Date : 20180704
Dossier : T-1469-17
Référence : 2018 CF 682
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 4 juillet 2018
En présence de madame la juge Gagné
ENTRE :
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THOMAS BRADFIELD, EN QUALITÉ D’EXÉCUTEUR DE LA SUCCESSION DE CECELIA BRADFIELD, DÉCÉDÉE
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appelant
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et
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LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN
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intimé
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
Dans un appel interjeté en vertu de l’article 47 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, Thomas Bradfield conteste la décision du sous-ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien [le ministre] de rejeter sa demande de mise en possession d’une parcelle de terrain dans la réserve indienne no 1 de South Saanich.
[2]
Dans sa demande et dans le présent appel, l’appelant fonde son argument principal sur son interprétation de l’article 12 du Règlement sur les successions d’Indiens, CRC, c 954 (le Règlement), intitulé « Transfert de possession »
. Selon l’appelant, cette disposition autorise le ministre à lui délivrer un certificat de possession à l’égard de la parcelle de terrain en cause, par possession adversative, étant donné qu’il a hérité la terre de sa mère, Cecilia Bradfield, qui y a vécu pendant plus de 30 ans.
[3]
Le ministre a rejeté la demande de l’appelant en faisant valoir que l’article 12 ne l’autorise pas à délivrer un certificat de possession à l’égard de terres d’une bande non accordées. À ce jour, aucun tribunal canadien ne s’est penché sur l’interprétation de l’article 12 du Règlement.
II.
Question préliminaire
[4]
À l’audition de l’appel, l’avocat de l’intimé a demandé que la désignation officielle de l'intimé soit modifiée dans l’intitulé de la cause. Par conséquent, la désignation de l’intimé « Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien » remplacera « Ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien » dans l’intitulé de la présente instance.
III.
Faits
[5]
Cecilia Bradfield, la mère de l’appelant, est décédée le 31 octobre 2014. Au moment de son décès, Mme Bradfield était membre de la Première Nation de Tsartlip et vivait sur une parcelle de terre de 5 acres désignée comme étant le lot 3 du bloc 1 (plan 5096 des AATC) dans la réserve indienne no 1 de South Saanich (la réserve), dont l’adresse municipale est le 7541 West Saanich Road, sur l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique (la propriété). La réserve est détenue par Sa Majesté du chef du Canada à l’usage et au profit de la Première Nation de Tsartlip, conformément aux dispositions de la Loi sur les Indiens.
[6]
Mme Bradfield a résidé sur la propriété de 1979 jusqu’à son décès, en 2014. Elle et son mari ont construit une maison et apporté diverses améliorations à la propriété au fil des années. En 1982, Mme Bradfield pensait avoir acheté la propriété auprès de son frère, Art Cooper, pour une somme de 15 000 $. En 1990, elle a soumis une demande de certificat de possession à l’égard de la propriété auprès du conseil de bande de la Première Nation de Tsartlip. En vertu de l'article 20 de la Loi sur les Indiens, le certificat de possession prouve qu’un Indien est légalement en possession d’une terre dans une réserve et il est délivré par le ministre après qu’un conseil de bande a accordé une terre d’une réserve à un membre individuel de la bande. Après avoir soumis sa demande, Mme Bradfield a été informée par le conseil de bande que M. Cooper n’avait jamais été propriétaire de la propriété, qu’il n’avait jamais obtenu de certificat de possession pour celle-ci, et que, par conséquent, il s’agissait toujours d’une terre de la bande.
[7]
En juillet 2004, M. Cooper a reçu une lettre du conseil de bande l’informant que la propriété était une terre arpentée destinée à l’usage collectif de la Première Nation de Tsartlip et de ses membres, et qu’il devait y cesser toutes ses activités personnelles sur la propriété. Une copie de la lettre a été envoyée à Mme Bradfield.
[8]
Elle a communiqué avec le conseil de bande à plusieurs reprises en 2009 afin de régler les questions litigieuses concernant la propriété et pour obtenir un certificat de possession. Elle n’a jamais obtenu de réponse.
[9]
Quand elle est décédée en 2014, elle a légué tout droit détenu à l’égard de la propriété à l’appelant, également membre de la Première Nation de Tsartlip. Conformément à l’alinéa 43a) et de l’article 45 de la Loi sur les Indiens, le ministre a approuvé le testament de Mme Bradfield et nommé l’appelant en tant qu’exécuteur testamentaire.
