Date : 20181004
Dossier : T-1851-17
Référence : 2018 CF 991
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2018
En présence de madame la juge Mactavish
ENTRE :
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PRAIRIES TUBULARS (2015) INC.
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demanderesse
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et
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L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Dans les présentes demandes réunies de contrôle judiciaire, Prairie Tubulars (2015) Inc. demande le contrôle judiciaire de vingt-deux décisions rendues par l’Agence des services frontaliers du Canada en vertu des dispositions de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. (1985), ch. S-15 (LMSI). Ces décisions ont imposé des droits antidumping sur « les fournitures tubulaires pour puits de pétrole »
importées au Canada par la demanderesse.
[2]
Les défendeurs demandent une ordonnance de radiation de la demande. Se fondant sur l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, les défendeurs affirment que la Cour fédérale est privée de compétence en la matière par le régime législatif complet établi par la LMSI en ce qui concerne les contestations à l’égard de l’imposition de droits antidumping.
[3]
La demanderesse reconnaît l’existence de la procédure d’appel prévue par la LMSI. Toutefois, pour avoir accès au mécanisme, la LMSI exige que les importateurs qui veulent contester l’imposition de droits antidumping doivent d’abord payer tous les droits exigibles sur les marchandises importées en cause. La demanderesse prétend ne pas avoir les ressources financières nécessaires pour payer les droits imposés, ce qui fait qu’elle ne peut avoir accès à la procédure d’appel prévue dans la LMSI. Faute d’avoir accès à la procédure d’appel prévue par la loi, la demanderesse fait valoir qu’elle devrait avoir un recours devant la Cour.
[4]
Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la Cour fédérale est privée de compétence en ce qui concerne les contestations à l’égard de l’imposition de droits antidumping en vertu des dispositions de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales. En l’absence d’une contestation de la constitutionnalité des dispositions pertinentes de la LMSI, le régime législatif régit la contestation par la demanderesse à l’égard de l’imposition des droits en cause. Il s’ensuit que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est manifestement irrégulière au point d’être dénuée de toute possibilité de succès et que, par conséquent, elle doit être radiée.
I.
Le régime législatif
[5]
Afin de mettre en contexte les arguments des parties, il est nécessaire de comprendre le régime législatif établi en ce qui concerne les contestations à l’égard de l’imposition de droits en vertu de la LMSI. Le texte intégral des dispositions législatives mentionnées dans les présents motifs figure en annexe de la présente décision.
[6]
La LMSI a pour objet de protéger les fabricants canadiens contre la commercialisation au Canada, à un prix excessivement bas, d’articles de fabrication étrangère. Ce phénomène a pour nom « dumping »
: GRK Fasteners c. Canada (Procureur général), 2011 CF 198 au paragraphe 5, [2011] A.C.F. no 233. Il y a dumping lorsque des marchandises sont vendues à des importateurs canadiens à un prix inférieur au prix de vente de marchandises comparables dans le pays d’exportation, ou lorsqu’elles sont vendues au Canada à un prix inférieur au prix de revient. Afin de protéger les fabricants canadiens, la marge de dumping sur les marchandises importées peut être compensée par l’imposition de droits antidumping sur les marchandises en cause.
[7]
Des « droits compensateurs »
peuvent également être imposés lorsque le coût de fabrication des marchandises étrangères a été subventionné dans le pays exportateur. Aux fins des présents motifs, les deux types de droits seront appelés collectivement « droits antidumping »
.
[8]
L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et le Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE) sont conjointement chargés de l’application de la LMSI. L’ASFC peut mener une enquête lorsqu’une plainte est déposée par un fabricant canadien. Le paragraphe 8(1) de la LMSI prévoit que dans le cas où l’ASFC prend une décision provisoire de dumping et où elle estime que l’imposition de droits provisoires est nécessaire pour empêcher qu’un dommage ou un retard ne soit causé ou qu’il y ait menace de dommage, elle peut imposer des droits provisoires En application des articles 55 et 56 de la LMSI, si le TCCE détermine par la suite que le dumping a causé un dommage à la branche de production nationale visée, une telle conclusion confère à l’ASFC le pouvoir d’imposer des droits antidumping.
