Date : 20181211
Dossier : IMM-1685-18
Référence : 2018 CF 1241
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2018
En présence de monsieur le juge Russell
ENTRE :
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BENEDICTA OSEMEN AMBROSE‑ESEDE
(ALIAS BENEDICTA OSEMEN AMBROSE ESEDE)
ELIZABETH EMIKE ESEDE (MINEURE)
CLARE OSHIORIAMHE ESEDE (MINEURE)
PAULA OLERE ESEDE (MINEURE)
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demanderesses
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
INTRODUCTION
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], visant la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR ou la Commission] de la Commission et de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 19 mars 2018 [la Décision], par laquelle la SAR rejetait l’appel interjeté par les demanderesses relativement à la décision de la Section de protection des réfugiés [la SPR] de ne pas faire droit à leurs demandes d’asile.
II. LE CONTEXTE
[2]
La demanderesse principale, Benedicta Osemen Ambrose‑Esede, et ses trois filles (collectivement, les demanderesses) sont citoyennes du Nigéria. La demanderesse principale affirme que son ex‑mari et la famille de ce dernier insistent pour que leurs filles soient soumises à certains rituels y compris la mutilation génitale féminine [MGF].
[3]
Les demanderesses craignent de subir la violence de son ex‑mari et de la famille de ce dernier si elles sont renvoyées au Nigéria. La demanderesse principale craint d’être tuée si elle ne consent pas à soumettre ses filles à la MGF. Elle craint par ailleurs que son ex‑mari enlève ses filles de force pour procéder à la MGF.
[4]
La SPR a conclu que les demanderesses sont crédibles. La SPR a reconnu, selon la prépondérance des probabilités, que l’ex‑mari et la famille de ce dernier entendent soumettre les filles de la demanderesse principale à la MGF.
[5]
La SPR a estimé, cependant, que Port Harcourt, au Nigéria, offre une possibilité de refuge intérieur viable. Pour parvenir à cette conclusion, la SPR a analysé les circonstances particulières des demanderesses. Elle a notamment pris en compte l’argument avancé par la demanderesse principale selon lequel le fait qu’elle soit avocate de profession permettrait à son mari de la retrouver en consultant des renseignements largement disponibles. La SPR a pris connaissance d’office du fait que les avocats nigérians peuvent exercer leur profession sans afficher publiquement leur nom et leurs services.
III.
LA DÉCISION EN CAUSE
[6]
La SAR a, le 19 mars 2018, rejeté l’appel interjeté par les appelantes relativement à décision de la SPR. La SAR a estimé que l’existence, à Port Harcourt, d’une possibilité de refuge intérieur viable était déterminante en l’espèce.
[7]
La SAR a examiné deux nouveaux éléments de preuve produits par les demanderesses. Pour effectuer cette analyse, la SAR s’est fondée sur les exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR, ainsi que sur les facteurs retenus dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385.
[8]
Le premier élément de preuve, un affidavit d’Etokhana Raphael, un ami de l’ex‑mari, a été jugé irrecevable au motif qu’il était normalement accessible avant que la SPR ne rende sa décision. La SAR n’a pas été convaincue par l’explication voulant que l’auteur de l’affidavit n’ait pas souhaité fournir cet affidavit avant que la SPR ne se soit prononcée.
[9]
Le second élément de preuve, constitué d’un article publié par un journal en ligne et de renseignements tirés du site Internet de l’Association du Barreau nigérian, a, par contre, été jugé recevable. Les demanderesses ont fait valoir que ces éléments n’étaient pas normalement accessibles, car elles ne savaient pas que la SPR prendrait connaissance d’office de la question de la publicité qui caractérise l’exercice du droit au Nigéria, cette question n’ayant pas été soulevée à l’audience. La SAR a fait droit à cet argument et retenu ces nouveaux éléments.
