Date : 20181029
Dossier : IMM‑4223‑17
Référence : 2018 CF 1080
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 29 octobre 2018
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE :
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MD MASUD RANA
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
INTRODUCTION
[1]
Le demandeur, MD Masud Rana, est citoyen du Bangladesh. Il a été membre actif du Parti nationaliste du Bangladesh (le PNB), l’un des deux principaux partis politiques du Bangladesh [l’autre étant la Ligue Awami (la LA)]. En 2013, le demandeur, son épouse et ses deux enfants ont fui le Bangladesh après avoir été victimes de menaces et d’agressions aux mains de membres de la LA et d’extrémistes islamiques. Après un court séjour aux États‑Unis, ils sont arrivés au Canada en septembre 2014 et y ont demandé l’asile.
[2]
En mars 2015, un rapport a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le rapport énonçait l’avis d’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada selon lequel le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR en raison de son appartenance à une organisation (le PNB) dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livrait, s’était livrée ou se livrerait au terrorisme et avait été, était ou serait l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement par la force du gouvernement du Bangladesh. Se « livrer au terrorisme »
(alinéa 34(1)c) de la LIPR) et « être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force »
(alinéa 34(1)b) de la LIPR) ou d’une institution démocratique (alinéa 34(1)b.1) de la LIPR) sont, en soi, des motifs d’interdiction de territoire, et ils sont aussi incorporés à l’alinéa 34(1)f). Il n’était pas allégué dans le rapport que le demandeur s’était lui‑même livré au terrorisme ou qu’il avait été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement. La demande d’asile du demandeur a été suspendue en attendant la décision relative à son interdiction de territoire.
[3]
Une commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a institué, le 21 juillet 2017, l’enquête visée au paragraphe 44(2) de la LIPR. Le demandeur a reconnu avoir été un membre actif du PNB de 2006 jusqu’à son départ du Bangladesh en 2013. Par conséquent, la seule question à trancher était celle de savoir s’il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB se livre, s’est livré ou se livrera au terrorisme, ou a été, est ou sera l’auteur ou l’instigateur d’actes visant au renversement d’un gouvernement. (Par souci de concision, je renverrai à cette question comme celle de savoir s’il existe des motifs raisonnables de croire que le PNB se livre au terrorisme ou est l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement. Les dispositions pertinentes de la loi sont reproduites intégralement à l’annexe jointe aux présents motifs.)
[4]
La commissaire a conclu, pour des motifs rendus de vive voix le 19 septembre 2017, que le demandeur est interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Détail crucial pour l’examen du présent dossier, la commissaire a conclu que les actes commis par le PNB correspondent à la définition d’« activité terroriste »
prévue au paragraphe 83.01(1) du Code criminel, LRC 1985, c C‑46, et, pour ce motif, elle a conclu que le PNB est une organisation qui se livre au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. La commissaire a aussi conclu que les actes du PNB visaient le renversement par la force d’un gouvernement au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. Le demandeur, qui avait reconnu son appartenance au PNB, a donc été déclaré interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, et une mesure d’expulsion du Canada a été prise contre lui.
[5]
Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il affirme que la commissaire n’aurait pas dû se fonder sur la définition d’« activité terroriste »
énoncée dans le Code criminel, et que, quoi qu’il en soit, sa conclusion selon laquelle le PNB est une organisation qui se livre au terrorisme et est l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement n’est pas raisonnable.
[6]
J’ai conclu que la demande doit être accueillie. En bref, un décideur en matière d’immigration peut se fonder sur des concepts codifiés dans le droit criminel, mais il doit faire preuve de prudence. Le décideur doit tenir compte des objets distincts du droit criminel et du droit de l’immigration, expliquer la raison pour laquelle il a emprunté des concepts du droit criminel pour examiner une question d’immigration et appliquer correctement ces concepts à la situation particulière d’un dossier. Je constate que la décision de la commissaire dans le dossier dont je suis saisi n’est pas raisonnable, car son interprétation et son application de la définition d’« activité terroriste »
ne répondent pas aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité. Même si la commissaire a aussi conclu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le PNB est l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement par la force du gouvernement du Bangladesh, je ne peux détacher cette conclusion de celle selon laquelle le PNB se livre, s’est livré ou se livrera au terrorisme. De ce fait, la décision doit être annulée et la question doit être renvoyée à la Commission pour nouvel examen.
[7]
Je reconnais que d’autres membres de la Cour ont confirmé, en les reconnaissant comme raisonnables, des décisions dans lesquelles il était conclu que le PNB est une organisation qui se livre au terrorisme : voir Gazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 94; SA c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494; Kamal c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 480 [Kamal], et Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922 [Alam]. Ces décisions, tout comme la présente décision, sont fondées sur les dossiers dont la Cour disposait et sur les motifs donnés par le décideur (Kamal, au paragraphe 77; Alam au paragraphe 45). On pourrait affirmer qu’une telle chose est regrettable; toutefois, il est inhérent au contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable que l’uniformité parfaite entre dossiers sur des questions mixtes de fait et de droit ne sera jamais atteinte.
II.
CONTEXTE
[8]
En 1947, la partition de l’Inde britannique a donné naissance à deux pays : l’Inde et le Pakistan. La région qui allait devenir le Bangladesh a été intégrée à la fédération du Pakistan. Après une guerre d’indépendance, le Bangladesh est devenu indépendant du Pakistan en décembre 1971. Une république parlementaire a été établie, et la LA a formé le premier gouvernement.
[9]
Après un coup d’État en 1975, une série de gouvernements appuyés par les forces militaires se sont succédé jusqu’en 1990, année au cours de laquelle le régime civil a été rétabli.
[10]
La LA a initialement été fondée en 1949. Le PNB a été fondé en 1978. D’après un rapport publié en 2014 par Human Rights Watch, la [traduction] « rivalité entre les deux grands partis est ancienne, amère, personnelle, et donne souvent lieu à des actes de violence »
.
[11]
De 1991 à 2013, le PNB et la LA se sont succédé au pouvoir, sauf entre 2007 et 2008, où l’armée a pris le contrôle du gouvernement après que l’état d’urgence eut été déclaré.
[12]
Le PNB a formé un gouvernement après les élections de 1991. Ces élections sont parfois considérées comme les premières élections libres et équitables de l’histoire du Bangladesh. Le PNB a appuyé une modification constitutionnelle pour rétablir la démocratie parlementaire. La LA a boycotté les élections suivantes, qui étaient prévues pour février 1996, et a tenu des manifestations qui ont paralysé Dacca, la capitale du pays. Pressé par l’opposition, le PNB a accepté de modifier la constitution pour permettre à un gouvernement provisoire, plutôt qu’au gouvernement sortant, de superviser les élections. Cette mesure était destinée à mettre en place un système assurant l’intégrité du scrutin. Après la dissolution du parlement, des élections ont eu lieu sous la supervision du régime provisoire, en juin 1996. À l’issue de ce scrutin, la LA a repris le pouvoir pour la première fois depuis 1975. Une autre élection sous régime provisoire, en octobre 2001, s’est soldée par le retour au pouvoir du PNB. Cette élection a été marquée par un grand nombre d’affrontements violents entre les membres et partisans des partis politiques qui se disputaient le pouvoir.
