Date : 20181109
Dossier : IMM-3686-17
Référence : 2018 CF 1135
Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2018
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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LYUBOV YAKIVNA SHUMILO
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partie demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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partie défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’une agente d’immigration qui a rejeté la demande de résidence permanente de Mme Lyubov Yakivna Shumilo dans la catégorie « Époux ou conjoints de fait »
. L’agente a conclu que la demanderesse visait principalement l’acquisition d’un statut ou privilège lorsqu’elle s’est mariée à une citoyenne canadienne. Ce faisant, la demanderesse n’était pas un « époux »
au sens du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration de la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR].
[2]
Mme Shumilo prétend que la décision est déraisonnable parce que l’agente a ignoré le témoignage crédible, et n’a pas tenu compte de la nature de la relation conjugale entre elle et son épouse.
I.
Contexte
[3]
La demanderesse est une citoyenne de l’Ukraine. Elle est arrivée au Canada le 13 août 2011, et a déposé une demande d’asile, alléguant qu’elle était menacée par des individus qui voulaient acheter son appartement. Le 15 août 2014, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a refusé sa demande d’asile. Sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été refusée par cette Cour le 30 novembre 2014.
[4]
Le 15 février 2015, Mme Shumilo s’est mariée avec Mme Annabel Diane Desmarais. Elles se sont rencontrées en 2011 et ont passé beaucoup de temps ensemble depuis. Entre 2013 et 2015, leur relation a évolué et en février 2015 elles ont pris la décision de se marier. Pendant cette période, les deux vivaient des épreuves personnelles difficiles : Mme Desmarais a perdu son emploi, parce qu’elle a eu des difficultés à s’adapter aux nouveaux systèmes informatiques, et Mme Shumilo a eu des difficultés avec son statut d’immigration.
[5]
Elles ont obtenu un certificat de mariage, et elles ont eu une cérémonie devant deux témoins. Elles vivent ensemble depuis leur mariage.
[6]
Mme Shumilo a été convoquée pour des entrevues afin de fixer sa date de renvoi en février et mars 2015, mais elle ne s’est présentée à aucun de ces rendez-vous, alléguant que son état de santé ne lui permettait pas. Le 4 mars 2015, un mandat d’arrêt a été lancé contre la demanderesse. Elle a demandé le report de son renvoi, qui fut rejeté le 8 juillet 2015. Le 21 septembre 2015, la Cour a rejeté sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision. Encore une fois, la demanderesse a été convoquée pour une rencontre le 12 janvier 2016, afin de préparer son renvoi. Elle ne s’y est pas présentée.
[7]
En avril 2016, la demanderesse a déposé une demande de résidence permanente dans la catégorie des époux et conjoints de fait. Suite à cette demande, elle a tenté de retarder son renvoi, en attendant la décision sur sa demande de résidence permanente. Le 27 avril 2017, la Cour a accordé la demande de sursis d’exécution de la mesure de renvoi.
[8]
Le 29 juin 2017, la demanderesse et son épouse se sont présentées pour une entrevue dans le cadre de la demande de résidence permanente de la demanderesse. Le 14 juillet, la demande de résidence permanente a été rejetée. C’est cette décision qui est à l’origine de la demande de contrôle judiciaire actuelle.
II.
Questions en litige et norme de contrôle
[9]
La seule question en litige dans la présente affaire est si la décision de l’agente est raisonnable.
[10]
La décision de l’agente est sujette à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]); Dalumay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1179 au para 19). L’application de la norme de la décision raisonnable demande une considération de la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir, para 47).
[11]
La Cour suprême du Canada précise également que le contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. De plus, une cour de révision doit déterminer si la décision, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65; voir aussi Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.
III.
Analyse
[12]
La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] prévoit qu’un(e) citoyen(ne) canadien(ne) peut parrainer son époux ou conjoint de fait, afin que cette personne puisse obtenir le statut de résident permanent, et éventuellement de citoyen Canadien. Mais pour cela, il faut établir que le mariage est valide sous le régime de la LIPR.