[9]
L’imposition de droits antidumping par un agent désigné de l’ASFC est définitive aux termes du paragraphe 56(1) de la LMSI. Cela dit, le paragraphe 56(1.01) de la LMSI prévoit que dans les quatre-vingt-dix jours suivant la date de la décision, l’importateur de marchandises visées par la décision peut demander à un agent désigné, par écrit, de réviser la décision relative aux droits exigibles. Toutefois, le paragraphe 56(1.01) de la LMSI prévoit que pour être admissible à une telle révision, l’importateur doit avoir payé tous les droits exigibles sur les marchandises importées. Les parties conviennent qu’aucune disposition de la LMSI ne permet à l’ASFC de lever cette exigence.
[10]
Conformément à l’article 57 de la LMSI, un agent désigné de l’ASFC peut réexaminer une décision prise en vertu de l’article 56 de la Loi. Aux termes de l’article 58 de la Loi, les révisions sont définitives. Toutefois, l’alinéa 58(1.1)a) de la LMSI prévoit que l’importateur des marchandises visées peut demander au président de l’ASFC de procéder à un réexamen, encore une fois, seulement après avoir payé les droits exigibles. Les demandes présentées au président de l’ASFC concernant les réexamens sont régies par l’article 59 de la Loi.
[11]
L’article 61 de la LMSI prévoit que les décisions du président de l’ASFC peuvent faire l’objet d’un appel devant le TCCE. Le paragraphe 61(3) de la Loi prévoit que les décisions du TCCE sont définitives, sauf si un recours est porté sur une question de droit devant la Cour d’appel fédérale conformément à l’article 62 de la Loi.
II.
Historique
[12]
La demanderesse vend des « fournitures tubulaires pour puits de pétrole »
(FTPP) et d’autres marchandises connexes à des entreprises de forage qui exercent leurs activités dans l’industrie pétrolière et gazière en Alberta. La grande majorité des FTPP vendues par la demanderesse sont importées de fabricants en Chine et en Thaïlande.
[13]
En 2010, le président de l’ASFC a rendu une décision définitive de dumping à l’égard de FTPP originaires ou exportées de la Chine. Par la suite, le TCCE a déterminé que les FTPP avaient fait l’objet de dumping et de subventions, et que cela avait causé un dommage à la branche de production nationale. À la suite des conclusions du TCCE, certaines FTPP ont été assujetties à des droits antidumping. Les marchandises importées à la suite de la décision du TCCE ont fait l’objet d’un examen visant à assurer que le bon montant de droits antidumping avait été imposé.
[14]
Conformément à l’alinéa 57b) de la LMSI, l’ASFC a émis des relevés détaillés de rajustement en octobre et en novembre 2017 relativement à vingt-deux importations de FTPP par la demanderesse. Les marchandises en question ont été importées au Canada en décembre 2016 et en janvier 2017. Selon l’avis de demande présenté par la demanderesse, le montant total des droits antidumping imposés exigibles auprès de la demanderesse s’élevait à 18 829 412,40 $.
[15]
La demanderesse n’était pas d’accord avec l’imposition de droits. Conformément à l’alinéa 58(1.1)a) de la LMSI, elle disposait de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de chacun des relevés détaillés de rajustement pour demander au président de l’ASFC de procéder à un réexamen.
[16]
La demanderesse n’a pas payé les droits exigibles et n’a pas demandé au président de l’ASFC de procéder à un réexamen en vertu de cette disposition. Comme il a été mentionné, la défenderesse soutient ne pas disposer des ressources financières nécessaires pour payer les droits antidumping en cause. Étant donné que le paiement des droits antidumping exigibles est une condition préalable au régime de réexamen prévu dans la LMSI, la demanderesse soutient qu'il lui est impossible d’avoir accès aux mécanismes de réexamen et d’appel prévus par la Loi nécessaires pour contester les divers relevés détaillés de rajustement. À défaut d’avoir accès au mécanisme pour les recours prévu par la loi, la demanderesse a plutôt présenté une demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour en ce qui concerne l’imposition de droits.
