Date : 20181211
Dossier : IMM‑1984‑18
Référence : 2018 CF 1245
[traduction française CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2018
En présence de madame la juge Gagné
ENTRE :
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HADI ALIBEGI
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
La nature de l’affaire
[1]
M. Hadi Alibegi conteste la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté sa demande d’asile. La SAR a souscrit à la conclusion de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle M. Alibegi n’avait pas établi de façon crédible qu’il est un chrétien converti cherchant à fuir la persécution en Iran.
II.
Les faits
[2]
Le demandeur est un citoyen de l’Iran âgé de 52 ans. Il prétend être un chrétien converti qui a fui l’Iran après qu’une des personnes converties fréquentant une maison‑église secrète avec lui eut été arrêtée par les autorités iraniennes.
[3]
Il a présenté une demande d’asile à son arrivée à l’Aéroport international Pearson le 14 septembre 2014. Il n’avait aucun passeport ou document de voyage et n’avait en sa possession qu’une carte d’identité iranienne expirée et un permis de conduire.
[4]
Il déclare qu’il a voyagé en Turquie, avant de passer environ trois semaines dans trois pays non précisés d’Amérique du Sud. Il a relaté dans son témoignage qu’il avait reçu l’aide d’un passeur et qu’il avait voyagé avec un faux passeport, qu’il a détruit sur recommandation du passeur avant d’atterrir au Canada. Il ajoute qu’il ne connaît pas le nom qui était inscrit sur le faux passeport ni les pays sud‑américains exacts par lesquels il a transité.
[5]
Une semaine après son arrivée au Canada, il a commencé à fréquenter l’Église luthérienne St. Luke, à Toronto, où il a été baptisé le 21 décembre 2014.
III.
La décision de la SPR
[6]
La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi de façon crédible qu’il était un chrétien converti; elle a également soulevé un doute quant à la question de savoir s’il vivait en Iran avant de venir au Canada. La SPR a également conclu que le demandeur ne fréquenterait vraisemblablement pas une église et n’observerait pas les rites du christianisme s’il était renvoyé en Iran, ni qu’il serait persécuté par les autorités iraniennes, lesquelles ne seraient pas au fait de sa conversion alléguée au christianisme.
[7]
La SPR a décrit un certain nombre de problèmes de crédibilité affligeant le témoignage du demandeur, y compris des incohérences et des omissions.
[8]
Premièrement, dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, daté du 8 octobre 2014, et son Annexe A, datée du 8 novembre 2014, le demandeur indique n’avoir jamais souffert d’une maladie grave ou d’un trouble physique ou mental. Cependant, dans une modification ultérieure, il a déclaré qu’il souffrait toujours de blessures qui lui avaient été infligées en 2009 pendant qu’il était en détention.
[9]
Le demandeur s’est fondé sur un rapport d’un psychologue daté du 15 novembre 2014, lequel précise qu’il souffre d’un trouble de stress post‑traumatique. La SPR a relevé que, malgré ce diagnostic, il n’y a aucune recommandation ou renvoi en vue de traitement ou de consultation supplémentaire. Étant donné l’absence de documents médicaux concernant le traitement entre 2009 et le moment où il aurait quitté l’Iran, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n’a pas établi qu’il avait été détenu en 2009 ni qu’il avait été maltraité ou blessé. De plus, la SPR n’a pas souscrit à la thèse selon laquelle une blessure qu’il aurait subie lui occasionnait des problèmes cognitifs pouvant expliquer les lacunes dans son témoignage.
[10]
Deuxièmement, la SPR a relevé le manque de clarté entourant les dispositions de voyage du demandeur. Le demandeur a relaté dans son témoignage à l’audience qu’il avait utilisé un faux passeport, mais qu’il ne connaissait pas le nom sous lequel il avait voyagé. Cependant, cela contredit la réponse fournie dans les formulaires d’immigration du demandeur, selon lesquels il n’avait jamais utilisé un autre nom ou un pseudonyme.
[11]
La SPR a mentionné les incohérences dans les formulaires et le témoignage du demandeur concernant le nombre de jours pendant lesquels il a séjourné dans d’autres pays alors qu’il se rendait au Canada. De plus, le demandeur ne savait pas dans quels pays il a séjourné. La SPR a conclu qu’il n’était pas crédible qu’il ait voyagé sans connaître des renseignements de base, comme son nom ou sa nationalité pour les besoins de son voyage, ou les pays où il a séjourné.
[12]
En outre, le demandeur n’a pas été en mesure de fournir un passeport, une carte d’embarquement ou tout autre document de voyage. Le demandeur a témoigné en disant qu’il avait détruit ces documents sur recommandation du passeur avant d’atterrir au Canada. La SPR a conclu que le manque de documents était un effort de la part du demandeur de dissimuler ses antécédents de voyage.