[13]
La catégorie des époux ou conjoints de fait est décrite à l’article 124 du RIPR :
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Paragraphe 4(1) du RIPR précise que l’étranger n’est pas considéré comme un époux si son mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou privilège sous le régime de la LIPR.
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Le fardeau d’établir que les exigences du paragraphe 4(1) ont été respectées repose sur la demanderesse : Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 877 au para 27.
[16]
La demanderesse prétend que l’agente a fait trois erreurs, soit : 1) rejeter le témoignage crédible des épouses sur leur relation; 2) ne pas avoir effectué une pondération des éléments positifs et négatifs du dossier; et 3) rendre une décision prédéterminée sur le fait que la demanderesse et son épouse n’ont pas de relations sexuelles.
[17]
Pour évaluer les arguments de la demanderesse, il faut résumer la décision de l’agente.
A.
Décision faisant l’objet du contrôle
[18]
L’agente a débuté son analyse en notant que la requérante doit démontrer qu’elle « ne répond [sic] pas à la définition du R4 de la RIPR, en ce que son mariage n’a pas été contracté dans le but d’obtenir la résidence permanente au Canada. »
L’agente a cité la définition d’une relation conjugale dans l’article 5.20 du Guide opérationnel IP 8 – Catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada (le Guide IP 8) :
5.20 Relation conjugale
Pour évaluer les demandes présentées au Canada par les époux et les conjoints de fait, les agents doivent être convaincus qu’il existe réellement une relation conjugale. Le terme « conjugale » traduit :
• un degré important d’attachement, tant physique qu’affectif;
• une relation exclusive;
• un engagement mutuel et permanent à l’égard d’une vie commune; et
• une interdépendance affective et financière.
[19]
L’agente a accepté que Mme Shumilo et Mme Desmarais vivent ensemble, et qu’elles partagent une relation proche et amicale. Mais, après une analyse de leurs réponses dans l’entrevue, et de la documentation soumise, l’agente n’a pas été satisfaite que leur relation conjugale était authentique :
Les réponses obtenues lors de l’entrevue n’ont pas permis de démontrer, à la satisfaction de l’agente, que la requérante et la garante sont liées d’une interdépendance affective et financière dont il serait raisonnable de s’attendre d’une relation conjugale authentique. En effet, plusieurs méconnaissances ont été notées lors de l’entrevue, laissant croire qu’elles ont une connaissance plutôt limitée de leur routine respective. Également, elles semblent entretenir peu ou pas d’intimité et d’attachement affectif l’une envers l’autre. En guise d’exemples, la garante affirme ne jamais être entrée dans la chambre de son épouse. La requérante s’exprime exclusivement en russe, tandis que la garante parle anglais. À ce sujet, elles affirment communiquer via une tablette, récemment achetée. Lorsque demandé comment elles communiquaient avant l’acquisition de la tablette, elles ont répondu que c’était par le langage non-verbal. À mon avis, cette explication n’est pas crédible.
J’ai également noté que lorsque la requérante parle de son épouse, elle s’y réfère majoritairement à son « sponsor » plutôt qu’en mentionnant son nom…
De plus, la garante a été catégorique à l’effet qu’elles ne parlaient jamais des finances du ménage ensemble. Ainsi, lorsque son épouse a besoin de quelque chose, elle demande à sa petite-fille, plutôt que de faire appel à la requérante. C’est elle qui veille à ses finances personnelles et à ses besoins individuels…
[20]
L’agente a noté quelques autres lacunes dans la preuve liée à leur relation quotidienne, ce qui l’a amené à la conclusion suivante : « Certes une amitié semble lier la garante et la requérante. Je ne doute pas de leur cohabitation. Cependant, elles semblent vivre en tant que colocataires plutôt que dans une union tissée par des sentiments amoureux l’une envers l’autre. »
[21]
En notant les efforts de Mme Shumilo afin d’obtenir le statut de résidente permanente, et les étapes procédurales qu’elle a entreprises, l’agente a conclu :
Compte tenu du parcours d’immigration de la requérante, ainsi que son départ imminent suite à l’épuisement de ses recours pour prolonger son séjour au Canada, il est raisonnable de croire que ce mariage visait principalement l’obtention d’un statut ou d’un privilège et ainsi, ne serait pas authentique.
