Dossier : IMM-349-18
Référence : 2018 CF 1110
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2018
En présence de madame la juge Walker
ENTRE :
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DULCE DENNISE GOMEZ SANDOVAL
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Dulce Dennise Gomez Sandoval, la demanderesse, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision (décision) rejetant sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) au motif qu’elle n’avait pas réfuté la présomption de protection adéquate de l’État au Mexique. La décision a été rendue par un agent principal d’immigration (agent d’ERAR) de Citoyenneté et Immigration Canada, le 23 novembre 2017. La présente demande a été déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).
[2]
Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie. Dans le cadre de son évaluation de la disponibilité et du caractère adéquat de la protection de l’État à l’égard de la demanderesse, l’agent d’ERAR a omis de tenir compte des éléments de preuve présentés par cette dernière concernant les liens que la famille de son ex‑époux entretenait avec un cartel de la drogue mexicain. Par conséquent, la décision est déraisonnable.
I.
Contexte
[3]
La demanderesse est une citoyenne du Mexique. Elle a présenté une première demande d’asile au Canada en mars 2009. À peu près au même moment, son conjoint de l’époque (DR) est venu au Canada et a par la suite présenté une demande d’asile. En mai 2009, la demanderesse et DR se sont mariés au Canada. Leurs demandes d’asile ont été refusées le 23 juillet 2010.
[4]
La demanderesse et DR ont eu deux enfants au Canada : leur premier fils est né le 30 janvier 2010, et leur deuxième fils est né le 30 octobre 2011. La demanderesse, DR et leurs enfants ont été renvoyés au Mexique le 28 mai 2012. Peu de temps après le retour de la famille au Mexique, la demanderesse et DR se sont séparés après que la demanderesse a découvert que DR avait demandé une autre femme en mariage. Le couple s’est réconcilié, mais DR a commencé à être violent physiquement et verbalement envers la demanderesse. En août 2013, la demanderesse a quitté DR et a entamé une procédure de divorce au Mexique. Le divorce a été prononcé le 15 janvier 2015.
[5]
Étant donné qu’elle continuait à craindre DR, la demanderesse s’est enfuie aux États‑Unis avec ses deux enfants en septembre 2014 et a déposé une demande d’asile. La demanderesse est restée aux États‑Unis durant le traitement de sa demande d’asile. Cependant, son permis de travail a expiré en juin 2017, et elle n’était plus en mesure de subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de ses enfants. La demanderesse est arrivée au Canada le 4 juillet 2017, et vit depuis avec son frère et la famille de celui-ci. La demanderesse a présenté sa demande d’ERAR le 24 juillet 2017.
II.
Décision faisant l’objet du contrôle
[6]
La décision est datée du 23 novembre 2017. L’agent d’ERAR a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté des éléments de preuve suffisants pour réfuter la présomption de protection de l’État au Mexique, et il a refusé sa demande d’ERAR.
[7]
L’agent d’ERAR a brièvement relaté les antécédents en matière d’immigration de la demanderesse, notamment le refus de sa demande d’asile en 2010, sa demande d’asile en instance aux États‑Unis et son retour au Canada en juillet 2017. L’agent d’ERAR a indiqué que la crainte de la demanderesse de retourner au Mexique découlait d’une peur à l’égard de [traduction] « son ex-époux, qui la harcelait et qui pouvait entamer une bataille juridique pour la garde des enfants »
.
[8]
La décision portait essentiellement sur la nature et la disponibilité de la protection de l’État au Mexique pour les femmes qui sont victimes de mauvais traitements de la part d’un partenaire domestique. Dans le cadre de son analyse, l’agent d’ERAR a tout d’abord déclaré que le Mexique était doté d’un système judiciaire parfaitement fonctionnel et que le pays avait mis en place de nombreuses ressources pour offrir de l'assistance aux femmes dans le besoin. Il a fait mention de la présomption selon laquelle l’État est capable de protéger ses citoyens, sauf dans le cas d’un effondrement complet de l’État, et il a indiqué qu’il incombait à la demanderesse de réfuter la présomption au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants. Ensuite, l’agent d’ERAR a examiné les éléments de preuve documentaire, lesquels décrivaient en détail les dispositions pénales mexicaines interdisant la violence conjugale ainsi que les mesures prises par l’État pour appliquer les lois et protéger les femmes à risque.