[13]
Troisièmement, la SPR s’est interrogée sur les endroits où se trouvait le demandeur avant son arrivée au Canada. La SPR a précisé que le demandeur a indiqué, dans son formulaire Annexe A daté du 15 septembre 2014, qu’il avait travaillé à Téhéran jusqu’en septembre 2014. Cependant, à l’audience, il a déclaré qu’il s’agissait d’une erreur et qu’il avait vécu à Téhéran jusqu’à son départ de l’Iran en juillet 2014. Cela contredit le récit circonstancié contenu dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, dans lequel il dit qu’il s’est caché à Karaj d’avril 2014 à juin 2014. La SPR a conclu que le demandeur n’a pas expliqué de façon adéquate cette lacune, ni la raison pour laquelle son formulaire Annexe A n’avait jamais été modifié.
[14]
La SPR a précisé qu’il n’existait aucun élément de preuve selon lequel les autorités iraniennes le recherchaient en Iran. Il a témoigné avoir des dossiers de communication par messagerie instantanée avec des collègues et des proches à l’appui de cela; cependant, il avait supprimé ces dossiers seulement quelques jours avant l’audience. La SPR a conclu qu’il s’agissait d’un embellissement et qu’il n’était pas crédible que ses collègues et ses proches prennent le risque d’utiliser un moyen surveillé pour communiquer avec une personne supposément recherchée.
[15]
Finalement, la SPR a conclu que les autres éléments de preuve fournis par le demandeur ne permettaient pas d’établir sa version des faits.
[16]
Compte tenu des conclusions susmentionnées, la SPR a conclu que le demandeur n’était pas, de façon générale, crédible et qu’il n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était en Iran en 2013 et en 2014, ni qu’il serait persécuté s’il était renvoyé en Iran.
IV.
La décision contestée
[17]
La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur manquait de crédibilité en général.
[18]
Notamment, la SAR indique qu’il était loisible à la SPR de tirer une inférence défavorable de la déclaration du demandeur selon laquelle, seulement deux jours avant une des audiences, il avait supprimé tous les dossiers de messagerie instantanée indiquant que les autorités iraniennes le cherchaient.
[19]
De plus, puisqu’il a détruit son passeport et toutes les cartes d’embarquement, le demandeur n’a pas, selon la prépondérance des probabilités, fait la preuve de ses plans de voyage au Canada. La SAR n’a pas accepté le témoignage du demandeur selon lequel il avait voyagé en passant par trois pays sans connaître le nom figurant sur le passeport qu’il utilisait et qu’il a ensuite détruit ce passeport suivant la recommandation du passeur. Le demandeur n’a également jamais fourni d’explication pour son allégation initiale selon laquelle il n’avait jamais utilisé un pseudonyme.
[20]
La SAR conclut que le demandeur était avare de renseignements dans son témoignage en ne fournissant pas les noms des pays sud‑américains par lesquels il a transité. Son témoignage selon lequel il ne s’en souvient pas n’est pas crédible, particulièrement après avoir séjourné pendant 11 jours dans l’un d’eux. Par conséquent, la SAR souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur ne vivait pas en Iran en 2014 et qu’il n’assistait pas à des messes secrètes.
[21]
La SAR est également d’accord avec la SPR pour dire que, malgré les activités religieuses du demandeur au Canada, il n’était pas un authentique chrétien. La SAR précise que, lors de l’audience du 9 décembre 2015 devant la SPR, le demandeur avait de la difficulté à nommer des événements religieux chrétiens et leurs dates. À l’audience suivante, une semaine plus tard, le demandeur s’est présenté avec un diagramme de l’année liturgique et a expliqué tous les événements religieux importants au cours de l’année chrétienne, ainsi que la signification de leurs symboles. La SAR a conclu que le témoignage du demandeur le 16 décembre 2015 semblait avoir été mémorisé, puisqu’il renvoyait aux chrétiens en utilisant la troisième personne et qu’il utilisait les termes « livre saint »
et [traduction] « Dimanche qui est sacré pour les chrétiens »
pour désigner, respectivement, la Bible et Pâques. Étant donné ce qui précède, la SAR a conclu que le demandeur avait été baptisé dans le seul but de bonifier sa demande d’asile.
[22]
La SAR a conclu qu’il existait beaucoup de doutes quant à la crédibilité concernant les dispositions de voyage du demandeur et que ses croyances religieuses n’étaient pas sincères. Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel.
V.
Les questions en litige
[23]
Le demandeur soulève les questions suivantes :
La SAR a‑t‑elle omis de tenir compte des éléments de preuve psychologiques dont elle disposait?
