Date : 20181002
Dossier : IMM-5010-17
Référence : 2018 CF 978
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 2 octobre 2018
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE :
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GREGORY OSADEBAMWEN OSAGIE
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
Le 20 août 2015, Citoyenneté et Immigration Canada (« CIC ») a indiqué à Gregory Osadebamwen Osagie (le « demandeur ») que sa demande de renouvellement de la carte de résident permanent était appuyée par des motifs d’ordre humanitaire. Il a ensuite quitté le Canada avant de récupérer sa nouvelle carte de résident permanent, après avoir été informé qu’il pouvait simplement obtenir un titre de voyage d’un bureau des visas à l’étranger afin de récupérer la carte une fois qu’elle serait prête à être délivrée. Toutefois, lorsqu’il a présenté une demande pour obtenir un titre de voyage à un bureau des visas à l’étranger, ce dernier a refusé sa demande, jugeant qu’il contrevenait à son obligation de résidence et qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier l’octroi de mesures spéciales.
[2]
En appel devant la Section d’appel de l’immigration (« SAI »), le demandeur a soutenu que la décision du bureau des visas n’était pas valide sur le plan juridique et que des facteurs d’ordre humanitaire en l’espèce justifiaient la prise de mesures spéciales. Le 13 octobre 2017, la SAI a rejeté l’appel.
[3]
Le demandeur a ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision à la Cour. Je conclus que la décision de la SAI est déraisonnable et je l’annulerai pour les motifs exposés ci‑après.
II.
Contexte
A.
Le demandeur
[4]
Le demandeur est médecin et citoyen du Nigéria. Il est devenu résident permanent du Canada avec son épouse (Caroline Abolanle Osagie) et leurs quatre enfants (Caroline, 25 ans; Gregory, 22 ans; Esther, 18 ans et John, 15 ans) le 2 août 2009. Son épouse et ses enfants sont par la suite devenus citoyens canadiens, mais pas le demandeur. Au lieu de résider essentiellement au Canada après avoir obtenu le droit d’établissement, le demandeur est retourné au Nigéria, où il a continué à travailler comme médecin. Il affirme qu’il a pris cette décision afin de pouvoir soutenir financièrement sa famille au Canada et de prendre soin de ses parents vieillissants à Lagos (son père est maintenant décédé). Sa famille avait besoin de ce soutien financier, car son épouse ne pouvait pas trouver immédiatement du travail au Canada et ses enfants fréquentaient l’université.
[5]
En mai 2015, le demandeur a présenté une demande de renouvellement de sa carte de résident permanent à partir du Canada. Dans une lettre datée du 20 août 2015, CIC (maintenant appelé « Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada ») a conclu que, malgré le fait qu’il ne satisfait pas à l’obligation de résidence, il y avait suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier le maintien de son statut de résident permanent.
[6]
Le lendemain, le demandeur a téléphoné au centre d’appels de CIC pour demander de toute urgence la délivrance de sa carte de résident permanent. Il avait prévu de se rendre au Nigéria et, étant donné que son ancienne carte avait expiré le 17 août 2015, il aurait besoin de cette nouvelle carte pour revenir au Canada. Il dit avoir été informé qu’il pouvait se procurer un titre de voyage à l’étranger, étant donné que sa carte de résident permanent avait déjà été renouvelée.
[7]
La demande urgente du demandeur a été refusée, mais après avoir été informé qu’il pouvait obtenir un titre de voyage à l’étranger, il s’est rendu au Nigéria comme prévu. Plus tard, dans une lettre datée du 22 octobre 2015, CIC a fourni d’autres directives sur l’obtention d’une nouvelle carte de résident permanent. Le demandeur a ensuite demandé un titre de voyage au haut-commissariat auxiliaire à Lagos afin qu’il puisse retourner au Canada et obtenir sa carte de résident permanent.
[8]
Il a reçu une réponse du haut-commissariat auxiliaire, laquelle comprenait deux lettres datées du 25 novembre 2015. La première lettre, rédigée par le « bureau des visas »
du haut-commissariat auxiliaire, rejette la demande de titre de voyage du demandeur. La deuxième lettre, rédigée par un gestionnaire du programme d’immigration, déclare que le demandeur ne se conforme pas à l’obligation de résidence.
B.
Décision faisant l’objet du contrôle
[9]
Le demandeur a interjeté appel de la décision du bureau des visas auprès de la SAI. L’audience de la SAI a eu lieu le 28 août 2017 et l’appel a été rejeté le 13 octobre 2017. La SAI a considéré qu’il y avait deux questions à régler en appel, à savoir, premièrement, si la décision du bureau des visas de Lagos était valide en droit et, deuxièmement, si le demandeur était admissible à des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire.
[10]
En ce qui concerne la validité juridique de la décision, la SAI note que le demandeur a présenté deux demandes distinctes : l’une pour le renouvellement de sa carte de résident permanent au Canada, et l’autre pour un titre de voyage à l’étranger. La SAI conclut que, contrairement à l’argument du demandeur, « l’agent du bureau des visas de Lagos n’était pas lié par l’analyse des motifs d’ordre humanitaire qui avait été effectuée à l’occasion d’une demande antérieure »
.
