Date : 20180726
Dossier : IMM-5353-17
Référence : 2018 CF 785
Ottawa (Ontario), le 26 juillet 2018
En présence de monsieur le juge Boswell
ENTRE :
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NAEEM AKRAM
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Le demandeur, Naeem Akram, est un citoyen du Pakistan âgé de 41 ans. Il est arrivé au Canada en décembre 2015 et a présenté une demande d’asile peu de temps après son arrivée. Dans une décision datée du 12 avril 2017, la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a rejeté sa demande d’asile, la crédibilité étant la question déterminante. Le 8 mai 2017, le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la CISR. La SAR a rejeté l’appel dans une décision datée du 17 novembre 2017 et, conformément à l’alinéa 111(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), a confirmé la décision de la SPR, mais pour des motifs autres que ceux donnés par la SPR. Le demandeur présente maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR en application du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il demande à la Cour d’annuler la décision de la SAR et de renvoyer l’affaire afin qu’elle soit réexaminée par un autre commissaire de la SAR.
I.
Résumé des faits
[2]
Le demandeur est marié et sa femme et leurs trois enfants vivent actuellement à Gujrat, au Pakistan. Il est originaire de Karachi, au Pakistan, et a travaillé dans l’entreprise de produits pétroliers de son père, dont il est plus tard devenu propriétaire. Le père du demandeur possédait également plusieurs biens locatifs à Karachi. En septembre 2015, le père du demandeur a cherché à vendre un de ses appartements dans Momin Square, à Karachi, mais un agent immobilier l’a informé que plusieurs hommes vivaient là illégalement. Le 19 septembre 2015, quand le père du demandeur a affronté ces hommes, ils l’ont agressé, prétendant être propriétaires de l’appartement. Le père du demandeur et l’agent immobilier sont allés voir la police, mais n’ont reçu aucune assistance. Deux jours plus tard, quand le demandeur a visité l’appartement, trois hommes qui étaient là l’ont informé que l’appartement leur appartenait et qu’ils le tueraient s’il revenait. Le demandeur est immédiatement allé voir la police, qui a dit que l’affaire était privée et a refusé d’enregistrer un rapport. Le demandeur a ensuite parlé à un agent de police de grade supérieur, qui a également refusé d’enregistrer un rapport, mais a accepté de recevoir une plainte en échange d’un pot-de-vin. La police n’a pris aucune mesure, et lorsque le demandeur est retourné voir la police quatre jours plus tard, on lui a conseillé d’être patient.
[3]
Le 28 septembre 2015, deux hommes à moto ont arrêté le demandeur et l’ont forcé à sortir de son véhicule. Ils l’ont volé et agressé, et menacé de le tuer s’il allait voir la police au sujet de l’appartement. Le demandeur est de nouveau allé voir la police, qui a enregistré l’incident comme un vol, sans faire mention de l’appartement, puisque la question était traitée par un autre service. Quelques jours plus tard, la police a arrêté un certain nombre de personnes dans Momin Square pour terrorisme. Le jour suivant, la police a arrêté le père du demandeur pour terrorisme; il a été relâché sans aucune accusation après que le demandeur eut montré à la police les plaintes antérieures et remis un pot-de-vin.
[4]
Le 11 octobre 2015, le demandeur s’est aperçu que son entreprise avait été vandalisée et qu’une note de menaces avait été laissée. Le demandeur est allé voir la police qui a enregistré une plainte écrite. Deux jours plus tard, le demandeur a reçu un appel de menaces disant qu’il avait créé un problème en faisant arrêter les amis de celui qui appelait. Le demandeur est de nouveau allé voir la police, qui a enregistré certains détails et l’a informé que les hommes qui l’avaient menacé étaient liés aux talibans. Par la suite, le demandeur a commencé à recevoir des appels de menaces de façon quotidienne.
