qu’elle a toujours su offrir ses services de servante ou de gouvernante, la dernière fois qu’elle a dû faire une telle démarche remonte au début des années 1980. Cette inférence n’était donc pas raisonnable. Conséquemment, l’agent aurait dû analyser les risques pour une femme seule au Djibouti, ce qu’il n’a pas fait.
[28]
L’agent conclut en outre que la demanderesse ne s’est pas déchargée de son fardeau de démontrer que l’État ne serait pas en mesure de la protéger. La demanderesse a déclaré que lorsqu’elle a raconté l’attaque qu’elle a subie aux mains de sa belle-famille, les policiers ne l’ont pas aidée puisqu’elle fait partie de la tribu Madiban. Pour toutes les raisons discutées, la décision de l’agent principal d’immigration est déraisonnable.
VII.
Conclusion
[29]
Pour les motifs énoncés ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire est accordée.
JUGEMENT au dossier IMM-2685-18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée, la décision soit annulée et le dossier soit renvoyé à un autre agent principal d’immigration pour un nouvel examen. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier. L’intitulé de la cause est corrigé afin de refléter la bonne partie défenderesse, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.
« Michel M.J. Shore »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2685-18
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INTITULÉ :
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SAHAL NACIM ABDOURAHMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 26 novembre 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE SHORE
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DATE DES MOTIFS :
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LE 28 novembre 2018
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COMPARUTIONS :
Guillaume Cliche-Rivard
Rosalie Caillé-Lévesque (stagiaire)
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Pour la partie demanderesse
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Lynne Lazaroff
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Pour la partie défenderesse
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Nguyen, Tutunjian & Cliche-Rivard
Montréal (Québec)
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Pour la partie demanderesse
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour la partie défenderesse
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