Dossier : T-920-15
Référence : 2018 CF 599
Ottawa (Ontario), le 11 juin 2018
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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PHILIP JAMES MILLER
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demandeur
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et
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SA MAJESTÉ LA REINE
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défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
La défenderesse, Sa Majesté la Reine du chef du Canada, dépose la présente requête en vue d’obtenir une ordonnance l’autorisant à modifier sa défense amendée ainsi qu’un jugement sommaire rejetant la demande du demandeur pour cause de prescription selon le paragraphe 269(1) de la Loi sur la défense nationale, LRC (1985), c N-5 (LDN ou la Loi), ou, à titre subsidiaire, aux termes de l’article 2925 du Code civil du Québec (CCQ).
[2]
La déclaration modifiée du demandeur a été acceptée pour dépôt le 13 mai 2018, immédiatement avant l’audience de la présente requête. Dans cette demande, le demandeur réclame des dommages-intérêts spéciaux, généraux, majorés et punitifs pour négligence et manquement à une obligation fiduciaire découlant d’un tragique incident survenu à la Base des Forces canadiennes Valcartier, au Québec, le 30 juillet 1974.
[3]
La défenderesse reconnaît avoir l’obligation morale d’aider les survivants de l’incident de Valcartier, y compris le demandeur, mais elle soutient que l’action est frappée de prescription.
[4]
Le demandeur s’est représenté lui-même au cours des étapes préliminaires de l’action. Pour répondre à la requête de la défenderesse, il a retenu les services d’un avocat. Cet avocat n’avait pas été inscrit au dossier. Cependant, en application de l’article 123 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 et après avoir déposé et signifié le dossier de requête du demandeur et signé le mémoire des faits et du droit du demandeur, il est réputé être l’avocat inscrit au dossier du demandeur. À l’audience de la requête, l’avocat a comparu en qualité d’avocat et a présenté des observations orales pour le compte du demandeur.
[5]
Pour les motifs qui suivent, la requête de la défenderesse est accueillie. La présente décision ne traite pas du bien-fondé de la demande du demandeur voulant qu’il ait subi des préjudices découlant de la négligence des préposés de la défenderesse, mais examine plutôt la question de savoir si la demande est maintenant frappée de prescription.
II.
Contexte
[6]
Cette description des faits et du contexte est tirée des documents de requête produits par les parties. Je ne vois pas la nécessité de décrire les éléments de preuve en détail, puisque la plupart d’entre eux ne se rapportent pas aux questions en litige que la Cour doit examiner dans la présente requête. Je ne tire aucune conclusion sur les éléments de preuve ou sur les autres questions qui pourraient se présenter si la présente affaire devait être instruite.
[7]
L’incident de Valcartier est décrit dans le procès-verbal et le verdict de l’enquête du coroner ainsi que dans le rapport de l’enquête menée par le Bureau de l’Ombudsman du ministère de la Défense nationale (MDN) et des Forces canadiennes. Le coroner a entendu les témoignages en octobre 1974 et a publié son rapport et rendu son verdict le 11 mars 1975. Le rapport de l’ombudsman a été publié en juin 2015. Les deux documents se trouvent dans le dossier de requête.
[8]
Au moment de l’incident, des adolescents cadets de l’armée participaient à un camp d’été d’une durée de six semaines à Valcartier aux fins d’une formation dispensée par des membres de la Force régulière et la Force de réserve des Forces armées canadiennes. Cette formation était autorisée par le ministre de la Défense nationale. En raison du mauvais temps, 137 cadets membres de la Classe « D »
se trouvaient dans une installation intérieure, où ils recevaient des directives sur la manutention sécuritaire des munitions explosives. Une grenade active a accidentellement été mêlée aux dispositifs explosifs inertes qui se trouvaient dans une boîte que les cadets étaient autorisés à manipuler. Un des cadets a tiré la goupille de la grenade et cette dernière a explosé. Six cadets sont morts et soixante-cinq autres ont été blessés. Les victimes ont été emmenées à l’hôpital de la base, puis transportées vers des hôpitaux civils locaux pour y recevoir des soins. Le demandeur ne figurait pas sur la liste des blessés, n’a pas reçu de soins médicaux et n’a pas été hospitalisé.
[9]
À la suite de l’incident, les Forces canadiennes ont tenu une commission d’enquête, la police militaire et la Sûreté du Québec ont mené une enquête conjointe et le Bureau du coroner du Québec a convoqué une enquête. La commission d’enquête militaire a entendu le témoignage des cadets et celui d’autres personnes présentes lors de l’incident. On a demandé aux cadets de ne pas divulguer la nature de leur témoignage à quiconque ni d’en discuter. La commission d’enquête militaire a conclu qu’aucun des cadets n’était à blâmer. Son rapport a été classé « confidentiel »
.
[10]
Le Bureau du coroner du Québec a conclu que la mort des six cadets était imputable à la négligence de l’officier de la Force régulière qui donnait la séance de formation. L’officier a été accusé de négligence criminelle causant la mort. Il a été acquitté au procès le 21 juin 1977.
[11]
Le MDN a payé les frais funéraires des six cadets qui ont perdu la vie. Les blessés ont immédiatement reçu des soins médicaux à l’hôpital de la base et aux hôpitaux provinciaux locaux. L’ombudsman a toutefois conclu qu’aucun mécanisme n’avait été mis en place pour permettre aux cadets d’avoir accès à d’autres soins médicaux ou psychologiques dont ils auraient pu avoir besoin et qui n’étaient peut-être pas offerts par leurs régimes provinciaux d’assurance-maladie. À l’exception des soins immédiats reçus au moment de l’incident, les cadets n’ont eu aucune aide et n’ont reçu aucune indemnité aux termes des politiques ou des règlements du MDN en vigueur à cette époque. Même si la Loi confiait aux Forces canadiennes le contrôle et la supervision à l’endroit des organisations de cadets, et que les cadets recevaient une petite indemnité de subsistance pour leur participation au camp, ces derniers n’avaient aucun statut autre que celui de civils sur les terres publiques. Par conséquent, ils n’étaient admissibles à aucune forme d’indemnisation ni aux prestations offertes aux militaires actifs des Forces canadiennes.
[12]
L’ombudsman a estimé que la façon dont la commission d’enquête militaire avait interrogé les cadets avait fait en sorte que bon nombre des cadets plus jeunes se sont sentis responsables, affolés et traumatisés.
[13]
L’absence de procédures ou de mécanismes de recours a entraîné 14 actions en justice intentées contre le MDN par les cadets blessés ou au nom des cadets décédés. Selon le dossier, aucune des actions n’a fait l’objet d’un procès; elles ont toutes été réglées hors cours et au moyen de paiements à titre gracieux en compensation des préjudices subis, allant du préjudice psychologique au décès.
[14]
L’ombudsman a souligné que certains des membres des Forces armées canadiennes présents au moment de l’incident ou qui étaient au nombre des premiers intervenants ont reçu des traitements, des prestations ou une indemnité pour les blessures physiques et psychologiques subies, en raison de leur statut de militaire. Plus tard, certains cadets ont été traités relativement au syndrome de stress post-traumatique (SSPT) en raison de leur statut subséquent de membres des Forces canadiennes ou de la Gendarmerie royale du Canada (GRC).
[15]
Les anciens membres de la Classe « D »
se sont retrouvés plus tard et ont partagé leurs histoires. Ils ont alors appris que certaines personnes avaient fait l’objet d’évaluations et de traitements pour des problèmes de santé mentale dans le cadre de programmes offerts aux membres des Forces ou de la GRC. La plupart de ces personnes n’étaient pas admissibles à ces programmes, étant donné qu’elles ne s’étaient pas jointes à l’armée ou à la GRC par la suite. Lorsque ces faits ont été portés à leur connaissance, 51 des anciens cadets ont déposé des plaintes auprès de l’ombudsman. Certains plaignants ont, de façon indépendante, demandé l’aide de thérapeutes en santé mentale. Au moyen d’entrevues réalisées auprès de 49 anciens cadets, y compris le demandeur, les enquêteurs de l’ombudsman ont appris que 33 d’entre eux estimaient qu’ils étaient encore affectés par l’incident de 1974 qu’ils souffraient toujours d’une certaine forme de traumatisme psychologique. Ces enquêteurs savaient également que les anciens collègues des cadets, qui étaient admissibles à titre d’anciens combattants des Forces ou de la GRC, avaient accès à des prestations non couvertes par les régimes provinciaux d’assurance-maladie.