[13]
En raison de l’instabilité politique et de la violence qui ont marqué la période préélectorale à compter de la fin du mois d’octobre 2006 jusqu’au début du mois de janvier 2007, l’état d’urgence a été déclaré jusqu’en décembre 2008, moment où des élections parlementaires ont finalement eu lieu. La LA et le PNB participaient au scrutin, à l’issue duquel la LA a remporté la majorité des sièges et formé le gouvernement.
[14]
Même si le régime provisoire était appuyé par le PNB et la LA, et semblait avoir l’aval de l’opinion publique, une contestation judiciaire a mené à son abolition par le gouvernement de la LA en juin 2011. Cela a mené à de sérieux désaccords entre la LA et le PNB au sujet du mécanisme à adopter pour assurer que les élections prévues pour janvier 2014 soient justes et équitables. Le PNB a demandé le rétablissement du régime provisoire pour superviser les élections; cette demande a été rejetée par la LA. Le PNB et d’autres partis d’opposition ont tenu, à compter d’octobre 2013, des hartals, ou des grèves générales, des manifestations et des barrages routiers. Les grèves et barrages ont eu des effets importants sur l’économie. Les voies de transport vers Dacca ont été bloquées, et les déplacements étaient devenus presque impossibles à l’extérieur des grandes villes. Les hartals et barrages routiers ont souvent mené à des violences, notamment à des affrontements entre partisans de la LA et ceux du PNB ainsi que d’autres partis d’opposition. Il a été recensé à maintes reprises que des membres des partis d’opposition et des militants ont lancé des cocktails Molotov sur les camions, les autobus et les autres véhicules qui tentaient de traverser les barrages routiers. Par ailleurs, il a aussi été signalé que des résidences et des commerces appartenant à des membres de la communauté hindoue du Bangladesh ont été vandalisés, avant et après les élections. Les dirigeants des partis d’opposition ont nié que leurs partis étaient impliqués dans les violences, imputant plutôt la faute aux agents du gouvernement. Devant ces événements, les forces de la sécurité du Bangladesh ont lancé ce que Human Rights Watch a qualifié de [traduction] « répression violente contre les partis d’opposition »
. Le PNB a boycotté les élections de 2014, qui ont été remportées par la LA avec une écrasante majorité, quoique dans un contexte de faible participation électorale.
[15]
Même si la violence est endémique dans la culture politique du Bangladesh, peu importe les partis, les élections de 2014 et leurs retombées sont considérées comme ayant été particulièrement violentes, et de multiples organismes de surveillance des droits de la personne ont publié des rapports à ce sujet. Les conflits violents entre la LA, le parti au pouvoir, et le PNB, le parti d’opposition, ont perduré jusqu’en 2015, lorsque le chef du PNB a appelé au blocage des transports partout au pays pour une durée indéfinie. Des centaines de personnes ont perdu la vie en raison des affrontements politiques qui ont marqué le Bangladesh en 2014 et en 2015.
[16]
Le demandeur est né en juillet 1980. Après avoir terminé ses études collégiales en 1999, il a trouvé du travail dans l’industrie du vêtement, d’abord à Dacca et ensuite à Chittagong. Selon le récit de l’expérience de la famille au Bangladesh, le demandeur serait un membre important de sa communauté qui participait à de nombreuses initiatives sociales. Le demandeur a adhéré au PNB en juin 2006. En 2012, il est devenu le secrétaire organisateur conjoint du PNB de son quartier. L’exposé circonstancié décrit des grèves, des rassemblements et des barrages partout au Bangladesh, et raconte que le demandeur a [traduction] « pris la direction, au nom du PNB, de tout le mouvement anti‑gouvernemental »
. Le demandeur a déclaré que, suivant les directives du parti, il s’est vu confier la responsabilité d’organiser des réunions, des rassemblements, des processions et des barrages dans sa région. Il affirme que toutes les activités auxquelles il a participé étaient pacifiques. Le demandeur a nié avoir organisé des boycottages ou une grève générale et avoir participé à de telles activités.
[17]
D’après les renseignements présentés à l’appui de la demande d’asile, l’ex-mari de l’épouse du demandeur (qui était un ardent défenseur de la LA) a commencé, à compter de février 2013, à demander de l’argent au demandeur, lequel refusait. Plus tard au cours du même mois, le demandeur et son épouse ont été agressés et battus par cinq ou six individus; selon le demandeur et son épouse, leurs agresseurs étaient des dirigeants de la LA. Par la suite, des fondamentalistes islamiques ont menacé l’épouse du demandeur, et le demandeur a de nouveau été agressé par l’ex-mari de son épouse. Après de multiples autres incidents (y compris l’enlèvement de l’une de leurs filles par le dirigeant local d’un parti islamique), le demandeur et son épouse se sont mis à craindre pour leur sécurité et celle de leur famille, et ils ont fui Chittagong pour Dacca avec leurs enfants. Dès qu’ils ont appris que des dirigeants de la section locale de la LA les recherchaient à Dacca, ils ont décidé de fuir le Bangladesh pour les États‑Unis, dans l’espoir de pouvoir entrer au Canada et d’y demander l’asile. Ils ont quitté le Bangladesh au début octobre 2013.
III.
QUESTIONS EN LITIGE
[18]
La demande soulève les questions suivantes :
a) Quelle norme de contrôle s’applique à la décision de la commissaire?
b) La commissaire a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en se fondant sur la définition d’
« activité terroriste »
prévue par le Code criminel?c) La conclusion de la commissaire selon laquelle il existe des motifs raisonnables de croire que le PNB est une organisation qui se livre au terrorisme et est l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement était‑elle raisonnable?
IV.
ANALYSE
A.
Quelle norme de contrôle s’applique à la décision de la commissaire?
[19]
Il est bien établi dans la jurisprudence qu’en général, la norme de contrôle applicable à un constat d’interdiction de territoire aux termes du paragraphe 34(1) de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262, au paragraphe 56 [Najafi]; AK c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 236, au paragraphe 12 [AK]; Alam, au paragraphe 11).
[20]
Les faits qui donnent lieu à l’interdiction de territoire doivent être établis d’après la norme de l’existence de « motifs raisonnables de croire »
(article 33 de la LIPR). Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada, cette norme exige « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile. La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi [renvois omis] »
(Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 114).
[21]
La question à laquelle doit répondre la Cour dans son examen de la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas celle de savoir s’il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB se livre au terrorisme ou est l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement. Cette question était celle à laquelle devait répondre la commissaire. La question à laquelle je dois répondre est celle de savoir si la conclusion de la commissaire, selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB est une organisation qui se livre au terrorisme et est l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement, est en soi raisonnable (Pzarro Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 623, au paragraphe 22).