[10]
Par la suite, l'appelant a demandé au ministre la délivrance d’un certificat de possession de la propriété en application de l'article 12 du Règlement et conformément au testament de sa mère. Plus de deux années plus tard, le ministre a envoyé à l'appelant une lettre rejetant sa demande.
[11]
L'appelant interjette appel de cette décision en application de l'article 47 de la Loi sur les Indiens.
IV.
Contexte législatif
[12]
Les dispositions législatives applicables en l’espèce sont exposées à l’annexe A des présents motifs. Voici en outre ce que prévoit l’article 12 du Règlement :
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V.
Décision contestée
[13]
Le ministre a informé l’appelant que même si Mme Bradfield a résidé de manière ininterrompue sur la propriété, l’article 12 du Règlement n’autorise pas la délivrance de certificats de possession à l’égard des terres d’une bande non accordées. Étant donné que le conseil de bande de la Première Nation de Tsartlip n’a jamais attribué la propriété à M. Cooper ou à Mme Bradfield, il s’agit toujours d’une terre de la bande dans une réserve, destinée à l’usage et au profit de la Première Nation de Tsartlip.
[14]
Le ministre a expliqué que l’article 12 du Règlement ne peuvent pas aller à l’encontre du régime de la Loi sur les Indiens, notamment : i) de l’article 20, qui autorise le conseil d’une bande à accorder des terres aux membres individuels de la bande, et ii) de l’article 24 permettant aux membres d’une bande à qui une terre a été accordée et titulaires d’un certificat de possession de transférer leur droit à la possession à un autre membre de la bande.
[15]
Le Règlement, pris en vertu du paragraphe 42(2) de la Loi sur les Indiens, ne peut déroger au régime foncier consacré par la Loi sur les Indiens, au titre duquel une terre appartient à Sa Majesté la Reine du chef du Canada à l’usage et au profit de bandes comme la Première Nation de Tsartlip. Par conséquent, l’interprétation que fait l’appelant – selon laquelle le ministre pourrait lui délivrer un certificat de possession en application de l'article 12 du Règlement – serait donc incompatible avec l'article 20 de la Loi sur les Indiens. Le ministre a fait valoir par ailleurs qu’une possession adversative ne peut être établie en application de l’article 12 du Règlement puisque ce concept ne s’applique pas aux terres d’une réserve.
[16]
Citant un exemple d’application de l’article 12 dans le passé, le ministre évoque les cas où, pour corriger une irrégularité dans le cadre d’un transfert de possession en vertu de l'article 24 de la Loi sur les Indiens, un certificat de possession a été délivré à l’égard d’une terre qui avait été attribuée par un conseil de bande sans toutefois avoir fait l’objet d’un tel certificat.
VI.
Questions en litige
[17]
Le présent appel soulève les questions suivantes :
Quelle est la norme de contrôle applicable?
Le ministre a-t-il commis une erreur en rejetant l’interprétation de l'article 12 du Règlement que fait l'appelant et sa demande de certificat de possession d’une parcelle de terre dans la réserve?
Si la réponse à la seconde question est affirmative, quel est le recours approprié?
VII.
Analyse
A.
Quelle est la norme de contrôle applicable?
[18]
J’estime, à l’instar de l’intimé, que l’interprétation du ministre de l’article 12 du Règlement devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Toutefois, le présent appel ne porte pas sur la norme de contrôle applicable. Il m’apparaîtrait difficile de justifier que notre Cour intervienne dans l’interprétation que fait le ministre de l'article 12 du Règlement, au nom de quelque norme que ce soit. À mon avis, cette interprétation de l’article 12 ne peut avoir qu’une seule « issue pouvant se justifier »
, et c’est celle que le ministre donne (arrêt Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, au paragraphe 35).
[19]
Cela étant dit, comme la norme de contrôle de l’interprétation que fait un ministre de l'article 12 du Règlement n’a pas encore été établie, je vais quand même procéder à l’analyse des éléments qui permettront de trancher la question (arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62).