[10]
La SAR a cependant estimé que, si c’est à tort que la SPR avait employé le terme « connaissance d’office »
, il n’y avait pas eu violation de l’équité procédurale, car la SPR ne s’était pas fondée en cela sur ses connaissances spécialisées. La SPR s’était simplement fondée sur une « hypothèse erronée »
.
[11]
La SAR a examiné ces éléments de preuve nouvellement admis, qui démontraient l’existence d’une base de données publiquement accessible comprenant une liste de tous les avocats nigérians. La SAR a constaté que cette base de données comprend effectivement le nom et le numéro d’inscription des avocats, mais ne fournit aucun autre renseignement personnel. La SAR a estimé que, selon la prépondérance des probabilités, le simple fait d’être inscrit dans une base de données publiquement accessible n’exposerait la demanderesse principale à aucun risque.
[12]
Selon la SAR, la SPR n’a commis aucune erreur dans son appréciation du risque auquel les demanderesses seraient exposées à Port Harcourt. Les demanderesses avaient déclaré devant la SPR que les activités commerciales de l’ex‑mari à Port Harcourt feraient planer sur elles un risque. La SPR a précisé cependant que les demanderesses avaient simplement fait « mention »
les activités commerciales de l’ex‑mari. Selon les demanderesses, cela veut dire que la SPR a incorrectement interprété leur témoignage. Selon la SAR, la SPR avait longuement interrogé les demanderesses au sujet des activités commerciales de l’ex‑mari dans cette ville.
[13]
Selon la SAR, la SPR n’a commis aucune erreur dans son examen du premier volet du critère permettant de conclure à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur. Avant de parvenir à cette conclusion, la SAR a jugé que rien ne permettait d’affirmer que l’ex‑mari saurait que les demanderesses avaient déménagé à Port Harcourt. La SAR a ajouté que le fait que les demanderesses aient été avant cela retrouvées par l’ex‑mari dans un autre État du Nigéria ne voulait pas dire qu’elles pourraient l’être à Port Harcourt.
[14]
Selon la SAR, la SPR a correctement pris en compte les circonstances particulières des demanderesses avant de décider qu’il ne serait pas déraisonnable pour elles d’aller vivre à Port Harcourt. Selon les demanderesses, la SPR n’a pas tenu compte de divers facteurs touchant les difficultés qu’éprouvent au Nigéria les femmes qui vont vivre dans une autre ville. Les demanderesses ont, à cet égard, évoqué le chômage, la discrimination et les difficultés à trouver un logement abordable, autant de facteurs qui font qu’il serait déraisonnable d’aller vivre à Port Harcourt. La SAR a conclu que le déménagement à Port Harcourt serait certes difficile, mais un tel déménagement ne serait pas déraisonnable compte tenu de la situation personnelle des demanderesses. Pour conclure que la situation en l’espèce répond aux exigences du deuxième volet du critère permettant de conclure à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur, la SAR a insisté sur le caractère rigoureux du critère applicable à la question d’établir le caractère raisonnable ou non d’une possibilité de refuge intérieur.
[15]
La SAR a rejeté l’argument des demanderesses selon lequel la SPR n’avait pas appliqué correctement les Directives no 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe et elle a jugé que la SPR avait bien pris en compte la situation personnelle des demanderesses.
[16]
Selon la SAR, cependant, la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte du rapport d’un psychothérapeute. La SAR a alors procédé à sa propre évaluation de ce rapport. Ce rapport décrivait les divers troubles de santé mentale dont la demanderesse principale avait fait état à son psychothérapeute. Selon le rapport du psychothérapeute, ces troubles ne feraient que s’aggraver si la demanderesse principale était renvoyée au Nigéria.
[17]
Selon la SAR, dans sa discussion de la santé mentale de la demanderesse principale, le psychothérapeute n’avait fait aucune distinction entre les diverses régions du Nigéria. La SAR n’a attribué que peu de valeur probante à ce rapport, étant donné qu’il n’abordait pas la question de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur.
IV.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[18]
Les questions à trancher en l’espèce sont les suivantes :
(1) Quelle est la norme de contrôle applicable?
