Date : 20181116
Dossier : IMM‑2187‑18
Référence : 2018 CF 1157
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2018
En présence de madame la juge Kane
ENTRE :
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AHMED IBRAHIM AHMED
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demandeur
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et
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CANADA (CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION)
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, Ahmed Ibrahim Ahmed, demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié datée du 13 avril 2018, qui a accueilli l’appel interjeté par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre ou le défendeur] de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR]. La SAR a substitué sa décision à celle de la SPR et a rejeté la demande d’asile du demandeur, au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].
[2]
La SAR a statué que la SPR avait commis une erreur en concluant que la protection de l’État ne serait pas offerte au demandeur, et qu’elle avait également commis une erreur en concluant que celui‑ci ne disposerait pas d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Erbil, en Iraq.
[3]
Pour les motifs qui sont énoncés ci‑dessous, la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR est accueillie.
I.
Le contexte
A.
La demande du demandeur
[4]
Le demandeur, un citoyen kurde de l’Iraq, est arrivé au Canada via les États‑Unis et il a présenté une demande d’asile peu après, soit le 20 juillet 2016. Le demandeur a allégué qu’il craignait d’être pris pour cible par l’État islamique en Iraq et au Levant [EI], dans le territoire de l’Iraq.
[5]
Le demandeur relate qu’il vivait et travaillait à Erbil en 2014. Ses parents et ses frères habitaient à Mossoul. L’EI s’est emparé de Mossoul en 2014. Craignant pour la vie des membres de sa famille, le demandeur a tenté d’aider ses frères à s’échapper de Mossoul. Le demandeur a attendu deux de ses frères à l’extérieur de Mossoul à un moment prédéterminé en mai 2016, mais ils ne s’y sont jamais présentés. Le demandeur a été incapable de communiquer avec les membres de sa famille sur leurs téléphones cellulaires et il n’a plus de nouvelles d’eux depuis.
[6]
Le demandeur raconte que le 27 mai 2016, il a reçu un appel téléphonique d’une personne qui l’a accusé d’être un infidèle kurde et qui a menacé de l’assassiner en raison du fait qu’il avait planifié d’aider ses frères à échapper au contrôle de l’EI. L’appelant connaissait des détails au sujet des allées et venues et de l’horaire du demandeur. Deux jours plus tard, le demandeur a dénoncé les menaces au bureau de l’Asayesh, un organisme de sécurité et de renseignement. Les agents de l’Asayesh lui ont dit que ses frères n’étaient pas sous leur garde et qu’ils ne pouvaient pas aider les personnes dans sa situation, parce que l’Asayesh concentrait ses efforts sur sa lutte contre l’EI, [traduction] « un ennemi puissant »
.
[7]
Au début de juin 2016, le demandeur s’est installé dans un hôtel à Suleymanieh. Le 15 juin 2016, il a reçu un autre appel de menaces. L’appelant lui a dit qu’il savait que le demandeur avait quitté Erbil et qu’il se cachait. Craignant que l’appelant sache où il se trouvait et qu’il puisse le retrouver à Suleymanieh, le demandeur est retourné à Erbil, mais il s’est installé au domicile d’un ami. Il a ensuite décidé de quitter le pays.
B.
La décision de la SPR
[8]
La SPR a jugé le demandeur crédible. La SPR a conclu que le lien du demandeur avec un motif prévu par la Convention était l’opinion politique qu’on lui prêtait, étant donné que l’EI avait eu l’impression qu’il passait outre aux objectifs de l’EI en tentant d’aider sa famille à fuir Mossoul, qui se trouvait sous le contrôle de l’EI. La SPR a conclu que la protection de l’État ne lui serait pas offerte et elle a fait remarquer que la situation générale en matière de sécurité, qui était décrite dans les documents sur la situation dans le pays, n’était pas suffisante pour arriver à la conclusion qu’il existait pour le demandeur une protection adéquate de l’État contre une menace à sa vie par l’EI; elle a donc jugé que la présomption de la protection de l’État était réfutée. La SPR a également conclu qu’Erbil ne serait pas sûre en tant que PRI, étant donné qu’il existait une possibilité non négligeable que le demandeur soit ciblé par l’EI en raison des opinions politiques qui lui étaient prêtées.
C.
L’appel interjeté par le ministre à la SAR
[9]
La SPR a fait parvenir par courrier ordinaire sa décision datée du 3 avril 2017 à l’avocat du défendeur et au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le 21 avril 2017, le défendeur a déposé un avis d’appel de la décision de la SPR. Le dossier d’appel du défendeur a été livré en main propre à la SAR le 8 mai 2017. Un document de suivi de Postes Canada indique que l’avocat du demandeur a reçu le dossier d’appel du défendeur le 12 mai 2017, quelques jours après sa livraison à la SAR (remarque : la SAR a conclu que le dossier de la demande avait été reçu par le demandeur le 11 mai 2017.).
[10]
Le 15 mai 2017, le demandeur a présenté une demande à la SAR dans le but de faire rejeter l’appel du défendeur au motif que celui-ci avait omis de satisfaire à toutes les exigences de la mise en état de l’appel, lesquelles prévoyaient notamment que la personne en cause dans l’appel devait recevoir le dossier d’appel avant que celui‑ci soit présenté à la SAR.