[16]
L’ombudsman a recommandé que le MDN offre immédiatement des évaluations à toutes les personnes qui ont affirmé avoir subi des effets négatifs ou permanents à la suite de l’incident, afin de déterminer les soins de santé physiques et psychologiques requis et, en fonction de ces évaluations, de financer un régime de soins raisonnable et de verser une indemnité financière immédiate et raisonnable.
[17]
Au moment de l’incident, le demandeur était un jeune garçon de 15 ans de l’ouest de l’île de Montréal. Dans son affidavit en réponse à la requête de la défenderesse, il s’est décrit comme un garçon qui obtenait de bons résultats dans les activités sportives et les programmes d’études de l’école secondaire qu’il fréquentait, et qu’il avait l’intention de poursuivre ses études universitaires. On considérait qu’il était doté d’une grande intelligence et qu’il avait de solides aptitudes en mathématiques et en sciences mécaniques.
[18]
Le demandeur a été contre-interrogé sur son affidavit tant pour la requête et, sur consentement, pour l’interrogatoire préalable dans l’action.
[19]
Il a déclaré que l’incident de 1974 avait eu de profondes répercussions sur sa vie, avait altéré son comportement et avait limité sa capacité de poursuivre des études postsecondaires ou de conserver un emploi gratifiant et stable. Il dit avoir subi un choc commotionnel lorsque la grenade a explosé. Il a eu une impression de bourdonnement dans ses oreilles après l’explosion, et ce bourdonnement persiste encore aujourd’hui. Il avait constamment des cauchemars à propos de l’incident. Les soins médicaux que lui a offert le MDN au cours de trois semaines qui lui restaient à passer au camp se résumaient à un narcotique qui lui avait été prescrit pour l’aider à dormir. Au cours de ces trois semaines, il a été interrogé par le personnel miliaire sur la cause de l’explosion. Deux de ces interrogatoires ont eu lieu dans un bunker souterrain. Il ressort du rapport de l’ombudsman que le bunker avait été choisi en raison de sa taille et de sa fraîcheur dans la chaleur estivale. Il ne fait pas de doute cependant que l’atmosphère qui y régnait a eu un effet intimidant sur les jeunes cadets. Ils ont été avertis à maintes reprises de ne pas parler de l’incident à qui que ce soit hors du cadre militaire.
[20]
Après son retour à la maison, le demandeur dit qu’il a cessé de pratiquer des sports et que son rendement scolaire s’est détérioré. Ses parents ont tenté d’obtenir de l’aide auprès des services sociaux de la province, mais le demandeur a refusé de collaborer avec les travailleurs sociaux. Il s’est livré à un comportement qui l’a amené à avoir des démêlés avec la justice. Les parents du demandeur sont maintenant décédés; le demandeur est séparé de sa fratrie, il n’a aucun dossier scolaire ou autre document récent qui se rapporte à la détérioration de son rendement ou à sa collaboration avec les services sociaux.
[21]
Avec le temps, le demandeur dit qu’il a réussi à réprimer tout souvenir de l’incident survenu en 1974 jusqu’en 2005, moment auquel il a commencé à croire [TRADUCTION] « que quelque chose d’horrible [lui] était arrivé, et que c’était probablement à la BFC Valcartier »
. Il s’est souvenu vaguement de l’incident et a commencé à chercher des réponses. Grâce à une source en ligne, il a rencontré d’autres personnes présentes au moment de l’incident et a commencé à communiquer avec elles. Il a assisté à une réunion à la BFC Valcartier pendant l’été 2008.
[22]
En 2011, le demandeur a été interviewé par un journaliste de La Presse concernant un livre relatant l’incident de 1974. Lors de cette entrevue, le demandeur a expliqué comment l’incident avait changé sa vie et a affirmé qu’il n’avait jamais reçu d’aide. La même année, le demandeur a discuté de l’obtention d’une indemnité auprès du MDN avec d’autres anciens cadets qui étaient présents au moment de l’incident.
[23]
En juin 2013, le demandeur a fait l’objet d’une évaluation professionnelle exhaustive dans le cadre du processus de règlement d’une action concernant un accident de motocyclette survenu en 2011. Le demandeur a déclaré à l’évaluateur qu’il [TRADUCTION] « consultait un psychologue pour des symptômes liés au [SSPT] imputables à un événement traumatisant survenu en 1974. »
Bien qu’il n’ait pas décrit la nature de cet événement traumatisant, il a confié à l’évaluateur que cet événement expliquait pourquoi il n’avait pas poursuivi ses études postsecondaires.
[24]
De la mi-2012 à la mi-2014, le demandeur a consulté un psychologue, M. Richard Kaley. M. Kaley a réalisé une série d’essais cliniques visant à déterminer toute la portée des problèmes de santé mentale du demandeur et à produire un rapport aux fins d’un litige éventuel. Sur la recommandation de M. Kaley, le demandeur a participé à des réunions de groupes de soutien pour les personnes souffrant du SSPT. Le demandeur et M. Kaley se sont rendus à Valcartier en mai 2014. M. Kaley a tenté en vain d’obtenir des fonds du MDN et du ministère des Anciens Combattants. Le 30 juillet 2014, le demandeur a été interviewé dans le cadre d’un documentaire sur le SSPT et de l’incident de Valcartier; il a également donné une entrevue aux enquêteurs du Bureau de l’Ombudsman.
[25]
Le 3 juin 2015, le demandeur a déposé un avis de demande en justice relatif à l’instance sous-jacente.
[26]
Le 28 juillet 2016, le ministre de la Défense nationale, l’honorable Harjit S. Sajjan, et le vice-chef d’état-major de la Défense, le lieutenant-général Guy R. Thibault, ont fait une déclaration conjointe présentant des excuses pour les douleurs et les souffrances subies par les survivants de l’incident de Valcartier. Dans la déclaration, on reconnaissait que certaines victimes avaient gardé le silence depuis l’incident après avoir reçu des directives en ce sens de la part du personnel militaire. La déclaration encourageait toutes les personnes touchées par cet événement à discuter sans réserve des circonstances et de leurs répercussions sur leurs vies. Voici le dernier paragraphe de la déclaration :
[traduction] Pendant de nombreux mois, votre bien-être a eu toute notre attention et celle de nos hauts dirigeants. Sachez que nous continuons à nous assurer que les besoins en matière de santé des victimes de cette tragédie sont comblés, et à faire en sorte que ces dernières reçoivent toute la reconnaissance qu’elles méritent pour les douleurs et les souffrances subies.
[27]
En novembre 2016, M. Kaley a proposé un plan de traitement complet pour le demandeur et les autres survivants de l’incident de Valcartier; ce plan nécessitait un financement. Selon le dossier de requête de la défenderesse, le MDN a mis sur pied un programme visant à offrir une reconnaissance financière et des soins de santé aux anciens cadets qui étaient présents lors de l’explosion de la grenade. Dans son mémoire des faits et du droit, la défenderesse affirme que le demandeur était admissible à ce programme.
[28]
Le 16 juin 2017, le demandeur a rencontré Mme Iris Jackson afin de préparer une évaluation psychologique indépendante pour les besoins du présent litige. Le demandeur a indiqué à Mme Jackson qu’il a commencé à faire face au traumatisme dont il a souffert à cause de l’incident de Valcartier survenu en 1974 [TRADUCTION] « il y a huit ans »
.
III.
Questions en litige
[29]
Comme je l’ai déjà mentionné, outre la requête en jugement sommaire, la défenderesse demande l’autorisation de modifier sa défense. Ayant pris en considération les observations écrites et orales des parties, je formulerais les questions en litige comme suit :
La Cour devrait-elle autoriser la défenderesse à modifier sa défense?
