Date : 20180713
Dossier : T-1720-17
Référence : 2018 CF 728
Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2018
En présence de monsieur le juge O’Reilly
ENTRE :
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HUGH MACKENZIE
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demandeur
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et
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BUREAU DE LA SÉCURITÉ DES TRANSPORTS DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Le demandeur, M. Hugh Mackenzie, est directeur général de l’entreprise Kingston and the Islands Boatlines Ltd (KIB), qui exploite des bateaux d’excursion dans la région des Mille-Îles, près de Kingston, en Ontario. Le 8 août 2017, l’un des bateaux de KIB, le Island Queen III, a touché le fond près de Whisky Island et a pris l’eau. Le Bureau de la sécurité des transports du Canada a mené une enquête et a émis un avis dans le but d’obtenir des renseignements auprès des propriétaires et des exploitants du bateau, plus précisément, des renseignements concernant les passagers à bord du bateau au moment de l’événement, la liste des membres de l’équipage et un rapport soumis par l’un des passagers, qui a affirmé avoir subi un choc. (Ledit rapport a déjà été communiqué et n’est plus en litige.) Le Bureau a exercé les pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi sur le Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports, LC 1989, c 3, article 19 (consulter l’annexe pour les dispositions citées).
[2]
M. Mackenzie a déposé la présente demande de contrôle judiciaire visant à contester l’avis du Bureau, au motif que sa portée est excessive et qu’il enfreint la protection contre les fouilles et les saisies déraisonnables, prescrite à l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il me demande de radier des parties de l’avis ou d’obliger le Bureau à communiquer le fondement de son allégation selon laquelle les renseignements demandés sont pertinents pour son enquête. Il me demande également de radier un affidavit sur lequel le Bureau se fonde.
[3]
Je ne peux accorder à M. Mackenzie les mesures de redressement qu’il demande. Le Bureau a raisonnablement exercé les pouvoirs que la loi lui confère et, ce faisant, n’a pas contrevenu à l’article 8 de la Charte. Je dois, par conséquent, rejeter la demande de contrôle judiciaire.
[4]
Après l’audition de la présente demande, M. Mackenzie a déposé une requête visant à présenter de nouveaux éléments de preuve. Le Bureau conteste la requête.
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Quatre questions se posent en l’espèce :
Les nouveaux éléments de preuve de M. Mackenzie devraient-ils être admis?
La décision de l’enquêteur d’émettre un avis était-elle déraisonnable?
La décision de l’enquêteur était-elle conforme à la Charte?
L’affidavit de M. Laporte devrait-il être radié?
II.
Première question en litige : les nouveaux éléments de preuve de M. Mackenzie devraient-ils être admis?
[6]
À l’appui de sa thèse générale selon laquelle le Bureau a entrepris une enquête inutilement vaste et a excédé les pouvoirs que la loi lui confère, M. Mackenzie cherche à introduire des éléments de preuve concernant d’autres activités récentes du Bureau. Il affirme que le Bureau a procédé à des perquisitions illégales sans mandat sur des bateaux d’excursion d’autres entreprises, comme le révèlent de prétendues [traduction] « lettres d’avis »
récemment envoyées par le Bureau. Les lettres exposent certaines des préoccupations du Bureau en matière de sécurité, lesquelles découlent de son enquête sur l’événement concernant le Island Queen III.
[7]
M. Mackenzie souhaite aussi déposer des éléments de preuve relatifs à une entrevue que le Bureau a menée auprès du capitaine Stephen Steels, capitaine supérieur de KIB, laquelle a eu lieu plusieurs semaines après l’audition. M. Mackenzie fait valoir que l’entrevue a été menée sous la menace d’une poursuite pour entrave à l’enquête, allégation qui appuie le fait qu’il qualifie les mesures du Bureau d’excessives.
[8]
À mon avis, les nouveaux éléments de preuve ne sont pas admissibles. Pour être admis, les éléments de preuve doivent être si importants qu’ils influenceraient probablement l’issue de la demande : arrêt Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2018 CFA 104, au paragraphe 19. (L’arrêt énonce aussi deux autres critères que je ne suis pas tenu d’examiner, étant donné que les éléments de preuve en l’espèce ne satisfont pas au premier critère.)
[9]
L’espèce ne répond pas à ce critère pour deux motifs. Premièrement, les éléments de preuve ne soutiennent pas concrètement la qualification de M. Mackenzie concernant la conduite du Bureau. Deuxièmement, les éléments de preuve ne sont pas pertinents pour la présente demande de contrôle judiciaire.