[5]
Le 22 octobre 2015, alors qu’il se rendait en voiture à un mariage avec un ami, deux hommes à moto ont crié son nom et commencé à lui tirer dessus. Le demandeur est allé voir la police et a déposé une plainte. Le jour suivant, le demandeur et sa famille sont partis pour Gujrat afin de demeurer chez les parents de sa femme. Il a ensuite quitté sa famille et est allé à Rawalpindi pour demeurer avec son oncle. Peu de temps après son arrivée à Rawalpindi, l’oncle du demandeur a reçu des menaces d’un homme qui a prétendu qu’il aidait un ennemi de l’Islam. Des coups de feu ont été tirés près de la demeure de son oncle. Le demandeur a alors quitté le Pakistan et est arrivé aux États-Unis le 4 novembre 2015, avec un visa pour séjours multiples. Il n’a pas présenté de demande d’asile aux États-Unis parce qu’il ne pouvait payer les frais demandés par les consultants en immigration américains. Le 8 décembre 2015, le demandeur est entré au Canada et a demandé l’asile à la fin de janvier 2016. Il a affirmé devant la SPR qu’il craignait le groupe militant, Tehrik-e-Taliban (aussi connu sous les noms TTP, talibans ou talibans du Pakistan). La SPR a estimé que le demandeur n’était pas crédible et a rejeté sa demande d’asile le 12 avril 2017. Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR le 8 mai 2017; avant de rendre sa décision le 17 novembre 2017, la SAR a demandé des observations additionnelles de la part de l’avocat du demandeur concernant la possibilité de refuge intérieur (PRI).
II.
La décision de la SAR
[6]
La SAR a conclu après avoir examiné et évalué elle-même la preuve, que la question déterminante de l’appel concernait l’existence d’une PRI pour le demandeur. La SAR a souligné que cette question avait été traitée à fond lors de l’audience devant la SPR et dans les observations après audience du demandeur, mais que la SPR n’en faisait pas mention dans ses motifs. La SAR a retenu les nouveaux éléments de preuve déposés par le demandeur, qui contenaient une séquence d’actualités de Awam Ki Awaz et plusieurs articles de la presse internationale portant sur les activités du TTP au Pakistan. Bien que le demandeur ait demandé une audience concernant la séquence d’actualités quand a surgi la question de sa crédibilité, la SAR a décidé qu’elle irait de l’avant sans audience, puisque les articles de la presse ne soulevaient pas de question sérieuse quant à la crédibilité du demandeur.
[7]
La SAR a ensuite pris en considération le critère à deux volets relatif à l’existence d’une PRI établi dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 1256, [1992] 1 CF 706 (CAF) [Rasaratnam]. Selon la SAR, la preuve documentaire montrait que les talibans du Pakistan ne fonctionnent pas comme une organisation unifiée, avec une structure hiérarchique unique, mais plutôt comme un réseau comptant jusqu’à 30 groupes relativement isolés. La SAR a affirmé que cette preuve n’attestait pas de façon convaincante que ces groupes ont la capacité de retrouver des personnes présentant un profil similaire à celui du demandeur, ou qu’il pourrait être personnellement la cible d’une attaque suicide. La SAR a estimé que la police du Pakistan prenait des mesures contre les militants talibans et qu’elle continuerait de le faire d’après les éléments de preuve fournis par le demandeur des arrestations de talibans à Momin Square et de l’arrestation d’un enquêteur de l’unité antiterrorisme soupçonné de couler des renseignements aux militants impliqués dans des activités de terrorisme.
[8]
Après avoir examiné le témoignage du demandeur, la SAR a conclu qu’il ne présentait pas un profil très préoccupant pour les talibans, et cela a été confirmé par le fait qu’il a pu habiter à Rawalpindi, où les talibans ont affronté son oncle, mais n’ont pris aucune autre mesure à part tirer des coups de feu à l’extérieur de la maison de son oncle. La SAR a de plus jugé qu’il était raisonnable de croire que si les talibans avaient eu l’intention de blesser le demandeur, ils l’auraient fait au moment d’affronter son oncle. La SAR a aussi estimé que l’affirmation du demandeur selon laquelle les talibans l’avaient peut-être retrouvé à Rawalpindi en retraçant les appels de son téléphone cellulaire était une hypothèse, et que son allégation, selon laquelle les talibans l’avaient retrouvé à Rawalpindi, situé à plus de 1 500 km de sa maison, n’était pas crédible.
