Date : 20180830
Dossier : IMM-1695-17
Référence : 2018 CF 872
Ottawa (Ontario), le 30 août 2018
En présence de madame la juge Elliott
ENTRE :
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RENE ALONSO PACHECO
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Rene Alonso Pacheco (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par l’agent d’immigration principal J. Choongh (l’agent) en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Le 16 mars 2017, l’agent a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur (la décision).
[2]
Le 13 février 2017, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) suivant la révocation de son statut de résident permanent et le prononcé d’une mesure d’expulsion à son endroit le 26 janvier 2017, après que la Section de l’immigration (SI) ait conclu que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité.
[3]
Le demandeur a également présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision de la SI qui, après avoir accordé une autorisation, a été rejetée le 13 juin 2018 par le juge Locke. En rejetant la demande, le juge Locke a maintenu la décision de la SI selon laquelle le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité : Pacheco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 617 [Pacheco 2018 CF 617].
[4]
Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour réexamen.
II.
Contexte factuel
A.
La situation personnelle du demandeur
[5]
Le demandeur est originaire du Salvador et il vit au Canada depuis l’âge de six ans. En 1999, le demandeur est devenu un résident permanent du Canada. Sa mère et ses trois sœurs vivent au Canada.
[6]
Le demandeur a eu des problèmes avec la justice dans le passé, comme l’a résumé le juge Locke dans Pacheco, 2018 CF 617. Alors qu’il était en détention en rapport avec ces accusations, le demandeur a été interrogé par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Durant cette entrevue, le demandeur a déclaré qu’il était membre d’une organisation criminelle appelée MS-13. Il a aussi déclaré à l’agent de l’ASFC que le tatouage du nombre 13 au dos de sa main gauche est lié à un gang, qu’il a subi un tabassage de 13 secondes en guise de rite d’initiation au MS-13, que sa clique comprend de 10 à 20 membres, et que le territoire de sa clique se situe dans le secteur de Jane et Sheppard à Toronto.
[7]
Comme il est décrit dans Pacheco, 2018 CF 617, cela a eu comme résultat que le demandeur a été déclaré interdit de territoire, que son statut de résident permanent a été révoqué à une audience ultérieure et qu’une mesure d’expulsion a été prononcée contre lui le 26 janvier 2017.
[8]
Après l’audience de la SI, le demandeur a présenté la demande d’ERAR qui fait l’objet du contrôle judiciaire.
B.
Observations lors de l’ERAR
[9]
Les observations présentées à l’agent lors de l’ERAR du 13 février 2017 incluaient la demande d’ERAR et la déclaration personnelle du demandeur au sujet de ses antécédents, du risque auquel il est exposé et de sa crainte de retourner au Salvador.
[10]
Dans sa déclaration personnelle, le demandeur dit qu’il est membre d’un syndicat et qu’il occupe un emploi stable dans le milieu de la construction. En outre, il affirme qu’il n’est pas membre d’un gang et qu’il a commencé à obtenir des tatouages à l’âge de 19 ans, incluant le nombre 13 sur sa main, qu’il trouvait super, ainsi qu’une larme pour commémorer le meurtre de son père naturel au Salvador. Il souligne également qu’aucune des accusations criminelles dont il fait l’objet n’est liée à des activités de gangs.
[11]
Dans ses observations lors de l’ERAR, le demandeur exprime sa crainte voulant qu’il soit en danger au Salvador parce que certaines personnes, comme les agents d’immigration canadiens, tiendraient pour acquis que ses tatouages prouvent qu’il est membre d’un gang. Pour cette raison, il pourrait être tué, torturé ou jeté en prison, où les conditions sont si mauvaises qu’elles peuvent entraîner la mort. Il a également affirmé que la police n’assurerait pas sa protection et que les gangs pourraient penser qu’il tente de les imiter et ferait de lui une cible.
