Dossier : IMM-5471-17
Référence : 2018 CF 665
Toronto (Ontario), le 27 juin 2018
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE :
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MONICA CRISTINA GARCES SANCHEZ
JULIANA CORREA GARCES
JULIAN CORREA GARCES ET
JUAN PABLO CORREA GARCES
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, qui a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger en application de l’article 96 et du paragraphe 97(1), respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).
[2]
Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande doit être accueillie, car la décision de la SPR était déraisonnable.
Énoncé des faits
[3]
La demanderesse principale, Monica Cristina Garces Sanchez, et ses trois enfants mineurs, sont des citoyens de la Colombie. Les demandeurs vivaient à Bogotá, en Colombie; ils allèguent qu’un des demandeurs mineurs, Juliana, a été abordée par des membres des Los Urabeños, une organisation criminelle armée qui a de profondes ramifications en Colombie, qui voulaient que Juliana vende des stupéfiants illégalement pour eux. La demanderesse principale a envoyé sa fille chez des membres de sa famille et a immédiatement signalé l’affaire au bureau du procureur de la poursuite (Fiscalia), qui a rédigé un rapport et délivré une ordonnance de protection à l’endroit de Juliana. Cette nuit-là, la demanderesse principale a aperçu deux hommes à l’extérieur de sa maison qui ressemblaient à ceux que sa fille lui avait décrits. Le lendemain, elle s’est rendue au poste de police de quartier, mais la police lui a dit qu’elle n’avait reçu aucune ordonnance de protection et que, de toute façon, leurs ressources étaient trop limitées pour offrir une protection à sa fille. À son retour à la maison, les hommes l’attendaient. Ils étaient armés et ils ont forcé la demanderesse principale à les faire entrer dans la maison, qu’ils ont fouillée à la recherche de sa fille. Les hommes ont agressé la demanderesse principale et lui ont dit qu’ils étaient membres des Los Urabeños, qu’ils étaient responsables d’un meurtre survenu récemment dans le quartier et qu’ils la considéraient comme une informatrice puisqu’elle était allée à la police. Ils lui ont également dit qu’ils aimaient son appartement et que la demanderesse principale avait quatre heures pour quitter l’appartement sans quoi ils la tueraient; elle devait partir si elle voulait éviter qu’ils s’en prennent à ses autres enfants. La demanderesse principale est allée chercher ses garçons à l’école et s’est rendue chez les membres de sa famille qui hébergeaient sa fille. La famille n’a pas révélé pourquoi elle s’était réfugiée chez des membres de la famille et elle a évité le plus possible de sortir de la maison avant de s’enfuir au Canada. Depuis son départ de la Colombie, la famille n’a plus reçu de menaces.
Décision faisant l’objet du contrôle
[4]
La SPR a conclu que les demandeurs étaient crédibles et qu’ils pourraient de nouveau être la cible des Los Urabeños s’ils retournaient dans leur maison à Bogotá. Elle a toutefois rejeté leur demande, au motif qu’elle a jugé que la famille disposait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) dans la ville de Cali, en Colombie.
[5]
La SPR a souligné l’abondance d’éléments de preuve documentaire sur les problèmes que posent les acteurs armés non étatiques en Colombie, ces groupes étant connus pour recruter des mineurs pour mener leurs activités illégales, comme l’avaient allégué les demandeurs. Elle a aussi souligné le fait que les Los Urabeños avaient des ramifications dans l’ensemble du pays et que ce groupe était présent dans 279 municipalités de 27 départements, dont un département à Cali, la PRI proposée. Il ne faisait aucun doute que l’agent de persécution ait les moyens de retracer ou de cibler ces demandeurs particuliers à l’intérieur de la PRI proposée. La SPR a néanmoins conclu que les Los Urabeños n’auraient aucun motif de poursuivre les demandeurs dans la PRI proposée, puisque la demanderesse principale s’était conformée à leur demande et avait quitté son appartement sans parler à personne de ce qui s’était passé; il y avait donc moins qu’une simple possibilité que la famille soit exposée à des risques dans l’avenir.