[9]
L’agent d’ERAR s’est fondé sur la jurisprudence de notre Cour relativement à la question de la protection de l’État pour établir un certain nombre de principes. Il a indiqué qu’aucun gouvernement n’est tenu de garantir une protection parfaite en tout temps à tous ses citoyens. Le fait qu’un État ne réussisse pas toujours à protéger ses citoyens ne suffit pas à justifier une demande d’asile, particulièrement lorsqu’un État a le contrôle efficient de son territoire, qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens (Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] ACF no 1189 (QL) (CAF)). L’agent d’ERAR a également indiqué que le fardeau de réfuter la présomption de la protection de l’État est directement proportionnel au degré de démocratie atteint dans l’État en question.
[10]
L’agent d’ERAR n’a pas fait mention du comportement de la demanderesse tout particulièrement, mais a conclu que le fait que la demanderesse n’ait pas sollicité l’aide des autorités mexicaines était de toute évidence l’un des facteurs déterminants expliquant le refus de sa demande d’ERAR. Il a déclaré que plus les institutions de l’État au sein d’une démocratie, comme le Mexique, sont puissantes, plus il incombera au demandeur d’asile de démontrer qu’il a épuisé tous les recours qui s’offrent à lui. Un demandeur ne peut invoquer sa propre réticence à solliciter la protection de l’État (Camacho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 830 au paragraphe 10, citant la décision Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1126 au paragraphe 10).
[11]
L’agent d’ERAR s’est concentré sur la crainte de la demanderesse d’être partie à un litige concernant la garde des enfants au Mexique et a conclu ce qui suit :
[traduction]
Bien qu’il soit clair que la demanderesse préférerait rester au Canada et éviter l’instance devant un tribunal de la famille qui pourrait avoir lieu si son ex-époux fait valoir ses droits de garde, ce ne sont pas des circonstances pouvant justifier une protection internationale au sens de la LIPR.
Selon mon examen de la demande, des éléments de preuve documentaire et des conditions dans le pays, je conclus que la demanderesse, dans ce cas en particulier, ne ferait pas face à plus qu’une simple possibilité d’être persécutée ou soumise à la torture ou d’être exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.
III.
Question préliminaire
[12]
Le défendeur a soulevé une question préliminaire auprès de la Cour en ce qui concerne de l’information et des documents supplémentaires que la demanderesse a présentés afin d’appuyer sa demande de contrôle judiciaire. Dans son affidavit daté du 16 février 2018, la demanderesse déclare qu’elle craint de retourner au Mexique en raison des liens qu’entretient DR avec un cartel de la drogue. Le défendeur soutient que la demanderesse n’a pas exprimé cette crainte dans l’exposé circonstancié de sa demande d’ERAR. Le défendeur conteste également la présentation, par la demanderesse, de certains articles qui ne se trouvaient pas dans le dossier certifié du tribunal (DCT). Le défendeur soutient qu’il est bien établi que le contrôle judiciaire doit être fondé sur les renseignements dont disposait le décideur. De plus, la demanderesse doit démontrer que tout document qui n’était pas contenu dans le DCT a été, en fait, soumis auprès de l’agent d’ERAR (Ogbuchi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 764 aux paragraphes 15 et 16; El Dor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1406 au paragraphe 32).
[13]
La question concernant les articles supplémentaires produits comme pièces jointes à l’affidavit de la demanderesse a été réglée lors de l’audition de la présente demande. La demanderesse a convenu que mon examen de la décision serait fondé sur les documents contenus dans le DCT.