[11]
Dans une lettre datée du 26 mai 2017, un agent de gestion de cas de la SAR a avisé le demandeur et le défendeur que le vice‑président adjoint avait donné les directives suivantes :
[traduction]
L’appel du ministre est réputé avoir été mis en état le 8 mai 2017. Le paragraphe 35(2) des Règles de la Sar (sic) prévoit que les documents sont considérés comme ayant été reçus le septième jour suivant la date de leur envoi par la poste. Étant donné que les motifs de la SPR sont réputés avoir été reçus le 10 avril 2017, le dossier de l’appelant devait être déposé le 10 mai 2017. Le dossier de l’appelant a donc été reçu dans le délai imparti.
II.
La décision de la SAR
[12]
La SAR s’est penchée en premier lieu sur la question préliminaire touchant la conclusion du vice‑président adjoint selon laquelle l’appel avait été mis en état. La SAR a indiqué qu’elle avait lu la Loi et les Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 [les Règles]. La SAR a convenu que le ministre avait mis en état son appel dans le délai imparti, soit plus précisément le 8 mai 2017, lorsque le dossier d’appel du ministre a été livré à la SAR.
[13]
La SAR a reconnu que le ministre avait présenté le dossier d’appel à la SAR avant que le demandeur le reçoive et qu’il s’agissait d’une violation manifeste des Règles. La SAR a ensuite fait remarquer que « pour établir comment traiter une violation des Règles, [elle doit] examiner d’abord si la violation a causé un préjudice aux autres parties impliquées et ensuite si la violation était voulue ou non ».
La SAR a conclu que le défendeur n’avait pas intentionnellement dérogé aux Règles et qu’aucun préjudice n’avait été causé par cette erreur.
[14]
En ce qui concerne les questions de fond, la SAR a fait droit à l’appel et a substitué à la décision sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La SAR a conclu que le demandeur bénéficiait d’une protection adéquate de l’État, en particulier dans la région qui était sous le contrôle du gouvernement régional du Kurdistan (GRK), que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption de protection adéquate de l’État et, subsidiairement, qu’Erbil était une PRI viable.
[15]
En ce qui concerne la protection de l’État, la SAR s’est dite d’accord avec le défendeur sur le fait que la preuve documentaire démontre que le territoire du GRK est relativement sûr et qu’une protection adéquate de l’État est offerte à un niveau opérationnel. La SAR a conclu que le demandeur n’a pas cherché à attirer l’« attention »
de la police, l’organisme responsable de la protection des personnes, ni d’une autorité supérieure, et qu’il s’est contenté de signaler le premier appel de menaces à un agent du renseignement de l’Asayesh.
[16]
En ce qui concerne la preuve du demandeur selon laquelle des cellules dormantes de l’EI étaient présentes dans la région et représentaient un risque pour lui, la SAR a déclaré qu’aucune force secrète ne s’exposerait à un risque de capture uniquement pour faire du mal à un homme peu important.
[17]
Selon la SAR, en dépit des « attaques terroristes »
, l’Iraq est une démocratie qui possède un système judiciaire qui fonctionne ainsi que plusieurs forces militaires et services de sécurité, en plus d’une police. La SAR a fait remarquer que dans une démocratie qui fonctionne et qui a la volonté et la capacité de protéger ses citoyens, le fait de ne pas chercher des possibilités de protection est généralement fatal pour une demande d’asile. La SAR a conclu que le demandeur n’en avait pas assez fait dans sa recherche de la protection de l’État pour réussir à réfuter la présomption de protection adéquate de l’État.
[18]
En ce qui concerne la PRI, la SAR a énoncé le critère à deux volets et a ajouté qu’il incombait au demandeur de démontrer que la PRI proposée n’était pas raisonnable. La SAR a pris note de l’argument du défendeur voulant que la SPR ait commis une erreur en s’en remettant de façon sélective à la preuve documentaire d’incidents à Erbil sans analyser la capacité du GRK d’offrir une protection adéquate au niveau opérationnel dans cette ville. La SAR a également pris acte de l’argument du défendeur selon lequel il serait raisonnable de la part du GRK d’offrir une protection au demandeur contre les menaces de l’EI si le GRK continuait à combattre l’EI.
[19]
La SAR a conclu qu’Erbil était une PRI viable pour le demandeur, parce qu’elle est une grande ville accessible dotée d’une infrastructure moderne ainsi qu’un site du patrimoine mondial qui a été reconnu comme la capitale arabe mondiale du tourisme.
[20]
Après être arrivée à cette conclusion, la SAR a pris acte du fait que le demandeur a fait remarquer qu’il serait perçu par l’EI comme un ennemi politique, compte tenu de son profil d’homme éduqué en Occident qui n’est pas marié, qui parle anglais et qui ne porte pas la barbe; il a ajouté qu’il avait également été personnellement ciblé par l’EI.
[21]
La SAR a réitéré qu’Erbil était une PRI viable et a conclu qu’il n’existait qu’une possibilité négligeable que les persécuteurs allégués auraient réussi à trouver le demandeur à Erbil. La SAR a ajouté qu’Erbil est un bon endroit où vivre et travailler, qu’on y trouve une importante présence militaire et policière et que la ville offre de nombreuses commodités et possibilités.