(2) La SAR a‑t‑elle manqué à son devoir d’équité procédurale?
(3) La décision était‑elle déraisonnable?
V.
LA NORME DE CONTRÔLE
[19]
Dans son arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a décidé que l’analyse relative à la norme de contrôle n’a pas besoin d’être effectuée dans chaque cas. Lorsque la norme de contrôle applicable à une question précise dont est saisie la Cour est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la Cour de révision doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui permettent de déterminer la norme de contrôle applicable : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.
[20]
Les demanderesses soutiennent que la norme de contrôle applicable à la question de l’équité procédurale est celle de la décision correcte. Les cours de justice ont récemment jugé qu’en cas d’allégation de manquement à l’équité procédurale, la norme de contrôle applicable est effectivement celle de la décision correcte (Établissement de mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61 [Khosa]).
[21]
Une évaluation de l’équité procédurale est conforme à la jurisprudence récente, mais cette approche se défend mal du point de vue doctrinal. Il est préférable de dire qu’aucune norme de contrôle ne s’applique à la question de l’équité procédurale. Dans l’arrêt Moreau‑Bérubé c Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11 (au paragraphe 74), la Cour suprême a énoncé que la question de l’équité procédurale
[…] n’exige pas qu’on détermine la norme de révision judiciaire applicable. Pour vérifier si un tribunal administratif a respecté l’équité procédurale ou l’obligation d’équité, il faut établir quelles sont les procédures et les garanties requises dans un cas particulier.
[22]
Selon les demanderesses, il y a lieu en l’espèce d’appliquer aux autres questions en cause la norme de la décision raisonnable. Le défendeur convient que c’est la norme de la décision raisonnable qu’il convient d’appliquer aux conclusions de fait, aux conclusions touchant la crédibilité et à l’appréciation des éléments de preuve.
[23]
Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse porte sur la « justification de la décision, [la] transparence et [l]’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que sur] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
. Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Khosa, précité, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, c’est‑à‑dire si elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
.
VI.
LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES
[24]
Les dispositions suivantes de la LIPR applicables dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :
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VII.
L’ARGUMENTATION
A.
Les demanderesses
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Selon les demanderesses, c’est à tort que la SAR a rejeté l’affidavit d’Etokhana Raphael, produit à titre de nouvel élément de preuve. La SAR n’a pas, comme il lui appartenait de le faire, tenu compte des raisons pour lesquelles les demanderesses ne pouvaient pas l’obtenir avant l’audience devant la SPR. L’auteur de l’affidavit a déclaré qu’il ne souhaitait pas provoquer la colère de l’ex‑mari de la demanderesse principale. Après le rejet de la demande d’asile présentée par les demanderesses, cependant, les craintes que l’auteur de l’affidavit éprouvait quant à la sécurité de la demanderesse principale et de ses enfants l’ont emporté sur les craintes que lui inspirait l’ex‑mari. Selon les demanderesses, il était, de la part de la SAR, déraisonnable de ne pas prendre cette explication en compte. Les demanderesses affirment, en outre, que l’affidavit répond aux conditions prévues au paragraphe 110(4) de la LIPR en raison de sa pertinence quant à la viabilité d’une possibilité de refuge intérieur à Port Harcourt.
[26]
Les demanderesses font également valoir que c’est à tort que la SAR a décidé que la SPR n’avait pas manqué à son devoir d’équité procédurale en prenant connaissance d’office d’un fait sans accorder aux demanderesses l’occasion de répondre. Ce manquement n’a pas été réparé par le fait que la SAR a admis les éléments de preuve touchant la base de données juridique nigériane, puisque les demanderesses n’ont toujours pas eu d’occasion de répondre.
