Date :
20181010
Dossier :
T-1092-18
Référence :
2018 CF 1016
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le
10 octobre 2018
En
présence de monsieur le juge Manson
ENTRE : |
HARLEY FRANK, COLIN FRANK, MEAGAN FRANK, ROBERT FRANK, ANNETTE RUSSELL-FRANK, KELLY FRANK, SHARON FRANK, RENITA FRANK, COLINDA FRANK, DANIEL FRANK, CINDY TAILFEATHERS |
demandeurs |
et |
CHEF ET CONSEIL DE LA
BANDE DES GENS-DU-SANG VIVANT
DANS LA RÉSERVE INDIENNE DES
GENS-DU-SANG NO 148, DARYL THREE PERSONS, SHELDON THREE PERSONS, EMERY ROY THREE PERSONS, WENDALL THREE PERSONS |
défendeurs |
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
Dans la présente affaire, la
Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le
9 avril 2018 [la décision d’appel] par le Tribunal d’appel des
litiges fonciers [le Tribunal d’appel] du chef et du Conseil de la tribu des
Gens-du-Sang. La décision d’appel a confirmé la décision du Conseil, datée du
3 janvier 2018 [la décision], en vertu de laquelle certaines terres
des demandeurs ont été transférées à certains des défendeurs.
II.
Contexte
[2]
Le défendeur, le chef et le
Conseil [Conseil] de la bande des Gens-du Sang vivant dans la réserve indienne
des Gens-du-Sang no 148 [la tribu des Gens-du-Sang], est
l’organisme responsable de la gestion des terres de la réserve des
Gens-du-Sang.
[3]
Les demandeurs, Harley Frank,
Colin Frank, Meagan Frank, Robert Frank, Annette Russell-Frank, Kelly Frank,
Sharon Frank, Renita Frank, Colinda Frank, Daniel Frank et Cindy Tailfeathers,
sont membres de la tribu des Gens-du-Sang.
[4]
Avant juin 2017, les
demandeurs étaient les occupants enregistrés des terres suivantes dans le
Registre des terres de la tribu des Gens-du-Sang [le Registre des terres] :
- Partie nord-est, ¼ section 11, CANTON 5, RANG 24 O4M
(24,3 acres cultivées + 11 acres de prairies);
- Section 12, CANTON 5, RANG 24 O4M
(319,44 acres);
- Section 13, CANTON 5, RANG 24 O4M
(342,4 acres cultivées + 245,2 acres de prairies);
- Partie est, ½ section 14, CANTON 5, RANG 24 O4M
(100,9 acres cultivées);
- Partie ouest, ½ section 18, CANTON 5, RANG 23
O4M (75,0 acres cultivées + 165,9 acres de prairies);
- Partie ouest, ½ section 7, CANTON 5, RANG 23 O4M
(198,2 acres).
[collectivement,
les terres]
[5]
Les défendeurs Wendall Three
Persons, Sheldon Three Persons, Daryl Three Persons et Emery Roy Three Persons
[collectivement, les Three Persons] sont tous membres de la tribu des
Gens-du-Sang.
A.
Régime de propriété foncière de
la tribu des Gens-du-Sang
[6]
La tribu des Gens-du-Sang est
une bande dûment constituée en vertu de la Loi
sur les Indiens, LRC (1985), c I-6. La tribu des Gens-du-Sang
occupe et administre la réserve des Gens-du-Sang no 148 et 148A
[la réserve] dans la province d’Alberta.
[7]
Conformément à
l’article 20 de la Loi sur les
Indiens, les membres de la tribu des Gens-du-Sang ne possèdent pas légalement
de terres, et aucun membre de la tribu n’est titulaire d’un certificat de
possession ou d’un certificat d’occupation. La tribu des Gens-du-Sang utilise
plutôt un régime foncier reposant sur les coutumes, l’usage traditionnel des
terres, et l’occupation.
[8]
La tribu des Gens-du-Sang a
adopté la Politique sur le règlement des
litiges relatifs à l’occupation et à l’utilisation des terres de la Nation
Kainai [la Politique], qui régit la propriété, l’occupation et la
possession des terres par les membres de la tribu des Gens-du-Sang. La
Politique établit un registre des terres, tenu par le Service de gestion des
terres de la tribu des Gens-du-Sang [le Service des terres], qui est un
document faisant autorité qui répertorie l’utilisation et l’occupation actuelles
des terres de la réserve par les membres de la tribu des Gens-du-Sang.
[9]
Les membres de la tribu des
Gens-du-Sang détiennent des privilèges d’occupation des terres de la réserve,
et non des titres.
[10]
Selon le paragraphe 3.1(2)
de la Politique, le Registre des terres est réputé être exact, sauf si le
contraire est clairement prouvé :
[traduction]
3.1 REGISTRE
DES TERRES
1) Le
Registre des terres de la tribu des Gens-du-Sang est le registre officiel
attestant l’utilisation des terres et les privilèges d’occupation pour les
terres de la réserve.
2) Le
Registre des terres est réputé être exact, sauf si le contraire est clairement
prouvé.
B.
Paliers de règlement des
litiges en vertu de la Politique
[11]
Le processus de règlement des
litiges fonciers de la tribu des Gens-du-Sang comporte trois paliers.
[12]
Au premier palier, la
Commission des litiges fonciers (la Commission) entend les litiges fonciers
entre les membres de la tribu des Gens-du-Sang et elle formule des
recommandations au Conseil.
[13]
Avant la tenue d’une audience,
le Service des terres produit un dossier du litige, qui comprend les
renseignements pertinents au litige en possession ou sous le contrôle du
Service des terres.