[12]
Dans la section de la demande d’ERAR portant sur les éléments de preuve à l’appui, le passage suivant semble y être présent [traduction] « des rapports sur le pays font mention d’assassinats par des policiers, de détentions arbitraires et illégales dans des conditions mettant la vie en danger »
, [traduction] « des documents supplémentaires décrivent les mêmes conditions de brutalité policière, de corruption et d’arrêts arbitraires, en plus de détentions avant procès prolongées et des disparitions »
et [traduction] « ces éléments seront décrits plus en détail ci-après »
. L’avocat a également fourni une lettre d’accompagnement avec sa soumission, laquelle indiquait que [traduction] « [l]es documents à l’appui et les arguments seront présentés le 28 février tel qu’il a été demandé, à moins qu’il n’y ait une prolongation du délai d’appel (de la décision de la SI) ».
[13]
Il semble qu’aucun autre document que la déclaration personnelle du demandeur n’ait été soumis avec la demande d’ERAR le 13 février 2017.
[14]
Le 23 février 2017, le défendeur a envoyé une lettre au demandeur pour l’informer qu’ils avaient reçu sa demande et pour lui indiquer qu’elle ne contenait pas de formulaire « Recours aux services d’un représentant » et que, par conséquent, il devait leur envoyer ce formulaire. Le demandeur affirme qu’il ne se souvient pas d’avoir vu cette lettre du 23 février. De plus, il souligne que le défendeur doit avoir reçu le formulaire – signifiant ainsi que la lettre est incorrecte –, étant donné que le dossier certifié du tribunal (DCT) contient le formulaire « Recours aux services d’un représentant » du 10 février 2017.
C.
L’absence d’autres observations liées à l’ERAR
[15]
Le demandeur allègue que son avocate a présenté d’autres faits, observations et documents objectifs le 28 février 2017, comme cela avait été prévu et indiqué précédemment. Il a fourni une copie de cette documentation avec son affidavit du 15 mai 2017. Le défendeur s’oppose à cette documentation parce que l’agent n’était pas en possession de celle-ci.
[16]
Le demandeur n’a pas été témoin de l’envoi de ces documents et, par conséquent, sa déclaration correspond à du ouï-dire. L’avocate du demandeur a refusé de souscrire un affidavit au sujet des documents parce que cette action pourrait mettre en péril sa capacité de représenter le demandeur.
[17]
L’avocate du demandeur, par le biais des documents non assermentés au dossier, a déclaré qu’elle est praticienne unique et que son télécopieur/imprimante de 149 $ n’est pas en mesure de produire un relevé des messages envoyés par télécopie. Elle a rajouté qu’il est normal que des problèmes surviennent parfois concernant l’échange de correspondance. Elle indique que ce n’est pas la faute du demandeur.
[18]
Après avoir reçu le mémoire du défendeur, qui a souligné l’absence d’un dossier sur l’envoi des télécopies et d’un affidavit de la personne qui a envoyé ces télécopies, et que le défendeur possède un affidavit assermenté énonçant que les dossiers sur les télécopies et les dossiers déposés ne contiennent aucun élément prouvant que des documents ont été présentés le 28 février, l’avocate du demandeur a demandé à la Cour de lui donner des instructions sur la façon de répondre aux observations du défendeur. En réponse à cette demande, la protonotaire Milczynksi a, le 28 juin 2017, indiqué que [traduction] : « l’objet de la [d]emande n’est pas d’obtenir des directives de la Cour – l’avocate souhaite obtenir des conseils professionnels »
.
[19]
À la lumière de ce qui précède et de la décision, il est clair que les observations du 28 février 2017 et les documents d’accompagnement n’ont pas été examinés par l’agent au moment de rendre sa décision. Ces éléments ne font pas partie du dossier certifié du tribunal (DCT).
[20]
Suivant la décision négative de l’ERAR, le renvoi du demandeur était prévu pour le 3 mai 2017. Afin de retarder son renvoi et avant que l’autorisation soit accordée dans cette affaire, le demandeur a déposé une requête en sursis à la mesure de renvoi qui a été accueillie par la juge MacTavish le 2 mai 2017.
III.
Décision faisant l’objet du contrôle
[21]
Dans sa décision, l’agent offre un aperçu concernant les antécédents du demandeur et sur les étapes qui l’on mené à l’ERAR. L’agent souligne précisément que le demandeur a été jugé interdit de territoire au Canada [traduction] « parce qu’il est membre d’un groupe criminel organisé, soit le MS-13 »
.