[27]
Les demanderesses font également valoir que la SAR n’a pas procédé à une analyse appropriée en ce qui concerne la possibilité de refuge intérieur. Selon les demanderesses, c’est à tort que, dans le cadre du premier volet de l’analyse touchant la possibilité de refuge intérieur, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas, à Port Harcourt, de sérieuses possibilités de persécution. Les deux facteurs qui sous‑tendent cette analyse erronée sont notamment la possibilité pour l’ex‑mari de consulter le site Web de l’Association du Barreau nigérian afin de retrouver les demanderesses ainsi que les activités commerciales de l’ex‑mari à Port Harcourt. Selon les demanderesses, la base de données de l’Association du Barreau nigérian permet au public d’obtenir assez facilement des renseignements personnels sur un avocat. Elles font en outre valoir que la SAR ne s’est pas suffisamment penchée sur les achats de marchandises que l’ex‑mari effectue à Port Harcourt.
[28]
Pour ce qui est du deuxième volet du critère relatif à la possibilité de refuge intérieur, les demanderesses affirment que c’est à tort que la SAR a jugé que les demanderesses pouvaient raisonnablement déménager à Port Harcourt. Selon elles, la SAR n’a pas tenu compte de combien il serait difficile pour la demanderesse principale, mère monoparentale, de trouver à Port Harcourt un logement abordable. Les demanderesses considèrent par ailleurs que la SAR n’a pas suffisamment tenu compte du fait qu’en proposant ses services juridiques, la demanderesse principale attirerait à coup sûr l’attention de son ex‑mari.
[29]
Selon les demanderesses, la SAR a déraisonnablement fait fi des éléments de preuve contenus dans le rapport psychologique. Elles estiment que la SAR aurait dû se pencher sur la question de savoir si l’état de santé mentale de la demanderesse principale rendait déraisonnable la possibilité de refuge intérieur. C’est à tort que la SPR n’a accordé au rapport que peu de valeur probante du simple fait qu’il n’abordait pas la question de la possibilité de refuge intérieur.
B.
Le défendeur
[30]
Le défendeur défend la décision de la SAR, et affirme qu’il était raisonnable de la part de la SAR de juger irrecevable l’affidavit produit à titre de nouvel élément de preuve. D’après le défendeur, les demanderesses n’ont pas présenté d’argument de fond pour expliquer pourquoi cet affidavit n’avait pas pu être produit devant la SPR. Selon lui, les demanderesses ne font que contester la décision à laquelle la SAR était parvenue sur la question.
[31]
Le défendeur soutient par ailleurs que la SAR pouvait, à juste titre, conclure que la SPR n’a pas porté atteinte à l’équité procédurale lorsqu’elle avait pris connaissance d’office des formalités d’inscription auxquelles les avocats sont soumis au Nigéria. Dans l’hypothèse où cette erreur de la part de la SPR aurait effectivement entraîné une violation de l’équité procédurale, ce n’aurait pas été une violation importante. La SAR a d’ailleurs procédé à une évaluation indépendante des formalités d’inscription que devaient respecter les avocats nigérians.
[32]
Selon le défendeur, la SPR n’a pas mal interprété le témoignage des demanderesses au sujet des intérêts commerciaux que l’ex‑mari avait à Port Harcourt.
[33]
Selon le défendeur, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que l’état de santé mentale de la demanderesse principale ne serait guère affecté étant donné qu’elle [traduction] « ne retournerait pas dans un lieu où elle et ses filles avaient, par le passé, éprouvé du stress et des traumatismes »
.
[34]
Selon le défendeur, la SAR a raisonnablement appliqué le critère à deux volets relatif à la possibilité de refuge intérieur. Les demanderesses, dans leurs arguments, critiquent la manière avec laquelle la SAR a évalué les éléments de preuve, mais elles ne sont pas parvenues à démontrer l’existence d’une erreur susceptible de contrôle judiciaire.
VIII.
ANALYSE
[35]
Je souscris, pour l’essentiel, à la prétention des demanderesses selon laquelle la SAR a, dans sa décision, commis plusieurs erreurs graves et que la décision doit pour cela être renvoyée pour nouvel examen.
A.