[20]
Cette analyse commence par la présomption voulant que la norme de contrôle soit celle du caractère raisonnable. L'appelant invoque l’arrêt Canada (Pêches et Océans) c. Fondation David Suzuki, 2012 CAF 40, dans lequel la Cour d’appel fédérale a établi que la norme de la décision raisonnable ne s’applique pas à l’interprétation d’une loi par un ministre chargé de son application. Cependant, j’abonde là encore dans le sens de l’intimé qui rappelle que la jurisprudence récente a élargi la présomption de la norme de la décision raisonnable de l’interprétation que fait un organisme administratif de sa loi habilitante à l’interprétation que fait un ministre des lois. À l’appui de sa position, l’intimé a cité trois arrêts qui font très clairement ressortir ce principe : l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36; l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Kandola, 2014 CAF 85 et l’arrêt Teva Canada Limited c. Pfizer Canada Inc., 2016 CAF 248).
[21]
L’arrêt Kandola se démarque par la manière dont il tranche le débat jurisprudentiel concernant l’applicabilité de la présomption de la norme de la décision raisonnable aux décisions d’un ministre sur des questions de droit. Voici la conclusion du juge Marc Noël : « [a]vec égards, je suis d’avis que la question de savoir si toutes les décisions, y compris celles qu’il convient de qualifier de décisions ministérielles, sont présumées être raisonnables n’avait pas été tranchée avant l’arrêt Agraira, car la Cour suprême n’avait appliqué la présomption qu’en matière de décisions rendues par des tribunaux judiciaires [renvois omis]. Toutefois, il semble maintenant clair que cette présomption s’étend aux décisions ministérielles. »
(au paragraphe 40). L’arrêt Kandola réfute la présomption de la norme de la décision raisonnable d’une interprétation législative par un ministre, mais celle-ci est confirmée dans l’arrêt Teva.
[22]
L’étape suivante consistera à établir s’il convient ou non de réfuter la présomption de la norme de la décision raisonnable en l'espèce. La présomption de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée de deux façons : a) en déterminant si la question appartient à l’une des quatre catégories d’exceptions définies dans l’arrêt Dunsmuir (aux paragraphes 58 à 61); b) en faisant la démonstration que l’analyse contextuelle emporte cette conclusion (arrêt McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission)), 2013 CSC 67, au paragraphe 22).
[23]
Les quatre catégories d’exceptions qui permettent de réfuter la présomption de la norme de la décision raisonnable sont a) les questions constitutionnelles touchant au partage des compétences; b) les questions qui sont à la fois d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangères au domaine d’expertise du décideur; c) les questions touchant véritablement à la compétence et iv) les questions relatives à la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents (Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, au paragraphe 24).
[24]
Seule la troisième catégorie est susceptible de s’appliquer en l’espèce. Je partage néanmoins l’avis de l'intimé : la décision du ministre ne soulève pas de questions touchant véritablement à la compétence, lesquelles ont rarement déjà été soulevées, si tant est qu’elles l’aient été (voir l'arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, aux paragraphes 34 à 41), mais aussi parce qu’elle interprète sa loi constitutive et l’une des dispositions réglementaires qui en découlent (arrêt Edmonton East, précité, au paragraphe 26).
[25]
L’étape suivante est celle de l’analyse contextuelle, à l’issue de laquelle un tribunal peut écarter la présomption de la norme de la décision raisonnable si elle « révèle une intention claire du législateur de ne pas protéger la compétence du tribunal à l’égard de certaines questions »
(arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, au paragraphe 46; arrêt Barreau du Québec c. Québec (Procureure générale), 2017 CSC 56, au paragraphe 23).
[26]
En l’espèce, une analyse contextuelle de la décision du ministre de la Loi sur les Indiens et de son Règlement ne permet aucunement d’écarter la présomption de la norme de la décision raisonnable. Pour étayer cette conclusion, je vais m’en remettre à trois arrêts dans lesquels la présomption de la norme de la décision raisonnable a été réfutée et j’expliquerai en quoi la présente espèce est différente, selon moi.