[6]
La SPR a aussi rejeté l’allégation des demandeurs qui craignaient, en tant que personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDIP), d’être exposés à des risques s’ils retournaient en Colombie. La SPR a reconnu que le principal risque mentionné dans les éléments de preuve documentaire présentés par les demandeurs était que les PDIP pouvaient facilement être retrouvées par leurs agents de persécution en s’établissant dans les régions les plus pauvres. Cependant, comme les Los Urabeños n’avaient aucune raison de chercher à retracer les demandeurs, la SPR a conclu que ce risque ne s’appliquait pas à eux. Et bien que la violence sexuelle soit reconnue comme une pratique systémique généralisée préméditée à laquelle les femmes et les enfants déplacés à l’intérieur de leur propre pays étaient particulièrement exposés, la SPR a conclu que les dangers auxquels étaient généralement exposées les personnes vivant dans la PRI, même les enfants et les femmes déplacés à l’intérieur de leur propre pays, n’atteignaient pas le seuil requis par les critères juridiques. Même si les éléments de preuve documentaire indiquaient que le risque de persécution ou de préjudice était plus élevé pour les PDIP, que ce soit à cause de la violence ou du recrutement, ils n’avaient pu établir qu’il existait pour les demandeurs, dans la PRI proposée, une sérieuse possibilité de persécution ou une menace probable à leur vie, ou encore un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou un danger de torture.
[7]
En ce qui a trait au caractère raisonnable de la PRI, la demanderesse principale a déclaré durant son témoignage que sa famille serait forcée de vivre dans la clandestinité et donc qu’elle ne pourrait pas travailler, que les enfants ne pourraient aller à l’école et que la famille ne pourrait avoir accès à des soins de santé et des services sociaux. Cependant, la SPR s’est à nouveau fondée sur sa conclusion selon laquelle les Los Urabeños n’auraient aucun motif de tenter de retracer les demandeurs pour conclure qu’il était plus probable qu’improbable que les demandeurs ne soient pas obligés de vivre dans la clandestinité. La SPR a cité l’affaire Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 988, pour établir que le seuil de preuve requis pour établir l’existence d’une situation hostile dans la PRI est très élevé, et exige que les demandeurs produisent des éléments de preuve concrets et réels. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas satisfait à cette norme de preuve et qu’il ne serait pas déraisonnable pour la famille de se réinstaller à Cali.
Questions en litige et norme de contrôle
[8]
L’unique question soulevée dans cette affaire est de savoir si la décision de la SPR était raisonnable. La norme de contrôle qui s’applique aux décisions de la SPR concernant l’existence d’une possibilité de refuge intérieur viable est celle de la décision raisonnable (Arias Ultima c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 81, au paragraphe 13; Utoh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 399, au paragraphe 11; Quebrada Batero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 988, aux paragraphes 8 à 10). Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47 et 53).
Discussion
[9]
Les demandeurs font valoir que la SPR a conclu, de manière déraisonnable, que les Los Urabeños n’auraient aucun motif de poursuivre les demandeurs à l’extérieur de Bogotá et que sa conclusion, selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI, était-elle aussi déraisonnable.
[10]
En ce qui a trait aux motifs des Los Urabeños, la SPR a conclu que la demanderesse principale et son témoignage étaient crédibles et elle a accepté son compte rendu des événements. Durant son témoignage, la demanderesse principale a déclaré qu’elle ne croyait pas que sa famille puisse bénéficier de la protection de l’État si elle retournait en Colombie et ajouté qu’ils ne seraient pas en sécurité dans la PRI. Les demandeurs font valoir que la conclusion de la SPR selon laquelle les Los Urabeños n’auraient aucun motif de poursuivre les demandeurs est une conclusion de fait qui remet en cause la crédibilité des demandeurs. De fait, la SPR a conclu que les craintes des demandeurs d’être pourchassés à leur retour en Colombie n’étaient pas crédibles. Cette conclusion d’invraisemblance apparente est subjective et repose sur l’évaluation faite par la SPR de ce qui constitue un comportement rationnel de la part des agents de persécution. Cependant, les conclusions défavorables quant à la crédibilité ne peuvent être formulées que dans les cas les plus manifestes, lorsque les faits présentés débordent le cadre de ce à quoi on pourrait raisonnablement s’attendre, ou qu’ils sont contredits par les éléments de preuve documentaire disponibles. De plus, de telles conclusions doivent être fondées sur des inférences raisonnables, et non sur de simples conjectures ou hypothèses.