[22]
Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit »
(Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc, 2016 CSC 38, au paragraphe 18). Un tel examen « accentue ainsi, en ce qui concerne les tribunaux administratifs, l’importance des motifs, qui constituent pour le décideur le principal moyen de rendre compte de sa décision devant le demandeur, le public et la cour de révision »
(Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 63 [Khosa]). La cour de révision examine si la décision possède les attributs de la raisonnabilité, laquelle tient à la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel »
, et se demande si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Ces critères sont remplis si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables »
(Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision doit intervenir uniquement si ces critères ne sont pas remplis. Il ne relève pas du rôle de la cour de révision de soupeser de nouveau la preuve ou de substituer la solution qu’elle juge elle‑même appropriée à celle qui a été retenue (Khosa, aux paragraphes 59 et 61).
[23]
La norme de contrôle de la décision raisonnable présuppose que le décideur a appliqué le bon critère juridique. Une décision ne peut être considérée comme rationnelle ou justifiable si le décideur n’a pas mené la bonne analyse (Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, au paragraphe 41; Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56, au paragraphe 10).
[24]
Un tribunal administratif bénéficie d’une présomption de retenue lorsqu’il interprète « sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie »
(Dunsmuir, au paragraphe 54; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada Co c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, au paragraphe 55). Toutefois, la justification pour laquelle il convient de faire preuve de retenue à l’égard du décideur ne s’applique pas lorsque ce dernier doit trancher des questions sur lesquelles l’on ne saurait présumer de ses connaissances spécialisées ni de sa familiarité (Barreau du Québec c Québec (Procureure générale), 2017 CSC 56, aux paragraphes 59 à 61 [Barreau du Québec]).
B.
La commissaire a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en se fondant sur la définition d’« activité terroriste »
prévue par le Code criminel?
(1)
Introduction
[25]
Comme il a été mentionné ci‑dessus, la commissaire a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR du fait de son appartenance au PNB, en raison de l’existence de motifs raisonnables de croire que cette organisation se livrait au terrorisme et était l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement. Pour en arriver à sa conclusion, la commissaire a appliqué la définition d’« activité terroriste »
énoncée dans le Code criminel à la preuve qui lui a été présentée au sujet des activités du PNB.
[26]
La Cour a conclu à de nombreuses reprises que dans les dossiers qui nécessitent l’interprétation de l’expression « se livrer au terrorisme »
qui figure à l’alinéa 34(1)c) de la LIPR, il convient de tenir compte de la manière dont le terrorisme est encadré dans le Code criminel : voir, par exemple, Soe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 671 [Soe]; Almrei (Re), 2009 CF 1263, au paragraphe 71; Toronto Coalition to Stop the War c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2010 CF 957, au paragraphe 102, et Harkat (Re), 2010 CF 1241, au paragraphe 79.
[27]
Compte tenu de ces précédents judiciaires, je ne peux me rallier à la proposition du demandeur selon laquelle la commissaire a simplement eu tort de tenir compte de la définition d’« activité terroriste »
prévue au Code criminel pour établir s’il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB se livre au terrorisme. Cela étant, j’estime que l’usage qu’a fait la commissaire de cette définition dans le présent dossier a entraîné des erreurs susceptibles de contrôle. Pour expliquer comment je suis arrivé à cette conclusion, il est nécessaire que je me penche tout d’abord sur la raison pour laquelle l’interprétation de l’expression « se livrer au terrorisme »
au sens de la LIPR est en cause.
(2)
Sens de « terrorisme »
dans la LIPR
[28]
Le paragraphe 34(1) de la LIPR reprend de manière générale et simplifiée les motifs d’interdiction de territoire pour des motifs de sécurité, préalablement énoncés aux alinéas 19e) et f) de la Loi sur l’immigration (LRC 1985, c I‑2, et ses modifications). Le fait de s’être livré, de se livrer ou la possibilité de se livrer au terrorisme, et l’appartenance à une organisation dont il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle s’est livrée, se livre ou se livrera au terrorisme, sont devenus des motifs d’interdiction de territoire en février 1993, lorsque les modifications à la Loi sur l’immigration de 1976 sont entrées en vigueur avec l’adoption du projet de loi C‑86. Parmi les nombreuses modifications, plusieurs parties de l’article 19 de la Loi sur l’immigration ont été abrogées et remplacées par de nouvelles dispositions, qui comprenaient notamment les motifs d’interdiction qui nous intéressent en l’espèce (Loi sur l’immigration, LC 1992, c 49, article 11). Les modifications ont intégré le nouveau terme « terrorisme »
dans la Loi sur l’immigration; toutefois, celui‑ci n’y était pas défini.
[29]
Il convient ici de noter qu’en première lecture à la Chambre des communes le 16 juin 1992, le projet de loi C‑86 définissait le « terrorisme »
comme des « [a]ctivités visant à favoriser l’usage de violence grave ou de menaces de violence grave contre des personnes ou des biens dans le but d’atteindre un objectif politique »
(paragraphe 1(7)). Ce libellé reprenait en partie la définition du terme « menaces envers la sécurité du Canada »
alors énoncée à l’article 2 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC 1985, c C‑23. Mildred Morton, représentante du Ministère de l’Emploi et de l’Immigration, a expliqué devant les audiences du Comité législatif sur le projet de loi C‑86 que ce choix était motivé par l’idée « de ne changer que ce qui devait l’être pour nous permettre d’exclure les personnes pouvant faire l’objet de surveillance de la part du SCRS. C’est ainsi que nous en sommes arrivés à ce libellé et à cette définition du terrorisme qui nous semblait essentielle »
(Chambre des communes, Comité législatif sur le projet de loi C‑86, Témoignages, 34‑3, no 3 (28 juillet 1992) à 13 h 45 (Mildred Morton)). Toutefois, le gouvernement a supprimé la définition du projet de loi C‑86, reconnaissant que celle‑ci était « trop large »
(Chambre des communes, Comité législatif sur le projet de loi C‑86, Témoignages, 34‑3, no 15 (3 novembre 1992) à 14 h 55 (Daniel Therrien)). Elle n’a pas été remplacée. Il était alors espéré que « les tribunaux seront mieux à même de définir ce qu’est le terrorisme selon les causes qu’ils entendront. Au fur et à mesure des arrêts, on pourra définir avec pertinence ce qu’est le terrorisme »
(ibid.).
[30]
L’absence d’une définition du « terrorisme »
dans la Loi sur l’immigration, conjuguée au fait qu’aucune définition unique du terme n’était reconnue à l’échelle internationale et à son emploi souvent instrumentalisé à des fins politiques ou polémiques, a soulevé la question de savoir si ce terme « manqu[ait] de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire »
(R c Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 RCS 606, à la p. 643). Cette question a plus tard été portée à l’attention de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 [Suresh].
[31]
Tout en reconnaissant l’existence de débats de fond sur son sens et son application, la Cour suprême « ne croy[ait] pas [...] que le sens du terme “terrorisme” est à ce point incertain qu’il ne permet pas de fixer des paramètres convenables pour le prononcé d’une décision juridique »
(Suresh, au paragraphe 96). Elle n’a pas tenté de définir le terrorisme de façon exhaustive, une « tâche notoirement difficile »
(Suresh, au paragraphe 93). La Cour suprême s’est plutôt contentée de résoudre la question constitutionnelle et de « conclure que ce terme fournit un fondement suffisant pour qu’une décision soit rendue et qu’il n’est donc pas imprécis au point d’être inconstitutionnel »
(ibid.).
