Dossier : IMM-635-18
Référence : 2018 CF 886
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 5 septembre 2018
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
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SHARON CEZAIR
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La demanderesse, Sharon Cezair, est une citoyenne de Trinité-et-Tobago. Elle est arrivée au Canada en 1997 comme visiteur. Elle n’a pas quitté le pays lorsque son statut est arrivé à échéance et elle demeure au Canada depuis. Au cours des vingt dernières années, Mme Cezair a subvenu à ses besoins en occupant différents emplois et elle a participé activement à diverses activités ecclésiastiques et communautaires. Mme Cezair n’est pas mariée. Elle n’a pas d’enfants et aucun autre membre de sa famille ne vit au Canada.
[2]
En 2017, elle a entrepris des démarches en vue de régulariser sa situation au Canada et elle a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Dans une décision rendue le 26 janvier 2018, un agent d’immigration supérieur (l’agent) a rejeté sa demande.
[3]
Mme Cezair sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Elle allègue que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique en omettant de faire une évaluation globale des facteurs présentés à l’appui de sa demande et en examinant ces facteurs uniquement sous l’angle des difficultés, ce qui va à l’encontre de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. Elle soutient en outre que l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve sur son établissement au Canada et sur les conditions défavorables auxquelles elle serait exposée si elle retournait à Trinité-et-Tobago, ou qu’elle a fait une interprétation erronée de cette preuve.
[4]
La demande est accueillie pour les motifs exposés ci-après.
II.
Décision faisant l’objet du contrôle
[5]
Après avoir fait un résumé détaillé des observations présentées par Mme Cezair à l’appui de sa demande pour motifs d’ordre humanitaire, l’agent a expressément indiqué qu’il avait fait une évaluation globale des facteurs d’ordre humanitaire avant de parvenir à sa conclusion.
[6]
L’agent a souligné le fait que Mme Cezair avait omis de demander une prorogation de son statut de visiteur après son arrivée au Canada, en 1997, et qu’elle n’a entrepris aucune démarche pour régulariser sa situation avant de présenter sa demande pour motifs d’ordre humanitaire, en 2017. L’agent a conclu que cela témoignait d’un mépris des lois canadiennes sur l’immigration et que ce facteur [traduction] « jouait fortement en sa défaveur »
.
[7]
L’agent a ensuite examiné les éléments de preuve sur le degré d’établissement. L’agent a noté que Mme Cezair vivait au Canada depuis vingt ans et que, durant cette période, elle a travaillé dans différents domaines, notamment en prenant soin de personnes malades et handicapées. Elle a aussi obtenu diverses accréditations, à la fois dans le cadre de son travail bénévole et de son travail rémunéré comme personne soignante. L’agent a toutefois noté l’absence de document sur la situation financière de Mme Cezair ou d’avis de cotisation d’impôt sur le revenu. L’agent a souligné que le fait que Mme Cezair ait travaillé au Canada sans autorisation témoignait d’une inobservation délibérée des lois sur l’immigration et que ce facteur jouait lui aussi en sa défaveur dans son évaluation.
[8]
En examinant les activités bénévoles et communautaires de Mme Cezair, l’agent a pris acte des nombreuses lettres et photographies provenant d’une variété d’organisations et noté que ces éléments de preuve penchaient favorablement en sa faveur. De même, l’agent a fait une évaluation favorable des lettres d’appui des amis de la demanderesse au Canada. L’agent a toutefois jugé que ces éléments de preuve sur ses liens au Canada n’étaient pas suffisants pour établir l’existence de difficultés, car ils étaient insuffisants pour démontrer que la demanderesse ne pourrait maintenir ces liens depuis Trinité-et-Tobago, par téléphone, courriel ou quelque autre technologie.
[9]
L’agent a ensuite examiné les observations de Mme Cezair concernant la situation à Trinité-et-Tobago. L’agent a reconnu : 1) la difficulté pour une femme célibataire de retourner à Trinité-et-Tobago après avoir vécu aussi longtemps à l’étranger; ainsi que 2) les disparités salariales entre les hommes et les femmes et 3) la prévalence de la violence fondée sur le sexe dans ce pays. L’agent a aussi reconnu que la situation à Trinité-et-Tobago était « loin d’être idéale »
, mais a conclu que la dispense pour motifs d’ordre humanitaire n’avait pas pour but [traduction] « de compenser des différences dans le niveau de vie »
.