[11]
Les demandeurs font aussi valoir que la SPR a omis de tenir compte du principal motif des Los Urabeños – qui était de retrouver Juliana pour la forcer à participer aux activités criminelles du groupe, notamment le trafic de stupéfiants et la prostitution – dans sa conclusion concernant les motifs de ce groupe. Par conséquent, la conclusion de la SPR que les Los Urabeños se contenteraient d’occuper le domicile des demandeurs était conjecturale et ne reposait sur aucun élément de preuve présenté.
[12]
Quant à la PRI, les demandeurs soutiennent que, bien que la SPR ait énoncé le bon critère à appliquer pour l’établissement d’une PRI, son analyse est incohérente et déraisonnable. Lorsqu’on les examine dans leur intégralité, les conclusions de fait de la SPR au sujet des activités des Los Urabeños, y compris les ramifications nationales de cette organisation, montrent que la situation à Cali ne diffère pas de celle qui existe à Bogotá. Par conséquent, en ce qui a trait au premier volet du critère, la conclusion indiquant qu’il n’existe à Cali aucune possibilité sérieuse de persécution, de menace à la vie ou de risque de traitements ou peines cruels et inusités pour les demandeurs est déraisonnable. En ce qui concerne le deuxième volet du critère, quant à savoir s’il est objectivement raisonnable de s’attendre, entre autres, à ce que les demandeurs puissent trouver refuge à Cali, les demandeurs soutiennent que la SPR a omis de citer des éléments de preuve objectifs indiquant d’importants obstacles à l’accessibilité. Ces éléments incluent notamment un rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés qui indique que les décideurs doivent tenir compte du fait qu’il existe des points de contrôle illégaux partout dans le pays et que des personnes qui tentent de se réinstaller peuvent être reconnues et ciblées par des groupes armés à ces points de contrôle; les décideurs doivent aussi tenir compte des ramifications de ces groupes et de leur capacité à retracer et à cibler des personnes, y compris dans des villes comme Cali, ainsi que du profil des demandeurs d’asile et de l’existence de motifs raisonnables de croire que ces demandeurs seront retrouvés et ciblés (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [UNHCR], Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Colombia, septembre 2015, HCR/EG/COL/15/1, à la page 99). La SPR n’a pas tenu compte non plus de la capacité, pour la demanderesse principale et de sa fille, en raison de leur sexe, de se rendre dans la PRI en toute sécurité et d’y rester sans difficultés excessives, comme l’exigent les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Les demandeurs soutiennent donc que la conclusion de la SPR, selon laquelle il serait raisonnable pour eux de déménager à Cali, va à l’encontre de l’ensemble de la preuve et qu’elle est déraisonnable.
[13]
D’entrée de jeu, je note que le critère à appliquer pour établir l’existence d’une PRI viable comporte deux volets. Premièrement, la SPR doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités qu’il n’existe pas une possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans la PRI proposée. Deuxièmement, il doit être objectivement raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur puisse trouver refuge dans la partie du pays considérée comme une PRI (Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF), à la page 709). Il incombe au demandeur d’établir que la PRI n’est pas viable (Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF 1172 (CAF), aux paragraphes 5 et 6; voir aussi Quebrada Batero, au paragraphe 14).
[14]
En l’espèce, l’évaluation que la SPR a faite de la PRI repose sur le fait que la SPR a conclu que Los Urabeños n’auraient aucun motif de pourchasser les demandeurs à l’extérieur de Bogotá. Ce facteur a été déterminant dans les conclusions de la SPR qu’il existait moins qu’une simple possibilité que la famille soit exposée à des risques à Cali, que les demandeurs n’étaient pas exposés à des risques du fait d’être des PDIP et que les demandeurs ne seraient pas forcés de vivre dans la clandestinité. Je conviens avec les demandeurs que la conclusion de la SPR, selon laquelle les Los Urabeños ne chercheraient pas à les retrouver s’ils retournaient dans une partie différente de la Colombie, était conjecturale et ne reposait pas sur des éléments de preuve clairs, et que la SPR, dans son raisonnement, n’a pas tenu compte des motifs qui avaient amené les Los Urabeños à cibler initialement Juliana.
