Date : 20181102
Dossier : IMM‑244‑18
Référence : 2018 CF 1103
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE]
Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2018
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE :
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SHELONE SHERENE BROWN
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MEGAN MARJORIE DRISDALE
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demanderesses
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
APERÇU
[1]
Les demanderesses sollicitent, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision du 8 décembre 2017 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR] a rejeté leur demande visant la réouverture de leur appel interjeté à l’encontre d’une décision défavorable rendue par la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la CISR à l’égard de leur demande d’asile. Leur appel avait été rejeté le 21 août 2017 par la SAR pour défaut de mise en état.
[2]
Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR afin qu’il rende une nouvelle décision.
II.
CONTEXTE
[3]
Les demanderesses sont citoyennes de la Jamaïque. Elles déclarent être un couple de même sexe, et avoir fui la Jamaïque parce qu’elles craignaient d’être persécutées en raison de leur orientation sexuelle. Entrées au Canada en juin 2016 au moyen de visas de travailleuses agricoles, les demanderesses ont d’abord travaillé en Nouvelle‑Écosse, mais ont déménagé à Toronto parce qu’elles avaient entendu dire qu’elles pourraient y obtenir de l’aide pour leurs demandes d’asile. À Toronto, les demanderesses ont retenu les services d’un consultant en immigration qui les a aidées à déposer leurs demandes d’asile, et qui était présent à leurs côtés lors de leur audience devant la SPR.
[4]
Pour des motifs prononcés en date du 17 mai 2017, la SPR a rejeté les demandes des demanderesses en raison de conclusions défavorables quant à la crédibilité. Le commissaire a conclu que les demanderesses n’étaient pas lesbiennes et, par conséquent, qu’elles n’avaient pas établi de motifs de protection. L’avis de décision est daté du 24 mai 2017. La copie des motifs de la décision qui avait été envoyée par la poste aux demanderesses a été retournée à la SPR, mais les demanderesses ont néanmoins été réputées avoir reçu les motifs le 31 mai 2017. Quoi qu’il en soit, comme les événements ultérieurs le démontrent, les demanderesses ont pris connaissance du résultat peu de temps après que la décision a été rendue.
[5]
Les demanderesses ont décidé d’interjeter appel de la décision de la SPR. Le consultant en immigration les a aidées à préparer un avis d’appel, qui a été reçu par la SAR le 7 juin 2017. Dans l’avis d’appel, le consultant en immigration était inscrit comme avocat des demanderesses dans le cadre de l’appel. Toutefois, le consultant a informé les demanderesses qu’il ne pouvait plus les représenter à ce titre, en leur expliquant que cela était dû au fait qu’il n’était pas homosexuel. Il les a dirigées vers une avocate qui, selon ses dires, était lesbienne et avait obtenu gain de cause pour un autre de ses clients dans le cadre d’un appel. Cette avocate n’étant pas disponible, le consultant en immigration a proposé une autre personne. C’est ce deuxième avocat qui a présenté une opinion sur le bien‑fondé de l’appel à Aide juridique Ontario [AJO]. Dans une décision datée du 30 juin 2017, AJO a refusé d’accorder une aide juridique aux demanderesses. L’avocat en question n’a plus aidé les demanderesses par la suite. Rien n’indique qu’il ait jamais communiqué avec la SAR au sujet de l’appel des demanderesses, ni qu’il ait pris de quelconques mesures pour être relevé de ses fonctions de conseil inscrit au dossier devant la SAR.
[6]
Les demanderesses ont cherché un nouvel avocat pour les représenter dans le cadre de l’appel. Elles ont consulté pour la première fois leur avocate actuelle, Me Guetter, au cours de la première semaine du mois de juillet 2017. Maître Guetter leur a fourni une liste de documents qu’elles devaient demander au consultant en immigration, y compris le dossier complet qu’il détenait au sujet de leur affaire, et une copie de l’enregistrement de l’audience devant la SPR. Le consultant en immigration a remis aux demanderesses certains des documents qu’elles avaient demandés, mais pas l’enregistrement de l’audience, en dépit de plusieurs demandes en ce sens.