La Cour peut-elle tenir compte de la prescription d’une action dans le cadre d’une requête en jugement sommaire?
L’action est-elle frappée de prescription aux termes du paragraphe 269(1) de la LDN?
i.
Le demandeur peut-il soutenir qu’il est visé par l’expression « dans le cas d’un préjudice ou dommage »
pour faire obstacle à l’application du paragraphe 269(1)?
ii.
Un exercice d’entraînement d’un cadet et une commission d’enquête des Forces canadiennes relèvent-ils d’un « acte accompli en exécution — ou en vue de l’application — de la présente loi »
, aux termes du paragraphe 269(1) de la LDN?
iii.
Les mots « any person » (seulement dans la version anglaise)
du paragraphe 269(1) s’appliquent-ils à la Couronne défenderesse?
iv.
La règle de la possibilité de découvrir le dommage s’applique-t-elle au paragraphe 269(1) et, dans l’affirmative, à quel moment la demande du demandeur aurait pu raisonnablement être découverte?
[30]
Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée sur l’application du paragraphe 269(1), je ne crois pas qu’il soit nécessaire de me pencher sur l’application des délais de prescription du CCQ. Si j’étais parvenu à une autre conclusion concernant le paragraphe 269(1), j’aurais conclu que la question de savoir si le CCQ s’applique devrait être tranchée au procès, en fonction d’un dossier de preuve plus complet vu les différents délais de prescription et le nombre d’exceptions prévus au CCQ.
IV.
Dispositions législatives applicables
[31]
Les dispositions pertinentes de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7, se trouvent ci-après :
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Les dispositions pertinentes de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif sont les suivantes :
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Les dispositions pertinentes des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 se trouvent ci-après :
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[34]
Les dispositions pertinentes de la LDN sont les suivantes :
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V.
Discussion
A.
La Cour devrait-elle autoriser la défenderesse à modifier sa défense?
[35]
La défenderesse demande l’autorisation de modifier sa défense en application de l’article 75 des Règles des Cours fédérales. La modification permettrait à la défenderesse de faire valoir que le délai de prescription prévu au paragraphe 269(1) de la LDN interdit l’action du demandeur. La défenderesse soutient que cela n’entraîne pas une injustice pour le demandeur, puisque la modification proposée lui a été transmise plus de quatre mois avant l’audience de la présente requête. En outre, la modification ne nécessite aucun autre interrogatoire préalable ni aucune autre recherche de faits supplémentaires, et n’occasionnera aucun retard. Selon la défenderesse, la modification est nécessaire pour trancher une véritable question en litige entre les parties, et qu’elle devrait donc être accordée.
[36]
Le demandeur fait valoir que le délai de prescription prévu dans la LDN était bien connu de la défenderesse et qu’elle n’a pas tenté de l’invoquer jusqu’à maintenant. La présente instance se poursuit depuis au moins deux ans aux termes d’un délai de prescription différent prévu dans une autre loi. Par conséquent, le demandeur soutient que le retard lui cause un préjudice. De plus, il affirme que le fait d’invoquer un autre délai de prescription, à cette étape, constitue un recours abusif à l’article 75 des Règles. À l’appui de sa thèse, le demandeur cite la décision Valentino Gennarini SRL c. Andromeda Navigation Inc., 2003 CFPI 567, aux paragraphes 29 à 34, 122 ACWS (3d) 857 [Valentino].
[37]
Comme le juge Rouleau l’a déclaré dans Valentino, au paragraphe 29, « [l]a Cour a toujours jugé que, en règle générale, une modification devait être autorisée aux fins de régler la question véritable qui sépare les parties, dans la mesure où il n’en résulte pas pour l’autre partie un préjudice qui ne puisse être réparé par l’octroi de dépens, et dans la mesure où la modification est conforme à l’intérêt de la justice »
: Canderel Ltée c. Canada, [1993] ACF no 777, 157 NR 380, [1994] 1 CF 3 (CAF) » [Canderel]. Le juge Rouleau a ajouté ce qui suit :
« [...] Les facteurs qui permettent de dire si une modification causera à l’autre partie un préjudice qu’il sera impossible de réparer par l’octroi de dépens sont l’à-propos de la requête en modification, la mesure dans laquelle la modification retarderait l’issue du procès, la mesure dans laquelle la position initiale a obligé une autre partie à suivre une ligne de conduite qui ne pourra être facilement modifiée, enfin la question de savoir si la modification facilitera pour la Cour l’examen du bien-fondé de l’action : Scannar Industries Inc. et al. c. Canada (Ministre du Revenu national) (1994), 172 N.R. 313 (C.A.F.) », 49 ACWS (3d) 245.
[38]
Dans la décision Valentino, la modification a été refusée parce que la requête avait été présentée un jour avant les dates prévues du procès, alors qu’elle aurait pu être déposée plusieurs mois auparavant. La modification n’avait pas été demandée pour particulariser les points litigieux, mais visait plutôt à introduire une cause d’action distincte et entièrement nouvelle. De plus, la modification proposée aurait inévitablement retardé le procès et causé un préjudice à la demanderesse, préjudice qu’il aurait été impossible de réparer par l’octroi de dépens.
[39]
En l’espèce, l’action a été déposée le 2 juin 2015, la première version de la défense, le 2 juillet 2015 et la version modifiée, le 18 décembre 2015. Bien qu’aucune mention n’ait été faite du paragraphe 269(1) de la LDN dans aucune des versions, dans sa défense et sa défense amendée, la défenderesse a allégué que l’action était frappée de prescription. La question de l’intention de la défenderesse de se fonder sur le délai de prescription prévu dans la LDN a d’abord été soulevée pendant les procédures de gestion de l’instance, en novembre 2017. La présente requête a ensuite été déposée le 4 janvier 2018. L’instance n’est pas prête à être inscrite pour instruction et la modification ne retarderait pas l’instruction expéditive de l’affaire. La question du délai de prescription en est une de droit que je devrais trancher avant que la Couronne défenderesse ne puisse être tenue responsable.
[40]
Je ne suis pas d’avis pas que le demandeur a subi un préjudice en raison de l’approche adoptée initialement par la défenderesse sur la question de la prescription. Il savait que le délai de présentation de sa plainte serait mis en cause dès le début du procès. Il n’aurait pas pu supposer, avant de présenter sa demande, que la défenderesse se fonderait initialement sur le délai de prescription provincial seulement. La requête en jugement sommaire aurait pu être présentée pour ce motif uniquement, étant donné les faits allégués et les éléments de preuve dans le dossier public relatifs au moment auquel le demandeur a pris connaissance du préjudice causé par l’incident de Valcartier. Le demandeur n’a pas été porté à suivre une ligne de conduite dans la préparation du procès qui n’aurait pas pu aisément être modifiée. Il devait être prêt à traiter de la question du délai de prescription, quoique aux termes du Code civil du Québec et non de la LDN. La situation en l’espèce est différente de la décision Valentino, dans laquelle la requête en modification avait été présentée le premier jour du procès, ou de la décision Canderel, dans laquelle la requête avait été présentée le cinquième jour du procès.
[41]
La présente affaire est analogue à celle de la décision Kochems c. Canada, 2008 CF 960, 169 ACWS (3d) 124, où la juge Snider a autorisé les défendeurs à modifier leur défense et à ajouter la prescription comme moyen de défense, puisque les faits invoqués à l’appui du motif faisaient déjà partie des actes de procédures. Au paragraphe 13, la juge Snider a fait remarquer que le demandeur n’avait avancé aucune raison de principe pour le rejet de la requête. Le seul motif d’objection était le fait que la requête avait été présentée six mois après le dépôt de la défense. Bien que l’obligation de diligence puisse être un facteur pertinent, la juge Snider a mentionné qu’elle n’était pas décisive. J’exprime la même opinion en l’espèce.
[42]
Dans les circonstances, y compris le fait que l’action a été intentée plus de quarante ans après l’événement, que la plupart des éléments de preuve relatifs aux répercussions de l’incident sur le demandeur n’existent plus, et que la question du délai a été invoquée d’emblée en défense, je suis d’avis que le fait d’autoriser la modification servirait les intérêts de la justice.