[15]
Tous les aspects du récit des demandeurs ont été jugés crédibles. Dans ses motifs, la SPR a déclaré que la demanderesse principale et Juliana avaient toutes deux témoigné d’une manière franche, sans chercher à embellir leur récit, et qu’aucune incohérence n’avait été relevée dans l’essentiel de leurs observations n’ayant pas été expliquées. Elles ont toutes deux présenté des témoignages clairs, convaincants et conformes aux éléments de preuve présentés. La SPR a conclu que [traduction] « tous les témoignages entendus durant l’audience constituaient un compte rendu crédible de l’expérience vécue par les demandeurs et de leurs convictions »
.
[16]
Dans son témoignage, Juliana a déclaré que des hommes se faisant passer pour des agents de police s’étaient liés d’amitié avec elle, avaient modifié des photographies de Juliana pour donner l’impression qu’elle faisait usage de drogues et l’avaient menacée de remettre ces photographies à son école et de lui faire du mal si elle refusait de vendre de la drogue. La demanderesse principale a témoigné que ces mêmes hommes l’avaient obligée à les faire entrer chez elle et l’avaient alors menacée, l’un d’eux la saisissant par les cheveux en exigeant qu’elle leur dise où se trouvait sa fille. Ils ont ensuite fouillé l’appartement à la recherche de Juliana, ont dit à la demanderesse principale qu’elle était une informatrice pour la police, puis se sont identifiés comme étant des membres des Los Urabeños. Durant leur fouille de l’appartement, ils ont indiqué à la demanderesse principale qu’ils trouvaient l’appartement joli et que la demanderesse principale devait partir sans quoi elle et ses enfants seraient tués. Élément important, la SPR a demandé à la demanderesse principale si les hommes lui avaient dit ce qu’il adviendrait si elle quittait l’appartement; elle a répondu qu’ils ne lui avaient rien dit.
[17]
Dans ses motifs, la SPR a déclaré ce qui suit au sujet des motifs des Los Urabeños :
[traduction]
[21] Le tribunal s’appuie sur les éléments de preuve crédibles présentés par les demandeurs. La mère a présenté une preuve orale détaillée sur l’agression dont elle a été victime à son domicile, récit qui était conforme à l’exposé des faits produit avant l’audience. Dans cet exposé, la mère a écrit ce qui suit :
[...] puis l’homme m’a dit : je sais que tu as deux autres enfants; tu ne voudrais pas qu’on les tue (« chumbimba »), n’est-ce pas? Il m’a dit que l’appartement serait un endroit idéal pour leur servir de siège social; il voulait que nous quittions l’appartement pour toujours, que je parte avec mes enfants parce que, s’ils retrouvaient ma fille, ils la tueraient ou ils lui feraient peut-être faire le trottoir afin qu’elle leur rapporte un peu d’argent; il a ensuite dit que je saurais quoi faire, et que rien n’arriverait si je savais tenir ma langue. Puis, il a ajouté : tu as quatre heures pour quitter les lieux, la vieille, sinon vous allez tous mourir.
[18]
En se basant sur ce récit, la SPR a déclaré qu’il semblait clair que, si les demandeurs accédaient à la demande et quittaient l’appartement sans rien dire à quiconque de ce qui s’était passé, il y aurait alors moins qu’une simple possibilité que la famille soit exposée à des risques dans l’avenir. La SPR a interprété ces éléments comme signifiant que les hommes ordonnaient aux demandeurs de quitter et qu’ils ne seraient exposés à des risques que s’ils restaient.