[14]
La Commission est responsable
d’animer et de superviser les audiences sur les litiges et d’en établir le
calendrier. L’article 6.3 de la Politique énonce la procédure que la Commission
doit suivre lorsqu’elle tient une audience, notamment à l’alinéa 6.3(5)d) :
[traduction]
Témoignages
Toutes les parties intéressées ou touchées,
y compris le Service des terres, peuvent s’exprimer sur la question ou le
litige et sur tout règlement possible. La partie contestante doit présenter
les éléments de preuve appuyant sa position avant l’audience de la Commission
sur le litige, et le Service des terres et la Commission ne doivent pas
effectuer d’enquêtes ou de recherches indépendantes au-delà des documents déjà
dans les dossiers du Service des terres ou présentés par les parties.
[Non souligné dans l’original]
[15]
Conformément à la Politique sur
l’occupation et l’utilisation des terres de la Nation Kainai : Procédures
des audiences sur les litiges fonciers [les procédures], alinéa 7g), les
parties à une audience devant la Commision ne peuvent retenir les services d’un
avocat :
La représentation par un avocat n’est pas reconnue,
parce que la tribu des Gens-du Sang est actuellement assujettie à un régime
foncier reposant sur les coutumes de la Nation Kainai, l’usage traditionnel des
terres, et l’occupation.
[16]
Selon l’article 5 des
procédures, chaque partie est tenue de préparer des observations écrites
14 jours avant la tenue de l’audience devant la Commission et de fournir
des copies à un représentant du Service des terres, et un représentant du
Service des terres doit transmettre une copie des observations écrites de chaque
partie aux autres parties et à la Commission :
[traduction]
5. OBSERVATIONS ÉCRITES
a) La Commission exige que les parties
préparent un mémoire ou des observations écrites. Le mémoire ou l’exposé
devrait contenir des renseignements sur leur affaire, y compris tous les faits
pertinents. Chaque partie, y compris le Service de gestion des terres, divulgue
ses arguments ou sa position et fournit deux (2) copies de ses observations
écrites quatorze (14) jours avant l’audience au technicien des litiges fonciers.
[…]
b) Dès réception des copies, le technicien
des litiges [sic] fonciers transmet une copie des observations écrites
de chaque partie aux autres parties et à la Commission.
[17]
À la lumière des faits
présentés à l’audience, la Commission fait des recommandations au Conseil
concernant l’attribution ou la réattribution des terres faisant l’objet du
litige.
[18]
Au deuxième palier du processus
de règlement des litiges, le Conseil prend une décision fondée sur les
recommandations de la Commission et sur d’autres facteurs énumérés dans la
Politique. Le Conseil doit fournir par écrit les motifs de sa décision, y
compris les éléments indiqués au paragraphe 6.4(6) de la Politique :
[traduction]
Le Conseil fournit par écrit les motifs de
sa décision, notamment :
a) un
résumé des faits sur lesquels la décision est fondée;
b) un
résumé des éléments de preuve examinés;
c) la
justification de la décision qui a été prise.
[19]
Le troisième palier du
processus de règlement des litiges est le processus d’appel. Une partie peut
interjeter appel d’une décision du Conseil au Tribunal d’appel. L’appel doit
être fondé sur l’un des motifs énumérés au paragraphe 6.5(1) de la Politique :
[traduction]
Une décision du Conseil relative au litige
peut faire l’objet d’un appel par une partie au litige uniquement pour les
motifs suivants :
a) la
décision du Conseil était fondée sur une erreur de droit ou une erreur de fait;
b) le
Conseil n’avait pas le pouvoir de prendre la décision qu’il a prise;
c) le
Conseil n’a pas suivi les procédures énoncées dans la présente politique;
d) le
Conseil n’a pas exercé ses pouvoirs discrétionnaires de manière juste et
équitable;
e) l’appel
est fondé sur de nouveaux éléments de preuve qui auraient pu avoir une
incidence sur l’issue de la décision et qui n’auraient pu être produits et
n’étaient pas disponibles au moment de la décision.
[20]
Conformément au paragraphe
6.5(9) de la Politique, une fois l’appel déposé et les motifs d’appel énoncés
convenablement, le Tribunal d’appel peut [TRADUCTION]
« généralement conduire
l’instance de la façon qu’il, à sa seule discrétion, juge appropriée pour
trancher l’appel ». La Politique comporte
toutefois des exigences que le Tribunal d’appel doit respecter :
- [traduction]
le
Tribunal d’appel doit se réunir pour déterminer si une audience doit être tenue
ou si l’appel peut être tranché d’après le dossier (alinéa 6.5a));
- si le Tribunal d’appel conclut que l’un des motifs d’appel est
valide, la décision du Conseil est invalide, et l’affaire doit être
renvoyée au conseil pour un nouvel examen (par. 6.5(12) et (13));
- le Tribunal d’appel doit rendre une
décision dans les 30 jours suivant la réception de l’appel ou la date
de l’audience si une audience est requise :
La décision du Tribunal d’appel doit être
rendue dans les trente (30) jours civils suivant la réception de l’appel
ou la date de l’audience si une audience est requise, et elle est définitive et
exécutoire pour toutes les parties et ne peut faire l’objet d’aucun autre
examen par le Conseil, le Tribunal d’appel ou un autre tribunal. Des copies de
la décision doivent être transmises aux parties et au Conseil dans les cinq
(5) jours civils suivant la date de la décision.
(par. 6.5(11)).
[21]
La Politique n’oblige pas le
tribunal d’appel à produire des motifs écrits ou à divulguer des éléments de preuve
aux parties.
C.
Terres en litige
[22]
Le litige a trait à des
événements qui ont eu lieu avant la création du Registre des terres dans les
années 1960.
[23]
Au moment de la création du
Registre des terres, ou peu de temps après, les terres étaient enregistrées au
nom de Wilton Frank. Les terres ont depuis été enregistrées au nom de Wilton
Frank et de ses descendants (c.àd. les demandeurs). Wilton Frank a transféré
des parties des terres à ses descendants par renonciation dans les années 1970
et 1980.
