Date : 20180622
Dossier : T-2135-16
Référence : 2018 CF 655
Montréal (Québec), le 22 juin 2018
En présence de madame la juge St-Louis
ENTRE :
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JÉRÔME BACON ST-ONGE
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demandeur
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et
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LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT
RENÉ SIMON
ÉRIC CANAPÉ
GÉRALD HERVIEUX
DIANE RIVERIN
JEAN-NOËL RIVERIN
RAYMOND ROUSSELOT
MARIELLE VACHON
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défendeurs
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ORDONNANCE ET MOTIFS
I.
Contexte
[1]
Le 21 décembre 2017, la Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur, M. Jérôme Bacon St-Onge, et a notamment annulé la résolution adoptée par le conseil de bande le 8 mars 2016, déclaré invalide le Code de 2015 et annulé l’élection tenue le 17 août 2016. La Cour a alors demandé aux parties de soumettre des représentations sur les dépens.
[2]
Le 22 janvier 2018, les défendeurs ont interjeté appel de ce jugement auprès de la Cour d’appel fédérale [CAF]. Ils ont aussi alors déposé une requête en sursis de l’exécution dudit jugement (dossier A-42-18), requête que la CAF a rejetée le 23 avril 2018.
[3]
Le 6 février 2018, le demandeur a soumis ses représentations sur les dépens. Il a joint un affidavit de Me Boulianne et déposé la pièce 1 regroupant en liasse trois factures et deux états de compte du cabinet Neashish & Champoux s.e.n.c., indiquant qu’une somme totale de 82 544,35 $ lui a été facturée. Le 23 mars 2018, les défendeurs ont soumis leurs représentations relatives aux dépens. Ils ont joint 3 pièces soit, l’ordonnance de M. le protonotaire Morneau refusant la requête pour provision pour frais du demandeur, des articles de journaux et l’avis d’appel de la décision précitée du 21 décembre 2017. Enfin, le 4 avril 2018, le demandeur a soumis sa réplique relative aux dépens.
[4]
Les parties n’ont pas soumis de mémoire de frais et la Cour ne connaît donc pas le montant estimé des dépens qui seraient accordés selon la colonne III du tarif B, si la règle 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] était appliquée.
II.
Position des parties
[5]
M. Bacon St-Onge demande le paiement de dépens sur la base avocat-client, couvrant donc la totalité des honoraires et frais juridiques encourus. Au soutien de cette demande, il invoque essentiellement cinq (5) arguments, soit (1) sa demande de contrôle judiciaire a été accueillie; (2) elle a été instruite dans l’intérêt public et elle dépassait le cadre de ses intérêts personnels; (3) contrairement aux défendeurs, il n’est pas en position de se faire rembourser les frais juridiques par la Première Nation; (4) le dossier a nécessité une charge de travail considérable puisque les faits et le droit applicable étaient complexes et puisque les dossiers comportaient plus de 2000 pages; et (5) les défendeurs ont refusé, de manière injustifiée, de renoncer à une procédure condamnée à l’avance.
[6]
M. Bacon St-Onge demande aussi à la Cour (1) de réserver son droit de s’adresser à nouveau au tribunal compétent pour demander toute ordonnance et toute somme additionnelle requise relativement aux dépens pour la demande en appel des défendeurs; et (2) de le dispenser de tous les frais et dépenses à payer aux intimés dans le cadre de la présente demande, de la demande principale et de toute autre demande accessoire ou incidente dans le présent dossier et dans le dossier d’appel.
[7]
La Cour confirme d’emblée qu’elle ne se prononcera pas sur ces deux dernières demandes liées soit à de possibles dossiers à venir ou soit à l’instance en appel. Ainsi, la présente décision sera limitée à la demande de dépens liés au litige conclu par le jugement prononcé le 21 décembre dernier.
[8]
Les défendeurs répondent que les dépens ne peuvent être accordés au demandeur essentiellement puisque (1) le protonotaire Morneau avait refusé la requête en provision pour frais du demandeur et il y a donc chose jugée sur la question des dépens; et (2) l’appel du jugement du 21 décembre 2017 suspend l’adjudication des dépens et ceux-ci ne seront exigibles par le demandeur que si leur appel est rejeté.