[9]
La SAR a ensuite examiné les éléments de preuve portant sur la question de savoir si les talibans seraient en mesure de suivre la trace du demandeur à travers tout le Pakistan. Compte tenu de la preuve documentaire fournie par le demandeur et d’autres éléments de preuve objectifs, la SAR a estimé que le risque d’être persécuté par les talibans était principalement concentré dans les régions où des groupes antigouvernementaux armés opéraient, et que les nouveaux éléments de preuve d’attaques dans les PRI proposées montraient soit des attaques généralisées ou encore des opérations de la police entraînant l’arrestation de militants. La SAR a de plus jugé que les éléments de preuve n’indiquaient pas que les talibans ciblaient des personnes correspondant au profil du demandeur, ou que les talibans avaient la volonté ou la capacité de retrouver le demandeur à l’extérieur de Karachi. La SAR a conclu que le problème auquel faisait face le demandeur avait une portée limitée et locale.
[10]
Dans son évaluation des PRI proposées à Lahore ou à Gujrat, la SAR a souligné que puisque le témoignage du demandeur portant sur le fait qu’il ait été retrouvé à Rawalpindi n’était pas crédible, elle avait exclu cette ville de son évaluation. En ce qui concerne Lahore, la SAR a examiné un document attestant la menace d’activité terroriste dans cette ville, mais a conclu qu’il ne prouvait pas l’activité des talibans ou les menaces auxquelles étaient exposées les personnes présentant le profil du demandeur, et lui a par conséquent accordé peu de poids. La SAR a souligné que la violence et l’extrémisme ne faisaient pas partie de la société ordinaire de Lahore, estimant que le demandeur n’avait fourni aucun témoignage ou élément de preuve crédible expliquant comment les talibans le retrouveraient dans cette ville. En ce qui concerne Gujrat, la SAR a souligné que les parents, la femme et les enfants du demandeur vivaient actuellement à Gujrat avec ses beaux-parents, même si leurs activités étaient limitées. La SAR a jugé qu’il n’était pas raisonnable de penser que le père du demandeur ait pu demeurer à Gujrat, non armé, pendant près de trois ans si les talibans avaient vraiment la possibilité de suivre la trace de gens dans tout le Pakistan, et que les activités de sa famille aient été si limitées que des personnes habitant dans le voisinage de leur résidence aient pu ne pas avoir connaissance de leur présence. La SAR a de plus conclu que la preuve documentaire fournie par le demandeur concernant la situation de la sécurité à Gujrat appuyait la conclusion selon laquelle les autorités de Gujrat prenaient les mesures nécessaires pour protéger les citoyens, et que si le TTP s’intéressait au demandeur et avait la capacité de le retrouver au Pakistan, il aurait cherché les membres de sa famille à Gujrat.
[11]
Compte tenu des éléments de preuve, la SAR a conclu que les talibans ne constituaient pas une organisation unitaire, que les grandes villes étaient relativement exemptes de violences extrémistes et offriraient un certain degré d’anonymat, et que la preuve documentaire n’appuyait pas la conclusion que les talibans étaient suffisamment coordonnés pour suivre la trace du demandeur dans tout le Pakistan. Ainsi, concernant le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Rasaratnam, la SAR a conclu qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que le demandeur risque d’être persécuté par les talibans à Lahore ou à Gujrat. Concernant le second volet du critère, la SAR a jugé que le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve pour établir qu’il existait des obstacles sociaux, économiques ou autres à sa réinstallation à Lahore ou à Gujrat, et qu’il ne subirait pas de préjudice excessif en déménageant dans ces villes. En conclusion, la SAR a affirmé qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que l’appelant soit persécuté, ni qu’il soit personnellement exposé, selon la prépondérance des probabilités, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, ou à un risque de torture, s’il devait retourner au Pakistan; par conséquent, la SAR a jugé qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger et a rejeté l’appel.