[7]
Le 25 juillet 2017, Me Guetter a ensuite écrit à la CISR une lettre où elle déclarait que les demanderesses venaient tout juste de retenir ses services aux fins d’un appel de la décision de la SPR, en joignant à cette lettre un formulaire de coordonnées du conseil rempli. Maître Guetter a également demandé à recevoir de toute urgence une copie du dossier de ses clientes à la SPR, ainsi que l’enregistrement de l’audience devant celle‑ci. Elle a expliqué que ses clientes n’avaient pas reçu la décision concernée par la poste. (Ainsi que les documents déposés à l’appui de la demande de réouverture l’ont révélé par la suite, la première copie de la décision reçue du consultant en immigration par les clientes était incomplète, bien qu’elles aient pu en obtenir une copie complète par la suite.) Maître Guetter a ajouté que ses clientes avaient été incapables d’obtenir une copie de l’enregistrement de l’audience auprès du consultant en immigration. Enfin, elle a souligné que les délais pour présenter un avis d’appel et pour mettre en état l’appel étaient déjà expirés. La CISR a reçu la lettre de Me Guetter le 26 juillet 2017.
[8]
Le 3 août 2017 ou vers cette date, la SPR a transmis à Me Guetter une copie de l’enregistrement de l’audience.
[9]
Le 21 août 2017, le dossier des demanderesses a été soumis à un commissaire de la SAR accompagné d’une demande de directives datée du 14 août 2017, étant donné que la date limite pour mettre en état l’appel était dépassée et que le dossier des demanderesses n’avait pas été déposé. Les demanderesses n’ont pas été avisées que les choses se passeraient ainsi. Les motifs de rejet de l’appel sont brefs. Après avoir fait remarquer que le dossier des demanderesses aurait dû être reçu par la SAR au plus tard le 30 juin 2017, mais qu’à cette date, la SAR [traduction] « n’a[vait] reçu ni le dossier de la demanderesse [sic], ni aucune demande de prorogation du délai pour mettre en état l’appel »
, le commissaire a rejeté celui‑ci pour défaut de mise en état. Les motifs et la demande de directives ne font pas mention de la lettre du 25 juillet 2017 de Me Guetter.
[10]
Selon le document de déclaration de signification joint aux motifs de décision rejetant l’appel, une copie de la décision et des motifs a été envoyée notamment aux demanderesses et au consultant en immigration (qui, à ce stade, ne représentait plus les demanderesses). Les motifs de la décision n’ont cependant pas été transmis à Me Guetter.
[11]
Le 18 octobre 2017, les demanderesses ont présenté une demande de réouverture de leur appel interjeté auprès de la SAR. Maître Guetter agissait toujours comme leur représentante. Cette demande de réouverture était étayée par une preuve détaillée, ainsi que par des observations se rapportant, entre autres, à une allégation de soutien inadéquat fourni aux demanderesses par le consultant en immigration, aussi bien au moment où leur affaire avait été soumise à la SPR qu’aux premières étapes de leur appel à la SAR.
[12]
Dans une lettre d’accompagnement envoyée à la SAR avec la demande de réouverture de l’appel, Me Guetter a déclaré qu’elle avait envoyé au consultant en immigration une copie de la demande ainsi qu’une copie de la plainte déposée contre lui auprès du Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada [CRCIC]. par les demanderesses. Maître Guetter a en outre précisé qu’une preuve de livraison [traduction] « sera[it] déposée dès qu’elle sera[it] disponible. »
Cet élément de preuve (l’impression d’un formulaire de repérage de Postes Canada) a été transmis à la SAR quelques jours plus tard avec une lettre d’accompagnement de Me Guetter datée du 23 octobre 2017.
[13]
Le 4 décembre 2017, la SAR a rejeté la demande de réouverture.
[14]
Avant d’examiner les motifs invoqués par la SAR pour justifier le rejet de la demande, il peut être utile de préciser d’abord les délais et les procédures applicables aux appels interjetés auprès de la SAR.
III.