III.
Les questions en litige
[22]
Le demandeur soulève les trois questions qui suivent dans ses observations :
- La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’appel ne devait pas être rejeté malgré l’omission de la part du ministre de mettre l’appel en état?
- La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’une protection adéquate de l’État serait offerte au demandeur en Iraq?
- La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’Erbil serait une PRI viable pour le demandeur?
IV.
La norme de contrôle applicable
[23]
Les parties conviennent que la décision de la SAR en ce qui concerne la protection de l’État et la PRI sont des questions mixtes de faits et de droit qui sont révisables selon la norme de la décision raisonnable (Salazar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 83, au paragraphe 22, [2018] ACF no64 (QL); Ugbekile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1397, aux paragraphes 13 et 14, 275 ACWS (3d) 360; Iyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 67, au paragraphe 16, 288 ACWS (3d) 140).
[24]
Il est bien établi que lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, le rôle de la Cour consiste à déterminer si la décision « fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable »
(Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339).
[25]
Le demandeur qualifie de question d’équité procédurale la décision de la SAR voulant que l’appel du défendeur a été mis en état, et il fait valoir que la norme de la décision correcte devrait s’appliquer.
[26]
La SAR a déclaré qu’elle avait tenu compte de la Loi et des Règles. Dans ce contexte, on peut le mieux qualifier son interprétation et son application des dispositions législatives pertinentes comme une question d’interprétation de la loi, laquelle est susceptible d’examen selon la norme de la décision raisonnable, étant donné que la SAR a interprété sa loi constitutive, les Règles et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], avec lesquels la SAR est présumée être familiarisée (Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 996, au paragraphe 12, 270 ACWS (3d) 377; George c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 884, au paragraphe 9, 270 ACWS (3d) 174).
[27]
Toutefois, comme je l’expliquerai ci‑dessous, le résultat serait le même, peu importe la norme de contrôle judiciaire. La SAR a formulé une conclusion préliminaire raisonnable en statuant que l’appel ne devait pas être rejeté. De plus, le non‑respect des Règles par le défendeur n’a pas entraîné d’atteinte à l’équité procédurale dans les circonstances de l’espèce.
V.
La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’appel ne devait pas être rejeté malgré l’omission de la part du ministre de mettre l’appel en état conformément aux Règles?
A.
Les observations du demandeur
[28]
Le demandeur fait valoir que le ministre n’a pas mis l’appel en état comme l’exigent le Règlement et les Règles applicables. Le demandeur allègue que la SAR a commis une erreur en ne rejetant pas l’appel. Il ajoute que le non‑respect des Règles par le ministre a réduit le délai qui lui était imparti pour répondre au dossier d’appel du ministre, ce qui constitue un manquement à l’équité procédurale.
[29]
Le demandeur invoque le paragraphe 110(2.1) de la Loi, l’alinéa 159.91(1)b) du Règlement et l’article 9 des Règles qui s’appliquent tous aux pourvois en appel par le ministre. Selon le demandeur, quand on les lit ensemble, ces dispositions exigent que le ministre, pour mettre un appel en état, doit respecter le délai de trente jours qui lui est imparti pour déposer le dossier d’appel à la SAR et il doit également transmettre le dossier d’appel en premier lieu à la personne en cause dans l’appel et, en second lieu, à la SAR.
[30]
Le demandeur fait remarquer que même si le dossier d’appel est daté du 8 mai 2017, soit avant l’échéance du délai de trente jours, le document de suivi de Postes Canada indique que l’avocat du demandeur l’a reçu le 12 mai 2017, quatre jours après qu’il eut été transmis à la SAR et deux jours après l’échéance du délai de trente jours qui lui était imparti pour mettre l’appel en état.
[31]
Le demandeur reconnaît que le Règlement et les Règles confèrent à la SAR un certain pouvoir discrétionnaire qui lui permet de prolonger le délai imparti pour la mise en état des appels, mais il fait remarquer que le défendeur n’a pas demandé de prorogation du délai pour mettre l’appel en état et que la SAR n’a pas examiné la possibilité d’une prorogation de sa propre initiative.
[32]
Le demandeur fait valoir que la SAR a omis de tenir compte des dispositions applicables du Règlement et des Règles et qu’elle a plutôt inventé des motifs pour excuser la violation des Règles de la part du ministre.
B.
Les observations du défendeur
[33]
Le défendeur conteste que le dossier d’appel du ministre a été transmis au demandeur après avoir été livré à la SAR, mais il reconnaît que la SAR a conclu qu’il y avait eu une violation des Règles. Le défendeur est d’avis qu’en tout état de cause, il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale. Le demandeur n’a pas subi de préjudice, étant donné qu’il a reçu l’avis d’appel, que le dossier d’appel lui a été livré au plus deux jours après l’échéance du délai de trente jours, que le demandeur a eu amplement de temps pour y répondre et qu’il y a répondu. Le défendeur ajoute que les Règles prévoient que la SAR est compétente pour gérer ses propres procédures et il attire l’attention sur les articles 52 à 54 de celles‑ci. La SAR a décidé raisonnablement que tout préjudice subi par le demandeur était négligeable et que le ministre n’avait pas l’intention de lui nuire en retardant la signification du dossier d’appel.