[22]
Pour toutes ces raisons, l’agente a décidé que Mme Shumilo était visée par paragraphe 4(1) du RIPR.
B.
Position de Mme Shumilo
[23]
Mme Shumilo est d’avis que la décision de l’agente est déraisonnable, parce que : (i) le témoignage crédible n’a pas été considéré à juste valeur; (ii) l’absence de pondération des éléments positifs et négatifs dans l’analyse de l’agente; et (iii) l’agente a mis trop d’emphase sur l’aspect sexuel de leur relation.
[24]
Mme Shumilo prétend que l’agente a ignoré beaucoup de son témoignage et celle de son épouse sur la validité de leur mariage, et sur leur vie quotidienne. Elle note que les deux « n’ont pas tenté d’embellir leur vie conjugale pour répondre à la conception populaire d’une relation impliquant des rapports sexuels. »
Elle est d’avis que les doutes exprimés par l’agente sur la validité de la relation « semblent avoir été préexistants à l’entrevue »
, et que l’agente ignore toute la preuve positive.
[25]
Elle prétend que la motivation pour leur mariage est tout simplement leur engagement à se soutenir mutuellement et de vivre ensemble les épreuves et difficultés auxquelles elles font et feront face. Elle soutient que leur mariage n’est pas relié à ses difficultés d’immigration. Mme Shumilo note que la preuve qu’elle a soumise établit l’authenticité de la relation conjugale, selon les catégories établies par le Guide IP 8, article 5.20 (cité plus haut).
[26]
Par exemple, les épouses ont témoigné qu’elles communiquent aisément sans parler la même langue, mais l’agente a exprimé ses doutes. L’agente a ignoré les éléments indiquant que les épouses connaissent le quotidien de l’autre, ne tenant compte que des quelques manques ou omissions dans leurs témoignages individuels. L’agente a aussi mis beaucoup d’emphase sur le manque d’intégration de leurs finances. Cependant, cet arrangement est leur choix et ce n’est pas une raison valable de douter de leur interdépendance.
[27]
Selon Mme Shumilo, le préjugé de l’agente quant à sa relation conjugale atypique est à la base du rejet de sa demande et « démontre une parfaite fermeture à l’égard des choix de vie des épouses et une incompréhension quant à la nature de leur attachement »
(para 32 du mémoire de Mme Shumilo). Je cite encore le mémoire de Mme Shumilo (au para 20) :
En ce qui a trait à l’authenticité de la relation, il est évident que la principale raison pour laquelle l’agent n’y croit est parce que les épouses n’ont pas de relations sexuelles. Cette conclusion est implicite dans la décision et dans le rejet de tous les aspects positifs de leur union. Cette conclusion est aussi déraisonnable. L’agent réduit la définition d’attachement physique à la seule intimité physique, alors que les déclarations faites à l’entrevue des épouses rapportaient beaucoup d’autres témoignages et gestes d’intimité.
[28]
À l’audience, Mme Shumilo a fait référence au concept du « mariage de Boston »
. Selon elle, il s’agit « d’une union sincère, d’une relation de co-dépendance et d’affection entre deux femmes qui font le choix de vivre ensemble, dans l’intimité et la confiance, sans que la sexualité ne soit impliquée. »
Elle soumet que c’est exactement le type de relation qu’elle vit avec son épouse, mais que ce type d’union est vue comme opportuniste par l’agente. Le mariage de Boston doit être reconnu comme une relation conjugale parce que ce type de relation correspond aux éléments de la définition de relation conjugale dans l’article 5.20 du Guide IP 8, cité par l’agente.