B.
La Cour peut-elle tenir compte de la prescription d’une action dans le cadre d’une requête en jugement sommaire?
[43]
Le demandeur soutient que les arguments relatifs au délai de prescription ne devraient être présentés qu’à l’étape du jugement sommaire, à l’égard de prétentions pouvant être qualifiées de [traduction] « pratiquement frivoles, faibles et non quantifiables ».
À titre d’exemple, il cite la décision Awan v. Canada (Attorney General), 2010 BCSC 942, [2010] BCWLD 8301, une affaire où un cadet de l’armée a été blessé en faisant la démonstration d’un jeu pendant une formation sur le terrain. Dans la décision Awan, la demande a été rejetée en première instance pour deux motifs : le délai de prescription prévu dans la LDN et le défaut de prouver la négligence. Je ne trouve rien dans la décision à l’appui de la thèse selon laquelle le délai de prescription prévu dans la LDN s’appliquait uniquement parce que la demande n’était pas des plus graves.
[44]
Le demandeur prétend que [TRADUCTION] « de nos jours, aucun tribunal canadien n’a rejeté un litige sérieux contre l’État impliquant de graves dommages relevant de cette catégorie en raison d’un argument fondé sur le délai de prescription soulevé dans une requête en jugement sommaire. »
Il soutient que tout doute factuel ou indubitable en droit concernant le délai de prescription doit être soumis au juge d’instruction, parce que les délais de prescription doivent être interprétés de façon stricte contre la partie qui les invoque et qui tente d’abroger les droits d’autrui : Berardinelli c. Ontario Housing Corp, [1979] 1 RCS 275, à la page 280, 90 DLR (3d) 481.
[45]
Une telle conclusion a été tirée dans la décision Huska v. Canada, 2003 ABQB 278, [2003] 8 WWR 582. Cette dernière portait sur un accident de la circulation impliquant un membre des Forces armées canadiennes qui conduisait un véhicule à moteur appartenant à l’armée. Le ministère public a présenté une demande de jugement sommaire soutenant que l’action était frappée de prescription aux termes du paragraphe 269(1). La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a conclu que la question de savoir si les tâches que l’employé effectuait au moment de l’accident relevaient du paragraphe 269(1) ou étaient de nature privée ou accessoire était une question à trancher. La preuve présentée à la Cour sur cette question était ambiguë. Je suis d’avis que la décision Huska a peu d’utilité pour trancher les questions soulevées par la présente requête. Le dossier en l’espèce ne comporte aucune ambiguïté quant au fait que les officiers qui donnaient la séance de formation pour les cadets à Valcartier, en 1974, agissaient dans le cadre de leurs fonctions militaires.
[46]
La défenderesse soutient qu’il n’y a aucune raison de ne pas appliquer le paragraphe 269(1) dans une requête en jugement sommaire. Le paragraphe 269(1) a survécu à une contestation constitutionnelle et a été appliqué dans des demandes de recours sommaire : Patterson Estate v. Storry, 2002 ABQB 127, [2002] 6 WWR 183 [Patterson]; Scaglione v. McLean (1998), 1998 CanLII 14667 (ON SC), 38 O.R. (3rd) 464 (Div. gén)).
[47]
Une partie peut présenter une requête en jugement sommaire aux termes du paragraphe 213(1) des Règles des Cours fédérales. La partie qui répond à la requête doit énoncer les faits précis et produire les éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse : article 214 des Règles. La Cour doit rendre un jugement sommaire lorsqu’elle est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse : paragraphe 215(1) des Règles. Le fardeau incombe à la partie qui présente la requête, mais les deux parties doivent présenter leur cause sous son meilleur jour : Succession MacNeil c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2004 CAF 50, 316 NR 349.
[48]
Les principes fondamentaux régissant les jugements sommaires à la Cour fédérale ont été résumés par la juge Tremblay-Lamer dans la décision Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd. S.A., (1996), [1996] 2 CF 853; [1996] ACF no 48 :
1. ces dispositions ont pour but d’autoriser la Cour à se prononcer par voie sommaire sur les affaires qu’elle n’estime pas nécessaire d’instruire parce qu’elles ne soulèvent aucune question sérieuse à instruire (Old Fish Market Restaurants Ltd. c. 1000357 Ontario Inc. et al.), 1994 A.C.F. no 1631, 58 C.P.R. (3d) 221 (1re inst.));
2. il n’existe pas de critère absolu (Feoso Oil Ltd. c. Sarla(Le)), mais le juge Stone, J.C.A. semble avoir fait siens les motifs prononcés par le juge Henry dans le jugement Pizza Pizza Ltd. v. Gillespie. Il ne s’agit pas de savoir si une partie a des chances d’obtenir gain de cause au procès, mais plutôt de déterminer si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès;
3. chaque affaire devrait être interprétée dans le contexte qui est le sien (Blyth et Feoso);
4. les règles de pratique provinciales (spécialement la Règle 20 des Règles de procédure civile de l’Ontario) peuvent faciliter l’interprétation (Feoso et Collie);
5. saisie d’une requête en jugement sommaire, notre Cour peut trancher des questions de fait et des questions de droit si les éléments portés à sa connaissance lui permettent de le faire (ce principe est plus large que celui qui est posé à la Règle 20 des Règles de procédure civile de l’Ontario) (Patrick);
6. le tribunal ne peut pas rendre le jugement sommaire demandé si l’ensemble de la preuve ne comporte pas les faits nécessaires [...] ou s’il estime injuste de trancher ces questions dans le cadre de la requête en jugement sommaire (Pallman et Sears);
7. lorsqu’une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité, le tribunal devrait instruire l’affaire, parce que les parties devraient être contre-interrogées devant le juge du procès (Forde et Sears). L’existence d’une apparente contradiction de preuves n’empêche pas en soi le tribunal de prononcer un jugement sommaire; le tribunal doit “se pencher de près” sur le fond de l’affaire et décider s’il y a des questions de crédibilité à trancher (Stokes).
Voir également la décision Garford Pty Ltd. c. Dywidag Systems International, Canada, Ltd., 2010 CF 996, au paragraphe 2.
[49]
Dans la décision Baron c. Canada, [2000] ACF no 263 (C.F. 1re inst.), 95 ACWS (3d) 655 [Baron (CF)], le demandeur avait invoqué la négligence, l’arrestation et la détention illégales et l’entrave intentionnelle à des relations économiques, en plus des demandes fondées sur la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 [la Charte]. Les plaintes découlaient d’actes posés par la police militaire à l’encontre du demandeur, un membre des Forces armées, concernant des incidents survenus en 2015. Le demandeur a intenté son action au-delà du délai de prescription de six mois prévu au paragraphe 269(1) de la LDN. La défenderesse avait demandé un jugement sommaire en application de l’ancien article 215 des Règles des Cours fédérales,1998, soutenant que l’action était prescrite. La requête a été accueillie à l’égard de la responsabilité délictuelle et, en ce qui a trait à la violation présumée des droits garantis au demandeur par la Charte, la demande a dû suivre son cours jusqu’à l’instruction : Baron (CF), au paragraphe 37; conf. par Baron c. Canada, 2001 CAF 38, 104 ACWS (3d) 92 [Baron (CAF)].
[50]
L’arrêt Baron (CAF) a été cité par la Cour fédérale à l’appui de la thèse selon laquelle il est possible de tenir compte des délais de prescription dans le cadre d’une requête en jugement sommaire : voir George Oriental Carpet Warehouse c. Canada, 2011 CF 1291, au paragraphe 14, 399 FTR 296; Ingredia Sa c. Canada, 2009 CF 389, au paragraphe 42, 359 FTR 305. La Cour a accueilli une requête en jugement sommaire présentée par la Couronne défenderesse au motif que l’action était prescrite aux termes du paragraphe 269(1) de la LDN dans la décision Hamm c. Canada, 2007 CF 597, aux paragraphes 53 à 64.