DÉLAIS ET PROCÉDURES APPLICABLES AUX APPELS À LA SAR
[15]
Les droits respectifs d’un demandeur d’asile débouté et du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] d’interjeter appel devant la SAR sont prévus à l’article 110 de la LIPR. Quant aux procédures à suivre pour interjeter appel, y compris les délais applicables, elles sont énoncées dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [Règlement] et les Règles de la Section d’appel des réfugiés (DORS/2012‑257) [Règles].
[16]
De façon générale, un appel devant la SAR doit être introduit dans les 15 jours de la date où la personne en cause ou le ministre a reçu les motifs écrits de la décision de la SPR (alinéa 159.91(1)a) du Règlement). L’appel doit ensuite être mis en état dans les trente jours qui suivent la date de réception des motifs écrits (alinéa 159.91(1)b) du Règlement). Le contenu du dossier de l’appelant nécessaire à la mise en état de l’appel est énoncé aux paragraphes 3(3) et 9(2) des Règles en ce qui a trait, respectivement, à l’appel d’un demandeur d’asile débouté et à un appel du ministre. L’appelant a notamment l’obligation de fournir la transcription complète ou partielle de l’audience de la SPR qu’il compte invoquer dans l’appel, de même que tout nouvel élément de preuve qu’il compte invoquer en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR.
[17]
En vertu du paragraphe 159.91(2) du Règlement, la SAR peut proroger les délais prescrits pour introduire ou mettre en état un appel « pour des raisons d’équité et de justice naturelle »
. Ainsi, suivant le paragraphe 6(4) des Règles, une demande de prorogation du délai pour introduire un appel doit être accompagnée de trois copies d’un avis d’appel écrit. Quant au paragraphe 6(5) des Règles, il dispose qu’une demande de prorogation du délai pour mettre en état un appel doit être accompagnée de deux copies du dossier de l’appelant. (L’article 6 des Règles prévoit également la possibilité de proroger le délai pour répliquer à l’intervention du ministre dans le cadre d’un appel, mais cela n’est pas pertinent en l’espèce.) Le paragraphe 6(7) des Règles exige que, pour décider de la demande de prorogation des délais, la SAR « pren[ne] en considération tout élément pertinent, notamment a) le fait que la demande a été faite en temps opportun et la justification de tout retard; b) la question de savoir si la cause est soutenable; c) le préjudice que subirait le ministre si la demande est accordée; et d) la nature et la complexité de l’appel »
. De façon similaire, l’article 12 des Règles prévoit des dispositions permettant la prorogation des délais dans le cas d’appels interjetés par le ministre.
[18]
En vertu de l’article 7, la SAR peut, sans donner de préavis à l’appelant ou au ministre, statuer sur l’appel en fonction des documents soumis si, entre autres éventualités, « le délai pour mettre en état l’appel prévu par le Règlement est expiré »
. L’article 13 des Règles prévoit des dispositions semblables permettant de rendre une décision sans préavis dans le cas d’un appel interjeté par le ministre (bien qu’apparemment, cela ne soit pas possible au seul motif que l’appel n’a pas été mis en état dans les délais prévus).
[19]
Par ailleurs, aux termes de l’article 49 des Règles, un appelant peut demander à la SAR de rouvrir un appel qui a fait l’objet d’une décision ou d’un désistement. Une telle demande doit être présentée avant que la Cour fédérale n’ait rendu une décision définitive à l’égard de l’appel. (Car, aux termes de l’article 171.1 de la LIPR, la SAR n’a pas compétence pour rouvrir, pour quelque motif que ce soit — y compris le défaut d’observer un principe de justice naturelle — des appels, si la Cour fédérale a déjà rendu une décision en dernier ressort à leur sujet). Dans ce contexte, le paragraphe 49(5) des Règles précise que la demande doit être accompagnée d’une copie de toute demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire en instance, ou de toute demande de contrôle judiciaire en instance.
[20]
Conformément au paragraphe 49(7) des Règles, pour rendre une décision quant à la demande de réouverture d’un appel, la SAR « prend en considération tout élément pertinent, notamment : a) la question de savoir si la demande a été faite en temps opportun et la justification de tout retard; et b) si l’appelant n’a pas présenté une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire ou une demande de contrôle judiciaire, les raisons pour lesquelles il ne l’a pas fait »
. Cependant, le paragraphe 49(6) précise que la SAR « ne peut accueillir la demande [de réouverture] que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi »
.