[32]
La Cour suprême a conclu, en se fondant sur certains textes de loi internationaux, que le terme « terrorisme »
tel qu’il est employé dans l’article 19 de la Loi sur l’immigration « inclut tout “acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque” »
(Suresh, au paragraphe 98). La Cour suprême a conclu que cette définition « traduit bien ce que l’on entend essentiellement par “terrorisme” à l’échelle internationale »
(ibid.). Elle était d’avis que cette interprétation courante du terme « terrorisme »
utilisé dans la Loi sur l’immigration « a un sens suffisamment certain pour être pratique, raisonnable et constitutionnel »
(ibid.). La Cour suprême a effectivement reconnu que « [d]es situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords »
(ibid.) et elle a ensuite ajouté que « [l]e législateur peut toujours adopter une définition différente ou plus détaillée du terrorisme »
(ibid.).
[33]
Plusieurs mois après le prononcé de l’arrêt Suresh, la Loi sur l’immigration a été abrogée et remplacée par la LIPR. Cette réforme du droit de l’immigration avait été mise en route longtemps avant le prononcé de l’arrêt Suresh. Le projet de loi C‑11, qui promulguait la LIPR, a été présenté à la Chambre des communes le 21 février 2001. Il a reçu la sanction royale le 1er novembre 2001, mais n’est entré en vigueur que le 28 juin 2002. Comme il a été mentionné ci‑dessus, le paragraphe 34(1) de la LIPR reprend pour l’essentiel les motifs d’interdiction de territoire pour des raisons de sécurité qui sont prévus dans la Loi sur l’immigration dans les versions subséquentes à 1992, notamment en ce qui concerne les diverses modalités de participation au terrorisme. Comme la Loi sur l’immigration qui l’avait précédée, la LIPR ne contient pas de définition du terme « terrorisme »
.
(3)
Sens d’« activité terroriste »
dans le Code criminel
[34]
Le législateur s’est toutefois attardé au sens donné au terme « terrorisme »
dans d’autres textes de loi adoptés à peu près en même temps que la LIPR. La Loi antiterroriste, LC 2001, c 41, a été adoptée immédiatement après les événements survenus aux États‑Unis le 11 septembre 2001. Le projet de loi C‑36 a franchi l’étape de la première lecture à la Chambre des communes le 15 octobre 2001 et est entré en vigueur un peu plus de deux mois plus tard, le 24 décembre 2001. Il s’agissait d’un projet de loi omnibus modifiant 16 lois et donnant effet à deux conventions des Nations Unies sur le financement du terrorisme et la suppression des bombardements terroristes, respectivement (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, au paragraphe 37 [Demande fondée sur l’art. 83.28]). Une partie de cette loi est devenue la partie II.1 du Code criminel, un régime exhaustif établissant, entre autres, de nouvelles infractions criminelles liées au terrorisme, de nouveaux pouvoirs et procédures d’enquête, et de nouvelles méthodes pour contrer le financement du terrorisme.
[35]
Un élément clé du régime de la partie II.1 est le terme « activité terroriste »
, lequel est défini de deux façons au paragraphe 83.01(1) du Code criminel. La disposition contient d’abord une définition fonctionnelle, qui précise que l’activité terroriste s’entend de la commission de l’une des infractions répertoriée dans une liste d’infractions au Code criminel qui avait été adoptée dans le processus de ratification de conventions et traités internationaux se rapportant au terrorisme. Ensuite, une définition stipulative énonçant les éléments essentiels pour qu’une activité puisse être qualifiée d’« activité terroriste »
. C’est cette seconde partie de la définition que j’examinerai dans le cadre de la présente demande.
[36]
La définition stipulative comporte un certain nombre d’aspects interreliés que je résumerai ci‑après.
[37]
Premièrement, l’« activité terroriste »
s’entend de tout acte ou omission, ainsi que le complot, la tentative ou la menace de commettre tout acte ou omission, la complicité après le fait et l’encouragement à la perpétration d’un acte ou de l’omission, qui entraîne l’une des cinq conséquences suivantes : (A) des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci, par l’usage de la violence; (B) la mise en danger de la vie d’une personne; (C) la compromission grave de la santé ou de la sécurité de toute ou partie de la population; (D) des dommages matériels considérables, que les biens visés soient publics ou privés, dans des circonstances telles qu’il est probable que l’une des situations mentionnées aux divisions (A), (B) ou (C) en résultera; (E) des perturbations graves ou la paralysie de services, installations ou systèmes essentiels, publics ou privés, sauf dans le cadre de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail qui n’ont pas pour but de provoquer l’une des situations mentionnées aux divisions (A), (B) ou (C). Toutefois, aucun acte décrit dans les divisions (A) à (E) ne constitue une « activité terroriste »
s’il est commis au cours d’un conflit armé et conforme au droit international.
[38]
Deuxièmement, l’acte ou l’omission qui entraîne l’une des conséquences énumérées aux divisions (A) à (E) ne constitue une « activité terroriste »
que s’il a été commis avec l’intention de causer l’une de ces conséquences.
[39]
Troisièmement, l’acte ou l’omission doit aussi être commis en vue d’intimider tout ou partie de la population quant à sa sécurité, ou de contraindre une personne, un gouvernement ou une organisation – à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada – à accomplir un acte ou à s’en abstenir.
[40]
Enfin, l’acte ou l’omission doit avoir été commis au nom, exclusivement ou non, d’un but, d’un objectif ou d’une cause de nature politique, religieuse ou idéologique.
[41]
Pour l’essentiel, selon cette définition, se livrer à une activité terroriste consiste à agir (ou à s’abstenir d’agir) avec l’intention d’entraîner l’une des conséquences préjudiciables précisées, dans un objectif ultérieur d’intimidation ou de contrainte, et au nom d’un but nécessairement religieux, politique ou idéologique.