[19]
Je suis d’avis que le raisonnement précité de la SPR, quant aux motifs des Los Urabeños, ne tient pas compte du fait qu’au départ c’est à Juliana que s’intéressaient les Los Urabeños et non à l’appartement de la famille. Les Los Urabeños étaient à la recherche de Juliana parce qu’ils voulaient la contraindre à vendre de la drogue et à participer aux activités de cette organisation criminelle. Ils se sont rendus au domicile de la famille parce qu’ils étaient à la recherche de Juliana. Puis, lorsqu’ils ont agressé la demanderesse principale, tout en cherchant Juliana, ils ont indiqué clairement qu’ils considéraient la demanderesse principale comme une informatrice. Durant son témoignage, la demanderesse principale a aussi mentionné que les Los Urabeños avaient des photographies de sa fille et qu’ils pourraient l’identifier et la retrouver n’importe où en Colombie. De fait, la SPR a cité des éléments de preuve documentaire qu’elle avait acceptés et qui établissaient que les Los Urabeños étaient une organisation nationale qui avait les ressources et les moyens de cibler les demandeurs s’ils retournaient en Colombie.
[20]
Ainsi qu’il est indiqué dans Leung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 774 :
[15] [...] Les conclusions d’invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l’idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l’à-propos d’une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous-tendent ses conclusions [...]. La Commission aura donc tort de ne pas faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient éventuellement réfuter ses conclusions d’invraisemblance [...]
(voir aussi Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, aux paragraphes 10 et 11).
[21]
Dans Martinez Giron c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 7, la juge Kane a passé en revue la jurisprudence sur les conclusions relatives à la vraisemblance, notamment l’affaire Ansar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1152, citant Santos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 937, où il est indiqué que les conclusions relatives à la vraisemblance doivent être fondées sur une preuve claire et un raisonnement clair à l’appui de la déduction, et que les conclusions peuvent être annulées si les motifs invoqués ne sont pas étayés par la preuve (voir aussi Divsalar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 653, au paragraphe 24; Vera Awolo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1122, au paragraphe 9. Dans Martinez Giron, la juge Kane a également passé en revue la jurisprudence mettant en garde contre les raisonnements conjecturaux, dont l’affaire Vanegas Beltran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1475, où il est indiqué ce qui suit :
[8] En l’espèce, la Commission a émis l’hypothèse qu’un extorqueur raisonnable aurait précisé la somme d’argent exigée ainsi que le mode de paiement dès le premier appel téléphonique. La Commission a également jugé invraisemblable que les extorqueurs téléphonent au demandeur pour l’avertir qu’il serait tué parce qu’il avait signalé à la police les menaces dont il avait fait l’objet. Par ces réflexions, la Commission a beaucoup présumé du mode d’opération de l’extorqueur. Sa conclusion que les faits relatés étaient invraisemblables ne résiste pas à un examen suivant le critère de la raisonnabilité.
[22]
À mon avis, même si la SPR ne formulait pas une conclusion implicite quant à la vraisemblance, sa conclusion que les Los Urabeños n’auraient aucun motif de pourchasser la famille dans la PRI proposée est conjecturale et n’est pas clairement corroborée par les éléments de preuve. La SPR présume que cette organisation criminelle abandonnerait son intérêt pour Juliana, ainsi que ses préoccupations face à la demanderesse principale qu’elle considère comme une informatrice, simplement parce que la famille s’est conformée à sa nouvelle demande, c’est-à-dire celle de quitter son appartement et de ne faire aucune autre démarche en vue d’obtenir la protection de l’État. Cependant, les membres des Los Urabeños qui ont agressé la demanderesse principale n’ont offert aucune garantie en ce sens en ce qui concerne Juliana. Au contraire, l’exposé des faits sur lequel s’est basée la SPR incluait une menace proférée par les hommes qui ont déclaré que, s’ils retrouvaient Juliana, ils allaient la tuer « chumbimba »
ou ils pourraient « lui faire faire le trottoir »
.
[23]
Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision de la SPR était déraisonnable. Je n’ai donc pas besoin d’aborder les autres questions soulevées par les demandeurs.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5471-17
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section de la protection des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal constitué différemment pour nouvel examen.
Aucune question de portée générale n’est proposée par les parties et aucune n’est soulevée.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5471-17
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INTITULÉ :
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MONICA CRISTINA GARCES SANCHEZ ET AL. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 20 juin 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE STRICKLAND
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DATE DES MOTIFS :
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Le 27 juin 2018
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COMPARUTIONS :
Michael Brodzky
|
Pour les demandeurs
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John Locar
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Michael Brodzky
Avocat
Toronto (Ontario)
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Pour les demandeurs
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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