III.
Demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse
[17]
À l’origine, la demanderesse a présenté vingt-deux demandes de contrôle judiciaire à l’égard de chacun des relevés détaillés de rajustement émis par un agent de vérification de la conformité de l’ASFC au cours de la période en question. La demanderesse soutient que ces décisions étaient [traduction] « arbitraires, fondées sur un dossier incomplet et sur une croyance erronée à l’égard de l’exportateur »
. La demanderesse soutient en outre qu’elle n’a pas été entendue au sujet d’une conclusion fondamentale et erronée relative à l’un des relevés détaillés de rajustement, à savoir que l’agent chargé du soutien logistique de la demanderesse était en fait son exportateur.
[18]
Dans son avis de demande, elle reconnaît l’existence d’un mécanisme de recours qui est prévu par l’article 58 de la LMSI. Toutefois, l’avis de demande indique au paragraphe 41 [traduction] « qu’elle ne dispose pas des fonds suffisants pour payer les droits exigibles »
nécessaires pour contester ces derniers. Par conséquent, la demanderesse affirme au paragraphe 43 de sa demande qu’elle ne peut avoir accès aux mécanismes d’examen prévus par la loi, et que sa seule option consiste à demander une décision corrective à la Cour fédérale.
[19]
Comme mesure de réparation, la demanderesse sollicite des ordonnances radiant ou annulant les relevés détaillés de rajustement en cause, ainsi que des ordonnances renvoyant les affaires à l’ASFC, assorties des directives que la Cour juge appropriées. La demanderesse demande en outre l’adjudication des dépens afférents aux demandes, et toute autre réparation que le conseil peut demander et que la Cour juge juste.
[20]
Conformément à une ordonnance rendue par le protonotaire chargé de la gestion de l’instance, les vingt-deux demandes de contrôle judiciaire ont par la suite été réunies dans le dossier T1851-17.
IV.
Le critère relatif aux requêtes en radiation d’un avis de demande
[21]
Le premier point qu’il faut aborder est le critère à appliquer dans le cas d’une requête en radiation d’un avis de demande.
[22]
Les demandes de contrôle judiciaire sont censées être des procédures sommaires, et les requêtes en radiation d’un avis de demande ajoutent considérablement au coût et au temps que requiert l’examen de telles questions. C’est la raison pour laquelle la Cour d’appel fédérale a statué qu’il n’y a pas lieu de radier une demande de contrôle judiciaire avant la tenue de l’audience sur le fond, à moins que la demande soit « manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie »
: David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588, à la page 600, [1994] A.C.F no 1629 (C.A.)
[23]
Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF, 250 au paragraphe 47, [2013] A.C.F. no 1155, pour que la Cour accepte de radier un avis de demande de contrôle judiciaire à l’étape préliminaire du processus, « [e]lle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande »
, citant Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c. Western Grain Storage By-Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959.
[24]
En outre, la Cour d’appel fédérale a établi que « [c]es cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations [...] où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l’avis de requête. »
, David Bull, précité, au paragraphe 15.
[25]
À moins qu’une partie requérante puisse satisfaire à cette norme fort stricte, « le moyen direct et approprié par lequel la partie intimée devrait contester un avis de requête introductive d’instance qu’elle estime sans fondement consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l’audition de la requête même »
, David Bull, précité, au paragraphe 10. Voir aussi l’arrêt Addison & Leyen Ltd. c. Canada, 2006 CAF 107, au paragraphe 5, [2006] A.C.F. no 489 (Addison & Leyen CAF), infirmé pour d’autres motifs, 2007 CSC 33, [2007] A.C.S. no 33.
[26]
Dans le cas d’une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, il faut tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur dans son avis de demande : Toyota Tsusho America Inc. c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CF 78, au paragraphe 13, [2010] A.C.F. no 67 (Toyota Tsusho), confirmés dans 2010 CAF 262, [2010] A.C.F no 1271 (Toyota Tsusho [CAF]); Addison & Leyen CAF, précité, au paragraphe 6. Il convient d’interpréter l’avis de demande de manière aussi libérale que possible, d’une façon qui remédie à tout vice de forme imputable à une carence rédactionnelle qui aurait pu se glisser dans les allégations : Amnistie internationale Canada c. Canada (Forces canadiennes), 2007 CF 1147, au paragraphe 33, 287 D.L.R. (4th) 35.
