Date : 20180828
Dossier : IMM-5457-17
Référence : 2018 CF 860
Toronto (Ontario), le 28 août 2018
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
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MARLENE BENITEZ DE TORRES
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Mme Benitez de Torres introduit la présente demande de contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) de la décision du 23 octobre 2017 d’un agent d’immigration principal (agent). L’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH), au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, que la demanderesse a présentée alors qu’elle se trouvait au Canada. En demandant la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a indiqué qu’elle serait en péril et subirait un préjudice indu en raison de ses besoins en matière de soins de santé si elle était obligée de retourner en Colombie.
[2]
Mme Benitez de Torres soutient qu’en rejetant la demande, l’agent a commis l’erreur : 1) de mal comprendre des éléments de preuve quant à sa vulnérabilité en cas de renvoi en Colombie; et 2) d’appliquer le mauvais critère juridique.
[3]
Par les motifs exposés ci-après, je conclus qu’à la lumière des éléments de preuve médicale dont disposait l’agent, l’omission d’aborder les éléments de preuve présentés par Mme Benitez de Torres démontrant qu’elle ne disposait pas d’un réseau de soutien familial ou social en Colombie constitue une erreur justifiant l’intervention de la Cour. La demande est accueillie.
II.
Contexte
[4]
Mme Benitez de Torres est une ressortissante colombienne âgée de plus de 70 ans. Elle allègue qu’en juillet 2015, des membres d’une organisation paramilitaire ont tué son conjoint de fait et ont pris le contrôle de sa ferme, la laissant sans ressources et obligée de se cacher. Elle est venue chercher refuge au Canada en décembre 2015 chez sa fille, une physiothérapeute, et a présenté une demande d’asile.
[5]
Sa demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) en 2016, et sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision défavorable a été rejetée par notre Cour le 24 août 2016.
[6]
Elle a par la suite présenté une demande CH invoquant entre autres fondements que : 1) elle était âgée de 71 ans; 2) elle n’avait pas d’enfants en Colombie et que ses frères et sœurs n’étaient pas en mesure de l’aider; 3) elle avait reçu un diagnostic de trouble de stress post-traumatique (TSPT) et suivait un traitement pour la maladie de Parkinson associée à des troubles cognitifs; et 4) si elle était renvoyée en Colombie, elle deviendrait incapable de prendre soin d’elle-même.
III.
Décision faisant l’objet du contrôle
[7]
L’agent prend d’abord note que le risque de persécution en Colombie allégué par la demanderesse avait déjà été évalué par la SPR. L’agent déclare que les éléments de preuve avancés à l’appui de la demande CH ne révélaient pas de nouveaux risques liés à ses allégations de persécution et ne justifiaient pas que la demande CH soit accueillie.
[8]
L’agent aborde ensuite le risque découlant de l’état de santé de la demanderesse. L’agent mentionne les lettres et rapports médicaux produits à l’appui de la demande CH, soulignant qu’ils établissaient que la demanderesse souffre de troubles post-traumatiques, de la maladie de Parkinson, et d’un certain degré de démence. L’agent examine ensuite les éléments de preuve documentaire décrivant le système public de santé colombien, notant que les éléments de preuve démontraient que des soins de grande qualité étaient offerts dans les centres urbains, que l’accès aux soins de santé dans les zones rurales pouvait être plus difficile, et que tous les résidents colombiens ont accès aux soins. Constatant que des établissements de santé et des traitements étaient disponibles en Colombie, l’agent conclut que le fait d’exiger que Mme Benitez de Torres présente une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada n’entraînerait pas de difficultés excessives.
[9]
Se tournant vers la situation personnelle de Mme Benitez de Torres, l’agent reconnaît qu’il avait été établi qu’elle représentait un ajout bienvenu et un atout dans la famille de sa fille, mais déclare que cela ne constituait pas le critère d’octroi d’une exemption pour des considérations d’ordre humanitaire. L’agent note également que lorsqu’elle est entrée au Canada, Mme Benitez de Torres savait qu’il était possible que survienne une séparation étant donné son absence de statut, et que si elle était renvoyée en Colombie, il y avait une possibilité de réunification au Canada grâce à d’autres programmes d’immigration.
[10]
L’agent a également pris en considération l’intérêt supérieur des deux petits-enfants de la demanderesse. L’agent souligne que la demanderesse n’avait pas vécu avec eux avant son arrivée au Canada et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve suggérant que la fille de la demanderesse n’était pas en mesure de s’occuper de sa famille avant l’arrivée de la demanderesse. Bien que l’agent reconnaisse que les petits-enfants avaient bénéficié de la présence de la demanderesse, l’agent ne conclut pas que le rejet de la demande CH serait contraire à l’intérêt supérieur des enfants.
IV.
Question en litige et norme de contrôle
[11]
La Cour est en l’espèce appelée à décider si l’agent a omis d’aborder les éléments de preuve relatifs à l’état de santé de Mme Benitez de Torres et l’absence de soutien familial et social en Colombie, et de les examiner de façon substantielle.
[12]
La norme de contrôle applicable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un agent dans l’examen d’une demande CH est la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 45 [Kanthasamy]; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, aux paragraphes 16 à 18).
V.