III.
Questions en litige
[12]
Les observations du demandeur soulèvent un certain nombre de questions que j’ai résumées comme suit :
Quelle est la norme de contrôle applicable?
La SAR a-t-elle tiré des conclusions non étayées sur la crédibilité?
Les conclusions de la SAR quant à l’existence d’une PRI étaient-elles déraisonnables?
IV.
Analyse
A.
Norme de contrôle
[13]
La norme de contrôle applicable à une décision de la SAR est la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au paragraphe 35, [2016] 4 RCF 157). La norme de la décision raisonnable charge la cour qui révise une décision administrative de rendre une décision quant à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel »
, et de déterminer « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables »
: Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708. De plus, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable »
, et il n’entre pas « dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve »
: Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339 [Khosa].
[14]
La norme de contrôle applicable à une allégation de manquement à l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502; Khosa, au paragraphe 43. La Cour doit s’assurer que la démarche empruntée pour arriver à la décision faisant l’objet du contrôle a atteint le niveau d’équité exigé dans les circonstances de l’espèce (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 115, [2002] 1 RCS 3). Le cadre analytique n’est pas tant la norme de la décision correcte ou de la décision raisonnable, mais plutôt une question d’équité et de justice fondamentale. Par conséquent, comme l’a récemment observé la Cour d’appel fédérale, [traduction] « même si la terminologie employée peut sembler étrange, “la norme de la décision correcte reflète mieux cet exercice de révision”, même si, à vrai dire, aucune norme de révision n’est appliquée »
(Canadian Pacific Railway Company c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 54, [2018] ACF no 382). Cela est particulièrement vrai dans les cas où le manquement allégué consiste en une omission involontaire plutôt qu’en un choix procédural délibéré. Autrement dit, une procédure qui est inéquitable n’est ni raisonnable ni correcte, tandis qu’une procédure équitable sera toujours à la fois raisonnable et correcte. De plus, une cour de révision accordera une attention respectueuse aux choix procéduraux d’un décideur et elle n’interviendra que lorsque ces choix sortent des limites de la justice naturelle (Bataa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 401, au paragraphe 3, [2018] ACF no 403).
B.
La SAR a-t-elle tiré des conclusions non étayées sur la crédibilité?
[15]
Le demandeur affirme que la SAR, malgré sa conclusion selon laquelle la question déterminante concernait l’existence d’une PRI, a tiré une conclusion déraisonnable et non justifiée en matière de crédibilité relativement au fait que les talibans l’avaient retrouvé à Rawalpindi. De l’avis du demandeur, la conclusion de la SAR, selon laquelle les talibans auraient pu utiliser cette occasion pour le tuer si telle était leur intention, constitue une erreur en droit, puisqu’une telle spéculation laisse croire que la seule façon pour lui de prouver la persécution serait en fait d’être tué. Le demandeur affirme que la conclusion de la SAR selon laquelle il ne présentait pas un profil suffisamment intéressant pour être ciblé par les talibans équivaut à la même erreur logique. Le demandeur souligne qu’un témoignage fait sous serment est présumé être vrai, à moins qu’il n’existe des motifs de douter de sa véracité, et que la SAR n’a fourni aucune justification expliquant sa conclusion défavorable contre lui concernant la crédibilité, et ne lui a pas offert la possibilité de répondre, ce qui constitue un manquement à l’équité procédurale. Selon le demandeur, la décision de la SAR est entachée d’erreur et ne peut tenir, parce que ses conclusions concernant l’existence d’une PRI reposaient sur la conclusion défavorable en matière de crédibilité à propos du fait que les talibans l’avaient suivi jusqu’à Rawalpindi.