C.
La SAR a raisonnablement conclu que l’appel ne devait pas être rejeté en raison du non‑respect des Règles par le défendeur
[34]
Les dispositions applicables de la Loi, du Règlement et des Règles sont reproduites à l’annexe A.
[35]
Saisie de l’argument du demandeur selon lequel le ministre n’a pas mis l’appel en état conformément au Règlement et aux Règles, la SAR a admis que les Règles n’avaient pas été respectées, mais elle a déchargé le ministre de son manquement.
[36]
Les Règles traitent de la façon dont le ministre doit mettre en état un appel à la SAR. L’article 9 des Règles exige expressément que le ministre transmette « à la personne en cause, puis à la Section »
tout document à l’appui ainsi que le dossier d’appel. L’article 9 des Règles décrit également en détail le contenu du dossier d’appel.
[37]
Le paragraphe 159.91(1) du Règlement prévoit que le délai imparti pour mettre un appel en état devant la SAR est de trente jours suivant la réception par la partie appelante des motifs écrits de la décision de la SPR. Le paragraphe 159.91(2) confère à la SAR le pouvoir discrétionnaire de prolonger ce délai du nombre de jours supplémentaires qui est nécessaire dans les circonstances, pour des raisons d’équité et de justice naturelle.
[38]
L’article 12 des Règles permet au ministre de demander par écrit une prorogation du délai imparti pour mettre un appel en état. L’article 12 n’énumère aucun facteur susceptible de guider la SAR lorsque le ministre demande une prorogation pour mettre en état son appel; il exige simplement que la demande soit accompagnée de tout document à l’appui et du dossier de l’appelant.
[39]
Comme l’a fait remarquer le défendeur, les articles 52 et 53 des Règles confèrent un pouvoir discrétionnaire important à la SAR pour gérer ses procédures. Toutefois, l’article 52 permet seulement à la SAR de « prendre toute mesure nécessaire pour régler »
une question qui survient dans le cadre d’une procédure lorsque les règles ne contiennent pas de dispositions permettant de le faire, c.‑à‑d. lorsqu’il existe une lacune. En l’espèce, il n’y a aucune lacune. L’article 9 établit l’ordre dans lequel l’appelant doit fournir les documents à l’appui et le dossier d’appel dans le délai de trente jours prévu par la Loi et le Règlement. L’article 12 indique la façon dont le ministre peut demander une prorogation du délai.
[40]
L’article 53 des Règles confère à la SAR le pouvoir discrétionnaire d’agir de sa propre initiative pour modifier l’exigence d’une règle, pour permettre à une personne de ne pas suivre une règle et pour proroger un délai. Toutefois, pour se prévaloir de l’article 53, la SAR doit en aviser au préalable les parties et leur donner une possibilité de s’opposer.
[41]
Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, la SAR a admis que les Règles n’avaient pas été respectées, comme en témoigne le fait que le ministre ne s’est pas conformé à l’obligation de remettre en premier lieu le dossier d’appel à la personne en cause dans l’appel. Afin de faire abstraction du manquement, la SAR n’a pas invoqué le paragraphe 159.91(2) du Règlement pour prolonger le délai, ni l’article 53 des Règles pour modifier l’exigence d’une règle, pour permettre au ministre de ne pas suivre une règle ou pour proroger le délai imparti pour la mise en état. Pour permettre au ministre de ne pas suivre la règle, la SAR s’en est plutôt remise à sa conclusion voulant que le manquement était de peu d’importance, qu’il n’avait causé aucun préjudice (ce que le demandeur conteste) et qu’il n’était pas intentionnel.
[42]
Il existe très peu de jurisprudence sur l’interprétation des articles 52 à 54 des Règles ou des règles identiques qui s’appliquent à la Section de l’immigration, à la Section d’appel de l’immigration ou à la Section de la protection des réfugiés. La jurisprudence limitée qui se prononce sur ces règles donne à entendre qu’elles ont pour objet de procurer aux organismes administratifs la marge de manœuvre nécessaire pour gérer leurs propres processus en appliquant les règles de façon libérale afin de disposer des procédures d’une manière informelle et expéditive (voir par exemple : Rodriguez Vieira c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 838, au paragraphe 14, 415 FTR 23 [Rodriguez]; Dela Rea Manalang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 1368, aux paragraphes 92 à 95, 322 FTR 158).
[43]
Voici comment la Cour s’est exprimée dans la décision Rodriguez :
[14] La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est un tribunal spécialisé, maître de sa propre procédure. Dans la mesure où elle respecte les règles de l’équité, la Commission peut contrôler sa propre procédure : voir Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560, [1989] A.C.S. n° 25 (QL), par. 16. Ce principe se reflète dans les articles 68, 69 et 70 des Règles de la section de la protection des réfugiés, DORS/2002‑228, qui confèrent à la Commission la marge de manœuvre requise pour décider de la conduite à tenir dans un cas donné.