[29]
Mme Shumilo indique qu’il est discriminatoire de réduire la notion d’attachement physique à la sexualité. Parmi la multitude d’orientations sexuelles, il existe l’asexualité, et les rapports sexuels ne font pas partie des obligations liées au mariage.
[30]
Mme Shumilo prétend que l’absence de pondération des éléments positifs et négatifs dans la décision est déraisonnable. Elle cite Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 738, qui demande une considération de tous les éléments de la preuve par un agent. L’agente n’a pas expliqué pourquoi les manques de connaissance auxquels la décision fait référence sont plus importants que les motifs d’engagement exprimés, l’histoire et la durée de leurs relations, leur plan d’avenir, et leur désir sincère de vie commune, tels qu’elles en ont témoigné.
C.
Position du défendeur
[31]
Le défendeur prétend que la décision est raisonnable et que l’agente a tenu compte de la loi qui s’applique, et des faits pertinents. Il incombait à la demanderesse d’établir que les exigences du paragraphe 4(1) du RIPR étaient respectées. Ce n’est pas à la Cour de réévaluer la preuve.
[32]
L’agente a effectué une pondération des éléments positifs et négatifs au dossier. L’agente a aussi été sensible à la particularité de la relation de la demanderesse avec sa garante, et a conclu qu’elle ne doutait pas de l’amitié qui semblait lier le couple ni de leur cohabitation. Cependant, l’agente n’a pas ignoré le contexte dans lequel le mariage et la demande de résidence permanente ont été présentés, soit le départ imminent de la demanderesse suite à l’épuisement de tous ses recours pour prolonger son séjour au Canada.
[33]
L’analyse de l’agente est claire, rationnelle et fondée sur la preuve. L’agente a démontré qu’elle a examiné la relation de façon globale, incluant l’aspect sexuel. Il n’y a pas d’indication dans la décision ou dans le dossier que l’agente a mis trop d’emphase sur cet aspect. Au contraire, l’agente a mentionné beaucoup d’autres éléments de preuve indiquant un manque d’interdépendance et connaissance de la vie quotidienne de l’autre. Tous ces éléments de preuve sont considérés par l’agente, y compris leur relation financière et le rôle clé que joue la petite‑fille de la demanderesse dans son quotidien.
[34]
L’agente n’a pas commis d’erreur en concluant que la preuve démontre une relation amicale, mais non conjugale. Il est impossible d’ignorer que l’évolution de la relation a eu lieu en même temps que le déroulement du processus d’immigration de la demanderesse.
[35]
La Cour ne peut pas se fier sur le concept du mariage de Boston parce que cette idée n’a pas été présentée à l’agente. Ce n’est pas une erreur de la part de l’agente de ne pas tenir compte d’un concept qui ne lui a pas été présenté lors de l’entrevue. Le défendeur indique que le concept de « relation conjugale »
est limité par la loi et le RIPR.
D.
Discussion
[36]
La question de savoir si une relation est authentique ou si elle vise l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR est essentiellement une question mixte de faits et de droit, et une détermination très factuelle, susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable : Valencia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 787 au para 15 [Valencia]; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 417au para 14; Doraisamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1053 au para 44 [Doraisamy]. Il faut donc tenir compte de la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir, para 47).
[37]
Dans le cas en espèce, la position de Mme Shumilo est axée sur deux facteurs primordiaux – elle prétend que la décision de l’agente est déraisonnable principalement parce qu’elle est d’avis que l’agente : (i) a trop mis l’emphase sur l’absence de relations sexuelles dans leur relation conjugale, et (ii) n’a pas considéré tous les aspects du témoignage des épouses et a ignoré d’autres éléments de preuve quant à la nature de la relation, la durée, et le degré d’interdépendance établit.
(1)
Est-ce que l’agente a mis trop d’emphase sur le facteur de la sexualité?