[51]
Le demandeur invoque la décision Duplessis c. Canada, 2004 CF 154, 129 ACWS (3d) 92 [Duplessis], dans laquelle le juge Hugessen a rejeté la requête en jugement sommaire présentée par la Couronne dans le cadre d’une action intentée par un ancien soldat qui sollicitait des dommages-intérêts par suite de sa libération des Forces armées, en raison du SSPT qu’il a développé au cours d’une mission de maintien de la paix dans ce qui était alors la Yougoslavie. Le demandeur alléguait l’omission systémique et politique générale, le manquement à une obligation fiduciaire et la violation de la Charte, en plus de la négligence des préposés et agents dont les actes engageaient censément une responsabilité du fait d’autrui de la part de l’État.
[52]
Le juge Hugessen a conclu que les faits pertinents allégués à l’appui de tous les différents motifs étaient liés les uns aux autres d’une façon inextricable et qu’il était impossible de les examiner séparément dans le cadre de la requête. Il a conclu que la simple lecture de la déclaration montrait qu’elle pouvait être interprétée comme alléguant une omission continue de la part de l’État de s’acquitter de ses présumées obligations envers le demandeur. Certaines des présumées omissions étaient postérieures à la date qui précédait de six mois la date à laquelle l’action avait été intentée et qui se seraient censément poursuivies. Étant donné que les présumées omissions étaient censément des omissions systémiques, opérationnelles et politiques et comprenaient des manquements à l’obligation fiduciaire, le juge Hugessen a conclu qu’il n’était pas approprié de permettre à l’État de se fonder sur le délai de prescription prévu au paragraphe 269(1) dans une requête en jugement sommaire.
[53]
En outre, au paragraphe 12, le juge Hugessen a exprimé des doutes quant au fait que l’État puisse se protéger contre des demandes fondées sur la Charte au moyen du paragraphe 269(1), à moins qu’une telle disposition soit justifiée conformément à l’article premier de la Charte.
[54]
Dans la déclaration modifiée acceptée pour dépôt le 13 mai 2018, la veille de l’audience de la requête, le demandeur ne présente pas de demandes fondées sur la Charte, mais il soutient, outre l’action fondée sur la négligence, que la défenderesse avait une obligation fiduciaire envers lui, et qu’il y a eu manquement à cette obligation. La demande fondée sur l’obligation fiduciaire et son inobservation n’est pas reprise en détail dans la déclaration amendée. Au paragraphe 38 de son mémoire des faits et du droit, le demandeur soutient que, comme il allègue des omissions continues de la part de l’État de s’acquitter de ses fonctions envers lui, l’État est exclu de la protection conférée par le paragraphe 269(1) de la LDN, selon la décision Duplessis, précitée.
[55]
Les faits de l’espèce sont très différents de ceux qui ont été abordés par le juge Hugessen dans la décision Duplessis, dans laquelle le demandeur était un ancien combattant âgé de 24 ans, membre des Forces armées, qui était en service au moment où il a subi des préjudices et qui était toujours membre des Forces au moment des allégations d’omission systémique et politique. Il touchait une pension de service et une pension d’invalidité au moment où la déclaration a été déposée. Dans ces circonstances, le juge Hugessen a conclu que l’allégation de manquement à une obligation fiduciaire qui continuait d’exister, de la part de la défenderesse, devait être tranchée. Je suis d’avis qu’on ne saurait tirer une conclusion identique dans le cas en l’espèce. Il n’y avait pas de relation continue entre le demandeur et la Couronne défenderesse pouvant être décrite comme créant une obligation fiduciaire.
[56]
Les caractéristiques d’une obligation fiduciaire ont été énoncées dans l’arrêt Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 RCS 574 :
Les relations auxquelles une obligation fiduciaire a été imposée semblent posséder trois caractéristiques générales :
(1) Le fiduciaire peut exercer un certain pouvoir discrétionnaire.
(2) Le fiduciaire peut unilatéralement exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à avoir un effet sur les intérêts juridiques ou pratiques du bénéficiaire.
(3) Le bénéficiaire est particulièrement vulnérable ou à la merci du fiduciaire qui détient le pouvoir discrétionnaire. [à la page 136)
[57]
Les principes applicables en matière d’obligations fiduciaires ont été précisés par la Cour suprême dans les arrêts Galambos c. Perez, 2009 CSC 48, [2009] 3 RCS 247 [Galambos] et Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 RCS 261 [Elder Advocates]. Il y a deux catégories principales d’obligations fiduciaires : 1) les obligations fiduciaires en soi ou les obligations fiduciaires fondées sur le statut qui découlent de la nature de la relation, comme celle entre un médecin et son patient, un avocat et son client ou une fiducie; et 2) ce qui est décrit comme étant une obligation fiduciaire ad hoc ou fondée sur le contexte factuel. L’obligation fiduciaire en soi ou l’obligation fiduciaire fondée sur le statut ne s’applique pas en l’espèce. Pour prouver l’existence d’une obligation fiduciaire ad hoc :
[...] le demandeur doit démontrer, en plus de la vulnérabilité découlant du rapport décrit par la juge Wilson dans l’arrêt Frame : (1) un engagement de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires; (2) l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire (le bénéficiaire ou les bénéficiaires); et (3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable.
Elder Advocates, précité, au paragraphe 36.
[58]
Bien que les catégories d’obligations fiduciaires ne soient pas exhaustives, la Cour suprême a mentionné que les demandes présentées contre le gouvernement qui respectent les conditions juridiques d’une obligation fiduciaire sont rares et que les demandes qui ne satisfont pas à ces conditions ne devraient pas être jugées recevables dans l’espoir qu’elles puissent finalement être accueillies : Elder Advocates, précité, aux paragraphes 47 à 54.
[59]
Je constate que, dans l’arrêt White v Canada (AG), 2002 BCSC 1164, au paragraphe 89, 115 ACWS (3d) 709, 47 BCLR (4th) 161 [White], une demande d’autorisation d’un recours collectif découlant du traitement des cadets inscrits à un programme à la base des Forces canadiennes, y compris un recours pour manquement à une obligation fiduciaire par le MDN pour les actes commis par des préposés de l’État à la base, a été jugée non fondée. Bien que les motifs de cette conclusion ne soient pas fournis, il semble que la demande n’ait pas été étayée par la preuve.
[60]
L’article 214 des Règles des Cours fédérales est libellé comme suit :
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[61]
Comme je l’ai déjà mentionné, dans le cadre de requêtes en jugement sommaire, les deux parties doivent présenter leur cause sous son meilleur jour. Cela signifie qu’il ne suffit pas à un demandeur de faire de simples affirmations concernant des réclamations en matière de responsabilité dans l’espoir que ces dernières seront établies au procès.
[62]
En l’espèce, le demandeur n’a pas établi de faits précis ou produit d’éléments de preuve pour étayer la conclusion voulant qu’il existe une véritable question litigieuse quant au fait qu’une obligation fiduciaire subsistait à son égard, plusieurs années après l’événement, et que le manquement à cette obligation devrait faire obstacle à l’application du délai de prescription. Le dossier révèle qu’il y a eu un accident tragique. Des soins ont été prodigués sur-le-champ aux personnes blessées. Le demandeur ne figurait pas dans la liste des personnes blessées. Il n’a demandé aucune aide immédiatement ou à long terme après l’incident. Aucun élément de preuve n’a été produit visant à établir que, dans ces circonstances, il existait toujours une obligation fiduciaire à l’égard du demandeur plusieurs années après l’événement.
[63]
La déclaration du ministre de la Défense nationale et du vice-chef d’état-major de la Défense, en date du 28 juillet 2016, peut traduire la reconnaissance d’une responsabilité morale actuelle de la part du gouvernement de prodiguer des soins et des traitements aux cadets survivants, mais cette reconnaissance n’équivaut pas à accepter l’existence d’une obligation fiduciaire continue qui ferait obstacle à l’octroi du jugement sommaire en raison du délai de prescription.
[64]
La Cour suprême du Canada a conclu qu’un procès n’est pas nécessaire si la requête en jugement sommaire permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires, d’appliquer les règles de droit aux faits et qu’il constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste : Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 RCS 87.