[10]
Ces derniers, que M. Mackenzie invoque à l’appui de son allégation selon laquelle le Bureau a procédé à des perquisitions illégales sans mandat, démontrent que des enquêteurs du Bureau ont acheté des billets pour des excursions sur d’autres bateaux et qu’ils ont formulé des commentaires alors qu’ils étaient à bord des bateaux. Les enquêteurs ont décelé quelques problèmes relatifs à la sécurité, qu’ils ont signalés aux organisateurs d’excursions et à Transports Canada, au moyen des « lettres d’avis »
. Ces éléments de preuve ne démontrent pas que la conduite du Bureau constituait une atteinte à toute attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, pour laquelle un mandat serait habituellement nécessaire. Ils ne révèlent pas non plus que le Bureau a excédé le mandat que la loi lui confère, comme il est examiné ci-dessous.
[11]
Concernant l’entrevue de M. Steels, les éléments de preuve révèlent qu’elle a été effectuée de manière tout à fait volontaire. Le capitaine Steels ne mentionne pas, dans son affidavit, que des pressions ont été exercées. Il affirme simplement qu’on lui a demandé de se présenter à une entrevue, le 18 mai 2018, et qu’il l’a fait. La série de courriels joints à son affidavit démontre que des représentants du Bureau ont demandé une entrevue, qu’ils ont fourni une liste de sujets à aborder et qu’ils ont clairement mentionné que le capitaine Steels était libre d’y participer ou non. Les courriels destinés au capitaine Steels ne contiennent aucune mention relative à une infraction d’obstruction; il en a été question dans un courriel destiné à M. Mackenzie qui avait mis en doute l’objet de l’entrevue.
[12]
Par conséquent, M. Mackenzie a incorrectement qualifié les éléments de preuve proposés. Ces derniers n’étayent pas son allégation selon laquelle le Bureau a excédé ses pouvoirs.
[13]
Il s’ensuit que les éléments de preuve ne sont pas pertinents. La principale question litigieuse en l’espèce consiste à déterminer si l’avis émis par le Bureau est valide. Pour trancher cette question, il est nécessaire d’interpréter le mandat et les pouvoirs que le législateur fédéral confère au Bureau. Les nouveaux éléments de preuve visent à imputer des motifs cachés au Bureau. En plus de ne pas être efficaces, les éléments de preuve ne servent pas à établir la portée adéquate des pouvoirs conférés au Bureau. Ils ne sont pas pertinents.
III.
Deuxième question en litige : la décision de l’enquêteur d’émettre un avis était-elle déraisonnable?
[14]
M. Mackenzie affirme que les pouvoirs conférés par la Loi au Bureau se limitent aux enquêtes sur les événements de transport et au constat des lacunes en matière de sécurité. Il soutient qu’un enquêteur peut émettre un avis obligeant une personne à fournir des renseignements, mais seulement des renseignements relatifs à une enquête effective concernant un accident de transport. M. Mackenzie fait valoir que l’enquêteur, en l’espèce, a demandé des renseignements sans lien avec un événement, mais plutôt dans le but d’appuyer une vérification globale visant l’ensemble de l’industrie, ainsi qu’un examen de l’ensemble des activités de KIB.
[15]
Je rejette cette thèse.
[16]
Premièrement, les renseignements demandés concernent les passagers à bord du bateau au moment de l’événement. Ces personnes ont été témoins de l’événement et pourraient posséder des renseignements utiles à l’enquête, notamment des photos ou des vidéos. Deuxièmement, l’enquêteur a demandé des renseignements sur les membres de l’équipage à bord ce jour-là, ainsi que sur d’autres membres de l’équipage qui pourraient posséder des renseignements utiles relatifs aux qualifications, à la formation et à d’autres aspects des activités de KIB. La dernière demande est de toute évidence très large. Toutefois, elle s’inscrit dans les pouvoirs que la loi confère au Bureau.
[17]
Le Bureau a le pouvoir de mener des enquêtes concernant des accidents de transport, afin de s’acquitter de sa mission (article 14). Le mandat du Bureau comprend la promotion de la sécurité en matière de transport, en procédant à des enquêtes sur les événements de transport, « afin d’en dégager les causes et les facteurs contributifs »
. Toutefois, la mission du Bureau comprend aussi des tâches plus étendues, notamment le repérage des problèmes de sécurité, la formulation de recommandations et la diffusion publique de ses conclusions (paragraphe 7(1)).