[27]
Le premier arrêt est Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2013 CAF 13, où le juge David Stratas écrit (en dissidence, malgré l’adhésion de la majorité à son analyse de la norme de contrôle) :
[29] Cette présomption est écartée à mon avis. Tous les facteurs pertinents quant au choix de la norme de contrôle vont dans le sens de celle de la décision correcte. En l'espèce, la question soulevée est purement juridique. Il n’y a aucune clause privative. La ministre ne dispose d’aucune expertise en matière d’interprétation des lois. Rien dans la structure de la Loi, le présent cadre réglementaire ou la disposition réglementaire en cause ne permet de penser que la décision de la ministre commande la retenue. Cette analyse des facteurs correspond à celle qui a été effectuée par l’arrêt Canada (Pêches et Océans) c. Fondation David Suzuki, 2012 CAF 40.
[Renvois omis.]
[28]
Le deuxième arrêt est Kandola, dont il a été question précédemment. L’arrêt écarte la présomption au motif que la question adressée à un agent de citoyenneté était une question est une question d'interprétation législative pure, exempte de tout élément discrétionnaire et sur laquelle l’agent n’était pas expert. La question a été qualifiée de « difficile »
et il a été conclu « qu’il n’y a rien dans la structure ou l’esprit de la Loi qui donne à penser que la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de la décision d’un agent de la citoyenneté sur une telle question »
(aux paragraphes 43 et 44).
[29]
Enfin, dans l’arrêt Save Halkett Bay Marine Park Society c. Canada (Environnement), 2015 CF 302, le juge en chef Paul Crampton conclut la présomption de la norme de la décision raisonnable devrait être réfutée pour les motifs suivants :
[54] L’élément d’ordre purement juridique concerne le paragraphe 127(1) du Règlement sur la pollution par les bâtiments et certaines dispositions de la LCPE, qui, selon la Société, établissent une interdiction totale des TBT. L’examen de la Cour, en vue de déterminer si ces dispositions établissent en fait l’existence d’une interdiction totale des TBT au Canada ayant eu pour effet de rendre illégale la délivrance du permis, est effectué selon la norme de la décision correcte. La raison en est qu’il s’agit d’« une pure question d’interprétation de la loi qui ne comportait aucun élément discrétionnaire », que le ministre « ne peut prétendre qu’il possède une expertise supérieure » à celle de la Cour à l’égard de ces questions et qu’il n’y a pas de clause privative dans la LCPE (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Kandola, 2014 CAF 85 (CanLII), au paragraphe 43). De plus, en ce qui concerne le Règlement sur la pollution par les bâtiments, celui‑ci a été pris sous le régime de la LMMC, précitée, qui n’est pas la « loi constitutive » du ministre et aucun élément de preuve n’a été présenté pour démontrer que celui‑ci avait une connaissance approfondie de cette loi (Agraira c. Canada [Sécurité publique et Protection civile], 2013 CSC 36 (CanLII), au paragraphe 50).
[30]
Si je compare la décision du ministre en l'espèce et les trois arrêts présentés ci-dessus, je constate qu’ils soulèvent tous une question d’interprétation législative pure. En l’espèce, le ministre a refusé la demande de certificat de possession de l'appelant au motif que l’article 12 du Règlement l’interdit pour les terres d’une bande non accordées, et que la délivrance du certificat demandé irait donc à l’encontre de l'article 20 de la Loi sur les Indiens. À l’évidence, il s'agit d’une question d’ordre purement juridique.
[31]
Cependant, comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, la différence entre la décision du ministre en l’espèce et les trois arrêts susmentionnés est que la Loi sur les Indiens et le Règlement indiquent explicitement de faire preuve de retenue à l’égard de la décision du ministre.
[32]
Qui plus est, la jurisprudence a évolué depuis les trois arrêts susmentionnés. Plus récemment, dans l’arrêt Teva, précité, la Cour d’appel fédérale a précisé que la présence d’une question de droit conjuguée à l’absence de mention de retenue ne permet pas nécessairement de réfuter la présomption de la norme de la décision raisonnable :
[51] Puisque j’ai conclu qu’il y avait lieu de présumer que la décision du ministre par laquelle il interprète le Règlement AC était susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, ni le fait que cela soulève une question de droit, ni le fait que le Règlement AC ne laisse pas entendre qu’il y ait lieu de faire preuve de retenue ne s’oppose à la norme de la décision raisonnable.