Nouvelle preuve
(1)
L’affidavit d’Etokhana Raphael
[36]
Les demanderesses ont produit devant la SAR, en tant que preuve nouvelle, l’affidavit d’Etokhana Raphael, ami et partenaire commercial de l’ex‑mari de la demanderesse principale. Ce dernier tente, avec plusieurs membres de sa famille, de retrouver les demanderesses afin de faire subir aux filles la mutilation génitale féminine. La SAR a écarté cet affidavit d’une extrême importance, au motif que celui-ci était normalement accessible avant le rejet de leur demande d’asile par la SPR. En cela, la SAR a retenu le raisonnement suivant :
[13] Dans la présente affaire, l’appelante a expliqué que le déposant ne désirait pas fournir un affidavit aux fins de la demande d’asile de cette dernière devant la SPR. L’explication selon laquelle il a changé d’idée n’est pas satisfaisante puisqu’elle n’explique pas la raison pour laquelle il a décidé de souscrire un affidavit au moment où il l’a fait. La demande d’asile devant la SPR a été instruite le 12 avril 2017 et le 25 mai 2017. Une décision a été rendue le 14 juillet 2017. Au total, quatre mois se sont écoulés au cours desquels l’appelante principale aurait pu présenter cet élément de preuve, mais elle ne l’a pas fait. Sa déclaration ne comporte aucune mention concernant la raison pour laquelle elle n’a pas tenté d’obtenir cet élément de preuve avant le rejet de sa demande d’asile ou à tout moment après mars 2017, après avoir fait une première demande. Non seulement l’explication selon laquelle le déposant a changé d’idée peu après le rejet de la demande d’asile n’est pas satisfaisante, mais elle semble trop fortuite dans les circonstances. J’estime que l’affidavit était normalement accessible avant le rejet de la demande d’asile et, par conséquent, je rejette cet élément de preuve.
[37]
Ce raisonnement ne correspond pas de manière satisfaisante aux raisons expliquant pourquoi l’affidavit n’avait pas été produit plus tôt. Le fait d’affirmer avec désinvolture que l’auteur de l’affidavit a simplement « changé d’idée peu après le rejet de la demande »
de manière qui « semble trop fortuite »
ne fait que dissimuler le refus de la SAR d’étudier plus à fond la preuve qui lui était soumise.
[38]
L’auteur de l’affidavit explique qu’il n’a pas signé plus tôt cet affidavit, car qu’il ne voulait pas que son ami et partenaire commercial – l’ex‑mari de la demanderesse principale qui tente de la retrouver, elle et ses enfants – le considère comme son ennemi. Mais, à partir du moment où la SPR a rejeté la demande d’asile des demanderesses, il s’est rendu compte que leurs vies étaient en danger, a donc changé d’avis et signé cet affidavit :
[traduction]
7. Je signe cet affidavit parce que la vie de Benedicta et de ses enfants est en danger au Nigéria.
8. Lorsque, en mars 2017, Funmilayo Adeyinka m’a initialement demandé un affidavit, j’ai refusé, car je ne voulais pas qu’Ambrose me considère comme son ennemi. Mais j’ai décidé de signer cet affidavit lorsqu’elle m’a demandé à nouveau de le faire le 20 août 2017, par souci pour la sécurité de Benedicta et de ses enfants.
[39]
La SAR ne tire aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de l’auteur de l’affidavit. Il n’y a pourtant rien d’intrinsèquement invraisemblable ou « fortuit »
dans le fait qu’un ami et partenaire commercial hésite à risquer une relation de longue date avant de comprendre que son refus initial a mis les demanderesses en danger. La SAR n’explique pas pourquoi l’explication qu’a donnée l’auteur de l’affidavit est « insuffisante »
ou semble être « fortuite »
. Cette explication est pourtant fournie par l’auteur de l’affidavit et non par les demanderesses.