[65]
Je suis satisfait que les faits sur cette question sont suffisamment clairs pour que l’action se règle dans le cadre du jugement sommaire. J’examinerai maintenant l’application du délai de prescription.
C.
L’action est-elle frappée de prescription aux termes du paragraphe 269(1) de la LDN?
[66]
Le paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales dispose que « les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale dont le fait générateur est survenu dans cette province »
, sauf disposition contraire d’une autre loi.
[67]
Le paragraphe 269(1) de la LDN prévoit expressément un délai de prescription :
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[68]
Au moment de l’incident de 1974, cette disposition se trouvait au paragraphe 227(1) de la Loi sur la défense nationale, SRC 1970, c 184 [LDN (1970)]. Le pouvoir de convoquer des commissions d’enquête était prévu à l’article 42 de la LDN (1970), et le pouvoir du ministre à l’égard des cadets était prévu à l’article 43 de la LDN (1970). Par conséquent, la défenderesse soutient qu’il est clair que le délai de prescription prévu au paragraphe 269(1) de la LDN actuelle s’applique, et que l’action du demandeur n’a pas été intentée dans les six mois suivant l’« acte »
visé par la loi.
[69]
Le principal argument du demandeur est que les tribunaux ont rarement appliqué l’article 269 de la LDN, et ont trouvé de nombreuses raisons pour l’éviter. La Cour ne peut pas retenir cet argument.
i.
Le demandeur peut-il soutenir qu’il est visé par l’expression « dans le cas d’un préjudice ou dommage »
pour faire obstacle à l’application du paragraphe 269(1) de la LDN?
[70]
La défenderesse fait valoir que l’expression « dans le cas d’un préjudice ou dommage »
signifie qu’il doit y avoir un acte continu pour que le délai de prescription ne commence pas à courir à compter de la date de l’événement causant le préjudice ou le dommage. En l’espèce, la défenderesse soutient qu’il y a deux actes précis : l’explosion de la grenade au camp d’entraînement des cadets et les interrogatoires du demandeur devant la commission d’enquête des Forces canadiennes. Pour les besoins de la présente requête, j’ai présumé que la manière dont l’interrogatoire a été mené pourrait servir de fondement à une réclamation valable en dommages‑intérêts étant donné l’âge du demandeur à cette époque.
[71]
Le demandeur soutient qu’il continue de subir les préjudices découlant de l’incident de 1974. Comme il est mentionné dans sa déclaration modifiée et son affidavit, cela comprend le bourdonnement dans son oreille, le SSPT, la dépression, les troubles de la personnalité et des problèmes connexes. Selon lui, la question n’est pas de savoir à quel moment il a découvert qu’il subissait ces préjudices ou dommages, mais plutôt si ces derniers avaient effectivement cessé. Il soutient donc que le délai de prescription n’avait pas commencé à courir puisque les préjudices se poursuivaient.
[72]
L’expression « dans le cas d’un préjudice ou dommage »
découle de la Public Authorities Protection Act, 1893 (56 et 57 Vict. ch. 6). Cette loi a été incorporée dans la législation canadienne au moyen de l’adoption d’une loi similaire par les provinces, ainsi que dans des lois fédérales, par exemple avec le paragraphe 269(1) de la LDN. Le sens de l’expression a été examiné dans la décision Ihnat v. Jenkins, [1972] 3 OR 629 (C.A. Ont.), 29 DLR (3d) 137 [Ihnat] relativement à l’article 11 de la Public Authorities Protection Act, RSO 1970, c 374.
[73]
Dans la décision Ihnat, le demandeur a soutenu que le délai de prescription n’avait pas commencé à courir puisqu’il continuait de subir des dommages liés à son arrestation et à sa détention relativement à une accusation que la Couronne a par la suite retirée. Le juge de première instance a rejeté l’action au motif qu’elle était frappée de prescription. La Cour d’appel de l’Ontario a souscrit au raisonnement suivant et a rejeté l’appel. Dans son jugement au nom de la Cour, le juge MacKay a conclu qu’il y avait une [TRADUCTION] « jurisprudence directe en Angleterre au moment où le libellé de la loi anglaise était identique à celui de la loi de l’Ontario »
. Il a fait référence à la décision du lord juge Bankes dans Freeborn v Leeming, [1923] 1 KBD 160 (CA), qui, à son tour, a cité le lord juge Halsbury dans la décision Carey v Bermondsey Borough Council (1903), 67 JP 447, aux pages 169 à171, 20 TLR 2 (CA) :
[traduction] Lord Halsbury a examiné l’argument de la façon suivante : « Je suis d’avis que le juge Channell a eu raison de rendre le jugement qu’il a rendu en l’espèce. Le libellé de l’article 1 de la Public Authorities Protection Act de 1893 est raisonnablement clair, et il est évident que l’expression “dans le cas d’un préjudice ou dommage” signifie la continuation de l’acte qui cause le préjudice. Il n’était pas déraisonnable de conclure que, s’il y avait continuation de l’acte causant le préjudice, la victime devrait avoir le droit d’intenter une action à tout moment dans les six mois de la cessation de l’acte dont elle se plaint. Cependant, ce raisonnement est tout à fait inapplicable aux affaires dont nous sommes saisis où il n’y avait aucune continuation de l’acte reproché, et où la seule prétention est celle voulant que par suite de l’acte négligent, le demandeur ne soit pas dans une aussi bonne condition physique qu’avant l’accident. »
Ihnat v Jenkins, précité, aux pages 631 et 632.
[Non souligné dans l’original.]
[74]
Ce raisonnement a été suivi dans un certain nombre de décisions portant sur les délais de prescription prévus dans des lois dont le libellé était identique ou quasi identique : Colbourne v Labrador East Integrated School Board (1980), 114 DLR (3d) 742, 4 ACWS (2d) 458; Nicely v Waterloo Regional Police Force (1991), 2 O.R. (3d) 612 (Cour div. Ont.), 79 DLR (4th) 14; Skewes v Children’s Aid Society of Hamilton-Wentworth (Regional Municipality) (1982), 38 OR (2d) 578 (H.C. de l’Ont.), 138 DLR (3d) 124 [Skewes].
[75]
Dans la décision Ihnat, l’analyse du juge MacKay a également été appliquée pour interpréter le même libellé du délai de prescription prévu au paragraphe 269(1) de la LDN : Smith v Baltzer, 2001 NBBR 183, 110 ACWS (3d) 921 [Smith]; S(K) v McLean, 38 OR (3d) 464, [1998] OJ no 800 [S(K)].
[76]
Dans la décision S(K), la Couronne défenderesse a présenté une requête en radiation de la déclaration au motif que l’action était prescrite en raison du délai de prescription prévu dans la LDN. Il était allégué dans l’action qu’une tentative d’agression sexuelle avait eu lieu en juillet 1982 sur une base des Forces canadiennes. Environ quatorze ans plus tard, l’agression a été signalée et le défendeur désigné à titre individuel a été accusé et déclaré coupable d’attentat à la pudeur. La Cour a conclu que le délai de prescription prévu dans la LDN aurait pu être invoqué par la Couronne défenderesse sur la question de la responsabilité du fait d’autrui des actes du défendeur individuel. À l’égard de la question de la « continuation du préjudice »
, la Cour a conclu, à la page 474, que [TRADUCTION] « même s’il existe un préjudice persistant en l’espèce, le délai de prescription prévu au paragraphe 269(1) est expiré ». L’expression “dans le cas d’un préjudice ou dommage” que contient cette disposition renvoie aux actes continus de violation d’une obligation, et non aux effets persistants d’un seul acte antérieur »
, citant les décisions Ihnat et Skewes, précitées.