[9]
Les défendeurs ajoutent que, si des dépens sont octroyés, (1) ils devront être calculés selon la colonne III du tarif B des Règles; (2) les questions soulevées dans la présente affaire n’ont pas d’importance pour les membres de la Bande, ne dépassent pas l’intérêt personnel du demandeur qui a manifesté l'intérêt de se présenter aux élections, démontrant ainsi qu’il a un intérêt personnel pour invalider les élections; (3) le demandeur a tardé sans raison à introduire son recours et les électeurs et candidats ont subi de lourds inconvénients en raison de l’invalidité de l’élection; (4) les factures soumises par le demandeur au soutien de sa demande de dépens ne font pas état des dates et des heures travaillées dans le dossier et n’ont pas de valeur probante, étant des écrits domestiques; et (5) les questions à trancher ne présentaient pas une complexité particulière.
[10]
Le demandeur réplique que l’ordonnance de M. le protonotaire Morneau tranchait la requête pour provision pour frais, procédure distincte de l’adjudication des dépens. Les critères qui sous-tendent l’adjudication des dépens sont différents et il n’y a donc pas chose jugée en l’espèce. Le demandeur souligne enfin qu’il n’a eu d’autres choix que de se tourner vers les tribunaux puisque les défendeurs ont refusé de considérer les remarques de membres de la Bande au sujet de l’illégalité du processus de modification du Code de 1994. Il a agi ainsi pour le bien de l’ensemble des membres de la Bande. En réponse aux arguments relatifs au format des factures soumises, il soutient que ce sont plutôt des écrits non signés utilisés dans le cours des activités d’une entreprise et elles font donc preuve de leur contenu.
[11]
Enfin, le demandeur soutient que des dépens peuvent être octroyés même si la décision est portée en appel (Première nation no 195 de Salt River c Martselos, 2008 CAF 221 aux para 51 à 55).
III.
Discussion
[12]
Il convient de traiter d’abord deux des arguments soulevés par les défendeurs : celui en lien avec la chose jugée et celui en lien avec l’effet de l’appel et de la requête en sursis qu’ils ont logés.
[13]
Ainsi, la Cour se range à la position du demandeur et conclut que la décision de M. le protonotaire Morneau sur la provision pour frais ne constitue pas chose jugée sur l’adjudication des dépens au terme du litige. Au moins un des trois critères établis dans Angle c Ministre du Revenu National, [1975] 2 RCS 248, celui exigeant que la même question ait été décidée, n’est pas satisfait ici. Les critères liés à une décision sur une requête pour provision pour frais sont différents de ceux considérés dans le cadre de l’adjudication de dépens et il ne peut donc y avoir chose jugée.
[14]
Quant à l’effet de la requête en sursis et de l’appel présentés par les défendeurs auprès de la CAF, la Cour note que ces derniers n’ont soumis aucune jurisprudence au soutien de leur argument. D’abord, la requête en sursis a été rejetée par la CAF, et il n’y a donc pas lieu de se pencher sur l’incidence de celle-ci sur l’adjudication de dépens. Ensuite, notre Cour a déjà confirmé que le fait d’interjeter appel d’une décision de la Cour fédérale n’empêche pas la taxation des dépens en première instance (Halford c Seed Hawk Inc, 2004 CF 1259 au para 36). Ainsi, la Cour n’a pas été convaincue que l’appel de la décision du 21 décembre 2017 suspend l’adjudication sur les dépens.
[15]
La Cour se prononcera donc sur l’adjudication des dépens et à cet égard, la Cour est convaincue que les dépens doivent ici être accordés en faveur du demandeur puisque sa demande de contrôle judiciaire a été accueillie (Ticketnet Corp c Canada, [1999] ACF No 1102, 99 DTC 5429).
[16]
L’adjudication des dépens entre parties est prévue aux articles 400 à 414 de la partie II des Règles. Pour adjuger les dépens, les tribunaux tentent d’établir un juste équilibre entre trois objectifs principaux, soit « l’indemnisation, l’octroi d’incitatifs en vue d’un règlement et la dissuasion »
(Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115 au para 24). Ainsi, selon la règle 407, sauf ordonnance contraire de la Cour, les dépens partie-partie sont taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B.
[17]
Par ailleurs, le paragraphe 400(1) des Règles prévoit que la Cour « a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer »
. Le vaste pouvoir discrétionnaire de la Cour en ce qui concerne l’adjudication des dépens ne comporte que deux exceptions, liées aux recours collectifs et aux dossiers en matière d’immigration, lesquelles ne sont pas en jeu en l’instance.
[18]
Autrement, la Cour jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire (Première nation no 195 de Salt River c Martselos, 2008 CAF 221 aux paras 52 et 53). Les facteurs dont la Cour peut tenir compte sont énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, dont le texte est reproduit en annexe. Ils incluent certains des facteurs soulevés par le demandeur tels l’importance et la complexité des questions en litige (400(3)(c)), la charge de travail (400(3)(g)) et le fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens (400(3)(h)).