[40]
La déclaration d’Etokhana Raphael a été faite sous serment. Elle est crédible et jouit d’une présomption de véracité. C’était, de la part de la SAR, une erreur de jugement que de rejeter cet affidavit pour les motifs exposés, et son rejet a entraîné des conséquences extrêmement graves pour son analyse relative à la possibilité de refuge intérieur.
[41]
L’affidavit revêt une extrême importance sur le plan de l’analyse, par la SAR, de la question d’une possibilité de refuge intérieur, car ce document précise très clairement les liens que l’ex‑mari entretient avec Port Harcourt et qu’il permet donc d’écarter Port Harcourt en tant que possibilité de refuge intérieur viable. Voici en quels termes l’auteur de l’affidavit explique la situation :
[traduction]
3. Qu’AMBROSE ESEDE est mon ami et que nous sommes également des partenaires commerciaux. Je suis ami de longue date de la famille Esede, cette amitié existant déjà avant son mariage. Je suis tout à fait au courant du fait que la famille entend obliger Benedicta à se livrer à des rituels barbares, à avaler une mixture bizarre et à soumettre ses enfants à la mutilation génitale, ce qu’elle refuse de faire.
4. Qu’à plusieurs occasions, lorsque j’ai tenté de faire comprendre à mon ami Ambrose que cela serait inhumain et barbare, nous avons a généralement fini par nous disputer. Il agit et s’éloigne comme une sorte d’automate diabolique, ou comme s’il avait été hypnotisé. J’étais content d’apprendre que la famille Esede avait perdu la trace de Benedicta et de ses enfants, car je savais qu’ayant refusé de se soumettre à ce qu’on voulait lui imposer, sa vie et celle de ces enfants étaient menacées.
5. Que j’habite à l’adresse indiquée ci‑dessus, et qu’Ambrose habite au numéro 22, Old Port Harcourt, Aleto, Eleme, Port Harcourt, Nigéria. Nous sommes tous les deux dans le commerce des produits pétroliers (l’essence, le kérosène et le carburant diesel). Je fais affaire sous la dénomination sociale d’Uralo Petroleum Ltd, alors qu’Ambrose, lui, fait affaire sous la raison sociale d’Esambrose Investment Nigeria Ltd. Notre dépôt principal est la raffinerie NNPC, à Port Harcourt, Nigéria, Eleme Depot. Notre activité commerciale normale consiste à acheter des produits pétroliers au dépôt Eleme (en ravitaillant nos remorques-citernes), puis à distribuer ces produits aux diverses stations d’essence. Cette activité nous mène dans divers endroits, aussi bien à Port Harcourt qu’en dehors. Nous nous approvisionnons au dépôt à tour de rôle. Que ce soit à mon tour ou à celui de sa compagnie, nous effectuons les achats en commun, assurant la distribution également en commun, et nous partageons les bénéfices.
6. Qu’Ambrose et sa famille tentent toujours de retrouver Benedicta et ses enfants. Chaque fois que nous nous réunissons, je peux constater combien Ambrose est chagriné du fait que Benedicta s’est enfuie avec ses enfants, l’empêchant ainsi d’accomplir les rituels et de passer à autre chose. Dans le cadre de nos activités de distribution, Ambrose est toujours à l’affût, dans l’espoir de repérer son ancienne épouse et ses enfants. Son oncle et sa mère l’appellent constamment pour lui rappeler ce qu’il doit faire et l’encourager à poursuivre ses efforts afin de les retrouver. Il lui est arrivé à plusieurs reprises de croire avoir aperçu son ancienne femme, et avoir été déçu en s’apercevant, de près, que c’était quelqu’un d’autre.
B.
La PRI – Le premier volet du critère
[42]
L’analyse que la SAR a faite du premier volet du critère relatif à la possibilité de refuge intérieur (voir Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, au paragraphe 103) est déraisonnable, car les éléments de preuve disponibles démontrent que l’ex‑mari vit à Port Harcourt et qu’il y exerce une activité commerciale. La preuve démontre également que l’ex‑mari est continuellement à la recherche des demanderesses et qu’il lui serait facile de retrouver la demanderesse principale si elle exerce le droit à Port Harcourt.