[14]
Le défendeur n’a pas précisé quelles parties de l’affidavit de la demanderesse devraient être radiées car elles introduisent de nouveaux éléments de preuve. J’ai examiné l’affidavit et j’estime que les éléments de preuve contenus dans l’affidavit avaient, pour l’essentiel, été présentés à l’agent d’ERAR, à l’exception d’une phrase. Dans le paragraphe 2 de l’affidavit, la demanderesse affirme : [traduction] « J’ai peur de retourner au Mexique, car lui [DR] et sa famille sont des membres du gang CIDA, et je crains d’être victime d’actes de violence sérieuse. »
La demanderesse n’a pas fait cette déclaration à l’agent d’ERAR. La déclaration vise à étayer l’argument principal utilisé par la demanderesse pour contester la décision, et ne peut être présentée dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Par conséquent, je n’ai pas tenu compte de la déclaration pour parvenir à ma décision. Je me suis concentrée sur le contenu de la demande d’ERAR et de l’exposé circonstancié de la demanderesse qui ont été soumis auprès de l’agent d’ERAR, lesquels constituaient le fondement de la décision.
IV.
Questions en litige
[15]
La demanderesse soulève deux questions dans la présente demande :
L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte, dans son analyse de la protection de l’État, du fait que la crainte éprouvée face à DR, qui serait membre d’un cartel de la drogue au Mexique, faisait partie du profil de risque de la demanderesse?
L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur de droit en omettant d’évaluer la demande d’ERAR de la demanderesse conformément à l’article 96 de la LIPR?
V.
Norme de contrôle
[16]
La décision d’un agent d’ERAR est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 496 au paragraphe 14; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 au paragraphe 13 (Lakatos); Korkmaz c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1124 au paragraphe 9). Cela comprend les analyses de la protection de l’État, étant donné que la protection adéquate de l’État est une question mixte de fait et de droit (Lakatos, au paragraphe 13; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Neubauer, 2015 CF 260 au paragraphe 11). La Cour n’interviendra que si la décision n’est pas justifiée, transparente ou intelligible, et ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits de l’espèce et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47).
[17]
L’omission d’un agent d’ERAR d’effectuer une évaluation requise conformément à l’article 96 ou 97 de la LIPR est la deuxième question soulevée par la demanderesse. Il s’agit d’une erreur de droit qui doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Thamotharampillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 352 au paragraphe 17; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94 au paragraphe 29 (Flores Carrillo)).
VI.
Analyse
1.
L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte, dans son analyse de la protection de l’État, du fait que la crainte éprouvée face à DR, qui serait membre d’un cartel de la drogue au Mexique, faisait partie du profil de risque de la demanderesse?
[18]
La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable car l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte du fait que DR, l’agent de persécution, faisait partie du cartel de la drogue nommé Cartel Independiente De Acapulco (CIDA) et est parent avec le leader de l’organisation. Par conséquent, DR avait accès aux ressources et à l’influence du cartel. L’agent d’ERAR a uniquement évalué le risque auquel serait exposée la demanderesse en tant que femme victime de violence conjugale au Mexique lorsqu’il a évalué la disponibilité et le caractère adéquat de la protection de l’État à l’égard de la demanderesse. La demanderesse soutient que l’agent d’ERAR devait tenir compte du risque qu’elle courait vis-à-vis du CIDA et des répercussions de l’influence de l’organisation sur sa capacité à obtenir une protection efficace de l’État.
[19]
Le défendeur soutient que la décision était raisonnable. La demanderesse n’a pas établi que le risque que présentaient les liens qu’aurait DR avec un cartel de la drogue est une information qui a été fournie à l’agent d’ERAR. Le défendeur estime que la demanderesse demande à la Cour d’exiger de l’agent d’ERAR qu’il tienne compte de « soumissions implicites » en fonction de l’exposé circonstancié de sa demande d’ERAR, dans lequel la demanderesse a mentionné que la sœur et le beau‑frère de DR étaient des leaders d’un cartel de la drogue, sans toutefois exprimer une crainte ou un risque en raison de ces faits (Trabelsi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 585 au paragraphe 20 (Trabelsi)).