[11]
Pour ce qui est de la deuxième question, la SAI est d’avis que la situation du demandeur ne justifie pas la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. La SAI examine d’abord l’ampleur du manquement du demandeur à son obligation de résidence, en soulignant qu’il ne se conformait qu’à environ 51 % de son obligation. La SAI examine ensuite les raisons du départ du demandeur du Canada, y compris sa situation d’emploi ainsi que celle concernant ses parents vieillissants. La SAI conclut que le demandeur aurait pu trouver un emploi au Canada, mais qu’il a choisi de ne pas le faire, et que d’autres membres de sa famille auraient pu prendre soin de ses parents. La SAI a également ajouté que le demandeur n’est pas revenu au Canada dès qu’il en a eu la possibilité afin de respecter son obligation de résidence, et qu’il aurait probablement continué à travailler comme médecin au Nigéria même si on lui avait accordé des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. Ces facteurs ont été défavorables pour la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur.
[12]
La SAI passe ensuite à la question de l’établissement, concluant que le demandeur est copropriétaire d’une maison au Canada, mais que ce facteur est atténué par le fait qu’il est également propriétaire d’une maison et réside au Nigéria. Bien qu’il ait déclaré un certain revenu au Canada, la SAI conclut que la source de revenus est obscure et qu’elle pèse peu en regard du facteur d’établissement.
[13]
Enfin, la SAI analyse la situation familiale du demandeur. Elle reconnaît que les liens qui unissent le demandeur et sa famille sont « très forts »
, et qu’elle accorde donc beaucoup de poids à ce facteur. La SAI reconnaît aussi que toute la famille éprouverait des difficultés si le demandeur devait perdre son statut de résident permanent, mais fait remarquer que la famille peut lui rendre visite au Nigéria et qu’il ne s’agit pas d’un facteur déterminant. La SAI estime qu’il y aurait un « impact émotionnel »
sur les enfants du demandeur si l’appel devait être rejeté, mais rappelle que les enfants ont vécu en l’absence physique de leur père au cours des sept dernières années. La SAI conclut que cette absence réduit les répercussions sur les enfants, et que celle-ci ne contrebalance pas les autres facteurs d’ordre humanitaire défavorables. Par conséquent, la SAI a rejeté l’appel.
III.
Question en litige
[14]
À mon avis, la principale question que cette demande de contrôle judiciaire soulève est la suivante :
La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en analysant les motifs d’ordre humanitaire invoqués dans le cas du demandeur?
IV.
Norme de contrôle
[15]
Les parties ne contestent pas que la norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable.
V.
Analyse
A.
La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en analysant les motifs d’ordre humanitaire invoqués dans le cas du demandeur?
[16]
Le demandeur soutient que le bureau des visas et la SAI ont commis une erreur en concluant que sa situation ne justifiait pas la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur fait valoir que l’évaluation favorable des motifs d’ordre humanitaire du 20 août 2015 a eu lieu seulement trois mois avant que la décision de ne pas lui délivrer le titre de voyage ait été rendue. Cela signifie que deux décideurs, chargés d’évaluer l’admissibilité du demandeur à des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, se sont penchés sur les mêmes faits, mais sont parvenus à des conclusions opposées.
[17]
Le demandeur réitère en outre l’explication justifiant son absence prolongée pendant la période de résidence visée, à savoir qu’il devait travailler au Nigéria pour payer les études de ses enfants et qu’il devait prendre soin de ses parents vieillissants. Devant la SAI, le demandeur a présenté des éléments de preuve démontrant que sa fille aînée a obtenu son diplôme et qu’elle occupe un emploi rémunéré, tout comme son épouse.
[18]
Le demandeur soutient par ailleurs que l’évaluation par la SAI de l’intérêt supérieur de ses enfants et des difficultés de sa famille était déraisonnable. Il conteste la décision de la SAI selon laquelle l’intérêt supérieur des enfants pourrait être servi par des contacts électroniques. Il conteste aussi la conclusion de la SAI selon laquelle la famille pourrait lui rendre visite au Nigéria, affirmant que cette dernière entraînerait des coûts prohibitifs. Enfin, le demandeur soutient que la conclusion de la SAI selon laquelle il ne reviendra pas au Canada de façon permanente n’est pas corroborée par les éléments de preuve, à la lumière du fait que le demandeur cherche à obtenir une attestation du Conseil médical du Canada (pour pratiquer la médecine) et qu’il entretient des liens familiaux forts au Canada.
[19]
Le défendeur soutient que la SAI dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour examiner et soupeser les éléments de preuve et qu’elle a rendu une décision raisonnable en l’espèce, y compris en ce qui trait à l’intérêt supérieur des enfants. Le défendeur affirme que le demandeur n’a pas démontré l’existence d’une erreur importante de fait ou de droit dans les conclusions de la SAI, mais qu’il est plutôt en désaccord avec l’évaluation de la force probante des éléments de preuve.