[43]
Je conviens avec les demanderesses que la SAR s’est trompée dans ses conclusions touchant les renseignements affichés sur le portail Internet réservé aux membres de l’Association du Barreau nigérian. On peut lire, à la page 131 du dossier certifié du tribunal [DCT], que [traduction] « l’Association du Barreau nigérian a créé, à l’intention de ses membres, un portail Internet de classe internationale »
et Nation Nigeria, dans son édition du 26 mars 2013, précise ceci au sujet du portail :
[traduction]
a) Le portail contient des renseignements sur tous les avocats, remontant à l’époque précédant la création de la faculté du droit nigériane, jusqu’aux membres récemment admis au Barreau.
b) Le portail comprend une liste de tous les avocats admis à l’exercice de vérification, y compris une mise à jour des données essentielles (comme, pour les femmes mariées, le nom qu’elles ont pris après avoir été admises au Barreau, leurs coordonnées, comme le numéro de téléphone portable, l’adresse électronique, résidentielle et professionnelle, l’adresse de contact, la photo figurant sur le passeport, etc.).
c) Le portail comprend une interface permettant au public d’effectuer facilement une recherche sur tout avocat nigérian.
[44]
Je considère que le portail des membres de l’Association du Barreau nigérian permettrait de retrouver facilement les demanderesses, mais même si ce n’était pas le cas, il convient de se pencher à nouveau, à la lumière des nouveaux éléments de preuve fournis par M. Etokhana Raphael, sur le risque que l’ex‑mari retrouve les demanderesses à Port Harcourt.
C.
Les autres questions en litige
[45]
Les demanderesses soulèvent d’autres questions concernant une violation de l’équité procédurale et le caractère déraisonnable de la manière avec laquelle la SAR a analysé le second volet du critère relatif à la possibilité de refuge intérieur. Je souscris aux arguments des demanderesses, mais il n’y a pas lieu de poursuivre l’analyse à cet égard. Étant donné les conclusions que j’ai tirées au sujet du rejet de l’affidavit d’Etokhana Raphael et du premier volet du critère permettant de conclure à la possibilité de refuge intérieur, l’affaire doit être renvoyée à la SAR pour réexamen devant un tribunal différemment constitué.
[46]
Cependant, je crois que je dois mentionner que, même sans le témoignage d’Etokhana Raphael, l’analyse relative à la possibilité de refuge intérieur effectuée par la SAR est, selon moi, déraisonnable. Par exemple, dans son examen du deuxième volet du critère, la SAR n’a pas tenu compte du témoignage des demanderesses et a interprété incorrectement la preuve documentaire.
[47]
Dans son affidavit, la demanderesse principale déclare clairement que :
[traduction]
a) Elle n’y a pas de résidence et n’y connaît personne. Elle n’a pas les moyens de louer un appartement dans un lieu sûr. Elle ne veut pas que ses enfants se retrouvent à la rue faute de lieu d’hébergement ou qu’ils aient à vivre dans un quartier qui n’est pas sûr où ils seraient exposés au risque de viol et de vol à main armée.
b) Afin de pouvoir exercer en tant qu’avocate, il lui faudrait faire une certaine publicité. Son ex‑mari et la famille de celui-ci la retrouveraient, elle et ses enfants, au moyen de l’adresse qu’il lui faudrait indiquer dans sa publicité. Elle ne veut pas vivre d’emplois précaires comme elle a fait aux États‑Unis. Le taux de chômage au Nigéria est élevé. Étant donné que personne ne la connaît, elle ne pourrait trouver ni clients ni emploi.
c) Les propriétaires ne voudraient pas lui louer un appartement, car, d’après eux, une célibataire ne doit pas vivre seule; les gens croient que les femmes monoparentales qui vivent seules avec leurs enfants sont des dévoyées ou des prostituées.