[10]
L’agent a ensuite présenté un résumé détaillé du rapport produit en 2016 par le département d’État des États-Unis (rapport du DoS) sur Trinité-et-Tobago. L’agent note que ce rapport du DoS mentionne que la discrimination et la violence envers les femmes figurent parmi les plus graves problèmes liés aux droits de la personne à Trinité-et-Tobago. L’agent ajoute que le rapport du DoS mentionne également que les [traduction] « [f]emmes bénéficient dans l’ensemble du même statut juridique et des mêmes droits que les hommes »
, et que des lois et règlements interdisant la discrimination fondée sur divers motifs, dont le sexe, ont été mis en œuvre efficacement dans ce pays.
[11]
Après avoir fait une évaluation cumulative des éléments de preuve et des difficultés auxquelles la demanderesse ferait face compte tenu de sa situation particulière, l’agent a conclu que quitter le Canada pour présenter une demande de résidence permanente lui causerait inévitablement des difficultés. L’agent a néanmoins conclu que ces difficultés ne suffisaient pas, à elles seules, pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.
III.
Questions en litige
[12]
Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, la demanderesse soulève deux questions :
A. L’agent a-t-il appliqué le mauvais critère?
B. L’agent a-t-il fait abstraction d’éléments de preuve pertinents ou en a-t-il fait une interprétation erronée?
IV.
Norme de contrôle
[13]
Une cour de révision n’a pas à faire une analyse de la norme de contrôle lorsque la jurisprudence a déjà établi la norme devant s’appliquer à l’examen d’une catégorie particulière de questions (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62).
[14]
Cependant, comme le souligne la demanderesse, on note une certaine divergence dans la jurisprudence quant à la norme de contrôle devant s’appliquer lorsque, dans une demande pour motifs d’ordre humanitaire, le critère juridique appliqué est contesté. Ainsi qu’il est indiqué dans Shrestha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1370, au paragraphe 6, cette question a été examinée d’une manière assez détaillée par le juge Richard Mosley dans Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 382, aux paragraphes 23 à 35. Le juge Mosley a conclu, et je suis de son avis, que le choix du critère juridique applicable doit être examiné en regard de la norme de la décision correcte.
[15]
La jurisprudence établit, et les parties sont d’accord, que les conclusions d’un agent concernant une demande pour motifs d’ordre humanitaire doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy, aux paragraphes 42 à 44).
V.
Discussion
A.
L’agent a-t-il appliqué le mauvais critère?
[16]
La demanderesse allègue que, contrairement à ce que dit clairement l’agent dans la décision contestée, lorsqu’il déclare avoir fait une évaluation « globale »
ou « holistique »
des facteurs invoqués à l’appui de la demande pour motifs d’ordre humanitaire, l’agent a plutôt appliqué le critère restreint et fragmentaire des difficultés. À l’appui de sa position, la demanderesse note que l’agent fait référence aux difficultés lorsqu’il : 1) évalue les effets qui résulteront du fait que la demanderesse devra couper ses liens avec ses amis au Canada; 2) résume les effets que la situation dans le pays en cause aura sur la demanderesse d’après les éléments de preuve produits; et 3) reconnaît que la demanderesse subira inévitablement des difficultés du fait d’avoir à quitter le Canada.
[17]
Dans Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 [Marshall], le juge Henry Brown s’est récemment penché sur le critère à utiliser pour l’évaluation d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire. Il note que, avant que la Cour suprême du Canada ne rende sa décision dans Kanthasamy, les difficultés constituaient le critère général; depuis l’arrêt Kanthasamy, toutefois, les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire doivent non seulement tenir compte des facteurs traditionnels liés à ces demandes, mais doivent aussi déterminer si les circonstances seraient « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne »
(Marshall, aux paragraphes 29 à 33, citant Kanthasamy, aux paragraphes 13, 21 et 33).
[18]
Je suis d’accord avec le juge Brown. Lors de l’examen d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire, l’agent ne doit pas simplement se demander si l’un des trois seuils élevés correspondant aux difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées a été atteint. L’agent doit examiner toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes présentées à l’appui de la demande, y compris les difficultés, pour déterminer s’il est justifié, dans les circonstances, d’accorder une dispense à titre de mesure de réparation équitable (Kanthasamy, au paragraphe 33).
[19]
Cependant, l’obligation d’un agent de prendre en compte tous les facteurs d’ordre humanitaire pertinents doit être examinée en regard des observations faites à l’appui de la demande. En l’espèce, les observations indiquent que Mme Cezair ferait face à des [traduction] « difficultés considérables »
si elle était renvoyée de sa communauté au Canada et que la déraciner de son milieu lui causerait un [traduction] « préjudice indu »
.