[19]
La Cour a le pouvoir d’accorder une somme globale ou rendre une ordonnance plus générale (Consorzio del Prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc (CA), 2002 CAF 417 aux para 8 à 10).
[20]
La Cour doit donc déterminer si les dépens seront fixés par taxation ou par l’adjudication d’une somme globale et doit aussi déterminer s’il y a lieu d’adjuger un montant particulier, plus élevé, soit sur la base avocat-client ou soit sur la base de l’intérêt public.
[21]
La Cour écarte d’emblée le versement des dépens sur la base avocat-client puisque rien au dossier n’indique que les défendeurs aient eu « une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante »
(Young c Young, [1993] 4 RCS 3 à la p 134; Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38 au para 67).
[22]
Quant à un montant particulier sur la base de l’intérêt public, la Cour suprême a établi, dans l’arrêt Carter (Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 au para 140) un critère à deux volets pour accorder l’octroi de dépens spéciaux à une partie représentant l’intérêt public qui a gain de cause :
[…] Premièrement, l’affaire doit porter sur des questions d’intérêt public véritablement exceptionnelles. Il ne suffit pas que les questions soulevées n’aient pas encore été tranchées ou qu’elles dépassent le cadre des intérêts du plaideur qui a gain de cause : elles doivent aussi avoir une incidence importante et généralisée sur la société. Deuxièmement, en plus de démontrer qu’ils n’ont dans le litige aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire qui justifierait l’instance pour des raisons d’ordre économique, les demandeurs doivent démontrer qu’il n’aurait pas été possible de poursuivre l’instance en question avec une aide financière privée. Dans ces rares cas, il est contraire à l’intérêt de la justice de demander aux plaideurs individuels (ou, ce qui est plus probable, aux avocats bénévoles) de supporter la majeure partie du fardeau financier associé à la poursuite de la demande.
[23]
En l’espèce, la Cour constate que la détermination de la validité du code électoral présentait un intérêt tant pour la Bande que pour le demandeur puisque ce dernier s’était porté candidat aux élections dont il demandait l’annulation. Ainsi, le demandeur ne peut soutenir qu’il n’avait aucun intérêt personnel dans le litige, et au moins un des critères précités de la Cour suprême n’est ici pas rencontré.
[24]
Par ailleurs, il semble juste de soutenir que le demandeur n’est pas en position d’obtenir le remboursement de ses frais juridiques par la Bande. Les défendeurs n’ont pas soumis de preuve démontrant qu’ils assumaient leurs frais juridiques (Bellegarde c Poitras, 2009 CF 1212 au para 8) et il semble plausible de conclure qu’ils ne les paient pas eux-mêmes, étant membres du conseil de la Bande.
[25]
Enfin, la Cour ne peut conclure que la charge et la complexité du dossier ou que la conduite des défendeurs, ayant poursuivi l’instance, justifie à elles seules l’adjudication de dépens particuliers.
[26]
Ainsi, puisque la validité du code électoral est effectivement aussi une question d’intérêt pour la Bande et puisque le demandeur assume seul les frais du litige, la Cour est convaincue que la situation milite en faveur de l’octroi de dépens plus élevés que ceux de la colonne III du tarif B. N’ayant pas reçu de mémoire de frais des parties, il est difficile pour la Cour de fixer un montant « plus élevé » par somme globale. Ainsi, la Cour accordera plutôt au demandeur des dépens par taxation, selon l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B.
ORDONNANCE au dossier T-2135-16
LA COUR ORDONNE :
Aux défendeurs de payer des dépens au demandeur selon l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B ;
« Martine St-Louis »
Juge
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-2135-16
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INTITULÉ :
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JÉRÔME BACON ST-ONGE c. LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, RENÉ SIMON, ÉRIC CANAPÉ, GÉRALD HERVIEUX, DIANE RIVERIN, JEAN-NOEL RIVERIN, RAYMON ROUSSELOT, MARIELLE VACHON
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MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :
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LA JUGE ST-LOUIS
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DATE DES MOTIFS :
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LE 22 juin 2018
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REPRÉSENTATIONS ÉCRITES PAR :
François Boulianne
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POUR LE DEMANDEUR
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Kenneth Gauthier
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Pour les défendeurs
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Neashish & Champoux, s.e.n.c.
Wendake (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR
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Kenneth Gauthier
Avocat
Baie-Comeau (Québec)
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Pour les défendeurs
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