[52] Depuis l'arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a déclaré qu'il valait mieux laisser au décideur administratif le soin de clarifier le texte ambigu de sa loi constitutive, ou de son règlement (McLean, au paragraphe 33). La question à décider est de savoir si le Règlement AC témoigne de l’intention du législateur de ne pas imposer la retenue judiciaire lors du contrôle des décisions du ministre portant sur l’interprétation du Règlement (Tervita, aux paragraphes 38 et 39).
[Non souligné dans l’original.]
[33]
L’application des directives de l’arrêt Teva à la présente espèce m’amène à la conclusion qu’il n’y a pas lieu d’écarter la présomption de la norme de la décision raisonnable. Ni le Règlement ni les dispositions pertinentes de la Loi sur les Indiens n’indiquent qu’une interprétation ministérielle du Règlement devrait être examinée selon une norme de contrôle commandant une moins grande retenue. Le paragraphe 42(1) de la Loi sur les Indiens dispose que « la compétence sur les questions testamentaires relatives aux Indiens décédés est attribuée exclusivement au ministre; elle est exercée en conformité avec les règlements pris par le gouverneur en conseil ».
En outre, le libellé même de l'article 12 du Règlement invite à la retenue étant donné que les décisions en application de ce paragraphe sont prises « à la discrétion du ministre ».
[34]
Plusieurs autres facteurs appuient la retenue à l’égard de l’interprétation que fait le ministre de l'article 12 du Règlement. Je conviens avec l'intimé que le ministre a une connaissance approfondie de la Loi sur les Indiens et du régime de propriété foncière complexe relatif aux terres des réserves qu’elle énonce et régit. Le ministre connaît tout aussi bien les dispositions de la Loi sur les Indiens et du Règlement ayant trait aux questions testamentaires. Tout comme l'intimé, j’estime que cette connaissance place le ministre dans une position privilégiée pour faire une interprétation de l'article 12 du Règlement qui tient compte des incidences en matière de politique générale.
[35]
En dernier lieu, la décision de notre Cour dans la décision Morin c. Canada, 2001 CFPI 1430, confirme l’esprit de retenue dont il convient de faire preuve pour considérer l’interprétation du Règlement du ministre. Dans cette décision, il a été conclu que l'article 42 de la Loi sur les Indiens (la disposition habilitante du Règlement) confère au ministre « une compétence semblable à celle qui est exercée par les tribunaux des successions et des tutelles »
en ce qui concerne les questions testamentaires (au paragraphe 45). Je suis d’accord avec l'intimé pour dire que l’intention du législateur était d’accorder au ministre, et non aux tribunaux, le rôle de décideur principal sur les questions et les enjeux testamentaires régis par le Règlement.
[36]
En conséquence, pour tous les motifs exposés précédemment, la norme de la décision raisonnable devrait régir l’examen de la décision du ministre en l'espèce.
B.
Le ministre a-t-il commis une erreur en rejetant l’interprétation de l'article 12 du Règlement que fait l'appelant et sa demande de certificat de possession d’une parcelle de terre dans la réserve?
[37]
Je ne crois pas que le ministre ait commis d’erreur en rejetant l’interprétation que fait l'appelant de l'article 12 du Règlement. Son application des principes de l’interprétation législative est tout à fait juste et sa décision tout à fait raisonnable. Comme je l’ai dit plus haut, la décision du ministre est la seule solution acceptable à l’issue d’un examen de l’article 12 du Règlement et de sa place dans le régime législatif de la Loi sur les Indiens.
[38]
Bien que les parties s’entendent sur les principes d’interprétation législative, elles divergent d’opinion quant à leur application aux dispositions à l’affaire en instance.
[39]
Comme il a été bien établi dans la jurisprudence canadienne, la méthode moderne d’interprétation des lois est la suivante : [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »
(Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1983, à la page 87, cité dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21).
[40]
De plus, les dispositions d’une loi traitant du même sujet doivent être interprétées ensemble, si cela est possible, de manière à éviter tout conflit (arrêt MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 RCS 796, à la page 825). De même, [traduction] « lorsque les dispositions figurent sous un titre, on présume qu’elles ont un lien quelconque entre elles, qu’elles portent sur le même sujet ou objet, ou qu’elles ont un dénominateur commun »
(Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd., Markham, Ontario, LexisNexis Canada, 2014, à la page 463).