[20]
Les parties conviennent que l’évaluation de la demande d’ERAR effectuée par l’agent d’ERAR était fondée sur la crainte de la demanderesse d’être de nouveau victime de violence conjugale de la part de DR si elle retournait au Mexique. Les parties conviennent également que l’agent d’ERAR n’a tenu compte ni des liens familiaux de DR, ni de ses interactions régulières avec sa sœur et le leader du CIDA, ni de l’incidence de ces relations sur la disponibilité et le caractère adéquat de la protection de l’État à l’égard de la demanderesse. La question déterminante dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si l’omission de l’agent d’ERAR de tenir compte des liens entre DR et le CIDA rend la décision déraisonnable. La réponse réside dans une analyse des éléments de preuve dont disposait l’agent d’ERAR et une évaluation de la question de savoir si la demanderesse a mentionné les liens de son ex‑époux avec le cartel de façon suffisamment convaincante pour exiger de l’agent d’ERAR qu’il en tienne compte dans son analyse de la protection de l’État.
[21]
L’information suivante a été présentée à l’agent d’ERAR :
La demande d’ERAR : Dans la section intitulée « Éléments de preuve à l’appui », la demanderesse a énuméré les renseignements suivants :
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Dans l’exposé circonstancié de la demande d’ERAR : La demanderesse a décrit la relation qu’entretenait DR avec sa sœur (YM), qui était en prison et accusée de meurtre, d’extorsion, de trafic de drogue et de vol à main armée. La demanderesse et DR ont visité la sœur de ce dernier en prison. En juin 2013, la demanderesse et DR ont visité YM de nouveau durant la fête d’anniversaire de la fille de cette dernière. Lors de l’événement, la demanderesse a rencontré l’époux d’YM (JPC). JPC s’est d’abord présenté à la demanderesse en utilisant un nom d’emprunt et n’a révélé son vrai nom à la demanderesse qu’au moment où les autres invités étaient partis. La demanderesse a déclaré que la mère de DR lui a dit [traduction]
« de garder secrète l’identité de [JPC] et de ne pas parler des rencontres qui ont eu lieu avec lui ». Elle lui a aussi dit qu’il était
[traduction]« le leader d’une organisation criminelle nommée CIDA […] et qu’il était recherché non seulement par la police, mais par d’autres groupes criminels »
.Dans l’exposé circonstancié de la demande d’ERAR : La demanderesse a déclaré que DR a commencé à visiter sa sœur chaque semaine et qu’il prenait part à des fêtes et à des rencontres privées avec JPC. Elle avait l’impression que DR était impliqué dans certaines activités. Craignant pour la sécurité de ses enfants, la demanderesse a demandé à DR de mettre fin à ce comportement. Après qu’il a refusé, la demanderesse a quitté DR en août 2013, avant l’anniversaire de ce dernier, étant donné qu’il avait planifié d’amener la famille à l’une des propriétés de JPC, située à Cuernavaca, à Morelos, au Mexique.
Dans l’exposé circonstancié de la demande d’ERAR : La demanderesse a expliqué que DR a continué à lui infliger des mauvais traitements. Finalement, la demanderesse a communiqué avec un avocat qui l’a aidée à préparer un rapport de police alléguant des actes de violence conjugale commis par DR. La demanderesse a décrit comme suit sa tentative de dépôt du rapport de police :
[traduction] La personne qui rédigeait le rapport, [MP], m’a dit qu’elle connaissait cette famille et qu’elle était composée de personnes très dangereuses. Elle a dit qu’elle avait déjà été leur voisine et m’a conseillé de ne pas continuer le processus. Après une discussion de quelques minutes avec elle et mon avocat, nous avons conclu qu’il était plus sûr de ne pas mentionner les noms de [YM] et de [JPC] ni de toute personne de la famille de [DR].