[42]
Le terme « groupe terroriste »
est lui aussi défini de deux façons. Il s’entend d’abord d’« une entité dont l’un des objets ou l’une des activités est de se livrer à des activités terroristes ou de les faciliter »
. Il signifie aussi une entité inscrite aux termes de l’article 83.05 du Code criminel. Une entité peut être inscrite sur cette liste lorsque le gouverneur en conseil est convaincu, sur la recommandation du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qu’il existe des motifs raisonnables de croire : « a) que, sciemment, elle s’est livrée ou a tenté de se livrer à une activité terroriste »
ou « b) que, sciemment, elle agit au nom d’une entité visée à l’alinéa a), sous sa direction ou en collaboration avec elle »
. Le terme « groupe terroriste »
englobe aussi un groupe ou une association formé de groupes terroristes. (Par souci d’exhaustivité, le terme « entité »
est défini ainsi au paragraphe 83.01(1) du Code criminel : « Personne, groupe, fiducie, société de personnes ou fonds, ou organisation ou association non dotée de la personnalité morale. »
)
(4)
De l’« activité terroriste » du
Code criminel au « terrorisme »
de la LIPR
[43]
La décision du législateur de ne donner aucune définition au terme « terrorisme »
dans la législation en matière d’immigration – d’abord en 1992, puis en 2001, et qui persiste toujours – place un lourd fardeau sur les décideurs en cette matière. Définir le concept de « terrorisme » est une « tâche notoirement difficile »
; le législateur n’apporte toutefois aucune aide directe. Parallèlement, il a laissé aux décideurs l’importante responsabilité d’établir si un individu est interdit de territoire pour s’être livré au terrorisme ou pour appartenance à une organisation qui se livre au terrorisme. On peut alors comprendre pourquoi un décideur devant s’acquitter d’une tâche aussi difficile se tourne vers les ressources à sa disposition pour s’orienter. Le Code criminel est, depuis 2001, l’une de ces ressources. Il devrait toutefois être évident que, tandis que la définition d’« activité terroriste »
donnée dans le Code criminel englobe ce que la Cour suprême du Canada a ultérieurement défini dans Suresh comme « ce que l’on entend essentiellement par “terrorisme” à l’échelle internationale »
, elle élargit aussi les limites de ce concept bien au‑delà des éléments essentiels qui y sont identifiés. C’est ce qui m’amène aux motifs pour lesquels la prudence s’impose lorsque l’on se penche sur le concept d’« activité terroriste »
en droit criminel dans un contexte d’immigration.
[44]
Premièrement, le droit criminel et le droit de l’immigration n’ont pas les mêmes objectifs et n’ont pas recours à des moyens similaires pour atteindre ces objectifs. Si, de manière générale, les deux types de droit s’intéressent au terrorisme, leur intérêt est plutôt différent. L’objet des dispositions sur le terrorisme dans le Code criminel est de « fournir des moyens de prévenir et de punir les actes de terrorisme »
(Demande fondée sur l’art. 83.28, au paragraphe 39; R c Khawaja, 2012 CSC 69, au paragraphe 44 [Khawaja]). Sous le régime de la partie II.1 du Code criminel, les objectifs spécifiques de punir et de prévenir le terrorisme sont poursuivis par des moyens fondés en droit criminel : l’enquête, la poursuite et la sanction des infractions criminelles.
[45]
Par ailleurs, en ce qui concerne l’immigration, les objectifs de la LIPR qui sont pertinents en l’espèce sont « de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne »
et « de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité »
(alinéas 3(1)h) et i) de la LIPR). Les objectifs de la LIPR relatifs aux réfugiés qui sont pertinents en l’espèce sont « de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité »
et « de promouvoir, à l’échelle internationale, la sécurité et la justice par l’interdiction du territoire aux personnes et demandeurs d’asile qui sont de grands criminels ou constituent un danger pour la sécurité »
(alinéas 3(2)g) et h) de la LIPR). Les outils que la LIPR prévoit pour atteindre ces objectifs se rapportent tous, directement ou indirectement, aux décisions portant sur la question de savoir qui peut entrer ou rester au Canada.
[46]
Deuxièmement, alors que la Cour suprême du Canada reconnaît dans l’arrêt Suresh que le législateur « peut toujours adopter une définition différente ou plus détaillée »
du « terrorisme »
que celle qu’elle a retenue, la définition d’« activité terroriste »
énoncée au Code criminel ne devrait pas être interprétée comme une décision, prise par le législateur, d’adopter une telle définition, du moins pas en ce qui concerne le droit de l’immigration. La question exacte dont était saisie la Cour suprême dans l’article Suresh se rapportait au sens du terme « terrorisme »
dans la Loi sur l’immigration, et non sur le sens du terme en droit en général. Il est intéressant de mentionner qu’au moment où l’arrêt Suresh a été rendu, le législateur venait d’adopter une définition différente d’un terme très étroitement apparenté, celui d’« activité terroriste »
pour les besoins du droit criminel, un fait qui n’est mentionné nulle part dans le jugement. À mon avis, le commentaire de la Cour dans l’arrêt Suresh ne devrait pas être interprété comme une carte blanche à l’application de définitions liées au « terrorisme »
qui ont été adoptées par le législateur dans d’autres domaines que celui de l’immigration.
[47]
De manière plus générale, bien que le Code criminel et la LIPR partagent en général une préoccupation pour la sécurité publique, ces textes ne « s’appliquent [pas] en tandem »
et ils ne doivent pas être considérés comme fonctionnant de façon conjointe dans le cadre d’un seul régime réglementaire, même sur la question précise du terrorisme (voir Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42, au paragraphe 46 [Bell ExpressVu]). Ils n’ont pas le même objet, de sorte qu’il est nécessaire de faire intervenir la règle d’interprétation législative selon laquelle toutes les lois in pari materia doivent être interprétées ensemble et peuvent s’expliquer mutuellement (Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e édition (Markham : LexisNexis, 2014), aux pages 416 à 421). De ce fait, je n’estime pas que ce principe justifie d’appliquer la définition d’« activité terroriste »
énoncée dans le Code criminel au terme « terrorisme »
au sens du paragraphe 34(1) de la LIPR. Avec tout le respect que je dois au juge Brown, mon collègue, je dois exprimer mon désaccord à l’égard de sa décision de se fonder sur ce principe dans la décision Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 182 [Ali], pour transposer le sens donné à « activité terroriste »
dans le Code criminel dans le contexte d’une conclusion fondée sur l’alinéa 34(1)f) de la LIPR (voir Ali, aux paragraphes 42 à 44; voir aussi Alam, aux paragraphes 26 à 28).
[48]
Troisièmement, les infractions et concepts clés énoncés dans la partie II.1 du Code criminel s’appliquent de manière large, qui se justifie par l’objet préventif de la loi et par la gravité du préjudice qui peut être causé par l’acte terroriste (Khawaja, au paragraphe 62). Toutefois, malgré leur vaste portée, les infractions terroristes sont assujetties à des conditions restrictives essentielles. Par exemple, la simple appartenance à un groupe terroriste ne constitue pas une infraction criminelle. Ce qui est criminalisé est plutôt le fait de sciemment participer ou de contribuer à toute activité d’un groupe terroriste (article 83.18 du Code criminel). Comme l’explique la Cour suprême du Canada dans Khawaja, l’infraction peut englober un vaste éventail de comportements, mais sa portée réelle est restreinte par l’exigence d’une intention subjective du participant de rehausser la capacité d’un groupe terroriste à faciliter ou à mener une activité terroriste. Pour satisfaire aux critères d’application d’une telle infraction, un individu doit non seulement participer ou avoir contribué « sciemment »
à l’activité terroriste, mais il doit l’avoir fait dans le but d’accroître la capacité du groupe terroriste de se livrer à une activité terroriste ou de la faciliter. Le simple défaut d’éviter, par négligence, de prêter main‑forte à des terroristes ne suffit pas. Cela permet de s’assurer que les personnes qui appuient des terroristes à leur insu ou pour des raisons valides ne sont pas visées par l’infraction. La portée de l’infraction est aussi rétrécie par l’exclusion de toute conduite qu’une personne raisonnable ne considérerait pas comme capable de rehausser de manière significative les capacités d’un groupe terroriste à se livrer à une activité terroriste ou à la faciliter. Enfin, la Couronne doit établir, hors de tout doute raisonnable, l’ensemble de ces éléments pour pouvoir obtenir une déclaration de culpabilité à cette infraction. Après avoir relevé toutes ces restrictions à la portée de l’infraction, la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Khawaja que l’infraction d’avoir sciemment participé ou contribué à toute activité d’un groupe terroriste n’est pas trop large au point d’être inconstitutionnelle (voir aux paragraphes 41 à 64).