[24]
Les Three Persons sont les
petits-enfants de feu Tom Three Persons, qui est décédé en 1949. Lorsque Tom
Three Persons est décédé, son fils Jessie Three Persons n’avait pas encore
l’âge légal.
[25]
Les Three Persons allèguent que
le Conseil a accordé temporairement les biens fonciers de Tom Three Persons à
Wilton Frank, jusqu’à ce que Jessie puisse prendre le contrôle des terres. Pour
cette raison, ils soutiennent que les Three Persons conservent un droit sur ces
terres, et que ces terres constituent les terres enregistrées au nom des
demandeurs.
D.
Historique procédural
[26]
Le ou vers le
29 juin 2017, le coordonnateur des litiges fonciers a écrit aux
demandeurs pour les informer que la Commission tiendrait une audience le
2 août 2017. L’audience a été initiée par les Three Persons.
[27]
Le Service des terres a alors
envoyé aux demandeurs et aux Three Persons un dossier du litige contenant,
entre autres, des documents de vérification du Registre des terres, des cartes,
des historiques de transfert de terres et des procès-verbaux de réunions du
Conseil [le dossier du litige].
[28]
Le 2 août 2017, les
demandeurs ont assisté à l’audience, et ils ont présenté à la Commission des
observations orales et écrites [l’audience]. Les Three Persons n’ont pas
assisté à l’audience.
[29]
Le ou vers le 19 décembre 2017,
la Commission a présenté ses recommandations au Conseil [les recommandations],
concluant ce qui suit :
La Commission a délibéré, et elle fonde ses
recommandations sur les documents contenus dans le dossier ainsi que sur les
audiences. La Commission a pris en considération toutes les questions de
politique et les questions relatives aux coutumes qui ont une incidence sur
l’affaire. Compte tenu de l’ensemble des renseignements pertinents mis à la
disposition de la Commission, cette dernière est parvenue à une conclusion.
La Commission est tenue dans tous les cas de
respecter la validité de l’enregistrement courant, à moins qu’un demandeur ne
puisse présenter de solides arguments et des éléments de preuve convaincants
selon lesquels l’enregistrement est erroné.
Les Three Persons ont pu fournir à la
Commission des éléments de preuve convaincants à l’appui de leur demande de
contestation de l’enregistrement courant des terres au nom de la famille Frank.
[30]
Les éléments de preuve dont je
dispose ne me permettent pas de déterminer clairement si les Three Persons ont
présenté au comité à un autre moment des éléments de preuve additionnels, non
contenus dans le dossier du litige, en violation de l’alinéa 6.3(5)d) de
la Politique.
[31]
À plusieurs endroits, les
recommandations laissent supposer que les Three Persons ont comparu devant le
comité à un moment distinct et qu’ils ont présenté des observations orales ou
écrites. En vertu de l’article 5 des procédures, les Three Persons sont
d’ailleurs tenus de présenter des observations écrites à la Commission.
[32]
Quoi qu’il en soit, les
demandeurs n’ont pas été mis au courant d’éléments de preuve additionnels,
d’observations écrites ou d’observations orales présentés à la Commission par
les Three Persons.
[33]
La Commission a recommandé que
les terres soient enregistrées au nom de Wendall, Sheldon, Daryl et Emery Roy
Three Persons, chacun devant recevoir une partie égale des terres, et que les
demandeurs conservent des terrains d’habitation de cinq acres.
[34]
Vers le
19 décembre 2017, le Conseil a accepté les recommandations. Dans une
lettre du 3 janvier 2018, le Conseil a écrit aux Three Persons et aux
demandeurs pour leur communiquer la décision suivante :
1. Que le Registraire [sic] actuel
des terres soit modifié et que les terres soient enregistrées au nom de
Wendall, Sheldon, Daryl et Emery Roy Three Persons, car aucun document officiel
ne peut prouver que les terres ont été légalement transférées à Wilton Frank.
2. Que Wendall, Sheldon, Daryl et Emery Roy
Three Persons reçoivent chacun une part égale des terres. Voir la description
cadastrale des terres précédemment.
3. Que les familles Frank conservent les
terrains d’habitation de cinq (5) acres et que l’arpentage des terres soit
effectué par le Service des terres de la tribu des Gens-du-Sang.
[la décision]
[35]
La décision contenait les
constatations suivantes, qui ont servi de fondement aux conclusions qui
précèdent :
a) Les terres ont été initialement
enregistrées au nom de Tom Three Persons, et un tuteur a été nommé par le chef
et le Conseil; le tuteur a bel et bien veillé aux intérêts de Jessie Three
Persons relatifs aux terres jusqu’à ce que (Jessie) atteigne l’âge légal et que
la terre soit enregistrée au nom de Jessie.
b) Wendall, Sheldon, Daryl et Emery Three
Persons ont fourni des renseignements et des éléments de preuve à l’appui de
l’enregistrement des terres au nom de Tom Three Person et de Jessie Three
Person.
c) Aucun document ne prouvait que les terres
avaient été transférées à Wilton Frank.
[36]
Dans une lettre du
4 janvier 2018, le Conseil a informé les deux parties de leur droit
d’interjeter appel auprès du Tribunal d’appel.
[37]
Le 4 janvier 2018,
les Three Persons ont interjeté appel de la décision, contestant le fondement
sur lequel les demandeurs avaient obtenu des terrains d’habitation de cinq
acres.
[38]
Le 15 janvier 2018,
Harley Frank, au nom des demandeurs, a écrit au Conseil une lettre dans
laquelle il demande à ce dernier les renseignements dont les demandeurs ont
besoin pour pouvoir dûment interjeter appel de la décision.