[38]
Je ne suis pas d’accord avec Mme Shumilo sur cet aspect de l’argument. Les critères d’évaluation d’une relation conjugale tels qu’établis par le droit et par le Guide IP 8 sont équilibrés et prennent en considération tous les aspects de ce type de relation. Ces critères d’évaluation ne mettent pas un accent particulier sur l’aspect sexuel, ou son absence, pour déterminer si une relation est conjugale. En l’espèce, l’agente n’a pas appliqué une définition d’une relation conjugale limitée à l’aspect sexuel de la relation et je constate que la décision est axée sur les critères établis par le droit et le Guide IP 8.
[39]
L’article 5.20 du Guide IP 8 établit des critères afin de guider un agent dans l’évaluation de l’authenticité d’une relation. La décision de l’agente fait référence aux critères élaborés par l’article 5.20, et je ne trouve pas erreur dans cette analyse. J’accepte que le Guide n’a pas la même force juridique que les dispositions de la loi, incluant paragraphe 4(1) du RIPR, cependant la Cour suprême a déjà reconnu que « les Lignes directrices peuvent servir à déterminer ce qui constitue une interprétation raisonnable d’une disposition donnée de la [LIPR] »
Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 32.
[40]
Le Guide IP 8 à l’article 5.20 fait référence au Guide OP 2 – Traitement des demandes présentées par des membres de la catégorie du regroupement familial (le Guide OP 2), qui indique aux agents les caractéristiques et les méthodes d’évaluation des relations conjugales. Les articles suivants du Guide OP 2 sont ceux mentionnés à l’article 5.20 du Guide IP 8 :
5.25 Caractéristiques des relations conjugales
…
Le terme « conjugal » était à l’origine utilisé pour décrire le mariage, puis, au cours des années, différentes décisions des tribunaux ont permis d’élargir sa définition pour inclure les relations « semblables à un mariage », c’est-à-dire des unions de fait entre conjoints hétérosexuels. Dans sa décision M. c. H. de 1999, la Cour suprême du Canada a élargi la définition pour y inclure les unions de fait entre conjoints de même sexe.
Le terme « conjugal » n’a pas seulement trait aux « relations sexuelles ». Il suppose un degré d’attachement important entre deux partenaires. Le mot « conjugal » vient de deux mots latins dont l’un signifie « joindre » et l’autre signifie « attelage », donc le terme signifie littéralement « joints ensemble » ou « attelés ensemble ».
Dans la décision M. c. H., la Cour suprême adopte une liste de facteurs qui doivent être pris en compte pour déterminer si deux personnes vivent réellement une relation conjugale, qu’elle a tirée de la décision Moldowich c. Penttinen de la Cour d’appel de l’Ontario. Ces facteurs comprennent :
• logement commun (p. ex. ententes relatives au couchage);
• comportement sexuel et personnel (p. ex. fidélité, engagement, sentiments l’un envers l’autre);
• services (p. ex. comportement et habitudes concernant la répartition des tâches ménagères);
• activités sociales (p. ex. attitude et comportement en tant que couple au sein de la collectivité et avec leurs familles);
• soutien économique (p. ex. ententes financières, propriété de biens);
• enfants (p. ex. attitude et comportement vis-à-vis les enfants);
• perception sociale des partenaires en tant que couple.
Si l’on considère les termes employés par la Cour suprême au cours de l’affaire M. c. H., il est clair qu’une relation conjugale suppose une certaine permanence, une interdépendance financière, sociale, émotive et physique, un partage des responsabilités ménagères et connexes, ainsi qu’un engagement mutuel sérieux.
…
5.26 Évaluation des relations conjugales
…
a) Engagement mutuel à une vie commune à l’exclusion de toute autre relation conjugale
Une relation conjugale se caractérise par un engagement mutuel, une exclusivité et une interdépendance, et ne peut donc unir plus de deux personnes simultanément. Le terme « conjugal » comporte l’exigence de la monogamie et, de ce fait, un individu ne peut pas avoir plus d’une relation conjugale à la fois…
b) Interdépendance – physique, émotive, financière et sociale
Les deux personnes qui vivent une relation conjugale sont interdépendantes – elles ont combiné leurs activités économiques et sociales. Pour évaluer si deux personnes vivent une relation conjugale, il faut chercher une preuve d’interdépendance.