[16]
Le défendeur maintient que la SAR n’avait pas l’obligation de rendre une décision quant aux conclusions de la SPR sur la crédibilité, qui n’ont eu aucune incidence sur l’analyse concernant l’existence d’une PRI. Selon le défendeur, compte tenu de la décision Verma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 404, au paragraphe 18, [2016] ACF no 372, il était raisonnable pour la SAR de ne pas tenir compte des conclusions de la SPR sur la crédibilité, lesquelles n’ont eu aucune incidence sur l’existence d’une PRI. De l’avis du défendeur, le demandeur n’a pas réussi à prouver que les PRI proposées étaient déraisonnables.
[17]
La seule question sur laquelle la SAR a tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité concernait l’allégation présentée par le demandeur, selon laquelle le TTP l’avait retrouvé à plus de 1 500 km de chez lui. Même si la SAR offre une maigre explication justifiant cette conclusion, cela ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale. Comme la Cour l’a souligné dans la décision Oluwaseyi Adeoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 246, au paragraphe 13, 290 ACWS (3d) 394 [Oluwaseyi Adeoye] : « Il n’y a pas de problème d’équité procédurale lorsque la SAR invoque un autre fondement pour remettre en cause la crédibilité de la demanderesse au moyen du dossier de preuve dont était saisie la SPR »
. De la même façon, le juge Mosley a affirmé ce qui suit dans la décision Marin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 243, 289 ACWS (3d) 791 [Marin] :
[37] La SAR peut tirer des conclusions indépendantes quant à la crédibilité, sans en informer le demandeur et lui donner la possibilité de présenter des observations : voir l’arrêt Koffi, précité, au paragraphe 38, et Ortiz, précité, au paragraphe 22. En d’autres termes, le fait de ne pas donner la possibilité à un demandeur de s’expliquer quant à une conclusion relative à la crédibilité ne constitue pas nécessairement un manquement à l’équité procédurale.
[18]
La SAR peut évaluer de manière indépendante la preuve documentaire ou faire des conclusions quant à la crédibilité (voir : Bakare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 267, au paragraphe 19, [2017] ACF no 247; Tan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 876, aux paragraphes 36 à 41 et 46 à 49, [2016] ACF no 840; Oluwaseyi Adeoye, aux paragraphes 11 à 15; Marin, aux paragraphes 35 à 38).
[19]
Il ne s’agit pas d’un cas où la SAR soulève une nouvelle question et cerne des arguments et un raisonnement supplémentaires allant au-delà de la décision de la SPR en appel, sans offrir à l’appelant la possibilité d’y répondre (Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600, 267 ACWS (3d) 676). Le cas présent n’est pas non plus similaire à l’affaire Jianzhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551, [2015] ACF no 527, dans laquelle la Cour a déterminé que la décision de la SAR était déraisonnable parce que la SAR avait soulevé et tranché la question d’une demande d’asile d’un demandeur « sur place »
, alors que l’affaire n’avait pas été tranchée par la SPR et qu’elle n’avait pas été soulevée par l’appelant en appel devant la SAR. Dans le même sens va la décision de la Cour dans Ojarikre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896, 257 ACWS (3d) 922, où la décision de la SAR a été annulée parce qu’elle avait soulevé la question d’une PRI et avait conclu à son existence, une question qui n’avait pas été soulevée par l’une ou l’autre partie devant la SAR, et la SPR n’avait rendu aucune décision sur la question.
[20]
En l’espèce, même si la conclusion défavorable de la SAR sur la crédibilité n’était pas une conclusion de la SPR, elle était toutefois fondée sur l’évaluation indépendante faite par la SAR des éléments de preuve dont disposait la SPR. Il est manifeste dans les motifs de décision de la SAR, que les observations du demandeur concernant la question de la PRI ont été examinées et prises en considération. La SAR a de façon raisonnable et appropriée demandé à l’avocat du demandeur de fournir ses observations sur la question de la PRI avant de rendre sa décision pour des motifs autres que ceux invoqués par la SPR. Si elle ne l’avait pas fait, sa décision aurait été inéquitable ou déraisonnable, parce que bien que la question de la PRI ait été examinée par la SPR, les motifs de la SPR étaient silencieux sur la question. Il ne peut être affirmé que le demandeur n’a pas eu droit à l’équité procédurale, parce qu’on ne lui a pas offert la possibilité de répondre aux arguments sur la question de la PRI, qui était en l’espèce déterminante selon la SAR.