[39]
Le 19 janvier 2018,
Sharon et Kelly Frank ont rédigé deux lettres, et un formulaire d’appel, dans
lesquels ils demandaient la divulgation des éléments de preuve sur lesquels le
Conseil a fondé sa décision. Ces lettres et le formulaire d’appel ont clairement
soulevé quatre motifs d’appel énumérés au paragraphe 6.5(1) de la Politique :
- La décision du Conseil était fondée sur une erreur de droit ou
une erreur de fait;
- Le Conseil n’avait pas le pouvoir de prendre la décision qu’il
a prise;
- Le Conseil n’a pas exercé ses pouvoirs discrétionnaires de
manière juste et équitable;
- Nouveaux éléments de preuve depuis la décision du Conseil.
[40]
Les demandeurs n’ont reçu aucun
élément de preuve additionnel.
[41]
Le 9 avril 2018, le
Tribunal d’appel a écrit aux demandeurs pour les informer que leur appel
n’était pas fondé et que la décision serait maintenue [la décision d’appel] :
Monsieur, Madame,
Nous, le Tribunal d’appel, avons conclu
l’affaire relativement aux appels déposés le 19 janvier 2018. Nous
avons examiné les renseignements relatifs à l’appel que vous avez déposé. Nous
avons conclu que l’appel n’est pas fondé; la décision prise le
3 janvier 2018 par le chef et le Conseil de la tribu des GensduSang
(le « Conseil ») est maintenue. À la lumière des critères d’appel
prévus aux alinéas 6.5(1)a), b), d) et e) de la Politique sur le règlement
des litiges relatifs à l’occupation et à l’utilisation des terres de la Nation
Kainai, nous attirons votre attention sur les points suivants :
Le chef et le Conseil de la tribu des
GensduSang (le « Conseil ») ont délibéré sur les recommandations
présentées par la Commission des litiges fonciers (« Commission ») le
19 décembre 2017 au sujet des terres précédemment mentionnées, et
conformément à l’article 2.3 de la Politique sur le règlement des litiges
relatifs à l’occupation et à l’utilisation des terres de la Nation Kainai. Le
Conseil a accepté les recommandations de la Commission, qui étaient fondées sur
les éléments au dossier et sur l’examen minutieux des éléments de preuve par la
Commission. Aucun nouvel élément de preuve n’a été produit.
Pour terminer, nous vous remercions de la
patience dont vous avez fait preuve dans la présente affaire.
Tribunal d’appel des litiges fonciers
[42]
La décision d’appel portait
uniquement sur la présentation de nouveaux éléments de preuve; les trois autres
motifs d’appel n’ont été que mentionnés par rapport aux alinéas du paragraphe
6.5(1) de la Politique auxquels ils correspondent.
[43]
Dans une lettre du
17 avril 2018, Harley Frank a demandé une audience au Comité de gestion
des terres à sa prochaine réunion. M. Frank a demandé un réexamen de la
décision d’appel. Le ou vers le 2 mai 2018, Kelly Frank et Sharon
Frank ont écrit au Conseil pour lui demander de reconsidérer la décision
d’appel.
[44]
Dans son affidavit assermenté
le 4 juillet 2018, Harley Frank démontre que la décision a été
reconsidérée et confirmée, et qu’elle lui a été communiquée le
17 mai 2018. Cet élément de preuve a été confirmé en
contre-interrogatoire.
[45]
Les demandeurs ont déposé leur
avis de demande le 7 juin 2018 [la demande].
III.
Questions à trancher
[46]
Il faut trancher les questions
suivantes :
- La demande est-elle interdite par la règle 302 des Règles des Cours fédérales, (DORS/98-106)?
- La demande est-elle interdite en raison du délai de
30 jours mentionné au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales?
- Quelle est la norme de contrôle qui s’applique?
- Les demandeurs se sont-ils vu refuser l’équité procédurale?
- La décision du Tribunal d’appel était-elle raisonnable?
IV.
Analyse
[47]
En guise de commentaire préliminaire,
je crains que le Conseil n’ait assumé, à tort, la tâche de défendre sa propre
décision, qui était contestée.
[48]
Le rôle d’un tribunal dont la
décision fait l’objet d’un examen est limité. Ce n’est pas le rôle d’un tel
tribunal de défendre sa conduite et le bien-fondé de sa décision (Bossé c Canada (Procureur général),
2015 CF 1142, au paragraphe 27). Comme l’a souligné la Cour
suprême du Canada dans Northwestern
Utilities Ltd. et autre c Edmonton, [1979] 1 RCS 684, à la
page 710, « accorder au tribunal
administratif la possibilité de défendre sa conduite et en fait de se justifier
donnerait lieu à un spectacle auquel nos traditions judiciaires ne nous ont pas
habitués ».
[49]
Dans Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 246, au
paragraphe 16, le juge Stratas a expliqué le raisonnement qui sous-tend ce
rôle limité :
Les
observations que le tribunal administratif présente dans une instance en
contrôle judiciaire et qui plongent trop loin, trop intensément ou trop
énergiquement dans le bien-fondé de l’affaire soumise au tribunal administratif
risquent d’empêcher celui-ci de procéder par la suite à un réexamen impartial
du bien-fondé de l’affaire. De plus, de telles observations du tribunal
administratif sont susceptibles de miner sa réputation d’impartialité et
d’entamer la confiance du public envers l’équité de notre système de justice
administrative.
[50]
Je reconnais que, tel qu’il est
décrit ci-après, c’est la décision d’appel dont la Cour est dûment saisie, et
que le Tribunal d’appel est composé de membres différents et joue un rôle
distinct par rapport au Conseil. Toutefois, le fondement de la décision d’appel
est une décision du Conseil, et une partie du rôle de la Cour dans l’examen de
la décision d’appel est d’examiner le fondement de la décision.