[49]
De telles conditions restrictives réduisent la portée du concept d’« activité terroriste »
, puisque celui‑ci est concrétisé par des infractions terroristes, comme celles d’avoir sciemment participé ou contribué à toute activité d’un groupe terroriste. Or, de telles conditions ne sont pas faciles à transposer du droit criminel au droit de l’immigration. Certaines ne s’appliquent tout simplement pas. La transposition de concepts issus du droit criminel, comme celui d’« activité terroriste »
, dans un contexte d’immigration sans les accompagner de ces conditions restrictives présente le risque d’élargir la portée de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR d’une façon qui outrepasserait l’intention du législateur. Cette transposition pourrait se solder par une portée excessive inconstitutionnelle dans les cas où l’article 7 de la Charte entre en jeu, comme lorsqu’il faut établir si une personne doit être déclarée interdite de territoire pour des motifs liés au terrorisme (Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, aux paragraphes 12 à 18).
[50]
Le concept d’appartenance à une organisation dans le contexte d’une décision relative à l’interdiction de territoires aux termes du paragraphe 34(1) de la LIPR est déjà interprété de manière très large (Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, au paragraphe 27; Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, aux paragraphes 38 et 39). Je reconnais que le législateur a accordé aux personnes englobées dans les motifs d’interdiction de territoire en raison de l’interprétation large donnée à ces motifs la possibilité de solliciter des exemptions ministérielles (Suresh, aux paragraphes 109 et 110; Najafi, aux paragraphes 80 et 81). Quoi qu’il en soit, en l’absence de dispositions expresses en ce sens, l’on ne saurait présumer que le législateur entendait élargir la portée de l’expression « se livrer au terrorisme »
employée à l’alinéa 34(1)c) de la LIPR au point d’englober les définitions énoncées dans le Code criminel, lesquelles avaient été adoptées à des fins différentes, dans un tout autre cadre juridique.
(5)
Motifs de la commissaire
[51]
La commissaire débute son analyse de la question de savoir si le PNB est une organisation au sujet de laquelle il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre au terrorisme en citant l’analyse effectuée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh quant au sens du terme « terrorisme »
. Elle fait ensuite remarquer que le Code criminel « fournit des indications additionnelles concernant les définitions d’activité terroriste et de groupe terroriste au paragraphe 83.01(1) »
. La commissaire n’a pas expliqué pourquoi elle jugeait que ces « indications additionnelles »
étaient nécessaires. Ensuite, elle reprend la définition stipulative d’« activité terroriste »
et la première partie de la définition de « groupe terroriste »
. Elle ne fait pas non plus mention de la définition fonctionnelle d’« activité terroriste »
ou de la seconde partie de la définition de « groupe terroriste »
(le groupe doit être une entité inscrite). La commissaire énonce ensuite ce qui suit :
En ce qui concerne le Parti national du Bangladesh, d’après mon examen de ces dispositions qui sont énoncées dans le Code criminel du Canada et dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, il ressort clairement des décisions de la Cour fédérale que l’élément clé de la définition du terrorisme est la protection des civils et que, pour déterminer si le Parti national du Bangladesh est ou non un groupe terroriste, je dois mettre en lumière des actes précis qui sont attribués à ce groupe. Je suis convaincue que les actes du Parti national du Bangladesh répondent aux critères qui ont été énoncés dans les lois et dans la jurisprudence.
[52]
Dans le reste de ses motifs, la commissaire examine avant tout le rôle du PNB dans les appels aux hartals et aux barrages routiers. Je considérerai l’application par la commissaire de son interprétation de l’expression « se livrer au terrorisme »
aux actions du PNB ci‑après. À ce stade‑ci, je m’attarderai uniquement à la façon avec laquelle la commissaire a interprété le terme « terrorisme ». Pour les motifs ci‑après, je conclus que le fait que la commissaire se soit fondée sur la définition prévue au Code criminel a entraîné une décision qui ne répond pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité.
[53]
La commissaire s’est livrée à un exercice d’interprétation législative. Il est généralement reconnu que cet exercice consiste principalement à interpréter les dispositions en question dans leur contexte, en suivant le sens grammatical et ordinaire du texte qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Barreau du Québec, au paragraphe 26; Bell ExpressVu, au paragraphe 26; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21, citant Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983), 87). Comme il a été mentionné ci‑dessus, il faut faire preuve de prudence lorsque l’on s’inspire des concepts du droit criminel pour interpréter le droit applicable en matière d’immigration. Un décideur en matière d’immigration doit être sensible aux différences fondamentales entre les deux régimes juridiques et reconnaître le risque de détourner l’objet du cadre législatif qu’il tente d’appliquer lorsqu’il a recours à des concepts élaborés dans un contexte différent. À la lecture des motifs de la commissaire, j’ai de sérieux doutes quant à la question de savoir si elle a fait une telle chose lors de son exercice d’interprétation. Certes, le décideur administratif n’a pas l’obligation de rédiger une analyse approfondie quant aux points de convergence et de divergence entre le droit criminel et le droit de l’immigration au sujet de la question du terrorisme avant de décider si un individu doit être interdit de territoire au Canada en raison de son implication dans le terrorisme. Toutefois, il lui faut néanmoins démontrer qu’il comprend que les concepts élaborés dans un contexte ne peuvent pas simplement être transposés sans adaptation dans un autre contexte.
[54]
En l’espèce, la commissaire a tenté de fonder son recours au concept d’« activité terroriste »
issu du Code criminel pour l’application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR en faisant valoir que, tant pour le Code criminel que pour la LIPR, « l’élément clé de la définition de terrorisme est la protection des civils ».
Même si l’on peut affirmer que l’interprétation du terrorisme que la Cour suprême du Canada a dégagée dans l’arrêt Suresh « se concentre »
sur protection des civils (Fuentes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 379, au paragraphe 56), la proposition invoquée par la commissaire est trop générale pour être de quelque utilité que ce soit en l’espèce. L’arrêt Suresh renvoie avant tout à la prise de civils pour cible; par contre, l’interprétation du terrorisme qui y est dégagée va bien au‑delà de ce cadre. Cette proposition pose aussi la question fondamentale de savoir si, en ce qui concerne le terrorisme, le droit criminel et le droit de l’immigration protègent les civils de la même manière relativement aux mêmes menaces.