[22]
Ensuite, l’agent indique explicitement qu’on tiendra compte de l’article 97 au moment d’effectuer l’ERAR puisque le demandeur est une personne visée par le paragraphe 112(3) de la LIPR en raison de l’interdit de territoire dont il fait l’objet pour criminalité organisée. Pour cette raison, l’agent indique qu’ils doivent déterminer, advenant son renvoi au Salvador, si [traduction] « le [d]emandeur court le risque d’être soumis à la torture, à des traitements ou peines cruels et inusités, ou à une menace à sa vie ».
[23]
L’agent souligne que les risques énoncés dans la déclaration du demandeur fournie le 13 février 2017, avec sa demande d’ERAR, sont les suivants : 1) le risque d’être pris par erreur pour un membre de gang et, pour cette raison, d’être tué, torturé ou jeté en prison, puis de mourir en raison des mauvaises conditions dans les pénitenciers; 2) le risque associé à la criminalité et à l’absence de protection de la police; 3) le risque que les gangs le ciblent parce qu’ils pensent que le demandeur tente de laisser croire qu’il fait partie d’un gang.
[24]
L’agent fait remarquer que les observations à l’appui devaient être soumises au plus tard le 28 février 2017, et [traduction] « qu’aucune information, observation ou preuve additionnelle n’a été présentée par le [d]emandeur concernant ses affirmations liées aux risques courus ».
[25]
L’agent a ensuite cité textuellement le rapport du Département d’État des États‑Unis sur la situation des droits de la personne au Salvador en 2016 (rapport du Département d’État 2016). L’agent reproduit des extraits de ce document faisant état, entre autres éléments de préoccupation, de « corruption répandue, faible primauté du droit, ce qui contribue à des niveaux élevés d’impunité et d’abus du gouvernement, y compris des assassinats par les forces de sécurité »
.
[26]
L’agent soutient que conformément aux conditions actuelles dans ce pays – bien que des éléments comme la corruption et la violence montrent qu’il existe des problèmes en matière de droits de la personne au Salvador –, le demandeur n’a pas, conformément à ses déclarations, fourni une preuve objective suffisante et n’a pas établi qu’il existait pour lui un risque objectivement identifiable, prospectif et personnalisé. L’agent a également conclu qu’il n’y a pas suffisamment de preuve documentaire pour établir un risque objectivement identifiable ou pour démontrer que quiconque au Salvador s’intéressait au demandeur de façon directe.
[27]
Pour ces motifs, l’agent a déterminé qu’à son retour au Salvador, le demandeur ne ferait pas face à une sérieuse possibilité, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture. L’agent a ensuite conclu que le demandeur ne serait, s’il était expulsé, exposé ni à une menace à sa vie ni au risque d’être soumis à des traitements ou peines cruels et inusités.
IV.
Norme de contrôle
[28]
Les parties et la Cour conviennent que la norme d’ERAR applicable est celle de la décision raisonnable. L’évaluation de l’agent est une appréciation de faits à laquelle cette Cour doit accorder une grande déférence : Pozos Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 31, au paragraphe 18.
[29]
Lorsqu’elle effectue un examen selon la norme de la raisonnabilité, la Cour doit déterminer si la décision était justifiée, transparente et intelligible, et si elle appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.
[30]
Si les motifs, dans leur ensemble, « répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables »
: Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16.
V.
Questions en litige
A.
Question préliminaire
[31]
Au sujet de la question associée au fait que l’agent n’a pas reçu les observations du demandeur et que ces éléments ne faisaient pas partie du dossier certifié du tribunal, il est à noter que les observations sont jointes à l’affidavit présenté en l’espèce. Le défendeur s’oppose à la prise en compte de ces observations parce qu’il n’existe aucun élément prouvant que l’agent était en possession de celles-ci.
[32]
L’avocate du demandeur ne possède aucun dossier démontrant que la télécopie a été envoyée, et le défendeur ne possède aucun dossier démontrant qu’il a reçu la télécopie du 28 février transmise par l’avocate.
