Date : 20180828
Dossier : IMM-3465-17
Référence : 2018 CF 862
Ottawa (Ontario), le 28 août 2018
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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YANNICK NKOUKA
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partie demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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partie défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un agent d’immigration qui a conclu que M. Yannick Nkouka est un danger pour le public canadien, au sens de l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].
[2]
Le demandeur prétend que l’agent a fait des erreurs dans l’analyse des faits et que la décision est déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord avec ses prétentions, et je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire.
I.
Contexte
[3]
Le demandeur est né en République du Congo. Il est arrivé au Canada en 1997 et a été reconnu comme réfugié au Canada en 1998. En 1999, il est devenu résident permanent du Canada. Cependant, depuis ce temps, il a accumulé un dossier criminel impressionnant, y compris des condamnations pour : possession de biens criminellement obtenus ne dépassant pas 5 000 $ (août 2001); vol ne dépassant pas 5 000 $ (avril 2002); voies de fait contre un agent de police et avoir proféré des menaces contre un agent de la police (février 2004); extorsion – il a menacé un mineur dans une histoire de drogues (janvier 2010); possession de biens criminellement obtenus dépassant 5 000 $ (novembre 2010); emploi, possession et/ou trafic d’un document contrefait (avril 2017); ainsi que plusieurs condamnations d’avoir fait défaut de se conformer à une ordonnance de probation et de se conformer à un engagement.
[4]
Le demandeur a une conjointe qui est citoyenne canadienne, et deux enfants qui sont aussi citoyens canadiens – une fille née en 2006 et une autre née en 2015.
[5]
Le 5 octobre 2010, une mesure de renvoi a été émise contre le demandeur par la Section de l’immigration, puisque le tribunal a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité, conformément à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Le demandeur a porté cette décision en appel à la Section d’appel de l’immigration et, le 4 décembre 2013, l’appel a été rejeté. Le 13 octobre 2015, l’Agence des services frontaliers du Canada avisait le demandeur de leur intention de solliciter un avis de danger auprès du Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le demandeur a transmis des soumissions au Ministre à trois reprises, soit en août et septembre 2016, ainsi qu’en juin 2017. La décision a été rendue le 29 juin 2017. Cette décision est le fondement de cette demande de contrôle judiciaire.
II.
Questions en litige
[6]
Il y a deux questions en litige dans la présente affaire :
- L’agent a-t-il commis une erreur dans l’évaluation de la preuve?
- L’agent a-t-il été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants?
III.
Analyse
[7]
La décision de l’agent en vertu de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR est une décision qui soulève des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, et est donc susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]). La décision raisonnable est aussi la norme de contrôle qui s’applique à une question d’évaluation de la preuve. Enfin, l’application de la norme de la décision raisonnable demande une considération de la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir au para 47).
A.
L’agent a-t-il commis une erreur dans l’évaluation de la preuve?
[8]
Le demandeur fait valoir que l’agent a commis plusieurs erreurs dans l’évaluation du niveau des condamnations, du risque de récidive, des périodes d’incarcérations, des relations affectives du demandeur, et du niveau de réhabilitation.
[9]
Par rapport à la question des condamnations, l’agent dit que le risque de récidive est élevé, et que le demandeur a été condamné à une peine de deux ans avec sursis en 2017. Cette condamnation, la première depuis 2011, concerne des événements qui se sont déroulés en 2013. De plus, le demandeur souligne que la peine d’emprisonnement était une peine suspendue, et non une peine d’emprisonnement de deux ans avec sursis.
[10]
Par rapport aux relations affectives du demandeur, l’agent indique que la période de séparation entre le père et ses enfants avait déjà commencé lors de l’incarcération cependant, le demandeur a seulement été incarcéré pour une période relativement courte entre novembre 2010 et février 2011. Le demandeur soumet qu’une période de six ans s’est écoulée entre l’incarcération de 2011 et la décision de 2017, période pendant laquelle il n’était pas incarcéré. Son premier enfant n’avait vécu qu’une courte période de séparation (trois mois) à cause de l’incarcération de son père en 2011, et son deuxième enfant, né en 2015, n’a jamais connu de séparation pour une telle raison.
[11]
De plus, le demandeur soumet que l’agent a fait quelques erreurs sur certains faits concernant les relations du demandeur, soit : en disant que le demandeur a une épouse (ils ne sont pas mariés, mais plutôt conjoints de fait); en inscrivant une mauvaise date de naissance pour le premier enfant et une mauvaise date lorsque la conjointe a appris qu’elle était enceinte. L’agent dit aussi qu’il y a une absence de preuve démontrant la réhabilitation, mais le dossier contenait des lettres de la conjointe ainsi que de la preuve d’emploi et de formation du demandeur. Finalement, la preuve documentaire soumise sur la situation au Congo parle d’actes de violence, de violation des droits de la personne, d’extorsion de la population par les agents de l’État, d’arrestations arbitraires, d’enlèvements, de torture, de viols et autres mauvais traitements : c’est une erreur de dire que la situation n’est « pas aussi reluisante »
.