[77]
La décision Smith, précitée, portait sur une action en dommages-intérêts intentée par suite d’une collision entre une automobile et un piéton sur la Base des Forces canadiennes Gagetown ou près de celle-ci. Le demandeur a allégué la négligence des employés d’un bar situé sur la base qui lui aurait servi de l’alcool en quantité excessive ainsi que celle des membres de la police militaire qui n’ont pas pris de précautions alors que son état ne lui permettait pas de rentrer chez lui à pied. Le demandeur a soutenu que le délai de prescription continuait de courir parce que ses blessures physiques et mentales persistaient. Il a invoqué une décision rendue par un protonotaire en chef de la Cour dans Keddy v R (1992), 55 FTR 110 (C.F. 1re inst.), 34 ACWS (3d) 617 [Keddy], qui a déclaré que l’expression « dans le cas d’un préjudice ou dommage »
fait référence à la perte subie par le demandeur.
[78]
Dans la décision Smith, la Cour a fait remarquer qu’il ne semble pas que les affaires telles que Ihnat et Skewes, précitées, aient été portées à l’attention du protonotaire en chef, et elle a refusé de suivre le raisonnement appliqué dans la décision Keddy.
[79]
Une conclusion similaire a été tirée par le juge Strayer de notre Cour dans la décision Way v R¸ [1993] FCJ no 374, au paragraphe 11, 40 ACWS (3d) 508 [Way]. Il a souligné qu’il existait une abondante jurisprudence dans le sens contraire de la position exprimée dans la décision Keddy :
[traduction]
[11] De plus, ceci étant dit avec égards, je ne souscris pas à la conclusion du protonotaire adjoint dans la décision Keddy voulant que le paragraphe 269(1) entraîne un tel effet. Il semble y avoir une jurisprudence anglaise et canadienne abondante selon laquelle l’expression « dans le cas d’un préjudice ou dommage » fait référence à la durée des actes répréhensibles ou des omissions reprochées, et non à leurs conséquences. […] À mon avis, l’interprétation adoptée dans la décision Keddy ne tient pas compte des importants problèmes de preuve posés dans les années où une poursuite est intentée à la suite des événements allégués, et découlant du fait que la position des défendeurs potentiels demeure indéfiniment incertaine. Aucune considération de principe ne semble non plus s’appliquer en l’espèce, comme celle qui a récemment amené la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt K.M. v. H.M. […] à étendre la portée du droit de la demanderesse d’intenter une action pour inceste quelques 11 années après la cessation des actes, la demanderesse n’ayant compris la responsabilité du défendeur que plusieurs années après le début de sa thérapie. Selon la décision Keddy, il s’ensuivrait que, même une victime adulte d’actes répréhensibles, non frappée d’incapacité juridique, pourrait attendre indéfiniment pour intenter une action dans la mesure où elle subit encore certaines conséquences de ces actes. Je ne suis pas convaincu que le paragraphe 269(1) devrait avoir cet effet général, même s’il s’appliquait aux actions contre la Couronne.
[Non souligné dans l’original. Renvois omis.]
[80]
La jurisprudence prépondérante va à l’encontre de la position adoptée par le demandeur. Par conséquent, j’ai conclu que je dois interpréter l’expression « dans le cas d’un préjudice ou dommage »
comme se rapportant aux actes immédiats qui ont causé un préjudice ou un dommage, et à non aux conséquences de ces actes. Les actes répréhensibles ou les omissions présumés en question sont donc à l’origine de l’explosion et de la conduite de la commission d’enquête qui a suivi. Ils ne comprennent pas les prétentions relatives au préjudice qui existe depuis longtemps.
ii.
L’exercice d’entraînement d’un cadet et une commission d’enquête des Forces canadiennes relèvent-ils d’un « acte accompli en exécution — ou en vue de l’application — de la présente loi »
, aux termes du paragraphe 269(1) de la LDN?
[81]
Le paragraphe 269(1) de la LDN s’applique aux « actions pour un acte accompli en exécution — ou en vue de l’application — de la présente loi, de ses règlements, ou de toute fonction ou autorité militaire ou ministérielle [...]. »
La défenderesse soutient que la présente demande est visée par le délai de prescription, puisque l’action intentée par le demandeur a trait aux préjudices qu’il aurait subis dans un camp d’entraînement des cadets et dans le cadre d’une commission d’enquête des Forces canadiennes. Selon la défenderesse, le camp d’entraînement et la commission d’enquête étaient des activités « en exécution [...] ou en vue de l’application »
des articles 46 et 45 de la Loi.
[82]
La défenderesse invoque l’arrêt White, précité, dans lequel la Cour suprême de la Colombie-Britannique a fait référence à une activité de formation de cadets à titre d’exemple d’activités relevant du paragraphe 269(1) :
[traduction]
[89] Une fonction et une autorité militaires ou ministérielles se rapportent à des questions comprises dans la Loi sur la défense nationale. Si, par exemple, le préjudice subi par le cadet ou dont il se plaint découle d’un exercice d’entraînement dirigé de manière négligente, le paragraphe 269(1) pourrait s’appliquer, car l’entraînement est précisément envisagé par la Loi sur la défense nationale et se rapporte à son objectif. En revanche, il est évident que l’agression sexuelle n’est pas envisagée par la Loi sur la défense nationale et ne se rapporte pas à son objectif. Par conséquent, toute fonction ou autorité invoquée à l’égard de cette infraction n’est pas de nature « militaire ou ministérielle ».
[83]
Se fondant sur l’arrêt White, le demandeur fait valoir qu’un acte criminel ne relèverait pas de l’article 269 parce qu’il ne se rapporterait pas aux objets de la Loi ou qu’il ne tomberait pas sous le coup de l’application prévue d’une quelconque autorité en vertu de la Loi. Il soutient que la manipulation négligente de la grenade active constituait un crime, comme l’a conclu le coroner, et que l’officier responsable a été poursuivi pour cette infraction. L’officier a en fait été acquitté de cette accusation. Dans tous les cas, je remarque que, dans la décision S(K) précitée, la Couronne défenderesse a été autorisée à invoquer le délai de prescription malgré le fait qu’il ait été déterminé que les actes posés par son employé, le défendeur individuel, constituaient un crime.
[84]
Je suis d’avis que ni une déclaration de culpabilité pour négligence criminelle ni une conclusion définitive de négligence selon la norme applicable en matière civile n’écarterait le délai de prescription prévu au paragraphe 269(1) : Baron (CF), précité.
[85]
Il est clair que la formation des cadets au camp de Valcartier, en 1974, relevait du pouvoir accordé par le ministre de la Défense nationale, aux termes de la disposition antérieure de l’article 46 de la Loi. De même, selon moi, il ne fait aucun doute que la commission d’enquête, citée comme autre source de la réclamation en dommages-intérêts du demandeur, a été convoquée et menée aux termes de la disposition antérieure de l’article 45 de la Loi.
[86]
J’estime donc que les actes posés par les préposés de la défenderesse, qui servent de fondement aux réclamations du demandeur, ont été accomplis « en exécution — ou en vue de l’application — de la présente Loi »
, comme le prévoit le paragraphe 269(1).
iii.
Les mots « any person » (seulement dans la version anglaise)
du paragraphe 269(1) s’appliquent-ils à la Couronne défenderesse?
[87]
Le paragraphe 269(1) prévoit ce qui suit : « no action, prosecution or other proceeding lies against any person »
(dans la version anglaise seulement). Le demandeur soutient que cette disposition protège les individus, et non la Couronne elle-même. Il se reporte à une déclaration tirée du Canadian Encyclopedic Digest (CED), qui mentionne que la prescription [TRADUCTION] « n’est pas censée se rapporter à la Couronne, mais plutôt aux membres des forces armées poursuivis devant un tribunal, quel qu’il soit. »
Aucune jurisprudence n’est citée dans cette déclaration tirée du CED. La décision Way, précitée, est citée par le CED comme jurisprudence à l’appui de la phrase suivante : [TRADUCTION] « si un délai de prescription plus court protège la Couronne, cette dernière ne peut pas faire l’objet d’une poursuite, contrairement à ses préposés. »
[88]
Bien que le demandeur ait présenté son action comme une demande intentée contre la Couronne défenderesse, il est clair qu’il cherche à établir la responsabilité à l’égard des actes et des omissions des préposés et des employés de la Couronne au sein des Forces armées canadiennes, du ministère de la Défense nationale et du ministère des Anciens Combattants.