[44]
Dans la demande présentée par le demandeur à la SAR pour que celle‑ci rejette l’appel en raison de l’omission de la part du ministre de mettre celui‑ci en état, le demandeur a invoqué une atteinte à l’équité procédurale. Même si le vice‑président adjoint de la SAR n’a pas semblé saisir la question soulevée par le demandeur en ce qui concerne l’ordre de réception du dossier d’appel, la SAR a tenu compte en appel de la Loi et des Règles ainsi que de l’argument du demandeur concernant le caractère équitable de l’instruction de l’appel, en dépit du manquement exprès aux Règles. Même si la SAR a pris en considération des facteurs qui ne sont pas énoncés dans les Règles, je ne peux pas conclure qu’elle est arrivée à une conclusion déraisonnable dans ces circonstances ni que ce fait a représenté une atteinte à l’équité procédurale. Les Règles sont fondées sur la prémisse voulant qu’une marge de manœuvre est essentielle pour faire en sorte que la forme ne l’emporte pas sur le fond et sur les intérêts de la justice et pour empêcher que des décisions ne soient pas rendues sur le fond. Même si la SAR n’a pas tenu compte des dispositions des Règles et du Règlement qui lui auraient accordé cette marge de manœuvre, elle a pris en considération les faits et elle a constaté notamment que le dossier officiel de la SAR indiquait que la décision avait été envoyée par la poste à toutes les parties le 3 avril 2017; en tenant compte de la date de livraison réputée, le ministre avait jusqu’au 10 mai 2017 pour mettre l’appel en état; le ministre a transmis le dossier d’appel à la SAR le 8 mai 2017 et le demandeur a reçu le dossier d’appel du ministre le 11 mai 2017 (ou le 12 mai 2017, selon le demandeur). Même si cette date était ultérieure à celle de la réception du dossier d’appel par la SAR, celle‑ci a constaté qu’il ne s’était écoulé que quelques jours entre les deux. Étant donné que le 10 mai 2017 était la date limite pour la mise en état de l’appel, la réception par le demandeur du dossier d’appel au plus deux jours après le 10 mai 2017 lui donnait quand même amplement le temps d’y répondre, ce qu’il a fait.
[45]
Toutefois, la décision dans ces circonstances particulières ne devrait pas être interprétée comme une dispense générale pour la SAR de se conformer à ses propres Règles. La SAR ne devrait pas faire abstraction de ses propres Règles, étant donné que cela pourrait avoir des conséquences graves et entraîner une atteinte à l’équité procédurale dans d’autres causes. La SAR ne devrait pas non plus établir de nouveaux critères pour permettre à une personne de ne pas respecter les Règles. Étant donné que la SAR a une règle pour chaque cas de figure, les Règles devraient être respectées.
VI.
La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’une protection adéquate de l’État serait offerte au demandeur et que le demandeur n’a pas réfuté la présomption concernant la protection de l’État?
A.
Les observations du demandeur
[46]
Le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État en omettant d’effectuer une analyse contextuelle et de tenir compte de la réalité de la protection de l’État en Iraq, la nature des menaces qu’il a reçues et les autres circonstances qui sont propres à son cas.
[47]
Le demandeur allègue que contrairement à la conclusion de la SAR, la SPR n’a pas erré en analysant la preuve documentaire concernant la protection de l’État en Iraq, la menace que présente l’EI et les personnes qui se trouvent dans une situation similaire, avant de conclure que la protection de l’État ne lui serait pas offerte.
[48]
Le demandeur soutient que l’évaluation de la SAR selon laquelle l’Iraq est une démocratie qui fonctionne, en dépit des « attaques terroristes »
, découle de son omission de prendre en considération la totalité de la preuve documentaire. Le demandeur fait ressortir la preuve documentaire au sujet du recrutement par l’EI dans la région du Kurdistan ainsi qu’un rapport d’Amnistie Internationale qui fait état de violations des droits de la personne et de l’absence d’une magistrature indépendante. Selon lui, malgré certains indicateurs de démocratie en Iraq, les documents sur la situation dans le pays en cause révèlent un manque de protection à la disposition des personnes comme lui qui sont prises pour cibles par l’EI.
[49]
Le demandeur fait également valoir que la SAR s’est trompée en concluant qu’il aurait dû s’adresser à la police, plutôt qu’à l’Asayesh, vu que l’Asayesh est responsable de la lutte contre le terrorisme.
B.
Les observations du défendeur
[50]
Le défendeur fait valoir que la SAR a raisonnablement conclu qu’une protection de l’État adéquate était offerte en Iraq et que le demandeur n’avait pas réussi à se décharger de son fardeau de réfuter la présomption de protection de l’État, parce qu’il ne s’était pas plaint à la police ou à une autorité supérieure et qu’il n’avait même pas dénoncé le deuxième appel téléphonique de menaces.
C.
La conclusion de la SAR selon laquelle la protection de l’État serait offerte au demandeur n’est pas raisonnable
[51]
La SAR a conclu que l’Iraq est une démocratie qui a la volonté et la capacité d’offrir une protection adéquate de l’État et que le demandeur « n’a pas fait suffisamment d’efforts »
pour tenter d’obtenir la protection de l’État.