[12]
Le défendeur soutient que le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité et la conclusion que le demandeur constitue un risque de récidive potentiel en matière de criminalité est raisonnable. Le demandeur a commis des crimes à répétition depuis l’an 2000. Cette conclusion est supportée par un rapport présentenciel en 2016, qui n’était pas contesté par le demandeur, disant que le demandeur présente un risque de récidive élevé, n’assume pas ses responsabilités, et n’intègre pas les limites sociétales. Ses efforts de réhabilitation et l’appui de sa conjointe ne lui permettent pas de sortir de sa vie de criminalité. En particulier, il a continué ses activités criminelles après l’émission de la mesure de renvoi à son égard en juin 2010. Les erreurs de quelques faits sont immatérielles au risque de récidive.
[13]
Le défendeur affirme que l’agent a considéré la situation générale en République du Congo, mais a noté que les gens ciblés par de tels abus sont des membres de partis politiques et des leaders syndicaux. Le demandeur n’entre pas dans les catégories cibles au Congo. L’agent a conclu que la preuve ne démontre pas un risque de mauvais traitement à l’égard des Congolais à leur retour au pays, et le demandeur ne conteste pas cette partie des motifs. Sur tout ceci, l’analyse de la preuve est raisonnable.
[14]
Il est clair que l’agent a commis quelques erreurs dans sa décision, et le défendeur ne conteste que certains détails liés au passé criminel du demandeur. Néanmoins, le fait que l’agent a commis des erreurs dans le résumé des faits n’est pas un motif en soi de casser la décision. Selon la norme de contrôle raisonnable, la question primordiale est la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus. Je trouve que la décision dans sa totalité est raisonnable, malgré les erreurs qui sont de nature accessoire.
[15]
La décision contient un résumé détaillé de l’historique de criminalité du demandeur, notant la continuité, la nature sérieuse et violente de certains des crimes que le demandeur a commis, ainsi que de nombreux bris de conditions à la fiche criminelle du demandeur. Même s’il y a certaines erreurs formelles dans la description factuelle de la décision de l’agent, ceci n’est pas une indication que l’agent a ignoré les faits pertinents ou n’avait pas bien pris connaissance du dossier. La question clé est si la décision sur le risque est bien fondée, compte tenu des faits et de la loi qui s’applique. Je trouve que l’agent a traité des faits les plus pertinents sur l’historique de criminalité du demandeur, ainsi que les circonstances entourant ses crimes. Je trouve aussi que l’agent a suivi les étapes de l’analyse établies par Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ragupathy, 2006 CAF 151 [Ragupathy].
[16]
Je suis d’accord avec le demandeur que l’agent a commis quelques erreurs de rédaction, soit sur la date de naissance du premier enfant, ou sur le fait que le demandeur ne soit pas marié avec une citoyenne canadienne, mais plutôt qu’ils sont conjoints de fait. Je trouve que ces erreurs, considérées dans leur ensemble et dans le contexte de la décision dans sa totalité, n’ont pas eu une incidence significative sur le résultat. Donc, j’en conclus que ces erreurs ne suffisent pas pour établir que la décision est déraisonnable.
[17]
Le demandeur prétend que l’agent a fait une erreur importante dans la décision en indiquant qu’il y a une « absence de preuve démontrant la réhabilitation »
du demandeur. Le demandeur a soumis des documents et arguments sur ce sujet, mais l’agent n’y fait aucunement référence. Le demandeur soumet donc que l’agent a ignoré la preuve essentielle, et qu’il est clair qu’il n’y a pas « absence de preuve »
sur ce point.
[18]
Je n’accepte pas la prétention que l’agent a commis une telle erreur. Quand on lit les paragraphes clés de la décision, il est évident que l’agent a tenu compte de l’historique de criminalité du demandeur, ainsi que de son impact sur les victimes et sur la société canadienne. L’agent a aussi tenu compte de la preuve liée à la réhabilitation du demandeur, cependant, l’agent n’a pas trouvé la preuve soumise par le demandeur sur ce point suffisante ou convaincante. Ceci n’est pas une indication que l’agent a ignoré la preuve soumise. Au contraire, il est évident dans la décision que l’agent a fait l’analyse de la preuve, dans le contexte de l’histoire du demandeur :
Selon les documents, soumis, le sujet a le support de sa conjointe, mais il semble que ce support ne suffit pas à responsabiliser le sujet. Je prends également en compte que le sujet a continué ses activités criminelles après l’émission de la mesure de renvoi à son égard, en juin 2010. L’émission de la mesure aurait raisonnablement pu servir d’avertissement sérieux pour le sujet, mais son comportement criminogène a continué. Le sujet fait également état de remords, mais le fait que le sujet continue de récidiver indique qu’il n’a pas débuté le processus de réadaptation, et que le risque de récidive est élevé.
[19]
Je trouve que les conclusions de l’agent sont bien fondées sur les faits (voir, par exemple, le rapport présentenciel du 10 novembre 2016), et que c’est une indication que l’agent n’a pas ignoré la preuve. Quand l’agent fait référence à une « absence de preuve »
, ce n’est qu’une détermination que la preuve soumise par le demandeur n’a pas satisfait l’agent sur le point de la réadaptation du demandeur. C’est une conclusion raisonnable, compte tenu de la totalité de la preuve.