[41]
Le principe moderne de l’interprétation des lois s’applique également à celle des règlements, même si leur portée est restreinte par le texte législatif qui l’habilite (Driedger, précité, à la page 247, cité dans Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 26, au paragraphe 38). Un règlement doit respecter l’intention et l’objet de la loi habilitante (Waddell c. Schreyer et al., [1983], 5 D.L.R. (4th) 254 (BCSC), cité dans la décision Canada (Canadian Wheat Board) c. Canada (Procureur général), 2007 CF 808, au paragraphe 37).
[42]
Enfin, il faut tenir pour acquis que le résultat d’une interprétation législative ne peut être absurde (Rizzo, précité, au paragraphe 27).
[43]
Je souscris aux arguments de l'intimé relativement au caractère raisonnable de la décision du ministre et de son interprétation de l'article 12 du Règlement. Il s’agit d’une interprétation amplement étayée par le régime législatif applicable aux terres des réserves et aux droits à la possession des particuliers en vertu de la Loi sur les Indiens.
[44]
En revanche, l’interprétation de l'appelant est incompatible avec l’esprit et l’objet de l'article 20 de la Loi sur les Indiens. Il serait illogique d’interpréter le Règlement comme autorisant une nouvelle méthode d’obtention d’un droit de possession de terres individuelle sur des terres de réserve collectives qui ne tiennent pas compte du conseil de bande et le processus visé à l'article 20. Les bandes indiennes détiennent un droit de propriété collectif sur les terres de réserve, sauf si elles ont été attribuées à un particulier en vertu de l'article 20. À mon avis, il serait inconcevable et contraire aux principes de l’interprétation législative de conclure que le gouverneur en conseil a camouflé dans l’un des nombreux règlements découlant de la Loi sur les Indiens une disposition établissant un régime de propriété foncière secondaire et incompatible avec celui prévu dans la Loi.
[45]
Il m’apparaît encore plus inconcevable que ce régime secondaire dissimulé puisse reposer sur le mécanisme de common law de la possession adversative, un concept juridique incompatible avec le régime législatif régissant les terres de réserve détenues collectivement par Sa Majesté du chef du Canada à l’usage et au profit des bandes indiennes. Voici ce que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique avait à dire à cet égard dans l’arrêt Joe v. Findlay (1981), 122 DLR (3d) 377 (QL) :
[traduction]
[7] Que le droit individuel et unilatéral de squatter que s’arroge individuellement ou unilatéralement un membre d’une bande ne peut être avalisé par la jurisprudence. Le titre de propriété des terres de réserve est dévolu à Sa Majesté du chef du Canada. Par application des articles 2 et 18 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1970, c I-6, l’usage et la jouissance des terres de réserve sont dévolus à l’ensemble de la bande pour laquelle elles ont été mises de côté, et font naître un droit exécutoire en sa faveur (sous réserve du consentement du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, ci-après appelé le « ministre »). Dans la Loi, le terme « bande » est au singulier, mais il a un sens collectif et il est utilisé dans un contexte qui se prête exclusivement à une application et à un usage collectifs. Ce droit d’usage et de jouissance prévu par la Loi, souvent appelé « usufruit » dans la jurisprudence (un emprunt au droit romain, sans être un équivalent véritable), est de nature collective et il est conféré aux membres d’une bande dans leur ensemble et non à titre de particuliers. On trouve une analyse de la nature de ce droit de possession dans l’arrêt St. Catherine’s Milling and Lumber Co. v. R. (1888), 14 A.C. 46.
[46]
En 1990, Mme Bradfield savait qu’elle ne détenait aucun droit de possession individuel à l’égard du bien, et que le Conseil de bande de la Première Nation de Tsartlip considérait celle-ci comme une terre de la bande, considérée comme bien commun au profit de la Première Nation de Tsartlip et de ses membres. Le Conseil de bande a réitéré ce message en 2004 et de nouveau en 2009, bien qu’implicitement cette fois-ci, en ne donnant pas suite à la demande de certificat de possession de Mme Bradfield. Comme le souligne l’intimé, [traduction] « selon son interprétation, l'appelant pourrait tenter d’obtenir de manière détournée ce qui a été expressément refusé à Cecilia Bradfield de son vivant en vertu de la Loi, à savoir l’acquisition d’un droit individuel de posséder légalement le bien sans l’approbation du Conseil de bande. »
Une telle issue serait absurde et injustifiable au vu du libellé de l'article 12 du Règlement ou de toute autre disposition régissant la propriété foncière dans la Loi sur les Indiens.