[18]
M. Mackenzie fait valoir que la Loi est claire quant au fait que les pouvoirs d’enquête du Bureau concernant les événements de transport sont limités à l’établissement des causes et des facteurs contributifs. Je n’interprète pas la Loi de cette manière. Le Bureau peut mener des enquêtes concernant les événements de transport pour s’acquitter davantage de la mission que la loi lui confie, notamment en tirant des conclusions sur les causes et les facteurs contributifs des événements, mais cette mission comprend aussi la constatation des « lacunes relatives à la sécurité mises en évidence par les événements de transport »
, la formulation de recommandations sur les moyens d’éliminer ou de réduire ces lacunes, et la publication de rapports portant sur ses enquêtes et ses conclusions.
[19]
En conséquence, l’intérêt du Bureau de parler aux passagers et aux membres de l’équipage peut aisément être considéré comme un moyen de déterminer s’il existe des problèmes de sécurité découlant directement de l’événement, ou s’il s’agit de problèmes de sécurité plus généraux sur lesquels il doit s’attarder. Je ne vois rien de déraisonnable dans le fait que l’enquêteur ait demandé des renseignements qui permettraient au Bureau de s’acquitter du vaste mandat qui lui est conféré par la loi.
IV.
Troisième question en litige : la décision de l’enquêteur était-elle conforme à la Charte?
[20]
M. Mackenzie affirme que l’avis constitue une atteinte à une attente raisonnable en matière de protection des renseignements personnels concernant les dossiers internes de KIB.
[21]
Bien qu’il existe certainement un droit à la protection des renseignements personnels à l’égard des dossiers internes, en l’espèce, le Bureau cherchait à obtenir des renseignements concernant les passagers et les membres de l’équipage, et non les activités de KIB proprement dites. KIB, à titre de dépositaire de ces renseignements, peut être tenue d’en protéger la confidentialité, à moins qu’on lui enjoigne de les divulguer. Toutefois, en l’espèce, comme abordé précédemment, le Bureau a agi dans les limites des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi à l’occasion de la demande de renseignements. Tout atteinte à la protection des renseignements personnels de quiconque est mineure et éclipsée par les préoccupations de sécurité publique sous-jacentes à l’attribution de ces pouvoirs par la loi. En l’absence de contestation de la constitutionnalité de ces pouvoirs, aucune question litigieuse n’est soulevée à l’égard de l’article 8.
V.
Quatrième question en litige : l’affidavit de M. Laporte devrait-il être radié?
[22]
M. Mackenzie soutient qu’un affidavit assermenté par l’administrateur en chef des opérations du Bureau, M. Jean Laporte, devrait être radié aux motifs qu’il contient des ouï-dire et qu’il provient d’une personne qui n’a aucune expérience en matière d’enquête.
[23]
Je rejette cette thèse.
[24]
Comme les personnes chargées de l’enquête sur l’événement de transport ne sont ni habiles à témoigner ni des témoins contraignables, personne possédant une connaissance directe ne pouvait rédiger l’affidavit. En conséquence, l’affidavit devait nécessairement provenir d’une personne se fondant sur des ouï-dire. Quoi qu’il en soit, cependant, M. Laporte affirme qu’il a, en fait, acquis une vaste expérience en matière d’enquête au cours de plus de 30 années de service au sein du Bureau. En outre, l’affidavit porte principalement sur la description de la mission et des activités du Bureau, et il contient des déclarations générales sur la nature de l’enquête et le motif justifiant l’émission de l’avis en litige en l’espèce. Une personne occupant un poste comme celui de M. Laporte semble être une source fiable pour des renseignements de cette nature. En conséquence, les ouï-dire contenus dans l’affidavit sont admissibles, puisqu’ils satisfont aux critères de nécessité et de fiabilité découlant de la méthode raisonnée.
VI.
Conclusion et décision
[25]
L’avis transmis à KIB constituait un exercice raisonnable des pouvoirs conférés au Bureau par la loi pour lui permettre de s’acquitter de son mandat. En outre, il n’a pas causé d’atteinte déraisonnable à la protection des renseignements personnels. Enfin, il n’existe aucun fondement justifiant la radiation de l’affidavit de M. Laporte. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire, avec dépens.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1720-17
LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire avec dépens.
« James W. O’Reilly »
Juge
Annexe
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[En blanc / Blank] |
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1720-17
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INTITULÉ :
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HUGH MACKENZIE c. BUREAU DE LA SÉCURITÉ DES TRANSPORTS DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 3 avril 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE O’REILLY
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DATE DES MOTIFS :
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Le 13 juillet 2018
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COMPARUTIONS :
Alan S. Cofman
Rui M. Fernandes
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Pour le demandeur
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Barbara McIsaac
Patrizia Huot
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Fernandes Hearn LLP
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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McIsaac Law
Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur
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