C.
Les conclusions de la SAR quant à l’existence d’une PRI étaient-elles déraisonnables?
[21]
Le demandeur affirme que la conclusion de la SAR selon laquelle la police serait en mesure de le protéger fait fi des nombreuses fois où il est allé voir la police et n’a reçu qu’une assistance non adéquate ou inexistante. Selon le demandeur, son exposé est abondamment soutenu par la preuve documentaire et la SAR s’est de façon déraisonnable concentrée sur les rares cas d’efficacité de la police parmi tous les éléments de preuve soulignant l’inefficacité de la police. Le demandeur soutient que la SAR a mal cité une réponse de la CISR à une demande d’information, en affirmant que la réponse [traduction] « souligne précisément que le TTP est un groupe indiscipliné et qu’il ne semble pas avoir la capacité de suivre la trace de gens »
, alors qu’en fait elle ne fait aucunement référence à la capacité des talibans de suivre des gens à la trace. Même si les Pakistanais ordinaires qui sont la cible des talibans sont exclusivement ceux qui se sont opposés d’une quelconque manière aux talibans, le demandeur soutient qu’il répond à ce profil, parce qu’il a tenté d’évincer des membres d’un groupe taliban de l’appartement de son père.
[22]
Le demandeur affirme de plus que l’élément de preuve montrant qu’un enquêteur de l’unité antiterrorisme a été arrêté n’indique pas, comme l’a conclu la SAR, que la protection de l’État est disponible, mais montre plutôt, du point de vue du demandeur, qu’il existe un grave problème de corruption au sein des forces de l’ordre pakistanaises. Le demandeur souligne que certains des documents que la SAR a consultés relativement à l’existence d’une PRI avaient trait à des Pakistanais qui fuient la persécution ethnique et religieuse; pourtant, la SAR a conclu sans autre explication qu’ils soutenaient ses conclusions sur l’existence d’une PRI. De l’avis du demandeur, la SAR a de façon déraisonnable fait fi de son profil personnel et sa conclusion selon laquelle les talibans ne ciblent pas de personnes présentant son profil, malgré leur capacité à déployer des terroristes kamikazes partout au Pakistan, ne tient pas compte du fait qu’il a été personnellement ciblé. En réponse à l’affirmation du défendeur selon laquelle la SAR a résumé les arguments du demandeur et ne les a pas écartés, le demandeur soutient que cela ne signifie pas que la SAR a tenu compte de ses arguments, et que la SAR n’aurait pas pu conclure qu’il existait une PRI si elle avait tenu compte des éléments de preuve montrant que les talibans ont suivi sa trace jusqu’à Rawalpindi, ou encore de la preuve documentaire indiquant que les talibans forment un réseau extrêmement efficace dans l’ensemble du Pakistan.
[23]
Le défendeur affirme que la SAR a conclu de façon raisonnable qu’il n’existait aucun élément de preuve convainquant que les agents persécuteurs avaient l’intention ou la capacité de suivre la trace du demandeur dans les villes très peuplées de Lahore et de Gujrat. Selon le défendeur, la déclaration supposément mal citée de la SAR est en fait exacte; la réponse de la CISR à la demande d’information fait bien référence aux talibans en tant que groupe indiscipliné, et la SAR a par conséquent conclu, de manière raisonnable, en se fondant sur ce fait, qu’ils ne semblaient pas avoir la capacité de suivre la trace de gens. De l’avis du défendeur, la SAR a énoncé et résumé tous les arguments du demandeur qui selon lui ont été écartés par la SAR et, quoi qu’il en soit, la SAR est présumée avoir pris en considération tous les éléments de preuve pertinents, même lorsqu’un élément de preuve en particulier n’est pas précisément mentionné.