[27]
Enfin, la Cour doit faire une « appréciation réaliste »
de la « nature essentielle »
de la demande en s’employant à en faire « une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme »
: JP Morgan, précité, au paragraphe 50.
V.
Analyse
[28]
Lorsque ces principes sont appliqués à la présente affaire, il ressort clairement de l’examen de l’avis de demande de la demanderesse que sa « nature essentielle »
remet en question la validité des décisions prises par l’agent de vérification de la conformité de l’ASFC par laquelle des droits antidumping ont été imposés aux FTTP importées au Canada par la demanderesse.
[29]
La demanderesse soutient que, contrairement aux parties dans de nombreuses affaires sur lesquelles les défendeurs se sont appuyés, elle ne cherche pas à éviter la procédure d’appel prévue par la LMSI. Elle affirme vouloir utiliser la procédure d’appel prévue par la LMSI pour contester la validité des droits antidumping imposés par l’ASFC, mais qu’elle ne peut le faire puisqu’elle est incapable de payer les droits imposés.
[30]
En outre, la demanderesse soutient qu’elle a un bon argument démontrant que les relevés détaillés de rajustement en litige sont erronés du fait qu’une contestation antérieure à l’égard de l’imposition de droits antidumping qu’elle avait présentée a été résolue en sa faveur dans le cadre d’un réexamen par le président de l’ASFC.
[31]
Selon la demanderesse, l’absence d’exemption dans les dispositions législatives prévoyant une dispense de l’obligation de payer les droits équivaut à imposer des frais qui nient en pratique l’accès aux mécanismes d’examen prévus par la loi. Citant la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] A.C.S. no 59, la demanderesse soutient que le droit d’accès aux tribunaux reconnu par la common law ne peut être nié aux parties au moyen de frais d’audience exorbitants.
[32]
En outre, la demanderesse soutient que l’accès aux tribunaux est fondamental à la primauté du droit, laquelle est menacée en l’absence d’un forum public accessible pour faire trancher les litiges : Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7 au paragraphe 26, [2014] 1 R.C.S. 87; The British Columbia Government Employees' Union c. Colombie‑Britannique (procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214 au paragraphe 26, [1988] A.C.S. no 76.
[33]
Dans ces circonstances, la demanderesse soutient que la Cour doit ou traiter sa demande de contrôle judiciaire, ou ordonner à l’ASFC de renoncer à l’obligation de paiement en attendant que la demanderesse ait épuisé la procédure d’appel prévue par la loi.
[34]
Il semble y avoir eu une certaine confusion lors de l'audition de la requête en radiation des défendeurs quant à son fondement juridique. Il est donc important de comprendre ce que font valoir les défendeurs à l’appui de leur requête et, ce qui est tout aussi important, ce qu’ils ne font pas valoir.
[35]
Dans une affaire comme celle-ci, la partie défenderesse peut invoquer deux arguments. Le premier est que, conformément à l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale n’a pas compétence pour examiner la validité de l’imposition de droits antidumping. L’article 18.5 est ainsi libellé :
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Le deuxième argument qui pourrait être invoqué dans ces circonstances est que la Cour devrait refuser d’examiner la demande de la partie demanderesse au motif qu’il existe un autre recours approprié en vertu de la LMSI.
[37]
Une distinction importante doit être faite entre les deux arguments. Lorsqu’il s’applique, l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales fait obstacle au contrôle judiciaire, privant la Cour fédérale de la compétence d’annuler un relevé détaillé de rajustement pour quelque motif que ce soit : Fritz Marketing Inc. c. Canada, 2009 CAF 62, au paragraphe 33, [2009] A.C.F. no 323. Cela signifie que la Cour fédérale, même si elle le voulait, n’aurait aucune compétence pour contrôler les décisions relatives aux droits imposés : Spike Marks Inc. c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 406, aux paragraphes 19 et 21, [2008] A.C.F. no 1756.