Analyse
[13]
En sollicitant la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire, Mme Benitez de Torres a invoqué un certain nombre de circonstances qu’elle considère comme pertinentes à sa demande. Il s’agit notamment de : 1) son âge avancé; 2) les questions de santé (SSPT, Parkinson, un certain degré de la démence); 3) la nature dégénérative de démence et de la maladie de Parkinson; 4) l’absence de remède pour la maladie de Parkinson; 5) l’absence de réseau familial ou social en Colombie; 6) le fait que la combinaison des facteurs précédents l’exposerait à de graves difficultés, notamment de nature financière, et la mettrait dans une position de grande vulnérabilité; et 7) le fait qu’au Canada, son bien-être psychologique est accru par l’amour et l’affection que lui portent sa famille en plus des traitements médicaux et thérapeutiques qu’elle reçoit.
[14]
Le défendeur soutient que l’agent a manifestement examiné les enjeux formulés dans la demande CH et a procédé à une évaluation cumulative de la demande. Le défendeur soutient que les arguments de Mme Benitez de Torres à l’appui de sa demande de prise de mesures spéciales étaient concentrés sur les difficultés qu’elle subirait et que la décision de l’agent reflète ce fait; l’agent n’a pas évalué l’ensemble de la demande à la lumière de ces difficultés.
[15]
Dans l’affaire Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a reconnu que la raison d’être du paragraphe 25(1) de la LIPR conférant au ministre le pouvoir d’ordonner la prise de mesures spéciales pour un étranger souhaitant obtenir la résidence permanente, qui est interdit de territoire ou ne répond pas aux exigences habituelles de la LIPR, est d’offrir une mesure à vocation équitable. Le paragraphe 25(1) confère un pouvoir discrétionnaire permettant de mitiger la sévérité de la loi selon le cas (Kanthasamy au paragraphe 19). La juge Abella, au nom de la majorité, a reconnu que le paragraphe 25(1) n’est pas censé faire double emploi avec les articles 96 et 97 de la LIPR et que ce qui justifie la prise de mesures spéciales varie selon les faits et le contexte de chaque cas. Toutefois, « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les facteurs pertinents portés à sa connaissance »
[souligné dans l’original] (Kanthasamy, aux paragraphes 24 et 25). Un agent doit considérer la situation du demandeur dans son ensemble.
[16]
L’agent n’a pas contesté les éléments de preuve produits par Mme Benitez de Torres quant à ses problèmes médicaux. Dans les observations écrites portées à la connaissance de l’agent, il a été noté que [traduction] 1) « il n’est pas déraisonnable de supposer que même si Mme Benitez peut actuellement être capable, dans une certaine mesure, de prendre soin d’elle-même, elle perdra éventuellement toute capacité de le faire »
et 2) « il n’est pas exagéré de supposer que Mme Benitez tombera en dépression […] et que son état physique et mental se détériorera plus rapidement »
. Ces observations ont été mises de l’avant à la lumière des rapports médicaux indiquant que [traduction] « [l]a patiente ne devrait pas être laissé seule, a besoin d’une surveillance 24 heures sur 24 »
et que « selon les recommandations de spécialistes, Mme Benitez de Torres a besoin d’une surveillance constante et d’aide permanente pour ses besoins quotidiens, comme s’habiller, se laver et manger »
.
[17]
Malgré qu’il ait été établi que Mme Benitez de Torres doit faire l’objet d’une surveillance constante et d’aide permanente pour ses besoins quotidiens, l’agent a restreint l’analyse de la situation médicale de la demanderesse à la disponibilité de services publics de santé en Colombie, et les a jugés suffisants. Cette analyse n’a pas pris en compte les éléments de preuve démontrant que l’état de Mme Benitez de Torres exigeait plus qu’un accès à des traitements : elle a également besoin d’aide et de supervision quotidiennes. Son besoin de soutien et d’assistance quotidiens, et il a été établi par les éléments de preuve que ces besoins grandiront à mesure que son état de santé se dégradera, met en évidence la pertinence particulière de ses observations à l’effet qu’elle ne disposait pas d’un réseau familial ou social en Colombie dans l’évaluation de sa demande de prise de mesures équitables. L’agent ne s’est pas livré à un examen de ces éléments de preuve. L’agent n’a pas abordé l’impact que le renvoi en Colombie de Mme Benitez de Torres aurait sur sa fille et ses petits-enfants, mais encore une fois, il n’a pas évalué l’incidence sur Mme Benitez de Torres de la perte du soutien que lui apportent sa fille et sa famille. À mon avis cet impact était, je le répète, d’une pertinence particulière au vu de son état de santé et de l’absence de soutien familial en Colombie.
[18]
L’agent n’était pas tenu d’aborder tous les éléments de preuve et arguments présentés, mais en l’espèce, la preuve médicale met en lumière la nécessité de « supervision » et de « soutien » quotidiens. Cet élément de preuve confère une importance particulière à la disponibilité d’un réseau de soutien familial. Le fait que l’agent n’ait pas abordé l’impact de l’absence de soutien familial ou social en Colombie, une question directement liée à la demande de prise de mesures équitables, porte atteinte à l’exigence relative à « la justification, la transparence et l’intelligibilité dans le processus décisionnel »
(Dunsmuir, au paragraphe 47).
VI.
Conclusion
[19]
La demande est accueillie. Les parties n’ont pas relevé de question importante de portée générale aux fins de certification et aucune question n’a été soulevée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5457-17
LE JUGEMENT DE LA COUR est le suivant :
La demande est accueillie;
L’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre décideur;
Aucune question n’est certifiée.
« Patrick Gleeson »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5457-17
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INTITULÉ :
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MARLENE BENITEZ DE TORRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 27 juin 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GLEESON
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DATE DES MOTIFS :
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LE 28 août 2018
|
COMPARUTIONS :
Luis Antonio Monroy
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Pour la demanderesse
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Prathima Prashad
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Luis Antonio Monroy
Avocat
Toronto (Ontario)
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Pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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