[33]
Il incombe au demandeur, en tant que celui qui a envoyé le document, de présenter des éléments de preuve démontrant qu’il a réussi à transmettre la télécopie, et ce, au bon numéro de télécopieur du défendeur. Il n’a pas été en mesure de fournir ces éléments de preuve. Le défendeur, d’autre part, a vérifié que son équipement de télécopie et ses dossiers ne montrent aucune réception de télécopie contenant les observations du demandeur le 28 février.
[34]
Le demandeur n’a pas choisi la méthode de transmission la plus prudente, étant donné que son télécopieur n’était vraisemblablement pas en mesure de produire un relevé démontrant que la télécopie a été envoyée avec succès au bon numéro. La déclaration de l’avocate voulant qu’il soit normal que des problèmes surviennent parfois concernant l’échange de correspondance est également préoccupant.
[35]
Il est un fait établi qu’une demande de contrôle judiciaire doit être tranchée en fonction du dossier dont dispose l’agent : Love c Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2015 CAF 198, au paragraphe 17. L’incapacité du demandeur à prouver, selon la prépondérance des probabilités, que les observations ont été envoyées au défendeur, est fatale à sa suggestion que l’agent a reçu et ignoré ces documents : Ghaloghlyan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1252, au paragraphe 8.
[36]
Le contrôle de la décision sera effectué en tenant compte des documents dont disposait l’agent, et qui étaient inclus dans le dossier certifié du tribunal, sans considérer les observations du 28 février. Toutefois, il est mentionné que les documents en question étaient des documents supplémentaires facilement accessibles sur le site Web de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), dans l’ensemble des documents standard sur l’immigration pour le Salvador.
B.
Questions aux fins du contrôle
[37]
L’avocate du demandeur a soulevé un certain nombre de questions, trois desquelles sont liées à la décision d’ERAR. Je les ai légèrement reformulées comme suit :
(i) Malgré l’incapacité du demandeur de transmettre les observations à l’agent, est-ce que ce dernier aurait dû examiner les documents de la CISR au sujet l’appartenance à un gang et le risque tel qu’il a été énoncé et décrit clairement dans la demande d’ERAR?
(ii) Puisque le demandeur est arrivé au Canada très jeune, l’agent a-t-il commis une erreur en exigeant que le demandeur lui prouve qu’il courait un risque prospectif et personnalisé au Salvador?
(iii)
S’il est renvoyé au Salvador, le demandeur est-il exposé à un risque de torture et traitements ou peines cruels et inusités?
[38]
Je suis d’avis, au vu des observations des parties et du dossier sous-jacent, que la demande peut être tranchée en déterminant si la décision est raisonnable ou non.
VI.
Analyse
[39]
Même si l’agent n’avait pas reçu les observations du demandeur, il avait en sa possession la description des risques qui motivaient les craintes du demandeur. L’agent a fait référence à ces risques, en les décrivant comme suit :
Risques
Le demandeur affirme ce qui suit :
[. . .]
Si je retourne au Salvador, je serai en danger. Les agents d’immigration canadiens ne seront pas les seuls à mal interpréter m(sic) tatouages et à croire que je fais partie d’un gang, les gens du Salvador feront également cette erreur. Je crois que si une personne arrive au Salvador avec des tatouages et que les gens sur place croient qu’il fait partie d’un gang, cette personne peut être tuée, torturée ou jetée en prison, où un bon pourcentage de détenus meurent en raison des terribles conditions qui prévalent dans les pénitenciers du Salvador.
Les seuls parents que j’ai au Salvador sont ma grand-mère et mes cousins. Lorsque j’étais enfant et que je vivais au Salvador, la police n’offrait aucune protection aux gens, ou on pouvait se faire tirer dessus ou voler. Je crois savoir qu’il n’y a toujours pas de protection au Salvador et que je pourrais être ciblé par les gangs de ce pays qui pensent que je tente de me faire passer pour un membre de gang.
Par conséquent, ma vie est en danger dans ce pays et je n’ai aucun espoir d’être protégé là-bas. [. . .]
(points de suspension dans l’original)
A.