Article de journal (provenant du El Heraldo, daté du 29 mars 2015) intitulé [traduction] « La chute du chef des tueurs à gages d’Acapulco et membre du CIDA » : L’article fait mention de la détention de trois personnes liées au CIDA. Voici un extrait :
[traduction] L’une des personnes détenues est identifiée comme étant [PN], « El Pavel », 23 ans, chef d’une cellule de tueurs à gages, qui est tenu responsable par le gouvernement fédéral de diverses exécutions de membres de groupes ennemis, ainsi que de la vente et de la distribution de drogues, de perception foncière et d’extorsion. De plus, pour le gouvernement, cette personne a assuré la protection de [JPC], « El Pilar », chef d’un groupe de tueurs à gages et du cartel indépendant d’Acapulco
Article de journal (du site Milenio.com, daté du 1er juin 2014) intitulé [traduction] « En une semaine, 15 morts dans les prisons de Guerrero » : L’article décrit en détail une attaque perpétrée à l’encontre de prisonniers transférés récemment dans une prison d’Acapulco et fait mention de la sœur de DR, YM, comme l’une des prisonnières transférées.
[22]
Je conviens avec le défendeur que les éléments de preuve présentés par la demanderesse à l’agent d’ERAR ne mentionnaient pas précisément que les liens de DR avec le CIDA augmentaient sa crainte de retourner au Mexique ou minaient sa confiance quant à la disponibilité de la protection de l’État. Néanmoins, j’estime que la décision était déraisonnable étant donné que l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte des éléments de preuve cités précédemment ni ne s’est demandé pourquoi il disposait de ces éléments de preuve. Par conséquent, il n’a pas évalué tous les aspects importants du profil de risque de la demanderesse au moment de se pencher sur le caractère adéquat de la protection de l’État dont pouvait jouir la demanderesse au Mexique. Je remarque que ma conclusion n’établit pas si la demanderesse s’est effectivement acquittée du fardeau qui lui incombait de produire des éléments de preuve suffisamment pertinents, fiables et convaincants qui montrent que les liens de DR avec le CIDA rendent inadéquate la protection de l’État qui lui était offerte (Flores Carrillo au paragraphe 30). Il incombe à un agent d’ERAR d’établir un tel fait. Ce faisant, l’agent doit examiner l’ensemble des éléments de preuve dont il dispose de façon transparente. Dans la présente affaire, l’agent d’ERAR ne l’a pas fait, ce qui a rendu la décision inintelligible et opaque. La demanderesse se demande pourquoi l’agent d’ERAR a fait fi de cet aspect des éléments de preuve qu’elle a présentés.
[23]
Même si l’exposé circonstancié de la demande d’ERAR de la demanderesse ne contenait pas de déclaration indiquant qu’elle craignait l’incidence des liens de son ex‑époux avec un cartel de la drogue si elle retournait au Mexique, rien d’autre ne semble expliquer pourquoi elle aurait fourni ces éléments de preuve et cette information. Les certificats de naissance d’YM et de la nièce de DR ont été présentés précisément pour montrer l’existence d’un lien familial entre DR et sa sœur emprisonnée et le leader du CIDA. La demanderesse a mentionné ses préoccupations concernant les réunions qui avaient lieu entre DR, YM et JPC, ainsi que sa crainte pour la sécurité de ses enfants. Les articles dont disposait l’agent d’ERAR se concentraient sur YM et sur JPC, le leader du CIDA. L’agent d’ERAR n’a fait aucune mention de ces éléments de preuve dans la décision.
[24]
L’agent d’ERAR a déclaré que la demanderesse ne peut réfuter la présomption de la protection de l’État en ne faisant valoir qu’une réticence subjective à solliciter la protection de l’État. La demanderesse aurait dû demander de l’aide à l’État afin d’évaluer le caractère adéquat de la protection qui pouvait lui être offerte. L’agent d’ERAR a raison à ce sujet. Cependant, il n’a pas tenu compte des éléments de preuve présentés par la demanderesse selon lesquels elle a sollicité, en effet, une protection de l’État en déposant un rapport de police alléguant de mauvais traitements perpétrés par DR. Au moment de la présentation du rapport, la police lui a conseillé de retirer toute référence aux membres de la famille de DR étant donné qu’ils étaient des [traduction] « personnes très dangereuses ». Dans le cadre de son analyse de la protection de l’État, l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte de la rencontre de la demanderesse avec la police et de la préoccupation exprimée par la policière en ce qui concerne une simple mention de membres connus du CIDA.
