Date : 20180611
Dossier : T-1713-16
Référence : 2018 CF 598
Ottawa (Ontario), le 11 juin 2018
En présence de monsieur le juge O’Reilly
ENTRE :
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KARL WALTHER KELLER
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Depuis le printemps 2015, M. Karl Keller cherche à obtenir une attestation confirmant qu’il n’est pas inscrit aux termes du Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur la lutte contre le terrorisme, DORS/2001-360. Le Règlement prévoit que toute personne qui affirme ne pas être une personne inscrite peut demander au ministre des Affaires étrangères de lui délivrer une attestation confirmant qu’elle n’est réellement pas inscrite (art. 10[1]). Le ministre doit délivrer une attestation dans les 15 jours suivant la réception d’une demande s’il est convaincu que le demandeur n’est pas une personne inscrite (art. 10[2]).
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Il est clair que M. Keller n’est pas une personne inscrite. Cependant, le ministre a refusé de lui délivrer une attestation pour le motif qu’il ne semblait pas y être admissible. Le ministre a déterminé que le Règlement visait à offrir réparation à ceux qui ont été, ou qui pourraient être, confondus pour une personne inscrite, et qui pourraient avoir subi des conséquences défavorables découlant d’une telle situation (p. ex. gel de biens ou de comptes bancaires). Comme M. Keller ne répondait à aucun de ces critères, le ministre a refusé sa demande.
[3]
M. Keller affirme que la décision du ministre est déraisonnable, car le Règlement prévoit clairement que « toute personne qui affirme ne pas être une personne inscrite »
peut demander une attestation et que le ministre doit « délivre[r] l’attestation dans les quinze jours suivant la réception de la demande »
s’il est établi que le demandeur n’est pas une personne inscrite. Étant donné qu’il a affirmé ne pas être une personne inscrite et qu’il a été établi qu’il n’en était pas une, M. Keller maintient que le ministre était dans l’obligation de lui délivrer une attestation dans les quinze jours suivant la réception de sa demande.
[4]
Bien que l’interprétation du Règlement par M. Keller soit plausible, je considère que la conclusion du ministre, selon laquelle M. Keller était inadmissible à l’attestation, est raisonnable. Ayant lu le Règlement dans son intégralité, je conclus que la réparation énoncée à l’article 10 est censée s’appliquer aux personnes qui ont subi des conséquences défavorables, ou qui auraient pu en subir, après avoir été confondues avec une personne inscrite. Par conséquent, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Keller.
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Le ministre a soulevé deux questions préliminaires : 1) M. Keller n’a pas identifié le bon défendeur. Il devrait s’agir du ministre des Affaires étrangères, et non du ministre des Affaires étrangères du Canada. 2) Dans sa preuve par affidavit, M. Keller affirme qu’il n’était pas devant le ministre lorsque la décision faisant l’objet du contrôle a été prise. J’ordonnerai que l’intitulé de la cause soit modifié en conséquence et ne tiendrai compte que des éléments de preuve dont le ministre était saisi au moment pertinent.
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Ainsi, la seule question restante à trancher est de savoir si la décision du ministre était déraisonnable.
II.
Contexte factuel
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Le 12 avril 2015, M. Keller a déposé sa demande en vue de confirmer qu’il n’est pas une personne inscrite. Il n’a pas reçu de réponse dans la période de quinze jours prévue par le Règlement. Toutefois, le 4 mai 2015, M. Keith Morrill, directeur, Direction du droit onusien, des droits de la personne et du droit économique, ministère des Affaires étrangères, a écrit à M. Keller pour l’informer qu’il ne semblait pas admissible à recevoir l’attestation demandée. M. Morrill a demandé à M. Keller de fournir de plus amples renseignements. M. Keller n’a pas répondu, car il croyait que M. Morrill lui demandait des renseignements qui n’étaient pas pertinents pour sa demande. Il a plutôt demandé un contrôle judiciaire pour le motif que M. Morrill avait implicitement refusé sa demande.
[8]
En 2016, le juge Luc Martineau a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Keller pour le motif qu’elle était prématurée; en effet, aucune décision définitive n’avait encore été rendue concernant la demande d’attestation de M. Keller (2016 CF 903). Dans sa décision, le juge Martineau a formulé quelques commentaires généraux sur la portée du Règlement. Il a exprimé son désaccord avec les dires de M. Keller, selon lesquels le Règlement permettait à quiconque qui n’était pas une personne inscrite de demander et d’obtenir une attestation; il a également remis en question le point de vue du ministre, à savoir que le Règlement ne s’appliquait que lorsqu’il y avait erreur sur la personne. Dans tous les cas, les commentaires du juge Martineau ont été présentés dans l’abstrait.
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Toutefois, le point de vue du juge Martineau concernant une disposition semblable a été clairement énoncé dans l’arrêt Figueroa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 836. Cette affaire portait sur la demande d’une personne qui affirmait ne pas être une entité inscrite aux termes de l’article 83.07 du Code criminel, LRC (1985), c C-46.