J’en déduis que, compte tenu du contexte, il s’agit en l’espèce d’un manquement à un principe de justice naturelle qui concerne l’appel faisant l’objet de la demande de réouverture, et non l’instance initiale devant la SPR.
[21]
Enfin, aux termes du paragraphe 49(4) des Règles, s’il est allégué dans la demande de réouverture d’un appel que l’avocat de l’appelant, « dans les procédures faisant l’objet de la demande, l’a représenté inadéquatement »
, une copie de cette demande doit d’abord être fournie à l’ancien avocat, et la demande transmise à la SAR « [doit être] accompagnée d’une preuve de la transmission d’une copie au conseil »
. Encore une fois, vu le contexte, je considère « les procédures faisant l’objet de la demande »
comme désignant l’appel déjà tranché et visé par la demande de réouverture, plutôt que l’instance initiale devant la SPR.
[22]
Les dispositions pertinentes de la LIPR, du Règlement et des Règles sont reproduites à l’annexe des présents motifs.
IV.
LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
[23]
Le commissaire de la SAR a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’il y avait eu manquement à un principe de justice naturelle et, par conséquent, il a rejeté la demande de réouverture de l’appel. Cette conclusion repose sur les éléments suivants :
Le commissaire a rejeté la prétention des demanderesses selon laquelle le consultant en immigration leur aurait déclaré ne pas savoir comment aller de l’avant avec le processus d’appel parce qu’il n’était pas homosexuel. Le commissaire a conclu que le consultant en immigration devait connaître le processus d’appel, puisqu’il avait déposé l’avis d’appel.
Enfin, le commissaire a conclu que la lettre de Me Guetter datée du 25 juillet 2017 n’avait
« aucune valeur probante pour ce qui est d’indiquer que les demanderesses continuaient d’aller de l’avant avec leur appel ».
- Le commissaire semble avoir rejeté l’affirmation des demanderesses selon laquelle le consultant en immigration les aurait représentées inadéquatement, pour le motif qu’
« [i]l n’y a[vait] aucune confirmation de la part du CRCIC quant au fait que la plainte [ait] été reçue ou traitée »
par cet organisme, et que l’avocate des demanderesses n’avait pas fourni de preuve que des copies de la demande de réouverture et de la plainte déposée auprès du CRCIC avaient été transmises au consultant en immigration, comme l’exige le paragraphe 49(4) des Règles. - Le commissaire a conclu de la manière suivante que le paragraphe 49(5) et l’alinéa 49(7)b) des Règles n’avaient pas été appliqués :
« [r]ien, dans les documents, n’indique qu’une demande de contrôle judiciaire a été déposée, ni les raisons pour lesquelles elle n’a pas été déposée »
. (De façon confuse, le commissaire a aussi déclaré que l’alinéa 49(7)a) des Règles n’avait pas non plus été appliqué, mais, plus loin dans les motifs, il semble accepter l’explication de l’avocate concernant le temps qu’il a fallu pour déposer la demande de réouverture.)
V.
NORME DE CONTRÔLE
[24]
Bien que la question ait été soulevée à quelques occasions seulement, la Cour a toujours conclu, en pareils cas, que la norme de contrôle applicable à une décision de la SAR de rejeter une demande de réouverture d’un appel est celle de la décision raisonnable : voir Khakpour c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 25, aux paragraphes 19 à 21; Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 996, au paragraphe 12; et Atim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 695, au paragraphe 31 [Atim]. (Dans Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 250, la question de la norme de contrôle n’a pas été tranchée.) En appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision examine la décision en ayant égard « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel »
; elle décide en outre de l’« appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 RCS 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).
[25]
À première vue, il peut paraître surprenant que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique, puisque la question que la SAR doit examiner est celle de savoir s’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle, une question qui appelle habituellement la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43 [Khosa]). Par contre, c’est à la SAR, plutôt qu’à la Cour, qu’il revient de décider s’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle à l’égard de l’appel dont la réouverture était sollicitée (Atim, au paragraphe 33). Une décision sur une telle question est généralement une décision mixte de fait et de droit, qui commande habituellement la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, aux paragraphes 51, 53 et 54).