[20]
En l’espèce, l’agent a clairement reconnu avoir fait une évaluation globale des considérations d’ordre humanitaire en regard des observations formulées. En menant son évaluation, l’agent dit avoir évalué l’établissement de Mme Cezair au Canada en tenant compte de sa participation dans la communauté, de ses relations, de ses activités bénévoles, de son statut au Canada et de ses antécédents de travail. L’agent a aussi tenu compte du caractère adéquat de la situation à Trinité-et-Tobago en regard de la situation personnelle de Mme Cezair. Ayant terminé son examen et formulé des conclusions en regard de chacun de ces facteurs, l’agent a résumé les circonstances et formulé une conclusion [traduction] « [b]asée sur une évaluation cumulative des éléments de preuve »
.
[21]
Les circonstances en l’espèce sont, à mon avis, bien différentes de celles dans Mursalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 596 [Mursalim], où le juge John Norris a conclu que l’approche fragmentaire de l’agent et la prise en compte uniquement des difficultés avaient « amené l’agent à ne pas tenir compte d’un élément rassembleur essentiel »
(Mursalim, aux paragraphes 37 et 38). Ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. Je conclus que l’agent n’a pas commis d’erreur en évaluant les difficultés en réponse aux observations formulées, et que le critère appliqué est conforme à celui énoncé dans Kanthasamy.
B.
L’agent a-t-il fait abstraction d’éléments de preuve pertinents ou en a-t-il fait une interprétation erronée?
[22]
Ayant conclu que l’agent a appliqué le bon critère, j’examinerai maintenant l’argument de Mme Cezair selon lequel l’agent a fait abstraction ou a fait une interprétation erronée de ses éléments de preuve sur son établissement au Canada et sur les risques auxquelles elle sera exposée si elle doit retourner à Trinité-et-Tobago.
[23]
Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement examiné et soupesé les éléments de preuve sur l’établissement de Mme Cezair, ainsi que ses éléments de preuve sur la discrimination et la violence envers les femmes à Trinité-et-Tobago.
[24]
En ce qui a trait à la preuve sur le degré d’établissement, je suis d’accord avec le défendeur. Bien que l’analyse de l’agent soit limitée, elle résume les observations formulées, précise les conclusions qui ont été tirées et énonce de brefs motifs qui respectent les critères de justification, de transparence et d’intelligibilité établis. Je ne peux toutefois en dire autant des conclusions concernant les éléments de preuve sur la situation dans le pays en cause.
[25]
Mme Cezair a énoncé deux risques liés à la situation dans le pays. Le premier concerne la discrimination fondée sur le sexe et le deuxième, la violence fondée sur le sexe.
[26]
La discrimination envers les femmes et la violence envers les femmes sont deux concepts différents. Après avoir expressément reconnu que la violence et la discrimination envers les femmes sont deux graves problèmes liés aux droits de la personne à Trinité-et-Tobago, l’agent a procédé à un examen des éléments de preuve sur la discrimination envers les femmes. Ce faisant, l’agent a relevé des faits et des circonstances qui appuient raisonnablement la conclusion finale formulée. Il n’a toutefois pas poussé son analyse plus loin. L’agent n’a pas considéré expressément le risque lié à la violence fondée sur le sexe. Et, bien qu’il n’ait pas évalué ce risque, l’agent a formulé la conclusion suivante : [traduction] « J’ai examiné la situation générale à Trinité-et-Tobago, mais je ne suis pas convaincu que la demanderesse serait exposée plus qu’à des difficultés minimales d’après sa situation particulière »
.
[27]
Lorsque des éléments de preuve directement pertinents ne sont pas examinés ou analysés par le décideur, il est loisible d’inférer que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments de preuve ou en faisant abstraction de la preuve contradictoire (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998), 157 FTR 35 (TD), au paragraphe 17). En l’espèce, le défaut d’examiner la question de la violence fondée sur le sexe influe sur la transparence, la justification et l’intelligibilité de la décision, ce qui la rend déraisonnable (Dunsmuir, au paragraphe 47).
VI.
Conclusion
[28]
La demande est accueillie. Les parties n’ont pas relevé de question importante de portée générale aux fins de certification et aucune question n’a été soulevée.
JUGEMENT dans le dossier IMM-635-18
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
1. La demande est accueillie;
2. L’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre décideur;
3. Aucune question n’est certifiée.
« Patrick Gleeson »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-635-18
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INTITULÉ :
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SHARON CEZAIR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 27 août 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GLEESON
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DATE DES MOTIFS :
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LE 5 septembre 2018
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COMPARUTIONS :
Caitlin Maxwell
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Pour la demanderesse
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Stephen Jarvis
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Equity Legal LLP
Toronto (Ontario)
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Pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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