[10]
Aux termes du Code criminel, le gouverneur en conseil (c.-à-d. le Cabinet) peut dresser une liste d’entités terroristes (article 83.05), et une personne affirmant ne pas être une entité inscrite peut demander une attestation auprès du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Dans cette affaire, comme en l’espèce, le ministre en question était d’avis que le demandeur n’était pas admissible à l’attestation, car rien n’indiquait que le demandeur pourrait être confondu avec une entité inscrite à la liste. Le juge Martineau a conclu que la disposition était censée offrir réparation dans les cas d’erreur sur la personne, et qu’elle n’avait aucune valeur utile pour le demandeur. Il a rejeté la demande de mandamus du demandeur.
[11]
Le juge Martineau a rendu sa décision concernant le cas de M. Keller le 5 août 2016. Le même jour, M. Keller a écrit à l’avocat du ministre pour lui expliquer les raisons pour lesquelles il souhaite obtenir une attestation. Ses préoccupations portaient sur le fait que, lorsque son nom et le mot « terrorisme »
étaient cherchés sur Internet, les résultats donnaient des renseignements sur les liens que M. Keller entretenait avec une personne ayant été jugée interdite de territoire au Canada, d’après des allégations selon lesquelles cette personne était membre d’un groupe terroriste. M. Keller, qui est pasteur à l’Église luthérienne de Walnut Grove dans le district de Langley, en Colombie-Britannique, avait offert un sanctuaire temporaire à cette personne (soit le demandeur dans l’affaire Figueroa, précitée) dans cette église. Comme l’a expliqué M. Keller, étant donné qu’il a de la famille aux États-Unis, il a demandé d’obtenir une attestation, car il souhaitait éviter de rencontrer des difficultés à la frontière.
[12]
Deux semaines plus tard, le 29 août 2016, M. Keller a écrit une lettre au ministre dans laquelle il lui résumait les procédures à ce jour et lui faisait part de ses préoccupations concernant le fait que sa lettre datée du 5 août 2016 ne lui avait pas été transmise. Il a joint cette lettre à titre de référence pour le ministre et, une fois de plus, il a demandé d’obtenir une attestation.
[13]
Le 20 septembre 2016, le ministre a écrit à M. Keller pour l’informer qu’il n’était pas admissible à cette attestation. Le ministre lui a expliqué que le Règlement visait à [traduction] « offrir réparation dans les cas où une personne a été ou pourrait être confondue pour une personne inscrite »
. Le ministre a précisé que M. Keller n’était pas dans une telle situation et, de plus, qu’il n’avait pas subi de difficultés, comme le gel de biens ou de comptes bancaires.
A.
La décision du ministre était-elle déraisonnable?
[14]
M. Keller soulève certaines préoccupations concernant la décision du ministre. Premièrement, M. Keller soutient que l’interprétation du Règlement par le ministre est déraisonnable, car elle entre en conflit avec le langage clair et que, comme le juge Martineau l’a souligné, son interprétation est [traduction] « restrictive »
. Deuxièmement, M. Keller mentionne que le ministre ne s’est pas conformé à l’exigence juridique selon laquelle une attestation doit être émise dans les quinze jours suivant la réception de la demande et, qu’il a, en outre, rendu sa décision après un délai déraisonnable de plus de 17 mois.
[15]
En toute déférence, je suis en désaccord avec M. Keller sur ces deux points.
[16]
En ce qui concerne l’interprétation du Règlement, M. Keller souligne à juste titre que l’article 10, à première vue, fait référence à [traduction] « une personne affirmant ne pas être une personne inscrite »
, ce qui est le cas de M. Keller. Il s’agit d’un bon point de départ en ce qui a trait à l’interprétation du Règlement, mais cela ne s’arrête pas là. En effet, il faut tenir compte du contexte dans son ensemble ainsi que l’intention de l’instance de promulgation, soit le gouverneur en conseil (c.-à-d. le Cabinet).
[17]
Le Règlement a notamment pour but d’assurer la mise en œuvre du Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur la lutte contre le terrorisme. Ainsi, il habilite le Cabinet à dresser une liste des personnes pour qui il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles ont participé à des activités terroristes ou qui ont été contrôlées ou dirigées par de telles personnes (art. 2[1]). Le Règlement décrit les conséquences auxquelles font face les personnes inscrites. Par exemple, il est interdit pour quiconque d’investir ou de récolter des fonds destinés à une personne inscrite (art. 3), de conclure une transaction immobilière avec une personne inscrite (art. 4) ou de contribuer aux activités d’une personne inscrite ou de promouvoir de telles activités (art. 6). En outre, le Règlement oblige quiconque à divulguer l’existence de tout bien en sa possession qui est la propriété d’une personne inscrite ou de toute transaction proposée avec une personne inscrite (art. 8).