[26]
Par ailleurs, si l’allégation était que le commissaire de la SAR ayant rejeté la demande de réouverture d’un appel n’a pas observé un principe de justice naturelle, il incomberait à la Cour de décider si le processus suivi par le commissaire satisfait au degré d’équité requis, compte tenu de toutes les circonstances (Khosa, au paragraphe 43; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général du Canada), 2018 CAF 69, au paragraphe 54). Il s’agit d’une question qui n’appelle aucune retenue envers le décideur; la cour de révision pourrait donc tirer sa propre conclusion. Il en va de même s’il est allégué, dans une demande de contrôle judiciaire, que l’avocat ayant agi pour le demandeur relativement à une demande de réouverture d’un appel a fourni une aide inadéquate dans le cadre de cette procédure : voir Atim, au paragraphe 32.
VI.
QUESTION EN LITIGE
[27]
La seule question en litige dans la présente demande est celle de savoir si la décision du commissaire de la SAR de rejeter la demande de réouverture de l’appel des demanderesses est raisonnable.
VII.
ANALYSE
[28]
Comme il a été indiqué précédemment, le paragraphe 49(6) des Règles prévoit que la SAR ne peut décider de rouvrir un appel ayant été rejeté que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi. Autrement dit, le manquement à un principe de justice naturelle est une condition nécessaire à la réouverture d’un appel. Or, la présence du paragraphe 49(7) des Règles donne à penser que cette condition, à elle seule, ne suffit pas nécessairement à justifier la réouverture d’un appel, et que d’autres « éléments pertinents »
(p. ex., le défaut inexpliqué de présenter la demande de réouverture dans les délais prescrits) peuvent justifier le rejet d’une demande de réouverture, même si le manquement à un principe de justice naturelle est établi.
[29]
En résumé, dans leur demande de réouverture, les demanderesses ont fait valoir qu’elles avaient une intention continue de poursuivre leur appel à la SAR; qu’elles avaient été incapables de mettre en état l’appel dans le délai prévu en raison d’un manque de collaboration et, de façon plus générale, d’une représentation inadéquate de la part du consultant en immigration après le rejet de leurs demandes par la SPR; et, enfin, le fait que le rejet de leur appel, dans de telles circonstances, constituait un déni de justice naturelle.
[30]
À mon avis, la décision du commissaire de la SAR de rejeter la demande de réouverture est déraisonnable, pour les raisons importantes qui suivent.
[31]
En premier lieu, le commissaire n’a trouvé aucun fondement à l’allégation des demanderesses selon laquelle le consultant en immigration leur avait dit ne pas savoir comment aller de l’avant avec l’appel parce qu’il n’était pas homosexuel. Le commissaire a rejeté cette allégation, au motif que le consultant [traduction] « était de toute évidence au courant du processus, puisqu’il avait déposé l’[avis d’appel] »
. Ce faisant, le commissaire a fondamentalement mal compris les propos que les demanderesses ont dit leur avoir été tenus par le consultant en immigration. Ce dernier ne voulait pas dire qu’il ne savait pas comment assurer la conduite d’un appel; il a plutôt voulu dire qu’il ne pouvait représenter les demanderesses dans le cadre de leur appel parce que, n’étant pas homosexuel, il ne serait pas en mesure de faire progresser le dossier efficacement. C’est pour cette raison qu’il leur a recommandé les services d’une avocate lesbienne. En fait, que les motifs du consultant en immigration de se retirer résistent ou non à l’analyse, il est incontestable que, peu de temps après que l’avis d’appel a été déposé, ce dernier a refusé de continuer à aider plus avant les demanderesses, si bien qu’elles ont dû trouver quelqu’un d’autre pour les représenter, et que tout cela a contribué au retard dans la mise en état de leur appel.
[32]
En deuxième lieu, le commissaire reproche aux demanderesses de n’avoir pas respecté le paragraphe 49(5) des Règles. Toutefois, l’exigence y prévue ne s’appliquait même pas en l’espèce. Les demanderesses ne pouvaient pas déposer une copie d’une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire ou d’une demande de contrôle judiciaire, parce qu’il n’y en avait aucune à déposer.