[20]
Je suis d’accord avec le demandeur. L’analyse des motifs d’ordre humanitaire effectuée par la SAI est déraisonnable et repose sur des facteurs non pertinents. Le rôle de la SAI consiste à examiner les facteurs d’ordre humanitaire, et non la probabilité que le demandeur se conforme à l’obligation de résidence à l’avenir si la demande est accordée. De plus, la SAI ne tient pas compte des éléments de preuve qui vont à l’encontre de sa conclusion, à savoir le témoignage du demandeur où il affirme vouloir rejoindre sa famille au Canada, sa demande pour pratiquer la médecine au Canada et les arrangements qu’il a pris avec ses frères et sœurs afin qu’ils prennent soin de sa mère devenue veuve et qu’il puisse revenir au Canada.
[21]
Je conteste également l’analyse par la SAI de l’obligation du demandeur de prendre soin de ses parents vieillissants. La SAI a conclu que le demandeur avait de nombreux frères et sœurs au Nigéria qui auraient pu leur prodiguer de tels soins. Je suis d’avis que la SAI n’a pas à s’ingérer dans les affaires familiales du demandeur. Au cours de l’audience de la SAI, le demandeur a fourni des explications raisonnables en ce qui concerne les autres mesures qu’il aurait pu prendre quant aux soins de ses parents : dans sa culture, c’est au fils aîné qu’il revient de prendre soin des parents, et ses frères et sœurs étaient trop jeunes ou instables financièrement pour en prendre soin avant aujourd’hui. Son épouse a ajouté qu’en tant que médecin, il était certainement le mieux placé pour prendre soin d’eux, compte tenu de l’état de santé critique de son père. Malgré tout, la SAI a simplement affirmé qu’un de ses frères et sœurs aurait pu jouer ce rôle et a indiqué « [qu’i]mmigrer dans un nouveau pays exige de faire des choix difficiles »
(paragraphe 19 de la décision de la SAI). La SAI n’avait aucun motif de croire que les membres de la fratrie étaient en mesure de prendre soin des parents ou qu’ils étaient disposés à le faire et, de toute façon, le demandeur a témoigné au sujet des obstacles à ce sujet (les autres membres de la fratrie étant trop jeunes et n’ayant pas les ressources nécessaires pour le faire à ce moment-là). Il est vrai que l’immigration comporte des choix difficiles. C’est d’ailleurs pourquoi le Parlement a fait preuve de souplesse et d’un allègement à l’égard de ce qui, autrement, entraînerait de graves conséquences en raison d’une application rigide de l’obligation de résidence. Le décideur doit faire preuve de déférence lorsqu’il soupèse les facteurs pertinents. Toutefois, la déclaration désinvolte de la SAI selon laquelle l’immigration comporte des choix difficiles, ainsi que l’affirmation catégorique d’une solution de rechange plausible, sont insuffisantes.
[22]
Avant l’audience, l’avocat du défendeur a proposé une question à certifier. Je la reproduis intégralement :
[traduction]
Le fait qu’un agent au Canada établit que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à un résident permanent justifient le maintien du statut de résident permanent en vertu de l’alinéa 28(2)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés a-t-il pour effet de l’emporter de façon permanente sur tout manquement à l’obligation de résidence avant que cette question ne soit tranchée au titre des alinéas 31(3)a) et b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés dans le but d’évaluer l’obligation de résidence du demandeur pour la période couverte par la dernière décision?
[23]
Une question certifiée doit être « déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale »
(Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au paragraphe 46). Je suis d’avis que cette question ne porte pas sur des questions ayant des conséquences importantes ou de portée générale.
VII Conclusion
[24]
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je suis d’avis que la SAI a indûment tenu compte de considérations externes lorsqu’elle a étudié la possibilité que le demandeur se conforme à l’obligation de résidence à l’avenir, et qu’elle a tiré des conclusions de fait qui n’étaient pas appuyées par les éléments de preuve. La décision de la SAI selon laquelle les frères et sœurs du demandeur étaient en mesure de prendre soin de leurs parents vieillissants était la plus problématique. Compte tenu du fait que la SAI considère que cela a une « incidence défavorable »
sur la suite de l’appel, il est possible que le SAI ait pu en arriver à une autre conclusion si l’erreur n’avait pas été commise. Pour cette raison, la décision doit être renvoyée pour un nouvel examen.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5010-17
LA COUR STATUE que :
1. La décision à l’étude est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour un nouvel examen.
2. Aucune question n’est certifiée.
« Shirzad A. »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5010-17
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INTITULÉ :
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GREGORY OSADEBAMWEN OSAGIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 11 JUILLET 2018
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE AHMED
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 2 OCTOBRE 2018
|
COMPARUTIONS :
Me Sina Ogunleye
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Me Amina Riaz
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Sina Ogunleye
Avocate
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
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