[24]
Le défendeur affirme de plus que la SAR a de façon raisonnable pris en considération la preuve sur la situation au pays, et a conclu de façon raisonnable que la police faisait son travail et n’était pas complice du terrorisme, et que le demandeur ne répondait pas au profil d’une personne qui serait ciblée par les talibans. En ce qui concerne la documentation indiquant que des Pakistanais ordinaires ont été la cible des talibans, le défendeur souligne que cet élément de preuve fait référence à des étudiants et aux personnes perçues comme s’opposant aux talibans ou ne respectant pas la charia, et que s’il existait des éléments de preuve montrant que les talibans ciblent fréquemment des particuliers dans le contexte de vendettas personnelles, on s’attendrait à ce que ce soit indiqué dans la preuve documentaire. Du point de vue du défendeur, le demandeur demande à la Cour de revoir l’évaluation de la preuve effectuée par la SAR.
[25]
Contrairement au demandeur, je ne crois pas que la SAR ait mal cité la réponse de la CISR. La SAR a souligné que [traduction] « la réponse à la demande d’information de la CISR susmentionnée précise que le TTP est un groupe indiscipliné qui ne semble pas avoir la capacité de suivre les gens »
. Il est vrai que la réponse à la demande d’information ne dit rien au sujet de la capacité des talibans de suivre les gens. Toutefois, à mon avis, ce que la SAR voulait dire à ce sujet, c’est que la réponse à la demande d’information indique que les talibans forment un groupe indiscipliné, et qu’ils ne semblent pas, toujours selon la SAR, avoir la capacité de suivre des gens. Sur ce point, je suis d’accord avec le défendeur qu’après que la SAR eut affirmé que la réponse à la demande d’information faisait précisément référence aux talibans comme un groupe indiscipliné, elle a ensuite conclu, de manière raisonnable, en se fondant sur ce fait, qu’ils ne semblaient pas avoir la capacité de suivre des gens. Je suis également d’accord avec le défendeur que les observations du demandeur équivalent à demander une révision de l’évaluation par la SAR de la preuve dont elle disposait pour arriver à une conclusion différente. Le rôle de la Cour n’est pas de réévaluer les éléments de preuve lors d’un contrôle judiciaire.
[26]
Il est clair, après examen des motifs de la SAR, que la SAR a pris en considération le profil personnel du demandeur et qu’elle n’a pas écarté les allégations du demandeur, selon lesquelles il avait été ciblé par les talibans. Il n’était pas déraisonnable de la part de la SAR de conclure qu’il n’était pas crédible que les talibans l’aient suivi à l’extérieur de Karachi et de fonder son analyse de l’existence d’une PRI sur cette conclusion, de même que sur la preuve au dossier dont elle disposait. La conclusion de la SAR selon laquelle le profil du demandeur ne correspondait pas à celui d’une personne qui serait la cible des talibans était au cœur de sa conclusion sur la PRI et elle était raisonnable.
V.
Conclusion
[27]
En conclusion, j’estime que la SAR a effectué de manière raisonnable sa propre analyse indépendante du dossier dont elle disposait. Les motifs soulevés par la SAR pour rejeter l’appel du demandeur sont transparents, intelligibles et justifiables, et sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[28]
Comme aucune des parties n’a proposé de question à certifier d’importance générale, aucune question n’est certifiée.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5353-17
LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire et il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
« Keith M. Boswell »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-5353-17
|
INTITULÉ :
|
NAEEM AKRAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 5 juillet 2018
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE BOSWELL
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 26 juillet 2018
|
COMPARUTIONS :
Celeste Shankland
|
Pour le demandeur
|
Leanne Briscoe
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Cabinet de Lisa Rosenblatt
Avocats
Toronto (Ontario)
|
Pour le demandeur
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|