La SAR a‑t‑elle omis de tenir compte de l’ensemble des éléments de preuve pertinents dont elle disposait en :
• tirant des conclusions d’invraisemblance à propos des voyages du demandeur au Canada sans tenir compte des éléments de preuve à l’effet contraire?
• concluant que le demandeur n’a pas établi sa résidence en Iran et n’a pas fréquenté une église chrétienne clandestine sans tenir compte des éléments de preuve indiquant le contraire?
• concluant que le demandeur n’est pas un authentique chrétien sans tenir compte de l’ensemble de la preuve?
La SAR a‑t‑elle manqué aux principes d’équité procédurale et causé un préjudice important au demandeur en omettant de tenir compte de sa déficience?
[24]
Puisque je suis de l’avis que la première question soulevée par le demandeur est la seule justifiant l’intervention de la Cour et qu’elle est déterminante en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’examiner les deux autres questions.
[25]
La question de savoir si la SAR a tenu compte de façon adéquate des éléments de preuve psychologiques dont elle disposait lors de son appréciation de la crédibilité du demandeur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Downer c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 45, au paragraphe 23; Alrashidi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 930, au paragraphe 5; Asfew c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 800, au paragraphe 7).
VI.
Analyse
[26]
Le demandeur s’appuie sur le rapport psychologique de la Dre Vera Rabie, daté de novembre 2014, pour soutenir que son état cognitif devrait être pris en compte dans le cadre de l’évaluation de sa crédibilité. Il résume le rapport de la façon suivante dans son mémoire :
[traduction]
55. [Le] rapport indique que le demandeur souffre de troubles d’anxiété et de dépression, ainsi que d’un syndrome de stress post‑traumatique : ses symptômes comprennent des états dissociatifs, un retrait cognitif, de la difficulté à réfléchir de manière claire et cohérente, et une incapacité à se souvenir d’instructions simples. Le rapport indique également que ses symptômes augmentent en situation de stress.
[27]
En fait, la Dre Rabie place le demandeur dans la gamme [traduction] « grave »
de troubles en ce qui concerne l’anxiété et la dépression.
[28]
Selon moi, la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en ne mentionnant pas le rapport psychologique de la Dre Rabie (Khawaja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 92 ACWS (3d) 672 (CF), au paragraphe 8; Min c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1676, aux paragraphes 5 à 9; Sanghera c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 87 (QL), aux paragraphes 5 et 6; Sokhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 140, au paragraphe 38; Fidan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1190, au paragraphe 12; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 963 (QL), au paragraphe 10).
[29]
Le SAR a fait sa propre appréciation de la crédibilité du demandeur, chose qu’elle devait faire, mais elle a omis de tenir compte de l’analyse de la SPR sur les éléments de preuve psychologiques et leur incidence sur la crédibilité du demandeur en général.
[30]
Je conviens que les rapports psychologiques ne peuvent pas remédier à tous les doutes quant à la crédibilité en ce qui concerne le témoignage d’un demandeur, mais en l’espèce, la SAR n’a pas du tout recouru aux éléments de preuve psychologiques et n’a pas expliqué pourquoi elle en a fait fi. Le rapport pourrait expliquer pourquoi le demandeur a eu de la difficulté à répondre aux questions et pourquoi des parties de son témoignage pouvaient être incohérentes. À ces difficultés se rajoutaient le stress inhérent à un interrogatoire oral et le recours à un interprète. La SAR devrait au moins expliquer pourquoi elle a décidé de leur accorder peu de poids. En lisant les motifs de la SAR, il est impossible de savoir si elle a conclu que certaines des incohérences pourraient être justifiées par l’état psychologique du demandeur et de quelle façon cela a influencé son appréciation de la crédibilité.
[31]
Cela, en soi, justifie l’intervention de la Cour.
VII.
Conclusion
[32]
La SAR n’a pas expliqué pourquoi elle n’a pas renvoyé au rapport psychologique ni pourquoi elle ne lui a pas accordé de poids. Puisque la conclusion relative à la crédibilité est au cœur de la décision, la SAR aurait dû expliquer pourquoi elle a décidé d’écarter cette pièce essentielle des éléments de preuve pertinents (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17).
[33]
La présente demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et les faits de l’espèce n’en soulèvent aucune.
JUGEMENT dans IMM‑1984‑18
LA COUR STATUE que :
La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;
La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 31 janvier 2017 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire en vue d’un nouvel examen;
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Jocelyne Gagné »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 8e jour de janvier 2019.
Maxime Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑1984‑18
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INTITULÉ :
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HADI ALIBEGI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 4 DÉCEMBRE 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE GAGNÉ
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DATE DES MOTIFS :
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Le 11 décembre 2018
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COMPARUTIONS :
Reni Chang
Joshua Blum
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pour le demandeur
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Veronica Cham
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pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jared Will & Associates
Toronto (Ontario)
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pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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pour le défendeur
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