[52]
Toutefois, les conclusions de la SAR ne tiennent pas compte du principe voulant que la démocratie à elle seule peut ne pas être un indicateur de la protection de l’État, et elles ne prennent pas suffisamment en considération la situation du demandeur lui‑même. La SAR n’a pas tenu compte de toute la preuve documentaire pertinente, qui fait pourtant ressortir les lacunes dans la protection de l’État, lorsqu’elle a conclu qu’une protection adéquate de l’État serait mise à la disposition du demandeur dans la région contrôlée par le GRK.
[53]
La SAR n’a pas remis en question le lien du demandeur avec un motif prévu à la Convention, lequel est fondé sur son opinion politique présumée. La SAR n’a pas non plus contesté la conclusion de la SPR en ce qui concerne la crédibilité. La SPR avait estimé que le demandeur était un témoin fiable et généralement crédible. Par conséquent, il conviendrait d’accepter le témoignage du demandeur concernant les menaces qu’il a reçues et le risque que l’EI représente pour lui, même dans la région du Kurdistan, en raison de la présence de cellules dormantes.
[54]
La SAR s’en est remise à la décision Camacho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 830, au paragraphe 10, [2007] ACF no 1100 (QL) en ce qui concerne le postulat selon lequel le fait de ne pas solliciter la protection de l’État au sein du pays d’origine sera habituellement fatal pour une demande d’asile – du moins si, dans l’État en question, le fonctionnement de la démocratie n’est pas remis en question et si cet État est disposé à assurer un certain degré de protection à ses citoyens et possède les ressources nécessaires à cette fin. Toutefois, la SAR n’a pas tenu compte de la jurisprudence qui donne plus de précisions sur le terme « habituellement »
et qui explique que la démocratie à elle seule ne procure pas la protection de l’État à tout le monde, même si le fait que l’État est une démocratie est un facteur pertinent.
[55]
Dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kadenko, (1996) 124 FTR 160, au paragraphe 5, [1996] ACF no 1376 (QL) (CAF), la Cour d’appel fédérale a statué que le fardeau de preuve qui incombe au revendicateur s’efforçant d’établir que la protection de l’État est inadéquate « est [en quelque sorte] directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l’État en cause »
. Ce principe a été réitéré dans la décision Sow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 646, au paragraphe 10, [2011] ACF no 824 (QL) [Sow].
[56]
Même si le rapport de 2017 du Département d’État des États‑Unis signale que la menace que présente la criminalité à Erbil est relativement faible, il traite de crimes autres que les activités liées au terrorisme. Le même rapport prévient que les terroristes prennent souvent pour cibles des civils iraquiens.
[57]
Le rapport du Conseil danois pour les réfugiés intitulé The Kurdistan Region of Iraq (KRI): Access, Possibility of Protection, Security and Humanitarian Situation indique que l’appareil de sécurité kurde est robuste à Erbil et est en mesure [traduction] « jusqu’à un certain point »
de favoriser un environnement sans danger.
[58]
Selon le rapport du Conseil danois pour les réfugiés, à la page 45, Human Rights Watch a affirmé que, comparativement au sud et au centre de l’Iraq, les services de maintien de l’ordre dans le Kurdistan iraquien sont plus efficaces qu’ailleurs en Iraq. Toutefois, le rapport explique également que même si les autorités kurdes ont la possibilité d’assurer très efficacement la sécurité dans les régions qu’elles contrôlent, elles peuvent également [traduction] « faire respecter très efficacement »
leur volonté de ne pas protéger une personne à laquelle elles refusent leur protection.
[59]
De plus, le même rapport fait remarquer que selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, le maintien de l’ordre n’est pas tenu en haute estime au sein de la population locale dans le Kurdistan iraquien et que les gens n’y font pas appel à la police ni aux tribunaux (page 45).
[60]
La SAR s’est fiée davantage à la preuve documentaire qui décrit la situation du maintien de l’ordre en général et la sécurité générale de la région, et non la protection offerte aux particuliers contre des attaques ciblées de l’EI. La SAR a paru accepter l’argument du ministre voulant que le GRK livrait bataille à l’EI et qu’il offrirait assurément au demandeur une protection contre les menaces de l’EI, mais cet avis n’est pas compatible avec les documents sur la situation dans le pays en cause ni avec le témoignage du demandeur lui‑même, selon lequel l’Asayesh l’avait avisé qu’elle se concentrait sur la lutte contre l’EI et qu’elle ne pourrait pas l’aider.
[61]
Dans la décision Gonzalez Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 234, au paragraphe 37, [2011] 2 RCF 480 [Torres], la Cour a statué qu’il est nécessaire de recourir à une approche contextuelle quand on évalue la disponibilité d’une protection de l’État et le fait de savoir si un demandeur a réfuté la présomption d’une telle protection. La Cour a ajouté, au paragraphe 37, que lorsqu’on recourt à une approche contextuelle pour décider si le demandeur d’asile a réfuté la présomption de la protection de l’État, il y a de nombreux facteurs qu’il faut prendre en considération, dont les suivants : la nature de la violation des droits de la personne; le profil de l’auteur présumé des violations des droits de la personne; les efforts que la victime a faits pour obtenir une protection des autorités; la réaction des autorités aux demandes d’aide; la preuve documentaire disponible.