[47]
Par conséquent, je suis d’avis que l’article 12 du Règlement s’applique uniquement aux droits individuels de possession légale préexistants, et en aucune façon aux terres de réserve collectives.
[48]
J’estime également que l’interprétation que fait l'appelant de l’article 12 est incompatible avec l’objet de l'article 42 de la Loi sur les Indiens, qui en est la disposition habilitante. Le paragraphe 42(2) habilite le gouverneur en conseil à prendre des règlements visant l’administration des successions en vertu du paragraphe 42(1). En utilisant l’expression « questions testamentaires »
au paragraphe 42(1), le législateur a conféré au ministre une compétence équivalant à celle exercée par un tribunal des tutelles ou des successions relativement à l’attribution et à la révocation d’homologation d’un testament ou de lettres d’administration. La fonction première de ces tribunaux est de décider si un document peut être homologué comme instrument testamentaire et qui a droit d’être constitué représentant personnel du défunt (arrêt Morin, précité, au paragraphe 45).
[49]
Ainsi, tout règlement pris en vertu du paragraphe 42(2) de la Loi sur les Indiens devrait porter sur la manière dont le ministre exerce sa compétence sur les questions testamentaires relevant de celle-ci. Si elle faisait droit à la demande d’un héritier d’acquérir la possession légale d’une terre de réserve collective par application de l'article 12 du Règlement, le ministre conférerait à cet héritier des droits que la personne décédée n’a jamais eus et qu’elle n’aurait jamais pu obtenir en application des dispositions pertinentes de la Loi sur les Indiens. Il s’agirait par conséquent d’une issue absurde.
C.
Si la réponse à la seconde question est affirmative, quel est le recours approprié?
[50]
Comme j’ai déjà dit que le ministre n’a pas commis d’erreur, il n’y a pas lieu de déterminer le recours approprié.
VIII.
Conclusion
[51]
Le ministre n’a pas commis d’erreur en rejetant l’interprétation que fait l’appelant de l'article 12 du Règlement et sa demande de certificat de possession d’une parcelle de terre dans la réserve. La conclusion du ministre, selon laquelle l’article 12 du Règlement n’autorise pas la délivrance d’un certificat de possession à l’égard d’une terre qui n’a pas déjà été attribuée aux fins de possession à titre individuel par un conseil de bande en vertu de l'article 20 de la Loi sur les Indiens, est raisonnable et constitue la seule interprétation défendable de l’article 12. L’article 12 du Règlement ne prévoit pas de procédure distincte qui autoriserait un membre individuel d’une bande à acquérir un droit individuel de posséder légalement une terre de la bande selon le mécanisme de la possession adversative.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1469-17
LA COUR rend le JUGEMENT suivant :
Le présent appel est rejeté.
L’intitulé de la cause est modifié pour remplacer « Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien » par « Ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien » pour désigner l’intimé.
Des dépens de 1 000 $, taxes et débours compris, sont adjugés à l’intimé.
« Jocelyne Gagné »
Juge
ANNEXE A
Dispositions législatives
Règlement sur les successions d’Indiens
Indian Estates Regulations
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Loi sur les Indiens
Indian Act
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1469-17
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INTITULÉ :
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THOMAS BRADFIELD, EN QUALITÉ D’EXÉCUTEUR DE LA SUCCESSION DE CECELIA BRADFIELD, DÉCÉDÉE c. MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 28 mai 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE GAGNÉ
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DATE DES MOTIFS :
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Le 4 juillet 2018
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COMPARUTIONS :
John W. Gailus
Tanner Doerges
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Pour l’APPELANT
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Aneil Singh
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Pour l’intimé
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Devlin Gailus Watson Law Corporation
Avocats
Victoria (Colombie-Britannique)
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Pour l’APPELANT
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Sous-procureure générale du Canada
Vancouver (Colombie-Britannique)
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Pour l’intimé
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