[55]
Le défendeur soutient que la commissaire a considéré la définition d’« activité terroriste »
énoncée dans le Code criminel comme étant compatible avec l’arrêt Suresh et qu’elle l’a simplement utilisée comme outil d’interprétation dans son application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Je ne peux souscrire à cette prétention. Alors que la définition présentée dans le Code criminel n’est pas incompatible avec l’arrêt Suresh, elle va bien au‑delà de ce que, d’après la Cour suprême du Canada, « l’on entend[ait] essentiellement » par le terme « terrorisme »
dans la Loi sur l’immigration. L’approche adoptée par la commissaire a fait en sorte qu’elle a grandement élargi le sens donné à l’expression « se livrer au terrorisme »
, sans que cela soit justifié.
[56]
Comme l’a fait ressortir le demandeur dans ses observations, la description, par la commissaire, du PNB comme une organisation qui se livre au terrorisme mène à la conclusion selon laquelle quiconque ayant été membre de ce parti politique, sans égard à son rôle, doit être interdit de territoire au Canada. Chaque dossier est tributaire des faits qui lui sont propres; toutefois, le demandeur a compilé un survol des récentes décisions d’interdiction de territoire au motif d’appartenance à une organisation terroriste, et ce survol démontre que, parmi les organisations ayant été qualifiées de terroristes, le PNB est la seule et unique entité à être un parti politique légal, bénéficiant d’un vaste appui populaire et ayant participé à des élections démocratiques, aux termes desquelles il lui est arrivé de former le gouvernement. Au risque de trop simplifier, la plupart des organisations qui ont été qualifiées d’organisations terroristes aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR sont des mouvements transnationaux ou nationaux qui exercent leurs activités hors de la sphère politique légitime. La raison d’être d’un grand nombre de ces mouvements est de viser le renversement violent d’un régime politique en place pour le remplacer par un autre. Les organisations qui exercent des activités politiques conventionnelles, mais qui ont été qualifiées d’organisations terroristes, sont habituellement dotées de branches politiques et de branches armées distinctes. Ce n’est pas le cas du PNB.
[57]
Par ailleurs, dans la mesure où il convient de recourir au droit criminel dans le présent contexte, il est intéressant de constater que le PNB n’est pas une entité inscrite aux termes de l’article 83.05 du Code criminel. Bien sûr, ce fait n’est pas déterminant quant à la caractérisation à donner au PNB pour l’application du droit de l’immigration, mais il n’est toutefois pas sans pertinence. Comme l’a relevé le juge de Montigny dans la décision Karakachian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 948, au paragraphe 40 : « L’absence d’une organisation sur cette liste peut néanmoins être considérée comme un indice parmi d’autres qu’il ne s’agit pas d’une organisation terroriste, du moins aux yeux du gouvernement canadien ».
(À titre accessoire, je souligne que d’autres pays dotés d’un mécanisme similaire, comme le Royaume‑Uni et l’Australie, n’ont pas inscrit le PNB.)
[58]
Le demandeur qualifie d’absurde le résultat en l’espèce. Sans aller aussi loin, je partage les préoccupations exprimées par mon collègue le juge Mosley dans AK, selon lesquelles « la notion qu’un appel à la grève générale par un parti politique en vue d’inciter le parti au pouvoir à entreprendre des mesures comme proroger le Parlement ou convoquer des élections partielles s’inscrit dans le cadre de “ce que l’on entend essentiellement par ‘terrorisme’ à l’échelle internationale” »
(au paragraphe 41). Il ne fait aucun doute que la jurisprudence a permis l’évolution progressive du concept de « ce que l’on entend essentiellement par “terrorisme” »
évoqué dans Suresh. Par exemple, la menace de causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci (même sans intention de véritablement mettre cette menace à exécution), si elle est proférée dans le but de contraindre un gouvernement à accomplir un acte ou à s’en abstenir, peut être comprise dans la portée de l’expression « se livrer au terrorisme » aux termes de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR (Soe, aux paragraphes 32 à 35). Il en va de même pour tout soutien matériel à une organisation terroriste (Harkat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 122, au paragraphe 149). Une tentative ou un complot visant à causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci dans le but d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement à accomplir un acte ou à s’en abstenir est sans doute aussi visé par l’alinéa 34(1)c). Il s’agit là de concepts du droit criminel, mais, une fois appliqués, ils précisent naturellement et progressivement « ce que l’on entend essentiellement »
par terrorisme, comme l’a défini l’arrêt Suresh. On ne peut pas en dire autant de la décision en l’espèce. L’ordre politique du Bangladesh se confronte à de nombreuses difficultés sur tous les fronts. Si la conduite du PNB justifie l’étiquette de « terrorisme »
en droit canadien, cela nécessite une meilleure explication que celle donnée par la commissaire pour que cette étiquette réponde aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité.
[59]
Les lacunes dans la façon dont la commissaire a compris le concept de terrorisme sont amplifiées par son défaut d’appliquer certains éléments essentiels du concept d’« activité terroriste »
qu’elle tente d’importer du Code criminel. C’est ce que j’examinerai ci‑après.
C.
La conclusion de la commissaire selon laquelle il existe des motifs raisonnables de croire que le PNB est une organisation qui se livre au terrorisme et est l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement était‑elle raisonnable?
(1)
Terrorisme
[60]
La commissaire a tenu compte de nombreux éléments de preuve sur l’histoire politique récente du Bangladesh et les activités du PNB. Les motifs donnés par la commissaire à l’appui de sa conclusion selon laquelle cette preuve soulevait des motifs raisonnables de croire que le PNB se livre au terrorisme peuvent être ventilés ainsi. Tout d’abord, les éléments de preuve « démontrent clairement »
que, depuis sa fondation, le PNB a agi dans un but politique ou idéologique. Ensuite, la preuve démontre aussi que le PNB a eu recours aux hartals et aux barrages en vue d’intimider tout ou partie de la population quant à sa sécurité, entre autres, sur le plan économique, ou de contraindre une personne ou un gouvernement à accomplir un acte ou à s’en abstenir. Enfin, il existe un « lien direct »
entre les hartals et les barrages auxquels a appelé le PNB et les actes de violence.
[61]
La commissaire a énoncé ce qui suit dans le résumé de ses conclusions :
[...] il est vrai que de lancer un ordre de hartal n’est peut‑être pas en soi un acte de terrorisme. Cependant, compte tenu des répercussions globales des hartals déclenchés par le Parti national du Bangladesh sur les civils et l’économie, et du fait qu’ils se sont déroulés pendant de longues périodes malgré les conséquences, c’est‑à‑dire la violence, les pertes de vie et des conséquences économiques importantes, le Parti national du Bangladesh est responsable des [...] répercussions des hartals parce que, en lançant des ordres de hartal à maintes et maintes reprises pendant une longue période, la direction du Parti national du Bangladesh a déclenché une série d’événements qui, à mon avis, établissent que ces hartals, dans ce contexte, constituent une activité terroriste.
[62]
Par ailleurs, en réponse à l’observation selon laquelle le PNB n’a pas officiellement condamné, ni même dénoncé les violences, la commissaire relève que « les conséquences très réelles de la violence liée aux actions politiques dont il est l’instigateur le rendent complice de cette violence et des conséquences de cette action politique »
.