[62]
La jurisprudence a également établi qu’un demandeur d’asile ne peut pas se contenter de se fier à sa propre conviction que la protection de l’État ne lui sera pas offerte sans vraiment l’avoir mise à l’épreuve en prenant des mesures raisonnables dans les circonstances pour épuiser toutes les avenues disponibles (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 33, [2013] ACF no 1099 (QL)).
[63]
Dans la présente affaire, le demandeur ne s’est pas simplement contenté d’exprimer la conviction qu’il ne bénéficierait d’aucune protection de l’État. Il a signalé à l’Asayesh la première menace qu’il avait reçue et qu’il croyait avoir été formulée par l’EI ou par des partisans de l’EI en guise de représailles pour avoir tenté d’aider sa famille à fuir Mossoul. Ce témoignage a été jugé crédible par la SPR, et la SAR n’a pas modifié les conclusions de celle‑ci quant à la crédibilité. Cependant, la SAR n’a simplement pas tenu compte de l’Asayesh comme source de protection de l’État et a conclu que le demandeur aurait dû dénoncer à la police les menaces qu’il a reçues.
[64]
Compte tenu de la nature et de la source des menaces que le demandeur a décrites, de la preuve documentaire et du principe suivant lequel les efforts déployés par la personne pour réfuter la présomption de protection de l’État varient en fonction du degré de démocratie et de la qualité des institutions démocratiques, le recours par le demandeur à l’Asayesh pouvait être considéré comme raisonnable dans le contexte.
[65]
La SAR n’a pas tenu compte des documents sur la situation dans le pays en cause qui donnent à penser que la population ne tient pas la police en très haute estime et n’y a pas recours et que la mission de l’Asayesh englobe la lutte contre le terrorisme et les actions contre le type de menaces que le demandeur a reçues.
[66]
Le rapport du Conseil danois pour les réfugiés fait plusieurs fois mention du fait que l’Asayesh était un recours approprié pour le demandeur dans la situation dans laquelle il se trouvait. Le rapport indique que l’Asayesh se charge du maintien de l’ordre en suivant des instructions politiques (page 124). Les pouvoirs exacts d’autres divisions du renseignement kurde en matière de maintien de l’ordre ne sont pas bien définis. Selon la Public Aid Organization et l’organisme Human Rights Watch kurde, [traduction] « il est prescrit par la loi que l’Asayesh est responsable de la lutte contre le terrorisme et le trafic de drogues, de la sécurité nationale ainsi que de la lutte contre la contrebande d’armes et contre la traite des personnes »
(rapport du Conseil danois pour les réfugiés, page 40). L’Asayesh exerce des pouvoirs d’arrestation et ses attributions comprennent la détection des groupes terroristes, y compris les membres de l’EI.
[67]
Même si la jurisprudence a établi que la police est l’organisme de premier recours quand un demandeur d’asile craint pour sa sécurité (par opposition notamment à des allégations de persécution fondées sur l’orientation sexuelle ou l’origine ethnique, par exemple), cette présomption peut être réfutée. Il est possible que la police ne soit pas toujours le recours approprié.
[68]
Dans la décision Katinszki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1326, au paragraphe 15, 421 FTR 107, le juge de Montigny a affirmé ce qui suit :
[15] La jurisprudence de la Cour établit très clairement que la police est présumée être la principale institution chargée d’assurer la protection des citoyens et que les autres institutions publiques ou privées sont présumées n’avoir ni les moyens ni le rôle d’assumer une telle responsabilité. […]
[Non souligné dans l’original.]
[69]
Dans la décision Zepeda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 491, au paragraphe 25, [2009] 1 RCF 237, la juge Tremblay-Lamer a affirmé que « sauf preuve du contraire »
, la police est la seule institution chargée d’assurer la protection des citoyens d’un pays et disposant des pouvoirs de contrainte appropriés.
[70]
Bien que le demandeur n’ait pas déployé de grands efforts pour tenter d’obtenir la protection de l’État, la question que devait se poser la SAR consistait à établir si les efforts du demandeur pour demander la protection de l’État à l’Asayesh étaient raisonnables dans le contexte global, en tenant compte notamment de son besoin de protection contre des menaces particulières envers lui de la part de l’EI ou de partisans de l’EI.
[71]
Pour ces motifs, les conclusions de la SAR voulant que le demandeur aurait pu bénéficier de la protection de l’État dans sa situation particulière et qu’il n’a pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État ne sont pas raisonnables.
VII.
La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur disposait d’une PRI à Erbil?
A.
Les observations du demandeur
[72]
Le demandeur fait remarquer que la SAR a établi qu’il existait une PRI après avoir passé en revue les arguments du défendeur, mais avant d’avoir pris en considération les arguments du demandeur lui‑même en ce qui concerne le critère à deux volets. Il soutient que la SAR n’a pas tenu compte de ses caractéristiques personnelles qui en font un ennemi politique de l’EI, de la preuve documentaire qui démontre l’existence d’un risque pour des personnes placées dans des situations semblables à la sienne ni de la preuve que l’EI a suivi ses mouvements à mesure qu’il se déplaçait d’une ville à l’autre dans le Kurdistan iraquien. Le demandeur fait valoir que la seule façon de comprendre l’appréciation que la SAR a faite de la PRI est de tenir pour acquis que la SAR s’en est tenue à une conclusion défavorable quant à la crédibilité de l’ensemble de sa preuve.