(Voir Affidavit de Benedicta Osemen Ambrose‑Esede, dossier de la demande aux pages 54‑56, paragraphes 8‑9, 13‑15.)
[48]
La SAR a conclu que la demanderesse principale pourrait se trouver un emploi dans le sud étant donné qu’elle possède beaucoup d’instruction et beaucoup voyagé. Mais, l’on trouve à l’article 5.9 du Cartable de documentation national [CDN] pour le Nigéria :
[traduction]
Selon le professeur de l’Université du Nigéria, il est plus facile pour une femme instruite qui a un statut social élevé de vivre sans le soutien d’un homme, étant donné qu’elle peut utiliser les [traduction] « relations de sa famille », et il est plus probable qu’elle obtienne un emploi grâce à ses relations avec des personnes et des politiciens haut placés que grâce à son niveau d’instruction.
(DCT, à la page 613)
[49]
La SAR a tout simplement fait fit de la nécessité d’avoir des « relations [familiales] »
, même pour une femme qui a fait de bonnes études. Dans son témoignage non contesté, la demanderesse principale a clairement fait savoir qu’elle ne dispose pas de ce type de soutien dans la possibilité de refuge intérieur qu’on lui propose.
[50]
En ce qui concerne l’importante question de la disponibilité du logement, la SAR a, là encore, simplement fait fi de l’information figurant à l’article 5.9 du CDN, selon laquelle il est très difficile pour une femme qui gère seule son foyer de trouver un logement si elle n’a pas l’aide d’un homme, n’expliquant pas comment la demanderesse principale pourrait, dans une ville où elle ne connaît personne, où elle n’a pas encore d’emploi et où les loyers sont chers, verser d’avance trois ans de loyer et payer en plus une commission à l’agent immobilier.
[51]
La SAR n’a pas non plus raisonnablement tenu compte de la manière avec laquelle les facteurs psychologiques dont les demanderesses ont fait état auront une incidence sur leur capacité de pouvoir déménager à Port Harcourt. Selon la SAR :
[44] Ces éléments de preuve ne font pas de distinction quant à l’endroit où les appelantes iraient au Nigéria. Dans la présente affaire, les appelantes ne sont pas tenues de retourner dans la ville ou à l’endroit où elles ont vécu du stress et un traumatisme par le passé, mais, plutôt, dans une autre ville à l’autre bout du pays. Bien que j’admette l’évaluation selon laquelle l’appelante principale a signalé à une psychothérapeute de tels sentiments, j’estime que cet élément de preuve ne concerne pas la question précise de la PRI. J’accorde à l’évaluation une valeur probante limitée étant donné qu’elle n’aborde pas la question de la PRI.
[52]
La SAR n’explique pas comment le rapport psychologique devrait ou pourrait évoquer la question d’une possibilité de refuge intérieur, possibilité qui n’a pas été précisée avant l’audience devant la SPR.
[53]
J’estime qu’en l’espèce le rapport psychologique n’a pas fait l’objet d’un examen raisonnable conforme à la jurisprudence de la Cour.
[54]
Bref, la décision comprend un nombre important d’erreurs susceptibles de contrôle et elle doit donc être renvoyée à la SAR pour nouvel examen.
[55]
Les avocats des parties conviennent qu’il n’y a pas de question à certifier, et c’est aussi mon avis.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑1685‑18
LA COUR STATUE que :
La demande est rejetée. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à une autre formation de la SAR pour nouvelle décision, conformément aux motifs de mon jugement.
Il n’y a aucune question à certifier.
« James Russell »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 10e jour de janvier 2019
Maxime Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-1685-18
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INTITULÉ :
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BENEDICTA OSEMEN AMBROSE‑ESEDE ET AL c
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 1er novembre 2018
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
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Le juge Russell
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DATE DES MOTIFS :
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Le 11 décembre 2018
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COMPARUTIONS :
Jelena Urosevic
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POUR LES DEMANDERESSES
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Bradley Gotkin
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Rashid Urosevic LLP
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDERESSES
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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