Risque personnalisé
[40]
Dans cet examen, le demandeur exprime son inquiétude par rapport au fait que l’agent lui demandait de prouver qu’il serait exposé à un risque prospectif personnalisé et qu’il lui serait impossible de prouver ce fait parce qu’il n’a pas vécu au Salvador depuis sa tendre enfance.
[41]
Le défendeur fait valoir à juste titre qu’en application de l’article 97, la nature même du risque considéré est de déterminer si le demandeur serait exposé à un risque de torture ou à une menace pour sa vie s’il était expulsé du Canada vers son pays d’origine.
[42]
Le tatouage du demandeur représente le catalyseur du risque qu’il perçoit. Ce tatouage est une caractéristique du demandeur qui lui fait craindre pour sa vie s’il était renvoyé au Salvador.
B.
L’incapacité d’évaluer de façon adéquate le profil du demandeur
[43]
Le demandeur affirme que l’agent n’a pas évalué son profil perçu du point de vue des personnes qui pourraient le persécuter dans ce pays. Il soutient également que l’agent avait l’obligation d’examiner les sources d’information les plus récentes concernant les conditions ayant cours dans le pays, sans se limiter aux pièces produites par le demandeur : Rizk Hassaballa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 489, au paragraphe 33 [Hassaballa].
[44]
Le défenseur souligne que l’agent savait que le demandeur craignait d’être tué, torturé ou placé en détention sur-le-champ en raison de son tatouage. Le défendeur affirme que l’agent a conclu de façon raisonnable que la preuve objective fournie était insuffisante pour démontrer que le demandeur était exposé à un risque personnalisé fondé sur cette crainte. Le défendeur s’appuie sur la réponse à la demande d’information (RDI) SLV 105259.E pour affirmer que les tatouages constituent un argument insuffisant pour entraîner une arrestation au Salvador puisque les membres de gangs sont remis en liberté en raison d’un non-respect des exigences strictes en matière de preuve du système de justice du Salvador.
[45]
La RDI sur laquelle s’appuie le défendeur n’est pas mentionnée par l’agent ni ne fait partie du dossier certifié du tribunal. Le défendeur fait remarquer qu’il s’agit de l’un des documents des observations non transmises par le demandeur. Comme l’a indiqué le défendeur, l’agent n’a jamais reçu ces observations.
[46]
L’analyse par le défendeur du tatouage du demandeur est un élément qui, s’il avait été fourni, aurait pu justifier la conclusion au sujet de l’absence de risque personnalisé pour le demandeur. Cependant, puisque le dossier sous-jacent ne contient pas la RDI, la Cour ne peut s’appuyer sur ce dossier pour étayer les motifs de l’agent. Elle peut uniquement examiner les motifs réels fournis par l’agent et l’unique document sur les conditions du pays présent dans le dossier certifié du tribunal.
C.
L’agent aurait dû effectuer une analyse plus approfondie
[47]
Le demandeur affirme que lorsque l’agent a évalué les risques allégués, il devait examiner de quelle façon la police, le gouvernement et les gangs étaient susceptibles de le traiter au Salvador. Cet élément était particulièrement important parce qu’il serait renvoyé au Salvador au motif qu’il est membre du gang MS-13, malgré sa dénégation d’une telle appartenance à un gang. Le demandeur soutient également que pour bien évaluer ce risque, il faut tenir compte de l’ensemble des renseignements et documents d’immigration présentés sur le site Web de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR).
[48]
Dans l’affaire Hassaballa, le juge Blais (tel était alors son titre) a affirmé qu’un agent de l’ERAR a non seulement le droit, mais l’obligation, d’examiner les sources d’information les plus récentes lorsqu’il procède à l’évaluation des risques : Hassaballa, au paragraphe 33. L’agent d’ERAR ne doit pas se limiter aux pièces produites par le demandeur. Dans le cas du demandeur, l’agent a seulement examiné le rapport du Département d’État 2016, dont une copie a été déposée au dossier certifié du tribunal.