[73]
Le demandeur soutient également que la SAR aurait dû tenir une audience pour lui permettre d’aborder la question, étant donné qu’elle doit avoir fondé sa conclusion au sujet de la PRI sur des conclusions implicites quant à la crédibilité.
B.
Les observations du défendeur
[74]
Le défendeur soutient que la SAR a admis la même preuve qui avait été produite devant la SPR. La conclusion de la SAR est fondée sur son analyse de cette preuve, et non sur une conclusion défavorable implicite à l’égard de la crédibilité. Le défendeur fait valoir que la Cour n’a pas comme rôle d’apprécier à nouveau la preuve et que la conclusion de la SPR doit faire l’objet d’un degré de retenue élevé.
C.
La conclusion sur la PRI n’est pas raisonnable
[75]
La SAR a pris note du critère à deux volets applicable à la PRI. Premièrement, le décideur doit être convaincu, par prépondérance des probabilités, qu’il n’existe aucune possibilité que le revendicateur soit persécuté dans la PRI envisagée. Deuxièmement, les conditions qui prévalent dans la PRI envisagée doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable, après avoir pris en considération l’ensemble des circonstances, y compris la situation personnelle du demandeur d’asile, que le demandeur d’asile y trouve refuge (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, aux paragraphes 2 et 12, [1993] ACF no 1172 (QL)(FCA)).
[76]
Dans la présente affaire, la SAR a conclu qu’il existait une possibilité négligeable que les persécuteurs allégués du demandeur l’auraient repéré à Erbil et qu’Erbil était un bon endroit pour le demandeur, compte tenu des commodités qui s’y trouvent.
[77]
Je ne suis pas d’accord avec le demandeur sur le fait que la SAR a formulé une conclusion implicite sur la crédibilité en ce qui concerne son témoignage au sujet de la viabilité d’Erbil en tant que PRI ou de ses autres éléments de preuve. Comme je l’ai mentionné précédemment, la SAR a reconnu que la SPR avait jugé le demandeur crédible. La SAR ne traite de la crédibilité et ne modifie la conclusion de la SPR nulle part dans sa décision. Toutefois, les conclusions de la SAR en ce qui concerne la PRI ne peuvent pas concorder avec la preuve du demandeur, dont la SAR a apparemment admis la véracité.
[78]
L’appréciation par la SAR de la PRI est difficile à lire, car les rubriques sont incompréhensibles, les questions relatives à la protection de l’État sont répétées sous la rubrique de la PRI et les observations du demandeur sont relevées seulement après que la SAR est arrivée à la conclusion qu’Erbil était une PRI viable.
[79]
La SAR a fait remarquer qu’Erbil est un endroit où il fait bon vivre et qui offre « une protection suffisante si celleci est sollicitée »
. Toutefois, comme je l’ai mentionné ci‑dessus, il est douteux que la protection de l’État contre les menaces auxquelles le demandeur fait face soit adéquate.
[80]
Même s’il existe des possibilités de protection de l’État à Erbil (par opposition à l’Iraq en tant qu’État), le demandeur a déclaré sous serment qu’il serait déraisonnable, dans sa situation particulière, qu’il retourne à Erbil. Il a expliqué qu’il avait été personnellement pris pour cible par l’EI à Erbil et que les interlocuteurs qui l’ont menacé au téléphone avaient suivi ses allées et venues. La SAR a laissé entendre que le demandeur « serait à sa place » à Erbil en tant qu’homme célibataire imberbe et éduqué en Occident, parce qu’Erbil est une capitale du tourisme qui offre de nombreuses commodités; mais cet avis passe sous silence le fait qu’il a vécu à Erbil, qu’il a été menacé à Erbil, que ses allées et venues y ont été épiées et qu’il a fui Erbil. Sans juger que ce témoignage n’était pas véridique, la SAR est arrivée à la conclusion qu’Erbil serait une PRI raisonnable. La conclusion de la SAR en ce qui concerne le deuxième volet du critère applicable à la PRI n’est pas justifiée par la preuve et n’est pas raisonnable.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑2187‑18
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à une formation différemment constituée de la SAR en vue d’un nouvel examen.
Aucune question n’est proposée aux fins de certification.
« Catherine M. Kane »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 14e jour de décembre 2018.
Claude Leclerc, traducteur
ANNEXE A
LOI, RÈGLEMENT ET RÈGLES APPLICABLES
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
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Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227
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Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑2187‑18
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INTITULÉ :
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AHMED IBRAHIM AHMED c CANADA (CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION)
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Vancouver (ColOmbiE‑BRITANNIQUE)
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DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 19 octobre 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE KANE
|
DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
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LE 16 NOVEMBRE 2018
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COMPARUTIONS :
Mojdeh Shahriari
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POUR Le demandeur
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Helen Park
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POUr Le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Mojdeh Shahriari
Avocat
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUr Le demandeur
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Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUr Le défendeur
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