[38]
L’existence d’un autre mécanisme de recours prévu par la loi peut également faire obstacle au contrôle judiciaire. Un certain nombre de principes sous-tendent la règle de l’autre recours approprié, dont le plus important à nos fins est l’obligation de respecter les procédures d’appel spécialisées créées par le législateur : JP Morgan, précité, au paragraphe 85.
[39]
Cependant, contrairement aux situations où la Cour ne peut exercer sa compétence en vertu de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, l’existence d’autres recours constitue une restriction discrétionnaire au contrôle judiciaire. Autrement dit, les tribunaux ont compétence pour connaître des demandes de contrôle judiciaire dans des circonstances exceptionnelles, nonobstant l’existence d’une autre voie de recours : Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, au paragraphe 31, [2011] 2 R.C.F. 332; JP Morgan, précité, au paragraphe 84.
[40]
Il ressort clairement de l’avis de requête des défendeurs et de leur mémoire exposant les faits et le droit qu’ils soutiennent que l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales prive la Cour de la compétence nécessaire pour examiner la validité de l’imposition de droits antidumping par l’ASFC. Les défendeurs ne contestent pas que la demanderesse dispose d’un autre recours approprié par le biais de la procédure d’appel prévue par la loi. Ils ont confirmé que c’était le cas à l’audience sur la requête.
[41]
Il existe une jurisprudence importante sur l’application de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales dans les cas d’imposition de taxes ou de droits. Bien que bon nombre de ces affaires aient été tranchées en vertu de la Loi sur les douanes, S.R.C. 1985 ch. 1 (2e suppl.) (y compris Fritz Marketing et Spike Marks, précitées dans les présents motifs) plutôt que de la LMSI, la similarité entre le mécanisme d’appel prévu dans la Loi sur les douanes et celui institué par la LMSI les rend applicables en l’espèce. Toyota Tsusho, précité, aux paragraphes 17 et 20.
[42]
Comme l’a conclu la juge Tremblay-Lamer dans l’arrêt Toyota Tsusho, « le mécanisme de révision et d’appel prévu à la LMSI est complet et, en l’adoptant, le législateur a clairement exprimé son intention de retirer à la Cour sa compétence pour contrôler les décisions prises en vertu de cette loi. »
, précité, au paragraphe 20. Elle poursuit en ajoutant que les dispositions privatives de la LMSI sont claires et que la seule façon de faire « annuler » les droits antidumping imposés consiste à « suivre la procédure énoncée dans la LMSI même »
, précité, au paragraphe 20.
[43]
La Cour d’appel fédérale a convenu que la procédure d’appel prévue par la LMSI prévoit que la Cour fédérale n’a pas compétence pour recevoir une demande de contrôle judiciaire d’une ordonnance d’imposition de droits antidumping : Toyota Tsusho (CAF), précité, au paragraphe 2. Voir aussi Spike Marks, précité, Fritz Marketing, précité, au paragraphe 33; 1099065 Ontario Inc. (Outer Space Sports) c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1263, au paragraphe 38, [2006] A.C.F. nº 1584, confirmé dans 2008 CAF 47, [2008] A.C.F. no 177; Jockey Canada Company Limited c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 396, au paragraphe 31, [2010] A.C.F. no 454.
[44]
Ces décisions établissent clairement que l’effet du mécanisme d’appel prévu par la LMSI, conjugué aux dispositions de l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, est de priver la Cour fédérale de compétence pour recevoir les contestations de la validité juridique de l’imposition de droits antidumping et de frais similaires.
[45]
Il est vrai que la jurisprudence laissait entendre que l’article 18.5 ne faisait obstacle qu’aux demandes de contrôle judiciaire relatives aux contestations de décisions du TCCE, et qu’il ne s’appliquait pas pour faire obstacle aux demandes présentées à la Cour pour contester des relevés détaillés de rajustement : Abbott Laboratories Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national), 2004 CF 140, au paragraphe 36, [2004] A.C.F. no 410. Il semble toutefois que l’autorité jurisprudentielle de cette décision ait été outrepassée dans des affaires plus récentes.