[49]
Comme il est indiqué précédemment, l’agent a, dans la section « Conditions dans le pays »
, simplement reproduit intégralement le résumé de cinq paragraphes du rapport. L’agent a ensuite rédigé un court paragraphe de conclusion, dans lequel il a reconnu que [traduction] « au Salvador, on continue de voir des violations des droits de l’homme, comme de la corruption et de la violence »
. Il a conclu qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs démontrant que le demandeur serait exposé à un risque éventuel personnalisé, et que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un risque pouvant être relevé objectivement.
[50]
La très brève déclaration de l’agent relevant la présence de « corruption et violence »
ne reflète pas du tout le rapport du Département d’État. La première page suivant le résumé est titrée Arbitrary Deprivation of Life and Other Unlawful Politically Motivated Killings
(privation arbitraire de la vie et autres assassinats à motivation politique). On y mentionne les meurtres de quatre membres de gangs non armés ainsi qu’une statistique provenant d’une organisation non gouvernementale (ONG) qui précise que jusqu’en juillet 2016, il y a eu 366 confrontations armées au cours desquelles 350 présumés membres de gangs sont morts. Dans cette page, on mentionne qu’en 2015, 359 présumés membres de gangs ont été tués.
[51]
La troisième page du rapport du Département d’État 2016 indique que d’autres ONG ont signalé, dans la section intitulée Torture and Other Cruel, Inhuman, or Degrading Treatment or Punishment
(torture et autres traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants), que :
Des jeunes hommes [d]émunis ont parfois été ciblés par la Police nationale civile (PNC) et les forces armées parce qu’ils correspondent au stéréotype des membres de gangs. D’autres sources crédibles ont indiqué que des jeunes soupçonnés d’être au courant des activités de gangs ont subi des mauvais traitements de la part du personnel des forces de l’ordre.
[52]
Cette référence semble appuyer la préoccupation du demandeur voulant que des personnes uniquement soupçonnées d’appartenir à un gang puissent quand même être tuées, torturées ou jetées en prison dans ce pays. L’agent aurait dû tenir compte de ces éléments au moment d’évaluer le risque auquel le demandeur serait exposé.
[53]
Le rapport du Département d’État 2016 poursuit en soulignant qu’il existait un grave problème de surpopulation dans les prisons du Salvador : 34 938 détenus dans des établissements pouvant accueillir 10 035 détenus. On y mentionne que les activités criminelles des membres de gangs en prison demeurent un problème important. Pour essayer d’atténuer ce problème, les autorités ont, dans les prisons désignées pour les membres de gangs, placé les détenus en isolation et en confinement dans leur cellule 24 heures sur 24. Cette mesure a touché 13 162 détenus incarcérés dans sept prisons.
[54]
L’agent n’a fait allusion à aucun de ces éléments de preuve. L’agent n’a pas fait mention des tatouages du demandeur. L’agent n’a pas vraiment fait d’autres déclarations que celle indiquant que le demandeur n’avait pas été en mesure d’établir qu’il soit exposé à un risque objectivement identifiable.