[25]
Une décision est déraisonnable si un décideur « n’a pas tenu compte de la preuve dont [il] était [saisi] et a mal évalué le risque auquel le demandeur pouvait être exposé »
(Echeverria Olivares c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1010 au paragraphe 6). Dans la décision Herrera Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490, la juge Gleason (tel était alors son titre) a expliqué en quoi consistait l’omission de tenir compte adéquatement du profil réel d’un demandeur au paragraphe 20 :
Au cours de l’année qui vient de s’écouler, la Cour a annulé des décisions de la SPR relativement à la protection de l’État en Colombie uniquement lorsqu’il a été établi que la SPR avait omis d’évaluer correctement les antécédents ou le « profil » du demandeur d’asile et où le demandeur d’asile se retrouvait dans l’un des groupes au sujet desquels la preuve documentaire révélait que ces groupes pouvaient être exposés à un risque en Colombie […] Ces affaires concernent le défaut de la Commission de prendre en compte l’essentiel des prétentions des demandeurs d’asile et d’évaluer leurs profils en fonction de la preuve documentaire, qui indiquait qu’ils pouvaient être exposés à des risques. En termes simples, dans ces affaires, la Commission n’a pas effectué l’analyse qu’elle était tenue d’entreprendre.
[26]
En omettant d’évaluer le profil de la demanderesse en tant que personne dont l’ex‑époux a des liens avec des membres d’un cartel de la drogue en fonction des documents relatifs au Mexique, l’agent d’ERAR n’a pas mené l’analyse dont parle la juge Gleason. À tout le moins, les éléments de preuve présentés par la demanderesse dans sa demande d’ERAR ont soulevé la question d’un lien avec un cartel de la drogue et de l’influence de celui‑ci. Pour satisfaire aux exigences de transparence et d’intelligibilité, l’agent d’ERAR devait tenir compte des éléments de preuve et fournir une analyse de leur incidence sur la disponibilité d’une protection adéquate de l’État à l’égard de la demanderesse.
[27]
L’affaire en l’espèce est différente de l’affaire Trabelsi, où la Cour était saisie d’une demande de sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi et où la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire concernait une décision de rejeter une demande d’ERAR. Le juge Roy a conclu que les allégations faites par le demandeur dans cette affaire étaient présentées comme une pièce jointe à l’affidavit du demandeur, laquelle n’était ni signée ni certifiée. Par conséquent, les prétendues observations n’ont pas été présentées à l’agent d’ERAR, et ce dernier n’était pas tenu de prendre en considération les « soumissions implicites » qui auraient pu se trouver dans le dossier (Trabelsi au paragraphe 20). Au contraire, en l’espèce, la demanderesse a fait mention des liens que son ex-époux entretenait avec le CIDA dans l’exposé circonstancié de sa demande d’ERAR et a fourni des éléments de preuve documentaire à l’appui dans sa demande d’ERAR.
2.
L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur de droit en omettant d’évaluer la demande d’ERAR de la demanderesse conformément à l’article 96 de la LIPR?
[28]
L’omission de l’agent d’ERAR d’évaluer le profil cumulatif de la demanderesse est une question déterminante en l’espèce. Cependant, je vais aborder brièvement les observations de la demanderesse qui concernent cette seconde question. La demanderesse soutient que l’agent d’ERAR n’a pas effectué une évaluation conformément à l’article 96. Elle affirme que sa crainte de subir de la violence fondée sur le sexe de la part de son ex‑époux a un lien avec un motif prévu par la Convention, et que l’agent avait l’obligation d’envisager des mesures de protection conformément aux articles 96 et 97 de la LIPR.