[51]
Ce sont les Three Persons, et
non le Conseil, qui auraient dû défendre la décision d’appel. Toutefois, comme
la question n’a pas été débattue devant moi, je vais me pencher sur les
questions soulevées par les parties.
A.
La demande est-elle interdite
par la règle 302 des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106)?
[52]
En vertu de la règle 302, sauf
ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut
porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée.
302 Sauf ordonnance contraire de la Cour, la
demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour
laquelle une réparation est demandée.
[53]
Il est contraire à la
règle 302 qu’un demandeur conteste deux décisions dans une seule demande,
à moins qu’il puisse être démontré que les décisions faisaient partie d’une « même série d'actes » (Khadr c Canada (Ministre des Affaires étrangères),
2004 CF 1145, au paragraphe 9 [Khadr]).
[54]
Le défendeur soutient que les
demandeurs sollicitent à tort le contrôle judiciaire de deux décisions
distinctes prises par différentes entités administratives à des moments
différents.
[55]
Dans leur avis de demande, les
demandeurs écrivent :
La présente demande est une demande de
contrôle judiciaire à l’égard de la décision du Tribunal d’appel des litiges
fonciers (« Tribunal d’appel ») du chef et du Conseil de la tribu des
GensduSang (« Conseil de bande ») rendue le 9 avril 2018
et confirmant la décision du Conseil de bande rendue le
3 janvier 2018 (la « décision »).
[56]
Dans leurs prétentions écrites,
les demandeurs font valoir que :
La question qui se pose au sujet de la
présente demande est de savoir si la décision du chef et du Conseil devrait
être annulée. Selon les éléments présentés, l’instance était fondamentalement
déficiente dès le départ. Les demandeurs n’ont jamais eu droit à une
instruction en bonne et due forme ni à un examen en bonne et due forme de
l’affaire. La décision doit être annulée parce que la Commission :
a) n’a pas respecté les principes de
justice naturelle et d’équité procédurale;
b) a refusé aux demandeurs le droit
d’être entendus;
c) a commis des erreurs de fait et
des erreurs de droit à la lecture du dossier;
d) n’a pas fourni de motifs de la
décision ou de motifs suffisants;
e) a rendu une décision déraisonnable
dans toutes les circonstances;
f) n’a accordé aux demandeurs aucun
appel significatif ni véritable.
[57]
Le défendeur fait valoir que
les demandeurs confondent trois entités administratives différentes et ne
peuvent demander le contrôle judiciaire de l’audience de la Commission, de la
décision du Conseil et de la décision d’appel dans le cadre d’une même demande.
Le défendeur soutient que ces décisions ont été rendues à des moments
différents et qu’elles portent sur des aspects différents. Selon les
défendeurs, la décision du Conseil comportait un examen des recommandations de
la Commission et tenait compte à la fois des intérêts individuels des membres
de la tribu des GensduSang et des intérêts collectifs de l’ensemble des
membres de la tribu, tandis que le Tribunal d’appel s’est concentré sur des
champs d’enquête précis prévus par la Politique.
[58]
Dans Khadr, le juge von
Fickenstein a conclu que, lorsque deux séries de décisions ont été prises à des
époques différentes et touchent des aspects différents, il n’est pas possible
d’affirmer qu’elles constituent une « même série
d’actes » (Khadr, précitée,
au paragraphe 10).
[59]
Les demandeurs dans Khadr contestaient deux séries
distinctes de décisions; la première série de décisions était liée au fait que
le ministre n’avait pas fourni de services consulaires à M. Khadr, tandis
que la deuxième série était liée aux entrevues de M. Khadr menées par des
représentants du gouvernement canadien. Ces séries distinctes de décisions ont
été prises à des moments différents et portaient sur des aspects différents.
Par conséquent, la Cour a conclu que la demande contrevenait à la
règle 302.
[60]
En revanche, même si elles ont
été formulées ou prises à des moments différents, les recommandations de la
Commission, la décision du Conseil et la décision d’appel du Tribunal d’appel
faisaient partie d’une même série d’actes, et elles portaient sur un aspect
similaire – le règlement d’un litige foncier entre les demandeurs et les
Three Persons.
[61]
Toutefois, lorsque la décision
faisant l’objet d’un contrôle judiciaire a été rendue par suite d’un appel
administratif, la Cour ne doit examiner que la décision rendue en appel; la
décision initiale n’est pas examinée par la Cour (Pieters c Canada (Procureur général), 2004 CF 342, au
paragraphe 4; Elson c Canada
(Procureur général), 2017 CF 459, aux paragraphes 28 à 31).
[62]
Par conséquent, seule la
décision d’appel peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire dans la présente
affaire. Cela dit, le fondement de la décision doit être pris en considération.
B.
La demande est-elle interdite
en raison du délai de 30 jours mentionné au paragraphe 18.1(2) de la Loi
sur les Cours fédérales?
[63]
En vertu du
chapitre 18.1(2) de la Loi sur les
Cours fédérales, L.R.C. (1985), c. F7, les demandes de contrôle
judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la communication
de la décision aux parties concernées, ou dans le délai supplémentaire que la
Cour peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.
[64]
Le défendeur soutient que la
décision du Tribunal d’appel a été communiquée aux demandeurs au plus tard le
17 avril 2018, ou le 2 mai. La demande n’a été déposée que le
7 juin 2018, audelà du délai de 30 jours.
[65]
Le défendeur reconnaît
l’élément de preuve de Harley Frank selon lequel il y a eu un réexamen de la
décision d’appel le ou vers le 15 mai 2018, mais il soutient qu’aucun
document n’appuie cette allégation. Le défendeur fait également remarquer que,
si une décision du Conseil a été confirmée par le Tribunal d’appel, la
Politique ne permet pas au Conseil de réexaminer cette décision.