La liste ci-dessous établit un ensemble d’éléments qui, pris ensemble ou selon des combinaisons diverses, peuvent constituer des preuves d’interdépendance. Il ne faut pas oublier que ces éléments peuvent être présents à divers degrés et ne sont pas tous nécessaires pour qu’une relation soit considérée comme une relation conjugale.
…
[41]
Ces articles démontrent comment les agents doivent soupeser plusieurs aspects pour déterminer si une relation peut être décrite comme conjugale, et ne mettent pas l’accent principalement sur l’aspect sexuel ou non de la relation. Je note que l’article 5.25 du Guide OP 2 est clair et que le terme « conjugal »
n’a pas seulement trait aux « relations sexuelles »
et comprends beaucoup d’autres aspects d’une relation. Ceci est conforme aux autorités juridiques, et c’est une façon raisonnable d’interpréter les articles de la LIPR.
[42]
J’en conviens que l’agente n’as pas, explicitement ou implicitement, appliqué une définition prédéterminée d’une relation conjugale et que la décision sur cet aspect suit les critères d’évaluation variés établis par le droit et les Guides IP 8 et OP 2, et est donc raisonnable sur ce point.
(2)
Est-ce que la décision est déraisonnable parce que l’agente n’a pas tenu compte des éléments de preuve positifs?
[43]
Les agents doivent évaluer tous les aspects et la complexité de la relation d’un couple. Je suis d’accord avec les propos de Juge David Near, dans l’affaire Valencia, au para 24 : « Le fait de déterminer si un mariage est authentique et d’apprécier quelles étaient les intentions véritables des parties quand elles l’ont contracté, est une tâche ardue, empreinte de nombreuses embûches éventuelles».
[44]
Les critères établis par les Guides offrent, encore une fois, des lignes directrices utiles pour analyser si une relation conjugale a été établie selon la preuve soumise. Cependant, l’agent ne peut pas seulement considérer les éléments de preuve qui soutiennent sa conclusion; il faut aussi indiquer clairement, dans la décision, que tous les éléments clés en preuve ont été considérés. Comme expliqué dans Cepeda-Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1998), 157 FTR 35 au para 17 :
…plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.)…
[45]
Dans la cause en l’espèce, la décision de l’agente est fondée sur deux facteurs primordiaux : les liens affectifs et les liens financiers. J’en conviens que la décision de l’agente n’est pas raisonnable, parce qu’elle n’a pas indiqué comment elle a traité de la preuve positive sur les deux aspects. Dans sa décision, l’agente a mis beaucoup d’emphase sur les points négatifs, et n’a pas traité des éléments de preuve positifs qui appuyaient la position de Mme Shumilo quant à sa relation conjugale avec Mme Desmarais. L’agente a mis trop d’emphase sur quelques aspects de la preuve, et n’a pas indiqué comment elle a traité des autres éléments de preuve qui me semblent importants et pertinents, selon les critères établis par la loi et les Guides.
[46]
Sur l’aspect des liens affectif, l’agente a noté quelques éléments pertinents, soit :
- Les épouses font chambre à part et la garante affirme qu’elle n’est jamais entrée dans la chambre de Mme Shumilo. Mais, je note que Mme Shumilo, soutenu par les notes d’entrevue, indique que le témoignage de Mme Desmarais est plus nuancé – elle dit qu’elle n’est jamais entrée dans la chambre de Mme Shumilo sans y être invitée, par respect pour son épouse.