[29]
Le défendeur soutient que la conclusion de l’agent d’ERAR relativement à la protection de l’État était déterminante et qu’il n’est pas requis d’effectuer des analyses distinctes du cas de la demanderesse conformément aux articles 96 et 97 en appliquant différentes normes de preuve. Je suis du même avis que le défendeur. Le défendeur fait mention de la jurisprudence de la Cour qui établit que, lorsqu’une décision raisonnable est rendue relativement à la protection de l’État, l’agent d’ERAR n’a pas besoin d’examiner les autres questions qui ont été soulevées (Flores Carrillo au paragraphe 38; Rosas Maldonado c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1183 au paragraphe 19; Lakatos au paragraphe 13). Autrement dit, la conclusion relative à la protection de l’État est fatale pour un demandeur. Le fait que j’estime que la conclusion de l’agent d’ERAR relativement à la protection adéquate de l’État était déraisonnable ne change en rien l’analyse qui porte sur cette deuxième question. Lors d’un nouvel examen du cas de la demanderesse, l’agent d’ERAR en question sera tenu d’évaluer le profil de risque de la demanderesse en tenant compte des liens de DR avec le CIDA et de toute influence que ces liens pourraient avoir sur le caractère adéquat ou l’efficacité de la protection de l’État offerte à la demanderesse. L’agent d’ERAR ne sera pas tenu d’effectuer des analyses distinctes sur la protection de l’État conformément aux articles 96 et 97. Dans la décision Sran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 145, aux paragraphes 11 et 13, le juge Noël a expliqué la nature et l’effet d’une conclusion relative à la protection adéquate de l’État :
[11] Il est bien établi dans la jurisprudence de cette Cour que, lorsque la protection de l’État est disponible, une demande d’asile ne peut être accueillie. Autrement dit, la Cour a statué à maintes reprises que la disponibilité de la protection de l’État constitue un facteur déterminant dans les dossiers de demande d’asile, et par conséquent, s’il est jugé que la protection de l’État est disponible, il n’est pas nécessaire de trancher les autres questions soumises par un demandeur d’asile (voir Shimokawa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 445, par. 16; Judge c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1089, par. 4 à 9; Muszynski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1075, par. 6; Danquah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 832, par. 12).
[…]
[13] Bref, un individu ne peut profiter de l’asile que s’il établit que son pays d’origine ne veut ni ne peut le protéger ou que si une tentative d’obtenir la protection de son pays d’origine est inutile ou aggraverait sa situation, ce que le demandeur n’a nullement établi en l’espèce. Le demandeur ne satisfait donc pas aux critères de la personne à protéger aux termes de l’article 97 de la LIPR ni n’est un réfugié au sens de la Convention, advenant même le cas où le demandeur aurait établi qu’il existait un lien entre sa demande et l’un des cinq motifs de persécution énumérés dans la définition de réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la LIPR.
VII.
Conclusion
[30]
L’agent d’ERAR n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui lui ont été présentés par la demanderesse en ce qui concerne DR et ses liens familiaux avec le CIDA. Les éléments de preuve ajoutaient un facteur distinct au profil de risque de la demanderesse et avaient une incidence sur la question de savoir si la protection de l’État habituellement offerte aux victimes de violence conjugale au Mexique serait adéquate et efficace dans le cas de la demanderesse. Par conséquent, la décision manque de transparence et d’intelligibilité et était déraisonnable. Il est impossible d’établir si le résultat fait partie des issues possibles acceptables en l’espèce étant donné qu’il semble que l’agent d’ERAR n’a tout simplement pas tenu compte de ces éléments de preuve. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un agent d’ERAR différent pour nouvel examen.
[31]
Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-349-18
LA COUR STATUE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. La décision de l’agent d’examen des risques avant renvoi est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.
3. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.
« Elizabeth Walker »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 22e jour de novembre 2018.
Isabelle Mathieu, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-349-18
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INTITULÉ :
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DULCE DENNISE GOMEZ SANDOVAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 26 JUILLET 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE WALKER
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DATE :
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LE 5 NOVEMBRE 2018
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COMPARUTIONS :
Me Aadil Mangalji
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POUR LA DEMANDERESSE
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Me Leila Jawando
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Long Mangalji LLP
Toronto (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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