[55]
Peut-être parce que l’agent ne disposait pas d’observations de fond autres que la déclaration personnelle du demandeur, il avait le sentiment qu’un examen superficiel des risques relevés suffirait à justifier la conclusion. Si c’est le cas, cette façon de procéder n’est pas conforme à la jurisprudence de la Cour. Dans l’affaire Jama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668, le juge de Montigny (alors juge de la Cour), a offert les explications suivantes sur la nature des tâches incombant à l’agent :
[17] « Il est reconnu en droit que l’ERAR fait intervenir l’obligation indépendante et fondamentale de l’État de ne pas refouler les demandeurs d’asile là où les attendent la torture, la persécution et d’autres sorts inadmissibles. [. . . ] Par conséquent, un agent d’ERAR ne peut pas limiter ou restreindre son analyse aux seuls arguments soulevés par le demandeur, voire aux seuls éléments de preuve présentés. »
[18] « Par exemple, il incombe aux agents de consulter les rapports récents et accessibles au public sur les conditions régnant dans le pays, même lorsqu’ils n’ont pas été produits par les demandeurs : [. . .] que, pour que la Cour fasse montre de déférence à l’égard des conclusions d’un agent d’ERAR dans le cadre d’un contrôle judiciaire, elle doit être convaincue que l’expertise de l’agent d’ERAR repose sur des recherches dignes de ce nom et sur la connaissance des conditions régnant dans le pays où le demandeur serait renvoyé. »
[19] « Il incombe aussi aux agents d’ERAR de prendre en compte les motifs de risques qui ressortent manifestement du dossier, même s’ils n’ont pas été soulevés par le demandeur. »
[56]
Sans une analyse plus complète de l’agent, il n’est pas possible de savoir exactement quels éléments celui-ci a pris en compte avant de prendre la décision. Il aurait été utile pour l’agent d’indiquer le processus qu’il a suivi pour arriver à sa décision. Par exemple, l’agent aurait pu préciser quels éléments de preuve ont été acceptés, y compris ceux provenant des documents portant sur les conditions régnant dans le pays. Quels éléments de preuve ont été rejetés? À part le résumé, quelles autres parties du rapport du Département d’État 2016 ont été prises en compte? L’agent croyait-il que le demandeur était membre d’un gang ou non? Est-ce que ce fait était important pour l’agent? Pourquoi l’agent a-t-il pris en compte un seul rapport sur les conditions dans le pays alors que le défendeur a lui-même cité des renseignements de la réponse à la demande d’information qui semblaient être directement pertinents au risque allégué par le demandeur?
[57]
L’agent n’aurait peut-être pas eu besoin de tenir compte de toutes ces questions, mais une analyse décrivant pourquoi le demandeur devrait retourner au Salvador était nécessaire étant donné que l’allégation voulant que le demandeur soit membre du gang MS-13 a été soulevée comme étant un risque personnel pour celui-ci.
[58]
Par conséquent, la Cour se retrouve sans explication au sujet des motifs sur lesquels s’est appuyé l’agent pour rendre sa décision. Ainsi, la décision n’est ni transparente ni intelligible. Sans explications supplémentaires, il est impossible de déterminer si la décision de l’agent appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
VII.
Résumé
[59]
L’agent a mentionné très brièvement le risque personnalisé soulevé par le demandeur. Toutefois, l’agent n’a pas examiné ce risque de manière approfondie. Le demandeur alléguait que son tatouage et les motifs de son interdiction de territoire feraient en sorte qu’il serait perçu comme étant un membre du gang MS-13, ce qui mettrait sa vie en danger.
[60]
Il est clair que l’agent était au fait des inquiétudes du demandeur au sujet des autorités et des gangs au Salvador. Les extraits que l’agent a tirés du résumé du rapport du Département d’État 2016 comprenaient une référence à des assassinats par les forces de sécurité. L’agent n’aborde aucun autre élément de ce rapport qui, sur la page suivant la section reproduite par l’agent, décrit de façon précise que ces assassinats sont liés à des membres de gangs.
[61]
Cet élément de preuve, auquel l’agent a fait référence en partie, était important dans l’analyse du risque allégué par le demandeur. L’absence de référence à cet élément a pu entraîner une conclusion de fait erronée et une décision qui n’a pas tenu compte des éléments de preuve, ce qui rend cette décision déraisonnable : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35.
[62]
Cette conclusion de décision déraisonnable ne doit pas être perçue comme étant une déclaration ou affirmation indiquant que la Cour est en accord ou en désaccord avec la position du demandeur ou du défendeur au sujet du risque. Il s’agit uniquement d’une détermination indiquant que l’agent n’a pas tenu compte d’importants éléments de preuve et que les motifs ne sont pas suffisamment approfondis pour que la Cour ait confiance dans les conclusions. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1695-17
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen.
Les parties sont autorisées à déposer d’autres documents au moment du nouvel examen.
Il n’y a aucune question grave de portée générale soulevée en l’espèce.
« E. Susan Elliott »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-1695-17
|
INTITULÉ :
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RENE ALONSO PACHECO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 16 novembre 2017
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE ELLIOTT
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DATE DES MOTIFS :
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LE 30 AOÛT 2018
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COMPARUTIONS :
Arlene Rimer
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Pour le demandeur
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David Cranton
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Arlene Rimer
Avocate
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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