- Elles ont de la difficulté à communiquer parce que Mme Shumilo parle le russe et l’ukrainien, mais Mme Desmarais ne parle que l’anglais et le français. L’agente n’a pas trouvé crédible l’explication des deux qu’elles communiquaient par des gestes et autres moyens
« non verbaux »
avant qu’elles n’aient obtenu la tablette qu’elles utilisent maintenant. - L’agente a aussi noté
« que lorsque la requérante parle de son épouse, elle s’y réfère majoritairement comme à son « sponsor » plutôt qu’en mentionnant son nom »
. Je note qu’il y a seulement deux références au« sponsor »
dans 72 entrées dans les notes de l’entrevue. - Questionnée sur les animaux domestiques, la garante a parlé de ses animaux, en omettant de faire référence au chat de Mme Shumilo. Cependant, dans les notes de l’entrevue Mme Desmarais a nommé le chat de son épouse. Les deux femmes ont offert un témoignage presque identique à ce sujet.
- Il n’y a pas beaucoup de photos dans le dossier, et les photos semblent avoir été prises pendant une courte période de temps. L’agente
« remarque qu’autant la requérante que la garante abordent les mêmes coupes de cheveux (même longueur, style, etc.) »
, mais sans expliquer la pertinence d’un tel commentaire. Les photos ne démontrent pas que les épouses participent à des activités ensemble, ou se présentent en tant que couple, depuis longtemps.
[47]
Sur l’aspect des liens financiers, l’agente a noté les éléments suivants :
- La garante affirme qu’elles ne parlent jamais des finances. Les deux femmes ont offert une explication presque identique pour cette décision, mais l’agente n’y a pas fait référence.
- Elles n’ont pas de compte bancaire conjoint. La garante paie l’hypothèque de la maison, ainsi que les frais pour les services, l’Internet, etc., et Mme Shumilo n’est pas au courant des détails sur le montant de l’hypothèque ni les noms des fournisseurs de câble ou d’Internet. Mme Shumilo a expliqué qu’elle n’est pas impliquée dans ces affaires, et que c’est sa petite-fille qui a installé l’Internet pour les épouses, ce qui peut expliquer pourquoi Mme Shumilo ne connait pas le nom des fournisseurs.
- Quand Mme Shumilo a besoin de quelque chose, elle demande à sa petite-fille, plutôt que de faire appel à la requérante.
[48]
Dans sa décision, l’agente n’a pas traité de la preuve positive sur ces deux aspects dans sa décision. Par exemple, les deux femmes ont démontré une connaissance détaillée de la famille de l’autre – leurs sœurs, frères, enfants – incluant leurs noms et où ils vivent. Elles ont témoigné d’une façon presque identique sur leur première rencontre et l’évolution de leur relation, sur leur vie quotidienne, et sur la façon dont elles ont célébré leur anniversaire de mariage. Elles ont expliqué pourquoi Mme Desmarais a décidé de maintenir une séparation dans leurs finances. De plus, l’agente a omis de mentionner qu’après leur mariage, Mme Desmarais a obtenu une police d’assurance vie, et qu’elle y a nommé Mme Shumilo comme bénéficiaire. C’est un facteur expressément noté dans le Guide OP 2, mais l’agente n’y a pas fait référence.
[49]
J’en conviens que l’agente n’a pas expliqué comment elle a traité de la preuve positive et pertinente dans son analyse. De plus, elle a mis trop d’emphase sur quelques aspects négatifs – par exemple, la référence au « sponsor »
qui n’est mentionnée que deux fois dans les notes, et l’avis de l’agente qu’il y a « beaucoup de méconnaissances »
de la vie quotidienne, sans faire référence aux éléments de preuve indiquant de telles méconnaissances. De plus, l’agente n’a pas fait référence aux éléments où les épouses ont offert un témoignage presque identique.
[50]
Il est vrai que l’analyse de l’agente a mentionné – de façon très générale – les Lignes directrices établit part les Guides, et je dois présumer que l’agente a tenu compte de toute la preuve au dossier. Cependant, il faut regarder si la décision est raisonnable compte tenu de la LIPR et des faits au dossier. Si l’agente a omis d’expliquer comment elle a traité des faits positifs pertinents, qui vont à l’encontre de la décision qu’elle a prise, c’est une erreur, car il n’est pas possible de suivre sa ligne d’analyse puisqu’il y a un manque total d’explication dans la décision : voir Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11.