[46]
À titre d’exemple, l’arrêt Toyota Tsusho précité concernait une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’un relevé détaillé de rajustement émis par un agent de l’ASFC, comme c’était également le cas dans l’arrêt Fritz Marketing. Même si aucune de ces affaires ne portait sur des contestations de décisions rendues par le TCCE, la Cour d’appel fédérale a néanmoins conclu que l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquait pour priver cette Cour de sa compétence. De même, l’arrêt Spike Marks portait sur une contestation à l’égard d’une décision rendue par le président de l’ASFC plutôt que par le TCCE. La Cour d’appel fédérale était néanmoins convaincue que l’existence d’un droit d’appel au TCCE faisait que la Cour n’avait pas compétence.
[47]
En ce qui concerne l’argument de la demanderesse sur l’accès à la justice, il est important de noter que l’arrêt Trial Lawyers, sur laquelle la demanderesse s’est appuyée, portait sur une contestation constitutionnelle à l’égard d’une disposition législative par laquelle des frais sont imposés aux personnes cherchant à se faire entendre devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. La Cour suprême du Canada a conclu que les frais d’audience étaient inconstitutionnels, car ils violaient l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 en portant atteinte de façon inacceptable à la compétence fondamentale des cours supérieures pour le motif qu’ils nient à certaines personnes l’accès aux tribunaux.
[48]
La demanderesse n’a pas contesté les dispositions de la LMSI en matière d’appel pour des motifs constitutionnels, et en l’absence d’une contestation constitutionnelle à l’égard de la loi, le juge doit appliquer la loi : JP Morgan, précité, au paragraphe 35.
VI.
Conclusion
[49]
Je suis consciente de la mise en garde formulée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt JP Morgan, selon laquelle la Cour ne peut radier l’avis de demande si elle n’est pas sûre si l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales joue pour faire obstacle au recours en cause : ci-dessus, au paragraphe 91. Cela dit, en raison de la nature fondamentale de la demande qui conteste l’imposition de droits antidumping, la jurisprudence traitée dans les présents motifs indique clairement que l’article 18.5 de la Loi sur les cours fédérales prive la Cour de la compétence en l’instance, ce qui fait que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est dénuée de toute possibilité de succès. Par conséquent, l’avis de demande présenté par la demanderesse est annulé et la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[50]
Les défendeurs reconnaissent qu’il demeure loisible à la demanderesse d’entamer une contestation à l’égard de la constitutionnalité du régime législatif dans la LMSI. J’ai décidé, dans le cadre de l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, que la demanderesse est autorisée à déposer un avis de demande modifié dans les trente jours suivant la date de la présente décision pour faire avancer sa contestation à l’égard des dispositions pertinentes de la LMSI pour des motifs constitutionnels sans préjudice aux droits des défendeurs de déposer d’autres requêtes qu’ils jugeront bon de présenter.
VII.
Dépens
[51]
Compte tenu de l’entente intervenue entre les parties, les défendeurs ont droit à leurs dépens fixés à 2 000 $, TPS et débours compris.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1851-17
LA COUR :
rejette la demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse;
autorise la demanderesse à déposer un avis de demande modifié dans les trente jours suivant la date de la présente décision, sans porter atteinte au droit des intimés de présenter les autres requêtes qu’ils jugent appropriées;
accorde aux défendeurs leurs dépens relatifs à la requête fixés à 2 000 $, y compris les déboursés et la TPS applicables.
« Anne L. Mactavish »
Juge
Annexe
Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. 1985, ch. S-15
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1851-17
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INTITULÉ :
|
PRAIRIES TUBULARS (2015) INC, c L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 17 septembre 2018
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE MACTAVISH
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 4 octobre 2018
|
COMPARUTIONS :
Jeff Moroz
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Alexandre Kaufman
Elizabeth Kikuchi
|
POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
McLeod Law LLP
Avocats
Calgary (Alberta)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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POUR LES DÉFENDEURS
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