[18]
Le Règlement comprend diverses formes de réparation. Une personne inscrite peut demander que son nom soit retiré de la liste (art. 2.1) et demander un contrôle judiciaire si cette demande est rejetée (art. 2.2). Une personne dont des biens ont été touchés peut demander une attestation auprès du ministre en vue d’exempter ces biens pour cause de nécessité (art. 10.1). Enfin, et particulièrement dans le cadre de la présente procédure, une personne qui affirme ne pas être une personne inscrite peut demander une attestation auprès du ministre afin de confirmer son statut (art. 10).
[19]
Selon mon interprétation du Règlement, celui-ci vise à réduire le risque que les personnes soupçonnées de participer à des activités terroristes poursuivent leurs objectifs en restreignant leur capacité à financer de telles activités, à acquérir les biens nécessaires et à obtenir de l’aide auprès d’autres personnes. Aux termes de l’art. 10, cette attestation a pour but d’éviter que les personnes non inscrites rencontrent ce genre de difficultés.
[20]
Dans le présent contexte, la description de l’objectif de l’art. 10 par le ministre est raisonnable : Cette disposition vise à [traduction] « offrir réparation dans les cas où une personne a été ou pourrait être confondue pour une personne inscrite »
. Par conséquent, il n’était pas déraisonnable de la part du ministre de s’attendre à ce que M. Keller lui fasse parvenir des éléments de preuve indiquant qu’il a été, ou qu’il aurait pu être, confondu avec une personne inscrite, ou indiquant qu’il avait eu des difficultés relativement à ses biens, à son institution financière, ou de toute autre manière.
[21]
Comme il a été mentionné, M. Keller craignait que l’avocat du ministre n’eût pas transmis à celui-ci le contenu de sa lettre datée du 5 août 2016. Dans tous les cas cependant, les renseignements pertinents ont été transmis au ministre dans la lettre de M. Keller datée du 29 août 2018, dont était saisi le ministre lorsqu’il a pris la décision de rejeter la demande. Ainsi, même si les renseignements auraient dû être transmis plus tôt, cela reste sans conséquence.
[22]
En ce qui concerne le caractère déraisonnable du délai avant de recevoir la décision définitive du ministre, M. Keller souligne à juste titre que le Règlement stipule que le ministre est tenu d’émettre, dans un délai de quinze jours, une attestation à quiconque ayant prouvé ne pas être une personne inscrite. Toutefois, cette disposition n’enjoint pas le ministre à déterminer si le demandeur est admissible à recevoir une attestation dans un délai donné. Ici, M. Morrill a demandé à M. Keller de fournir de plus amples renseignements pour appuyer sa demande. M. Keller, supposant que sa demande avait été rejetée, a demandé un contrôle judiciaire, qui a été réglé après plus d’un an. Après qu’il a avisé le ministre que sa demande découlait de ses préoccupations concernant d’éventuels problèmes à la frontière américaine, le ministre a rendu sa décision rapidement, mais pas dans le délai de quinze jours établi. Toutefois, selon mon interprétation du Règlement, le ministre n’a pas à respecter un délai donné si sa décision est défavorable,
[23]
Comme il a été expliqué, M. Keller souhaite obtenir une attestation, car il a craint d’avoir des problèmes s’il rend visite à sa famille aux États-Unis. Pourtant, cette attestation ne garantit pas à M. Keller qu’il ne rencontrerait aucun problème à la frontière. Comme il est mentionné ci-dessus, le Règlement traite des transactions financières, des transactions immobilières et des interactions avec d’autres personnes. En effet, il ne parle pas de la manière dont les personnes inscrites ou non inscrites qui tentent de franchir la frontière devraient être traitées par les autorités américaines. Ainsi, le confort recherché par M. Keller ne s’inscrit pas dans le Règlement.
[24]
Par conséquent, je conclus que la décision du ministre rejetant la demande d’attestation de M. Keller aux termes du Règlement n’est pas déraisonnable.
III.
Conclusion et disposition
[25]
La décision du ministre de ne pas émettre d’attestation à M. Keller aux termes de l’art. 10 du Règlement n’était pas déraisonnable; en réalité, cette décision était cohérente avec les buts du Règlement dans son intégralité et plus particulièrement de l’art. 10. Je dois donc rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. En raison de la conduite de M. Keller lors de ces procédures, le ministre demande des dépens, calculés en fonction des tarifs les plus élevés de la Cour. Je suis disposé à adjuger des dépens au ministre, mais pas à un niveau élevé, car M. Keller a soulevé une question valide d’interprétation législative.
JUGEMENT dans l’affaire T-1713-16
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
L’intitulé est modifié de façon à y nommer le ministre des Affaires étrangères à titre de défendeur.
La demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.
« James W. O’Reilly »
Juge
ANNEXE
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1713-16
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INTITULÉ :
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KARL WALTHER KELLER c. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Vancouver (Colombie-Britannique)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 14 mai 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE O’REILLY
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DATE DES MOTIFS :
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Le 11 juin 2018
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COMPARUTIONS :
Karl Walther Keller
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Pour le demandeur – POUR SON PROPRE COMPTE
|
Cheryl D. Mitchell
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sous-procureur général du Canada
Vancouver (Colombie-Britannique)
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Pour le défendeur
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