[66]
Bien que j’accepte le fait que
la décision d’appel a été communiquée aux demandeurs au plus tard le 2 mai
2018, et le fait que le dépôt de l’avis de demande par les demandeurs le
7 juin 2018 soit au-delà du délai de 30 jours prévu au paragraphe
18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales,
il est toutefois possible de prolonger ce délai; pour ce faire, il importe
principalement de déterminer s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire
(Crowchild c Nation Tsuu T'ina,
2017 CF 861, au paragraphe 19 [Crowchild]). La Cour a statué que la partie demanderesse doit
prouver : (i) une intention constante de
poursuivre sa demande; (ii) que la demande est bien fondée; (iii) que le
défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai; (iv) qu’il existe une
explication raisonnable justifiant le délai (Crowchild, précitée, au
paragraphe 19).
[67]
Je conclus que : (i) les
demandeurs ont une intention constante de poursuivre leur demande; (ii) les
demandeurs ont fourni une explication raisonnable justifiant le délai; (iii) la
demande est fondée; (iv) les défendeurs n’ont pas été pris par surprise ou
n’ont pas subi de préjudice en raison du délai, car ils étaient au courant des
préoccupations constantes des demandeurs en raison des lettres du 17 avril
et du 2 mai 2018.
[68]
Je conclus qu’il est dans
l’intérêt de la justice de prolonger le délai.
C.
Quelle est la norme de contrôle
qui s’applique?
[69]
Les entités administratives
autochtones commandent particulièrement la retenue, car elles sont bien placées
pour comprendre les objectifs des lois autochtones et elles sont sensibles à la
situation de la collectivité touchée par la décision (Pastion c Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, aux
paragraphes 19 à 28 [Pastion]).
[70]
La décision du Tribunal d’appel
devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Crowchild, précitée, au
paragraphe 25).
[71]
La norme de contrôle à
appliquer pour déterminer s’il y a eu violation de l’équité procédurale est
celle de la décision correcte (Crowchild,
au paragraphe 26).
D.
Les demandeurs se sont-ils vu
refuser l’équité procédurale?
[72]
L’obligation d’équité
procédurale est souple et variable et dépend d’une appréciation du contexte de
la loi particulière et des droits touchés (Hill
c Nation des Onneiouts de la Thames, 2014 CF 796, au
paragraphe 71 [Hill]).
[73]
Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté
et de l’Immigration) [1999], 2 RCS 817 [Baker], la Cour suprême a énoncé les facteurs non exhaustifs
suivants qui sont souvent pertinents pour déterminer le contenu de l’obligation
d’équité procédurale :
- la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour
y parvenir;
- la nature du régime législatif et les termes de la loi
régissant l’organisme;
- l’importance de la décision pour les personnes visées;
- les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;
- les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même.
[74]
L’idée sous-jacente à tous ces
facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation
d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont
prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de
décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la
possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur point
de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient
considérés par le décideur (Baker, précitée, au paragraphe 22).
[75]
Si l’on applique le premier
facteur de l’arrêt Baker, la nature
de la décision d’appel était le règlement d’un litige foncier entre des membres
de la tribu des GensduSang et l’administration de terres détenues par la
tribu des GensduSang.
[76]
Le défendeur soutient que le
processus était un format décisionnel informel et fondé sur la décision prise
en commun, et qu’il s’apparente à la décision rendue dans l’affaire Okemow c Lucky Man Cree Nation,
2017 CF 46 [Okemow], dans
laquelle un faible degré de protection procédurale a été accordé.
[77]
Cependant, dans la présente
affaire, le processus de règlement des litiges est plus formaliste que dans Okemow, dans laquelle le processus
d’appel a été effectué par vote oral et aucun motif écrit n’a été fourni. Dans
la présente affaire, le processus d’appel nécessite l’examen de la Politique,
qui prévoit expressément que le Conseil, lorsqu’il règle des litiges, doit
fournir les motifs écrits de toute décision, y compris un résumé des faits sur
lesquels la décision est fondée, un résumé des éléments de preuve examinés et
la justification de la décision prise (par. 6.4(6)). Le processus d’appel
ressemble en partie à un processus quasi judiciaire, qui plaide en quelque
sorte en faveur d’un degré plus élevé d’équité procédurale.
[78]
Si l’on applique le deuxième
facteur de l’arrêt Baker, un degré
plus élevé d’équité procédurale est requis lorsque la décision est déterminante
en l’espèce et que d’autres demandes ne peuvent pas être présentées. Selon le
paragraphe 6.5(12) de la Politique, lorsque le Tribunal d’appel rejette
une affaire, la décision du Conseil est alors [traduction]
« définitive et exécutoire et ne peut faire
l’objet d’un réexamen sur le fond ». Ce facteur plaide également en
faveur d’un degré plus élevé d’équité procédurale.
[79]
Si l’on applique le troisième
facteur de l’arrêt Baker, soit
l’importance de la décision pour les personnes visées, le défendeur reconnaît à
juste titre que l’affaire est importante pour les demandeurs. La décision
d’appel a pour effet d’enlever des terres à une famille qui les occupe, même
sans titre de propriété, depuis bien plus de 50 ans. Selon ce facteur, un
degré plus élevé d’équité procédurale devrait également être accordé.
[80]
Pour ce qui est du quatrième
facteur de l’arrêt Baker, les
attentes légitimes des personnes qui contestent la décision, si un demandeur
s’attend légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie ou à ce qu’un
certain résultat soit atteint, cette procédure ou ce résultat peut être requis
en vertu de l’obligation d’équité.
