Date : 20180824
Dossier : T-1968-17
Référence : 2018 CF 854
Ottawa (Ontario), le 24 août 2018
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE :
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IGOR STUKANOV
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La présente affaire concerne une décision de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP, ou la Commission
) de rejeter une plainte d’Igor Stukanov (le demandeur
) au motif qu’elle est frivole, conformément au paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985 c H-6 (la Loi
). Le demandeur prétend que l’Organisation de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) a fait preuve de discrimination à son égard en raison de son origine ethnique, de son lieu d’origine ou de sa citoyenneté lorsqu’elle a rejeté sa demande de brevet. La CCDP a conclu que la plainte était frivole parce que le demandeur n’a [traduction] « présenté aucun motif raisonnable de croire que la conduite de l’OPIC à son endroit était discriminatoire aux termes de la Loi »
. Elle a en outre conclu que les allégations étaient [traduction] « de simples allégations non étayées par des faits »
et qu’il était « clair et évident que cette plainte ne peut obtenir gain de cause »
. Le demandeur, qui se représente lui-même dans le cadre de la présente instance, comparaît devant la Cour afin d’obtenir une déclaration selon laquelle la CCDP a commis une erreur en rendant sa décision, une ordonnance de renvoi de l’affaire pour enquête, des dépens et une indemnisation pour dommages-intérêts.
II.
Faits
[2]
Le demandeur est un inventeur. Il est citoyen canadien et s’identifie comme une personne ayant des origines mixtes (russe et juive). En 2007, il a demandé à l’OPIC un brevet pour son invention intitulée [traduction] « procédé d’administration orale d’une substance curative à un endroit précis du tractus gastro-intestinal des humains ou des animaux »
(dossier certifié par le tribunal (CTR), p. 3). L’OPIC a rejeté sa demande de brevet. Croyant que la décision était erronée, le demandeur prétend avoir écrit à l’OPIC en août 2015 pour contester la décision, mais qu’il n’a pas reçu de réponse.
[3]
En mai 2017, le demandeur a déposé une plainte à la CCDP au sujet du traitement dont il a fait l’objet de la part de l’OPIC. Cette plainte ne contenait aucune allégation de discrimination fondée sur la nationalité ni sur l’origine ethnique. Le 16 juin 2017, la CCDP a écrit au demandeur pour lui expliquer que la plainte ne révélait pas de lien avec un comportement discriminatoire interdit par la Loi, mais l’a invité à la modifier et à la lui soumettre de nouveau s’il souhaitait poursuivre.
[4]
Le demandeur a présenté de nouveau sa plainte, qui mentionnait son origine ethnique, son pays d’origine et sa citoyenneté comme motifs de traitement discriminatoire. Le demandeur affirme que sa demande de brevet a été examinée sous l’angle de la [traduction] « forme et de la syntaxe »
plutôt que de prendre en compte sa [traduction] « sémantique et son sens profond »
, et que le rejet de sa demande était [traduction] « fondé sur le raisonnement erroné selon lequel les méthodes de délivrance devraient être considérées comme des méthodes de traitement médical »
(CTR, p. 3). Il note en outre qu’il ne peut pas [traduction] « prouver directement qu’il existe des liens entre les différents traitements auxquels il a eu droit et des traitements discriminatoires »
, mais il affirme qu’il existe des croyances populaires, des préjugés et des stéréotypes sur les Russes, et qu’il estime avoir été victime de discrimination en raison de ces croyances. Comme preuve de discrimination, le demandeur déclare également qu’il n’y a que deux raisons pour lesquelles son brevet aurait pu être rejeté, soit l’erreur, soit [traduction] « une intention cachée d’agir à son endroit de manière discriminatoire »
, et prétend que la première peut être exclue parce que si c’était le cas, l’OPIC aurait simplement répondu à sa correspondance (CTR, pp. 4-5). Enfin, le demandeur fournit une prétendue liste de toutes les demandes de brevet similaires examinées avant 2016 ainsi que leurs pays d’origine respectifs. Toutes ces demandes (8) ont été approuvées, à l’exception de celle du demandeur.
[5]
La Commission s’est entretenue avec le demandeur par téléphone le 19 juin 2017 et l’a informé que sa plainte révisée ne contenait aucune preuve démontrant qu’il y a un lien entre les actes reprochés et des motifs de distinction illicites. Le 21 juin 2017, la CCDP a envoyé un courriel au plaignant pour l’aviser de cette conclusion, suivi d’un autre courriel le 29 juin 2017, indiquant que la Commission n’était pas le lieu approprié pour traiter sa plainte.
[6]
Le 24 août 2017, l’agent des droits de la personne de la Commission (l’agent
) a produit un rapport en application des articles 40/41 (le rapport
) concernant la plainte du demandeur. Le but du rapport est de déterminer si la CCDP devrait refuser de traiter la plainte parce qu’elle est « frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi »
aux termes de l’alinéa 41(1)d) de la Loi.