[33]
En troisième lieu, le commissaire reproche également aux demanderesses de n’avoir pas suivi l’alinéa 49(7)b) des Règles. Cette disposition exige que la SAR prenne en considération, si un demandeur n’a pas présenté une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire ou une demande de contrôle judiciaire, les motifs pour lesquels il ne l’a pas fait. Il est vrai que, dans leur demande de réouverture, les demanderesses n’ont pas mentionné les raisons pour lesquelles elles n’avaient pas présenté de demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire. Toutefois, toute personne raisonnable admettrait qu’une telle demande aurait peu de chances de succès, à moins que l’autre recours prévu à l’article 49 des Règles n’ait été épuisé. L’approche adoptée par les demanderesses contribue à une utilisation économique des ressources judiciaires. Même s’il eût été préférable que les demanderesses aient tenu compte de l’alinéa 49(7)b) dans leurs observations, le fait que le commissaire se soit appuyé sur ce facteur est déraisonnable.
[34]
En quatrième lieu, le commissaire semble ne pas avoir pris en considération les allégations des demanderesses concernant la représentation inadéquate, au motif qu’il n’y avait aucune [traduction] « confirmation »
que le CRCIC avait reçu une plainte visant le consultant en immigration ou y avait donné suite, et parce qu’aucun élément de preuve n’indiquait que des copies de la demande de réouverture et de la plainte déposée auprès du CRCIC avaient été transmises au consultant en immigration. Or l’absence d’une décision du CRCIC constitue un faux‑fuyant. S’il est vrai qu’une décision sur la plainte aurait pu avoir une certaine valeur probante pour la SAR quant à la question de savoir si la représentation des demanderesses par le consultant en immigration était inadéquate, l’absence d’une décision ne prouve rien. Et, fait plus important encore, un élément de preuve — à savoir les observations écrites de Me Guetter à cet effet — a permis d’établir que la demande de réouverture (ainsi que la plainte déposée auprès du CRCIC) a été envoyée au consultant en immigration. Il se peut que Me Guetter n’ait pas suivi les pratiques exemplaires en tentant de respecter les exigences de l’alinéa 49(4)b) des Règles. Néanmoins, dans les circonstances de l’espèce, il était déraisonnable de la part du commissaire de ne pas accepter d’emblée les observations d’une membre du barreau.
[35]
En cinquième lieu, sur une question connexe, le commissaire reproche aux demanderesses de n’avoir pas transmis au consultant en immigration une copie de la demande de réouverture avant son dépôt auprès de la SAR, comme l’exige l’alinéa 49(4)a) des Règles. Il est certain qu’une preuve de transmission déposée auprès de la SAR en même temps que la demande de réouverture simplifie les choses. L’avocat doit déployer tous les efforts possibles pour assurer une telle transmission. À défaut de quoi, la question importante consiste à savoir si la raison d’être de cette règle a été respectée. Cette disposition — tout comme le paragraphe 62(4) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS‑2012‑256 (concernant la réouverture d’une demande d’asile) et le Protocole procédural de la Cour daté du 8 mars 2014 concernant les allégations contre les avocats ou les représentants autorisés — a pour importante fonction de faire en sorte qu’une personne dont le comportement est contesté ait l’occasion de répondre aux allégations. Ce n’est que justice pour l’ancien avocat ou représentant. Une telle disposition rend également le tribunal encore plus apte à trancher la question de manière appropriée (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au paragraphe 67; Shabuddin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 428, au paragraphe 18; Pacheco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 617, aux paragraphes 19 à 22).
[36]
En l’espèce, il n’y a aucun doute que Me Guetter a tenté de déposer le dossier de demande dans les plus brefs délais, et qu’elle voulait éviter les délais supplémentaires qu’entraînerait le fait de devoir attendre une preuve de transmission au consultant en immigration. Sa tentative d’accélérer les choses, quoique compréhensible, n’était pas conforme à l’alinéa 49(4)a) des Règles. Cela étant dit, la raison d’être de la règle a été respectée : une copie du dossier de demande a été transmise rapidement au consultant en immigration, qui a eu l’occasion d’y répondre (occasion qu’il a choisi de ne pas saisir). Dans de telles circonstances, le fait de permettre que l’omission de se conformer à l’alinéa 49(4)a) des Règles joue en défaveur de l’accueil de la demande de réouverture revient à faire primer la forme sur le fond.