[81]
Les demandeurs n’abordent pas
ce facteur relativement à la décision d’appel. En ce qui concerne l’audience
devant la Commission et la décision du Conseil, les demandeurs soutiennent
qu’ils étaient légitimement en droit de s’attendre à être entendus, notamment à
pouvoir présenter leur position pleinement, contester la preuve contraire et
avoir droit à un avocat. Les demandeurs font valoir que ces attentes n’ont pas
été satisfaites, car ils n’étaient pas au courant de l’affaire présentée à la
Commission par les Three Persons et ils n’ont pas eu droit à un avocat, ce qui
les a empêchés de présenter pleinement leur position. De plus, les demandeurs
soutiennent qu’ils étaient légitimement en droit de s’attendre à recevoir des
motifs valables de la décision, et que le Conseil n’a pas fourni de motifs
suffisamment intelligibles.
[82]
Le défendeur soutient que les
demandeurs pouvaient uniquement s’attendre, de façon raisonnable, à ce que la
Politique soit respectée, et elle l’a été.
[83]
Je reconnais que les demandeurs
étaient légitimement en droit de s’attendre à être entendus, mais je ne
considère pas que cette attente comprend le droit à un avocat ou à une audience
orale devant le Tribunal d’appel; selon la Politique, le Tribunal d’appel peut,
à sa discrétion, tenir une audience.
[84]
Toutefois, les questions à
trancher dans la présente affaire sont complexes et nécessitent l’interprétation
de documents datant des années 1950 ainsi que la résolution d’incompatibilités
entre un régime complexe d’enregistrement foncier et un régime préexistant de
propriété foncière reposant sur les coutumes autochtones. Ces questions sont
également importantes, en ce sens qu’elles menacent d’éteindre la revendication
des demandeurs sur des centaines d’acres de terres. Compte tenu de l’importance
et de la complexité des questions, l’ensemble des éléments de preuve dont la
Commission a été saisie et les recommandations de la Commission auraient dû
être divulgués aux demandeurs lorsque ces derniers préparaient leur appel.
[85]
Les demandeurs auraient dû avoir la
possibilité de présenter pleinement leur position. Le quatrième facteur plaide
en faveur d’un degré plus élevé d’équité procédurale.
[86]
En ce qui concerne le dernier
facteur de l’arrêt Baker, le choix de
la procédure fait par l’organisme, le Conseil a choisi la procédure dans la
présente affaire en adoptant la Politique et les procédures. Ce facteur milite
en faveur d’un degré plus élevé d’équité procédurale (Hill, précitée, au paragraphe 76).
[87]
Je constate également la notion
de droits de participation qui sous-tend l’obligation d’équité procédurale, et
l’importance d’avoir une procédure adaptée à la décision prise et à son
contexte social. Je reconnais que la décision d’appel a été rendue dans le
contexte d’un régime communautaire autochtone de propriété foncière et qu’il
faut accorder une grande déférence aux membres du Tribunal d’appel.
[88]
Cependant, compte tenu des
faits de la présente affaire, les demandeurs devraient bénéficier de plus que
les droits minimaux d’équité procédurale. Lorsque les droits découlant de
l’obligation d’équité procédurale sont minimaux, ces droits comprennent le
droit à un avis, la possibilité d’être entendu et de voir ses observations
examinées et un avis de la décision (Hill,
au paragraphe 77). J’estime que l’obligation d’équité procédurale envers
les demandeurs en l’espèce comprend également le droit à la divulgation
complète de la preuve présentée par l’autre partie.
[89]
Bien que la Politique n’exige
pas que le Tribunal d’appel offre la divulgation aux parties, en vertu du
paragraphe 6.4(6) de la Politique, le Conseil doit fournir des motifs
écrits de sa décision, y compris un résumé des faits sur lesquels la décision
est fondée et un résumé des éléments de preuve examinés. La seule tentative de
la décision à cet égard, décrite précédemment, est terriblement insuffisante et
n’offre aucun fondement sur lequel les demandeurs pourraient fonder un appel
significatif devant le Tribunal d’appel.
[90]
Les recommandations n’ont pas
été communiquées aux demandeurs; si elles l’avaient été, cela aurait
probablement permis de satisfaire aux exigences du paragraphe 6.4(6) et de
justifier la décision du Conseil. Pour compliquer les choses, les demandeurs
ont demandé la divulgation dans leurs lettres du 15 janvier et du
19 janvier 2018, mais la demande n’a pas été acceptée et n’a pas fait
l’objet d’un accusé de réception. L’absence de divulgation a fait en sorte que
les demandeurs n’ont pas pu préparer d’observations significatives à
l’intention du Tribunal d’appel. Dans les faits, la non-divulgation a privé les
demandeurs de leur droit d’être entendus par le Tribunal d’appel, et de leur
droit de présenter leurs observations au Tribunal d’appel.
[91]
Je constate également que le
Tribunal d’appel n’a pas respecté la Politique à d’autres égards et que ces
manquements, bien qu’ils soient peut-être insignifiants pris isolément, ont eu
pour effet d’ajouter aux erreurs précédemment mentionnées. Premièrement, selon
le paragraphe 6.5(9), le Tribunal d’appel doit se réunir pour déterminer
si une audience devrait être tenue ou si l’appel peut être tranché d’après le
dossier. Rien n’indique que le Tribunal d’appel ait jamais décidé si les
demandeurs avaient droit à une audience.
[92]
Deuxièmement, selon le
paragraphe 6.5(11), le Tribunal d’appel doit rendre une décision dans les
30 jours civils suivant la réception de l’appel. Les demandeurs ont écrit
au Tribunal d’appel au plus tard le 19 janvier 2018, et la décision
d’appel n’a été communiquée que le 9 avril 2018, bien au-delà de la
limite de 30 jours.
[93]
Ces deux manquements ont
aggravé les effets de la non-divulgation sur les droits des demandeurs à
l’équité procédurale.