[7]
Le rapport commence par décrire le critère des plaintes « frivoles »
, en soulignant qu’une plainte peut être considérée comme telle, si 1) la conduite est un acte discriminatoire décrit aux articles 5 à 14.1 de la Loi et 2) il y a un lien entre la conduite reprochée et un des motifs de distinction illicite. Le rapport indique en outre que la CCDP peut refuser de traiter une plainte frivole et précise les facteurs qui peuvent être pris en compte à cette fin, notamment : 1) si les faits donnent à penser que le comportement allégué est un acte discriminatoire décrit dans la Loi, 2) si le comportement allégué est lié à un motif de discrimination, 3) s’il existe des motifs raisonnables de croire que le comportement est discriminatoire, lesdits motifs exigeant plus qu’une opinion ou de simples allégations.
[8]
L’agent poursuit son analyse en exposant la jurisprudence pertinente : notamment, la Commission ne devrait décider de rejeter une plainte en application de l’article 41 de la Loi que lorsqu’il est « clair et évident »
que cette plainte n’a aucune chance d’avoir gain de cause, que les faits décrits dans la plainte doivent être considérés comme vrais et que le plaignant doit fournir « suffisamment de renseignements »
ou « un certain fondement »
pour démontrer qu’il a un motif raisonnable de croire que la conduite reprochée constitue un acte discriminatoire aux termes de la Loi.
[9]
Après avoir examiné les faits, l’agent a décidé que le demandeur n’a pas fourni suffisamment de renseignements ou de faits pour appuyer ses allégations selon lesquelles l’OPIC aurait fait preuve de discrimination à son endroit en raison de ses origines russes. Il n’a pas démontré qu’une personne raisonnable dans sa situation pourrait croire que l’OPIC a refusé son brevet en raison de son origine ethnique. Par conséquent, l’agent a conclu que les allégations du demandeur sont des allégations dénuées de fondement et qu’il est clair et évident que cette plainte ne peut avoir gain de cause. Il recommande en outre que la CCDP rejette la plainte parce qu’elle est frivole.
[10]
Le demandeur a reçu une copie du rapport et a été invité à le commenter. Le 25 septembre 2017, le demandeur a répondu en notant quatre erreurs « mineures »
et une erreur « majeure »
. Premièrement, le demandeur soutient qu’il n’a pas présenté sa plainte initiale par courriel, mais plutôt par la poste. Deuxièmement, le demandeur affirme que, contrairement au rapport, il a identifié trois motifs de discrimination (origine ethnique, lieu d’origine et citoyenneté) alors que le rapport n’en a indiqué qu’un seul (origine nationale ou ethnique). Troisièmement, le demandeur affirme que l’agent a eu tort de dire que sa demande de brevet appartient à une catégorie de méthodes d’administration de substance, puisqu’elle doit faire partie de la catégorie des méthodes de traitements médicaux. Quatrièmement, il affirme que l’agent a eu tort de caractériser la plainte comme étant liée à l’origine ethnique russe du demandeur, parce que sa plainte portait en fait sur l’origine ethnique, le lieu d’origine et la citoyenneté. L’erreur majeure, de l’avis du demandeur, est la conclusion de l’agent selon laquelle les allégations de discrimination ne sont que de simples allégations dénuées de fondement. Le demandeur soutient qu’il a fourni des faits concrets et des données statistiques à l’appui de ses allégations.
[11]
Dans une lettre datée du 24 novembre 2017, la CCDP a informé les parties de sa décision de rejeter la plainte parce qu’elle est frivole et a fermé le dossier.
III.
Questions soulevées
[12]
Cette demande de contrôle judiciaire soulève deux questions. Premièrement, le demandeur soutient que la Commission aurait dû corriger les erreurs qu’il lui a signalées lorsqu’on lui a demandé de commenter le rapport de la Commission. Bien que le demandeur ne l’ait pas désigné comme tel, il s’agit en quelque sorte d’un argument d’équité procédurale. La deuxième question peut être résumée comme ayant trait au caractère raisonnable de la décision de la Commission dans son ensemble.
IV.
Norme de révision d’une décision
[13]
Les questions d’équité procédurale peuvent être révisées selon la norme de la décision correcte : Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69.
[14]
Lorsque la norme de révision appropriée est établie dans la jurisprudence, une analyse complète de la norme n’est pas nécessaire : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 62. La norme de révision présumée applicable aux décisions de la Commission – lorsqu’elle interprète sa loi habilitante (la Loi) – est celle du caractère raisonnable : Alliance de la Fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2015 CAF 174, au paragraphe 28. L’affaire dont je suis saisi porte sur l’application par la Commission du paragraphe 41(1) de la Loi à un ensemble de faits. J’adopterai donc la norme du caractère raisonnable dans la révision de cette décision.
V.
Analyse
A.
Équité procédurale
[15]
Comme nous l’avons déjà mentionné, le demandeur soutient que la Commission aurait dû corriger son rapport après qu’il lui a signalé plusieurs erreurs.
[16]
À mon avis, le processus de la Commission n’a pas privé le demandeur de son droit à l’équité procédurale. Après avoir produit le rapport, la Commission en a remis une copie au demandeur et l’a invité à présenter des observations, ce qu’il a fait. L’objectif de cette procédure est de permettre au demandeur de signaler toute erreur ou tout désaccord, de sorte que la Commission puisse tenir compte de ces prises de position avant de rendre sa décision finale. Ce processus a été suivi avec soin; on ne peut donc pas conclure que le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale.