[63]
Par ailleurs, la commissaire semble même avoir été disposée à conclure que les répercussions économiques des hartals et des barrages destinés à intimider le gouvernement « permet[tent] à elle[s] seule[s] de conclure que le parti s’est livré au terrorisme »
. Elle a ensuite mentionné ceci : « Il y a davantage que des motifs raisonnables de conclure que le déclenchement de grèves et l’établissement de barrages routiers comme moyens de forcer le gouvernement à accomplir un acte particulier ont eu des conséquences financières graves et importantes sur l’économie, ce qui équivaut à du terrorisme »
.
[64]
À mon avis, en arrivant à la conclusion selon laquelle le recours aux hartals et aux barrages constitue une activité terroriste et, de ce fait, relève de la portée de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR, la commissaire a omis de tenir compte d’une condition restrictive cruciale de la portée du concept d’« activité terroriste »
au sens du Code criminel. De ce fait, elle a élargi de manière déraisonnable la portée de ce concept.
[65]
Si l’on tient compte, comme l’a fait la commissaire, de la définition d’« activité terroriste »
énoncée au Code criminel, c’est la division (E) de cette définition qui s’applique potentiellement aux hartals et barrages. La preuve dont disposait la commissaire pouvait justifier le constat que le PNB a intentionnellement, avec certains hartals et barrages dont il était l’instigateur, perturbé gravement ou paralysé des services, installations ou systèmes essentiels, publics ou privés. Toutefois, les hartals et les barrages constituent une forme de revendication, de protestation, de manifestation d’un désaccord ou d’arrêt de travail. Or, les revendications, les protestations ou les manifestations d’un désaccord ou les arrêts de travail qui perturbent gravement ou paralysent les services, installations et systèmes essentiels, sont expressément exclus de la définition d’« activité terroriste »
, même si ces actions sont prises pour intimider la population quant à sa sécurité (notamment sa sécurité économique) ou contraindre un gouvernement à accomplir un acte ou à s’en abstenir. Cette exclusion n’est assujettie qu’à une seule exception : les revendications, les protestations ou les manifestations d’un désaccord ou les arrêts de travail qui perturbent gravement ou paralysent les services, installations et systèmes essentiels, ne peuvent constituer une activité terroriste que s’ils ont aussi pour but de causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci, par l’usage de la violence, de mettre en danger la vie d’une personne, ou de compromettre gravement la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population. En l’absence d’au moins une de ces intentions spécifiques, les revendications, les protestations ou les manifestations d’un désaccord ou les arrêts de travail ne peuvent constituer une activité terroriste, même s’ils sont motivés par l’intention de perturber gravement ou de paralyser des services, installations ou systèmes essentiels, et même si ces actions sont prises pour intimider la population ou pour contraindre un gouvernement à accomplir un acte ou à s’en abstenir. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Khawaja, cela « soustrait à l’application de la div. (E) un large pan de l’activité expressive, à condition qu’elle n’ait pas pour but les situations empreintes de violence mentionnées aux div. (A) à (C) »
(au paragraphe 73).
[66]
Cependant, la commissaire a conclu en l’espèce que les hartals et barrages étaient visés par la définition d’« activité terroriste »
du simple fait de l’existence d’un lien de causalité entre ces activités et des actes de violence. Elle semble aussi avoir été disposée à conclure qu’ils constituent une activité terroriste au seul motif qu’ils ont causé un préjudice économique pour faire pression sur le gouvernement. Même en supposant que les hartals et les barrages pourraient satisfaire aux éléments constitutifs du but ultérieur et de l’intention qui se trouvent dans la définition d’« activité terroriste »
(comme l’a conclu la commissaire), la commissaire aurait dû reconnaître que ces actes constituent des formes de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail, et que, par conséquent, ils ne constituaient des activités terroristes que si le PNB avait appelé à la commission de ces actes pour intentionnellement causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci, par l’usage de la violence, mettre en danger la vie d’une personne, ou compromettre gravement la santé ou la sécurité de la population. Même si les hartals et les barrages auxquels a appelé le PNB ont mené à ces résultats, cet état de fait ne suffit pas. L’intention de causer ce type de préjudice est un élément essentiel de la définition prévue par le Code criminel. En effet, cela rend partiellement compte de ce qu’a défini la Cour suprême du Canada dans Suresh comme étant « ce que l’on entend essentiellement »
par « terrorisme »
à l’échelle internationale. La commissaire a commis une grave erreur en omettant de tenir compte de cet élément. Elle a décidé de se référer à la définition d’« activité terroriste »
prévue par le Code criminel; elle avait donc l’obligation de l’appliquer correctement. En l’absence d’une conclusion expresse selon laquelle les hartals et les barrages auxquels le PNB a appelé avaient pour but de causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci par l’usage de la violence, de mettre en danger la vie d’une personne, ou de compromettre gravement la santé ou la sécurité de la population, la conclusion selon laquelle ces actes constituaient une activité terroriste et, par conséquent, le fait de se livrer au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR, ne saurait être maintenu. De ce fait, cet élément de la conclusion selon laquelle l’appartenance du demandeur au PNB le rend interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne peut subsister.
(2)
Renversement
[67]
L’examen de la conclusion de la commissaire selon laquelle le PNB est l’instigateur ou l’auteur d’actes visant le renversement sera plus succinct. La commissaire s’est guidée sur le fait que la qualité d’instigateur ou d’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement au sens entendu par l’alinéa 34(1)b) de la LIPR repose sur l’utilisation ou l’incitation à l’utilisation d’actes de violence dans le but de renverser un gouvernement. Dans sa conclusion selon laquelle les appels du PNB aux hartals et aux barrages constituaient de tels actes, la commissaire a expressément renvoyé, entre autres, à sa conclusion selon laquelle le PNB, en commettant ces actes, se livrait au terrorisme. Si les concepts de renversement et de terrorisme sont distincts, je ne peux me convaincre que l’analyse de la commissaire sur l’existence de possibles motifs raisonnables de croire que le PNB est l’auteur ou l’instigateur d’actes visant au renversement n’a pas été affectée par sa démarche erronée relativement au terrorisme. Par conséquent, cette question doit aussi faire l’objet d’un nouvel examen.
V.
QUESTION CERTIFIÉE
[68]
Les parties ont reçu l’ébauche des motifs de la Cour et elles ont pu formuler des observations au sujet des questions qui, le cas échéant, devraient être certifiées au titre de l’article 74 de la LIPR. Les deux parties ont choisi de ne pas proposer de question à certifier. Je reconnais que la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale.
VI.
CONCLUSION
[69]
Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section de l’immigration datée du 19 septembre 2017 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER no IMM‑4223‑17
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de la Section de l’immigration datée du 19 septembre 2017 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« John Norris »
Juge
ANNEXE
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
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Code criminel, LRC 1985, c C‑46
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑4223‑17
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INTITULÉ :
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MD MASUD RANA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 12 JUIN 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE NORRIS
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DATE DES MOTIFS :
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LE 29 OCTOBRE 2018
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COMPARUTIONS :
Hart A. Kaminker
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POUR Le demandeur
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Kareena R. Wilding
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Kaminker et Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR Le demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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