[51]
Cette analyse m’amène à la conclusion que l’agente a ignoré, ou au minimum n’a pas expliqué comment elle a traité, la preuve positive importante. Ce n’est pas une analyse « intelligible, justifiée et transparente »
: voir Tamber c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 951; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF659; Doraisamy.
[52]
Je souligne que ce n’est pas à moi de déterminer si la relation entre Mme Shumilo et Mme Desmarais est conforme aux exigences de la LIPR et du RIPR. C’est la responsabilité de l’agente d’immigration de le faire. Cependant, en exerçant cette fonction, l’agente doit tenir compte de la totalité de la preuve, et il est obligatoire pour l’agente de rendre une décision avec une analyse « justifiable, transparente et intelligible »
, selon la loi et les faits.
[53]
Je souligne aussi qu’il faut être conscient du contexte dans lequel un agent d’immigration doit prendre une décision, et de la difficulté de capturer la complexité d’une relation conjugale : Valencia au para 24. Les Guides existent pour guider les agents dans leur analyse. Pour reprendre le juge Rothstein dans Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 85 : « Bien qu’il ne constitue pas un texte législatif au sens strict du terme et qu’il puisse évoluer au fil du temps, selon que le contexte change et engendre de nouvelles exigences adaptées à différents contextes, le guide opérationnel se veut « une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable […] [de] l’article » (Baker, par. 72). »
[54]
Dans le cas en espèce, il faut noter que notre Cour a aussi déjà indiqué que les Guides sont en accord avec la jurisprudence : Tang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 973. Dans de telles circonstances, les agents d’immigration pourraient s’inspirer des Guides dans l’explication des éléments de preuve tels qu’ils s’alignent, ou non, avec les éléments d’analyse indiqués dans les Guides.
IV.
Conclusion
[55]
J’en conviens que la décision n’est pas raisonnable, mais je n’accepte pas l’argument que l’agente a mis trop d’emphase sur l’absence de relation sexuelle chez les épouses. Il n’y a pas de preuve de partialité de la part de l’agente ni un préjugé contre les relations atypiques. J’en viens à la conclusion que la décision n’est pas raisonnable parce qu’il y a un manque d’explication à ce comment l’agente a traité de la preuve sur quelques éléments importants dans l’analyse.
[56]
À l’audience, Mme Shumilo a proposé la question suivante pour certification selon l’alinéa 74d) de la LIPR :
Les relations conjugales asexuelles doivent-elles être expressément reconnues comme des relations authentiques, et ce, conformément à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, ainsi qu’à toute autre législation canadienne.
[57]
Le défendeur a opposé la certification de cette question, parce que ce n’est pas une question grave d’importance générale, et ce n’est pas une question qui correspond aux critères établis par la jurisprudence.
[58]
Je suis d’accord avec le défendeur. La question proposée n’est pas une question appropriée pour certification, compte tenu de la jurisprudence : voir Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46 :
La Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2017 CAF 130 au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).
[59]
Compte tenu de ce qui précède, la demande de contrôle judiciaire de Mme Shumilo est accueillie. Il n’y a pas une question grave de portée générale à certifier.
JUGEMENT au dossier IMM-3686-17
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.
L’intitulé de la cause est modifié pour que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme le défendeur approprié.
« William F. Pentney »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3686-17
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INTITULÉ :
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LYUBOV YAKIVNA SHUMILO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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MONTRÉAL (QUÉBEC)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 21 MARS 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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PENTNEY J.
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DATE DES MOTIFS :
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LE 9 NOVEMBRE 2018
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COMPARUTIONS :
Me Anne Castagner
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE
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Me Sylviane Roy
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POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Étude légale Stewart Istvanffy
Avocats
Montréal (Québec)
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE
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Procureur(e) général(e) du Canada
Montréal (Québec)
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POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE
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