B.
Critère de la décision raisonnable
[17]
Le demandeur soutient que la décision de la Commission est déraisonnable. Il note qu’il a relevé cinq erreurs de fait et que ces erreurs en font un rapport erroné. Le demandeur soutient que, dans de telles circonstances, la Commission devrait produire un nouveau rapport exempt de ces erreurs et que le défaut de la CCDP de le faire rend sa décision finale déraisonnable. Il soutient en outre que la plainte n’est pas frivole. Il réitère qu’il a fait l’objet d’un traitement discriminatoire de la part de l’OPIC et affirme que ce traitement résulte de stéréotypes et de préjugés négatifs véhiculés dans la société contre les personnes d’origine russe. Il rappelle également les « informations statistiques »
démontrant que son brevet a été mis de côté pour être rejeté, et effectue un calcul mathématique pour démontrer que la probabilité qu’il ait été victime d’un acte discriminatoire interdit par la Loi est supérieure à 50 %. Le défendeur conclut en suggérant qu’il s’est suffisamment déchargé du fardeau de la preuve pour que l’OPIC puisse maintenant démontrer qu’il n’a pas fait preuve de discrimination à son égard.
[18]
Le défendeur soutient que la décision de la Commission est raisonnable. Il rappelle le critère utilisé pour déterminer si une plainte est frivole et note que le plaignant doit citer des faits concrets qui sont susceptibles d’établir un lien entre les actes reprochés et un motif de distinction illicite. Citant Hartjes c Canada (Procureur général), 2008 CF 830, le défendeur soutient qu’un requérant doit faire plus que démontrer son appartenance à un groupe protégé et l’existence de préjudices généralisés envers ce groupe; il doit présenter une preuve suffisante pour établir un lien entre les actes reprochés et le motif de distinction illicite. Le défendeur soutient que le rapport conclut raisonnablement qu’il n’y avait pas suffisamment d’information pour appuyer l’allégation selon laquelle l’OPIC a refusé le brevet du demandeur en raison de son origine ethnique, et que la seule preuve était la démonstration statistique concernant les autres brevets qui ont été accordés par l’OPIC. Le défendeur soutient en outre que le demandeur spécule lorsqu’il laisse entendre que le refus de son brevet ne peut s’expliquer que par une erreur ou une intention discriminatoire. Il blâme le demandeur de ne pas avoir eu recours à la procédure d’appel offerte par l’OPIC.
[19]
Je suis d’accord avec le défendeur. À mon avis, le demandeur n’a fourni aucune preuve établissant un lien entre le comportement discriminatoire allégué et un motif de distinction illicite. Le demandeur affirme qu’il existe des préjugés sociétaux à l’égard des membres de son groupe ethnique, de son lieu d’origine et qui partagent sa citoyenneté. Même si ces affirmations devaient être vraies, le demandeur n’a fourni aucune preuve qu’elles sont liées aux comportements discriminatoires qu’il prétend avoir subis, notamment le refus de l’OPIC de lui accorder un brevet pour son invention. Le demandeur demande à la Cour de conclure à l’existence d’un lien en se fondant sur le fait que sept autres brevets qu’il juge similaires ont été délivrés par l’OPIC. Toutefois, la corrélation invoquée ne doit pas être confondue avec un lien de causalité; en d’autres termes, le fait que le brevet du demandeur soit le seul à avoir été rejeté ne signifie pas qu’il a été rejeté sur la base des comportements discriminatoires allégués.
[20]
De plus, il est incorrect de la part du demandeur d’affirmer qu’il n’y a que deux raisons possibles pour lesquelles son brevet pouvait être rejeté : une erreur ou une [traduction] « intention cachée de faire de la discrimination »
. Il s’agit d’une fausse dichotomie, car les demandes de brevet sont des questions complexes et il existe de nombreuses raisons pour lesquelles une demande peut être rejetée. La simple allégation du demandeur concernant ces soi-disant deux seules possibilités, et sa façon d’écarter l’option de l’erreur par la suite, ne suffisent pas à démontrer le lien entre le rejet de la demande de brevet du demandeur et les actes de discrimination allégués.
VI.
Conclusion et dépens
[21]
La demande de révision judiciaire est rejetée. Le défendeur demande que les frais soient fixés à 500 $. Il s’agit d’un montant modeste, que je trouve raisonnable dans les circonstances. Par conséquent, la Cour accorde des dépens de 500 $.
JUGEMENT dans le dossier T-1968-17
LA COUR rend le JUGEMENT suivant :
La présente demande de révision judiciaire est rejetée.
Les dépens sont adjugés au défendeur, le procureur général, au montant de 500 $.
« Shirzad A. »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1968-17
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INTITULÉ :
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IGOR STUKANOV c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 18 juin 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE AHMED
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DATE DES MOTIFS :
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Le 24 août 2018
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COMPARUTIONS :
Igor Stukanov
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Pour le demandeur
(POUR SON PROPRE COMPTE)
|
Laura Tausky
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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