[94]
Je crains que les demandeurs
n’aient également pas eu droit à l’équité procédurale devant la Commission.
Comme il est indiqué précédemment, il semble probable que les éléments de
preuve, les observations écrites et les observations orales présentés à la
Commission par les Three Persons, ou une combinaison de ces éléments, n’ont pas
été divulgués aux demandeurs. Si tel est le cas, cette non-divulgation a porté
atteinte aux droits des demandeurs à l’équité procédurale devant la Commission.
[95]
Les demandeurs n’ont pas eu droit
à l’équité procédurale.
E.
La décision du Tribunal d’appel
était-elle raisonnable?
[96]
Comme je conclus que la
décision du Tribunal d’appel n’était pas équitable sur le plan procédural, il
n’est pas nécessaire de se demander si la décision était raisonnable ou non –
il serait erroné d’émettre des hypothèses sur ce qu’aurait pu être le résultat
de l’audience (Ghanoum c Canada
(Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 947, au paragraphe 5,
citant Cardinal c Établissement Kent,
[1985] 1 RCS 643).
V.
Conclusions
[97]
Comme j’ai conclu que les
demandeurs n’ont pas eu droit à l’équité procédurale, je renvoie l’affaire au
Tribunal d’appel, qui devra suivre certaines directives énoncées ci-après.
[98]
En réexaminant l’affaire, le
Tribunal d’appel, le Conseil et la Commission doivent tous agir de façon
impartiale. Ce devoir nécessite non seulement une apparence d’impartialité,
mais aussi une impartialité réelle à la fois significative et intelligible.
[99]
L’importance de l’impartialité
est accentuée par le rôle que le Conseil a joué dans la défense de la décision
d’appel visée par le présent contrôle judiciaire, rôle qui, comme il est
expliqué précédemment, a dépassé les limites appropriées d’un tribunal
administratif participant à un contrôle judiciaire de sa propre décision.
[100]
Si c’était possible, je
renverrais l’affaire pour qu’elle soit réexaminée par un décideur composé de
personnes qui n’ont pas participé à l’examen initial de l’affaire. Toutefois,
étant donné le contexte unique de l’autonomie gouvernementale des Premières
Nations et l’importance de respecter les procédures de gouvernance de la tribu
des GensduSang, cela n’est pas possible. Par conséquent, il est
particulièrement important que le Tribunal d’appel, le Conseil et la Commission
procèdent à un réexamen significatif et impartial.
JUGEMENT DANS T-1092-18
LA COUR REND LE JUGEMENT
SUIVANT :
1.
La demande est accueillie, et
la décision du Tribunal d’appel est annulée. L’affaire est renvoyée au Tribunal
d’appel pour réexamen conformément aux présents motifs et aux directives
suivantes :
a.
Conformément au
paragraphe 6.5(13) de la Politique, le Tribunal d’appel doit renvoyer
l’affaire au Conseil pour un examen plus approfondi;
b.
Le Tribunal d’appel doit
ordonner au Conseil, conformément au paragraphe 6.5(14) de la Politique,
de renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle tienne une audience de novo devant l’ensemble des membres de
la Commission;
c.
Le Tribunal d’appel doit
veiller à ce que les demandeurs bénéficient pleinement des protections
procédurales énoncées dans la Politique sur le règlement des litiges relatifs à
l’occupation et à l’utilisation des terres de la Nation Kainai et dans les
procédures des audiences sur les litiges fonciers, particulièrement :
i. Le droit à la divulgation complète de tous les éléments de preuve
présentés devant la Commission, conformément aux articles 5 et 8 des
procédures;
ii. Le droit à la divulgation des observations écrites préparées par
l’autre partie, conformément à l’article 5 des procédures;
iii. Le droit de répondre aux observations de l’autre partie, conformément
à l’article 5 des procédures;
d.
Si la décision du Conseil est
portée en appel et que l’affaire est renvoyée devant le Tribunal d’appel, le
Tribunal d’appel doit :
i. veiller à ce que les
demandeurs aient accès à tous les éléments de preuve présentés devant le
Conseil, notamment les recommandations de la Commission, ainsi qu’à tout
élément de preuve additionnel présenté devant le Tribunal d’appel;
ii. veiller à ce que les demandeurs aient la possibilité de tenir compte
de ces éléments de preuve dans leurs observations devant le Tribunal d’appel;
iii. fournir des motifs écrits pour chaque motif d’appel soulevé par les
demandeurs.
2.
Le Conseil défendeur doit payer
les dépens conformément à la colonne III du tarif B.
« Michael D. Manson »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-1092-18 |
INTITULÉ : |
HARLEY FRANK ET AL. C CHEF ET CONSEIL DE
LA BANDE AUTOCHTONE DES GENSDUSANG ET AL. |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
CALGARY (ALBERTA) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 25 SEPTEMBRE 2018 |
JUGEMENT
ET MOTIFS : |
JUGE MANSON |
DATE DES MOTIFS : |
LE 10 OCTOBRE 2018 |
COMPARUTIONS :
M. Peter Leveque Mme Tara McCarthy |
POUR LES DEMANDEURS |
M. Paul Reid Mme Joanne F. Crook |
POUR LES DÉFENDEURS, LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA BANDE AUTOCHTONE
DES GENSDUSANG VIVANT DANS LA RÉSERVE INDIENNE DES GENS-DU-SANG NO 148 |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Miles
Davison s.r.l. Calgary
(Alberta) |
POUR
LES DEMANDEURS |
Walsh
s.r.l. Calgary (Alberta) |
POUR
LES DÉFENDEURS, LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA BANDE AUTOCHTONE DES GENSDUSANG
VIVANT DANS LA RÉSERVE INDIENNE DES GENS-DU-SANG NO 148 |