[20]
Pour ces motifs, je trouve que la décision de l’agent est raisonnable sur l’évaluation de risque de récidive du demandeur.
B.
L’agent a-t-il été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants?
[21]
Le demandeur dit aussi que l’agent, en disant que la période de séparation a déjà commencé, a fait une erreur. L’agent explique que la séparation du demandeur ne sera pas permanente parce qu’il lui serait possible d’obtenir un pardon ou que la famille pourrait déménager au Congo. L’agent a noté qu’il existe aussi des moyens de communiquer à distance comme Skype, mais sans préciser comment la faible possibilité d’un pardon ou des moyens de communication comme Skype atténuent la conséquence d’une séparation. Cette brève discussion ne démontre pas que l’agent est réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. De plus, « la simple mention des enfants ne suffit pas. L’intérêt des enfants est un facteur qui doit être examiné avec soin et soupesé avec d’autres facteurs. Mentionner n’est pas examiner et soupeser »
(Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 13).
[22]
Le défendeur convient que l’incarcération du demandeur fut brève et remonte à 2011, mais l’engagement du demandeur dans la vie des enfants, particulièrement entre la naissance du premier enfant en 2006 et la naissance du deuxième enfant en 2015, n’est pas établi. De plus, en général, la séparation d’une famille n’est pas un motif pour ne pas exécuter une mesure de renvoi parce qu’elle ne constitue pas une circonstance extraordinaire (Tran c Canada (Solliciteur général), 2006 CF 1240). Dans ce cas, le renvoi du demandeur ne choquerait pas la conscience des Canadiens (Ragupathy). En admettant que le demandeur ne puisse revenir au Canada, ceci représente la conséquence de ses propres actions.
[23]
L’analyse du critère quant au meilleur intérêt de l’enfant élaboré dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 et Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, ne s’applique pas dans son entièreté dans le contexte d’une analyse des circonstances humanitaires dans le cadre d’une évaluation du danger pour le public en vertu de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR. La Cour d’appel fédérale a établi ce principe dans Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 74 [Lewis] :
À la lumière de ce qui précède, je rejette la thèse de M. Lewis et de l’intervenante portant que la jurisprudence Kanthasamy exige qu’une véritable analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant soit entreprise avant qu’un parent de l’enfant puisse être renvoyé du Canada ou que l’intérêt supérieur de l’enfant doive l’emporter sur les autres considérations dans l’analyse. À mon avis, la jurisprudence Kanthasamy vise uniquement les décisions relatives aux considérations d’ordre humanitaire prises en vertu de l’article 25 de la LIPR et, même dans ces cas, n’impose pas que l’intérêt supérieur des enfants touchés constitue la considération prioritaire.
[24]
Ce principe a été confirmé par d’autres décisions, qui confirment que l’agent n’a pas l’obligation d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur de l’enfant, mais plutôt de considérer l’intérêt à court terme, et que l’obligation est minime compte tenu de toutes les responsabilités que lui confère l’article 48 de la LIPR : voir, par exemple, Crawford c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 743 au para 31; Bruce c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 721 au para 5.
[25]
Dans sa décision, l’agent a pris connaissance des circonstances du demandeur, de sa conjointe, et de ses enfants. L’analyse quant au meilleur intérêt des enfants n’est pas très détaillée, mais ce n’est pas un motif pour infirmer la décision. Je trouve que l’agent a considéré les intérêts des enfants, ainsi que les possibilités de réduire l’impact de la séparation sur la famille. La loi ne demande pas plus d’un agent dans l’analyse des circonstances humanitaire dans le cadre d’une évaluation du danger pour le public en vertu de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR.
[26]
Pour ces motifs, je trouve que la décision de l’agent sur la question du meilleur intérêt des enfants est raisonnable.
IV.
Conclusion
[27]
Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[28]
À l’audience, le demandeur a soumis une question pour certification :
Le critère quant au meilleur intérêt de l’enfant directement touché par une mesure de renvoi élaboré dans l’affaire Baker par la Cour suprême du Canada, doit-il s’appliquer dans l’appréciation des circonstances d’ordre humanitaire dans le cadre d’une évaluation du danger pour le public en vertu de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR?
[29]
Le défendeur s’oppose à la certification de cette question, parce que la décision dans l’affaire Lewis s’applique. Je suis d’accord avec le défendeur – j’estime que la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Lewis a déjà traité de cette question.
JUGEMENT au dossier IMM-3465-17
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.
« William F. Pentney »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3465-17
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INTITULÉ :
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YANNICK NKOUKA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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MONTRÉAL (QUÉBEC)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 22 MARS 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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PENTNEY J.
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 28 AOÛT 2018
|
COMPARUTIONS :
Me Stéphane Handfield
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE
|
Me Daniel Latulippe
|
POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Handfield & Associés
Avocats
Montréal (Québec)
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE
|
Procureur(e) général(e) du Canada
Montréal (Québec)
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POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE
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