[37]
Enfin, il était déraisonnable de la part du commissaire de conclure que la lettre de Me Guetter datée du 25 juillet 2017 [traduction] « n’a[vait] aucune valeur probante pour ce qui est d’indiquer que les demanderesses continuaient d’aller de l’avant avec leur appel »
. Or, je n’arrive tout simplement pas à voir comment la lettre pourrait avoir un autre sens que celui‑là. Me Guetter a indiqué dans la lettre que ses services avaient été retenus par les demanderesses aux fins de l’appel. Elle y demandait de manière urgente les documents nécessaires en vue de mettre en état cet appel, ce pour quoi la date limite était déjà passée, comme elle l’a reconnu. Il est vrai que la lettre ne précisait pas que l’avocate avait demandé une prorogation du délai pour mettre en état l’appel. Toutefois, selon le paragraphe 6(5) des Règles, elle ne pouvait présenter une telle demande avant d’être prête à déposer le dossier des appelantes, et elle ne pouvait pas non plus préparer leur dossier avant de recevoir l’enregistrement qu’elle avait réclamé dans sa lettre du 25 juillet 2017.
[38]
Dans le cas d’une demande de prorogation du délai pour mettre en état un appel, le respect du délai de présentation de cette demande et la justification du retard, le cas échéant, ont des conséquences directes sur la question de savoir si une prorogation devrait être accordée (voir le paragraphe 6(7) des Règles). Les motifs pour lesquels un appel, rejeté pour défaut de mise en état, n’a pas été mis en état dans les délais impartis sont tout aussi importants dans le cas d’une demande de réouverture de l’appel (voir l’analyse utile, faite par le juge Diner dans Huseen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 845, des règles régissant les demandes de réouverture de demandes d’asile, en particulier les paragraphes 31 à 32 et les décisions qui y sont citées).
[39]
Étant donné le point de vue qu’il a adopté à l’égard de la lettre du 25 juillet 2017, il n’est peut‑être pas surprenant que le commissaire n’ait pas cherché à savoir, par la suite, si la décision du 21 août 2017 rejetant l’appel avait été rendue sans égard à cette lettre, et si ce fait, à lui seul, avait causé une violation des principes de justice naturelle. Toutefois, au regard de la seule signification raisonnablement possible de la lettre, il était déraisonnable de la part du commissaire de ne pas examiner ces questions.
VIII.
CONCLUSION
[40]
Pour ces motifs, la décision du commissaire de la SAR rejetant la demande de réouverture de l’appel doit être annulée. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen.
[41]
Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
[42]
Enfin, l’intitulé initial désigne le défendeur en tant que « ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté ». Même si le défendeur est communément désigné ainsi aujourd’hui, l’appellation prévue dans Loi demeure « le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » : Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, au paragraphe 5(2), et LIPR, au paragraphe 4(1). En conséquence, dans le cadre du présent jugement, l’intitulé est modifié de façon à désigner le défendeur sous l’appellation « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».
JUGEMENT DANS IMM‑244‑18
LA COUR STATUE que :
l’intitulé est modifié de manière à indiquer le nom correct du défendeur, à savoir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration;
la demande de contrôle judiciaire est accueillie;
la décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 4 décembre 2017 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen;
aucune question de portée générale n’est formulée.
« John Norris »
Juge
ANNEXE
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27
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Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227
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Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑244‑18
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INTITULÉ :
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SHELONE SHERENE BROWN, MEGAN MARJORIE DRISDALE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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le 16 juillet 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE juge Norris
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DATE DES MOTIFS :
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le 2 novembre 2018
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COMPARUTIONS
Me Panteha Yektaeian Guetter
Me Leigh Salzberg
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pour les demanderesses
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Me Alex C. Kam
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pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Me Panteha Yektaeian Guetter
Avocate
Toronto (Ontario)
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pour les demanderesses
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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pour le défendeur
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