[89]
L’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC (1985), c C-50, constitue le fondement sur lequel le demandeur peut présenter sa réclamation contre l’État, pour les dommages causés par ses préposés. Cet article dispose que, en matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour la province de Québec :
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[90]
L’alinéa 24a) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif prévoit que, dans des poursuites exercées contre lui, l’État peut faire valoir tout moyen de défense qui pourrait être invoqué devant un tribunal compétent dans une instance entre personnes. Il s’agit là d’une déclaration expresse de l’intention du législateur voulant que l’État puisse faire valoir tous les moyens, y compris ceux qui sont fondés sur des délais de prescription, comme le délai prévu au paragraphe 269(1) : Baron (CAF), précité; voir également Patterson, précité, aux paragraphes 36 à 38. Par conséquent l’argument du demandeur sur cette question doit également être rejeté.
iv.
La règle de la possibilité de découvrir le dommage s’applique-t-elle au paragraphe 269(1) et, dans l’affirmative, à quel moment la demande du demandeur aurait pu raisonnablement être découverte?
[91]
La règle de la possibilité de découvrir le dommage est un outil d’interprétation des lois qui établissent des délais de prescription. Il s’agit d’une règle prétorienne qui, dans certains cas, a été codifiée. Elle dispose qu’une cause d’action prend naissance, aux fins de la prescription, lorsque les faits importants sur lesquels repose cette cause d’action ont été découverts par le demandeur ou auraient dû l’être s’il avait fait preuve de diligence raisonnable : Central Trust Co c. Rafuse, [1986] 2 RCS 147, 31 DLR (4th) 481; M(K) v.M(H), [1992] 3 RCS 6, 96 DLR (4th) 289.
[92]
La défenderesse soutient que la règle de la possibilité de découvrir le dommage ne s’applique pas à tous les cas, et que son applicabilité dépend du libellé de la loi établissant le délai de prescription. Selon la défenderesse, si le délai court à compter de la date d’un événement qui survient clairement, et sans égard à la connaissance qu’en a la victime, cette règle ne peut prolonger le délai fixé par le législateur : Ryan c. Moore¸ 2005 CSC 38, au paragraphe 23, [2005] 2 RCS 53[Ryan].
[93]
Le demandeur se fonde sur la décision Babington-Browne v Canada (Attorney General), 2015 ONSC 6102, 258 ACWS (3d) 811[Babington-Browne], dans laquelle il a été établi que la règle s’appliquait au paragraphe 269(1), citant l’arrêt Peixeiro c. Haberman, [1997] 3 RCS 549, 151 DLR (4th) 429 [Peixeiro] comme ayant reconnu la règle générale de la possibilité de découvrir le dommage, même si le libellé clair utilisé dans une loi semblait exclure son application.
[94]
La défenderesse soutient que, dans la décision Babington-Browne, la Cour a accordé trop d’importance à l’arrêt Peixeiro, étant donné que le jugement dans l’arrêt Ryan avait été rendu plus tard et qu’il n’avait pas tenu compte de tous les facteurs pertinents relatifs à l’application du paragraphe 269(1).
[95]
La défenderesse fait également valoir que la règle de la possibilité de découvrir le dommage ne s’applique pas lorsque la loi omet de mentionner la connaissance qu’a la personne du délai : Plontnikoff v Saskatchewan, 2004 SKCA 59, au paragraphe 38, 249 Sask R 42; Fehr v Jacob, [1993] 5 WWR 1, à la page 9, 39 ACWS (3d) 693 [Fehr]. En l’espèce, la défenderesse indique que la Cour devrait tenir compte de la politique générale sous-jacente au paragraphe 269(1) pour déterminer si la règle de la possibilité de découvrir le dommage s’applique : Des Champs c. Conseil des écoles séparées catholiques de langue française de Prescott-Russell, [1999] 3 RCS 281, au paragraphe 1, 177 DLR (4th) 23; voir aussi Patterson, précité, aux paragraphes 7 et 8, où la Cour a effectué un bref examen de la politique générale sous-jacente au paragraphe 269(1).
[96]
L’arrêt Ryan portait sur une action en dommages-intérêts intentée contre le conducteur d’une automobile qui est décédé avant l’introduction de l’action. La législation provinciale prévoyait un délai de prescription général de deux ans, mais des délais plus courts lorsqu’une partie était décédée et que sa succession était administrée. Le demandeur n’était pas au courant que le défendeur était décédé lorsqu’il a déposé sa demande, et il a voulu invoquer un délai de prescription général plus long. La Cour suprême du Canada a conclu qu’aucune doctrine juridique n’empêchait l’application d’un délai de prescription plus court.
[97]
Dans le cadre de l’examen de la règle de la possibilité de découvrir le dommage, au paragraphe 23 de l’arrêt Ryan, le juge Bastarache a déclaré que cette règle ne devait pas être appliquée systématiquement sans une évaluation complète des intérêts opposés. Le juge Bastarache a cité et approuvé la déclaration suivante dans l’arrêt Fehr de la Cour d’appel du Manitoba :
[...] Dans tous les cas où une loi indique que l’action en justice doit être intentée dans un certain délai après un événement donné, il faut interpréter les termes de cette loi. Lorsque ce délai court à partir du « moment où naît la cause d’action » ou de tout autre événement qui peut être interprété comme ne survenant qu’au moment où la victime prend connaissance du dommage, c’est la règle prétorienne de la possibilité de découvrir le dommage qui s’applique. Toutefois, si le délai court à compter de la date d’un événement qui survient clairement, et sans égard à la connaissance qu’en a la victime, cette règle ne peut prolonger le délai fixé par le législateur. [Soulignement ajouté par le juge Bastarache]
[98]
La défenderesse affirme que le paragraphe 269(1) établit un délai qui court à partir d’un acte accompli en application de la LDN. Elle fait valoir que rien dans le sens ordinaire des mots ou du contexte périphérique n’indique que le délai ne commence à courir qu’à compter du moment où le demandeur a découvert la cause d’action. Le paragraphe 269(1) dispose toutefois que, dans le « cas d’un préjudice ou dommage »
, l’action doit être intentée dans les six mois à compter de sa cessation. Cette dernière phrase semble laisser la porte ouverte à l’application de la règle de la possibilité de découvrir le dommage si le préjudice ou le dommage découlant de la cause d’action persiste, et que le demandeur en prend seulement connaissance plus tard.
[99]
La décision Babington-Browne, précitée, porte sur le décès d’un officier britannique dans l’écrasement d’un hélicoptère des Forces canadiennes, en Afghanistan. L’action a été intentée deux ans plus tard. Dans le cadre d’une requête en jugement sommaire, la Cour supérieure de l’Ontario a conclu, au paragraphe 7, qu’il faudrait un libellé plus clair que celui du paragraphe 269(1) de la LDN pour écarter l’application de la règle de la possibilité de découvrir le dommage. La Cour a jugé que la demande n’aurait pas pu être découverte avant qu’une commission d’enquête des Forces armées ne fasse part de ses conclusions attribuant la faute relativement à l’écrasement. Bien que la décision ait été portée en appel pour d’autres motifs, cette conclusion n’a pas été contestée : Babington-Browne v Canada (Attorney General), 2016 ONCA 549, au paragraphe 4, 269 ACWS (3d) 282.
[100]
À supposer que, pour les besoins de la présente requête, la règle de la possibilité de découvrir le dommage s’applique au délai de prescription prévu au paragraphe 269(1), je suis parvenu à la conclusion qu’elle n’est d’aucun secours pour le demandeur. La question est principalement d’ordre factuel et est soulevée lorsque les faits importants sur lesquels repose la cause d’action ont été découverts ou auraient dû l’être si le demandeur avait fait preuve de diligence raisonnable : Central Trust, précité, au paragraphe 77. Une fois que le demandeur sait qu’il a subi un préjudice et qu’il sait qui en est l’auteur, la cause d’action a pris naissance et le délai commence à courir : Peixeiro, précité, au paragraphe 18.
[101]
La déclaration du demandeur a été produite le 2 juin 2015. En appliquant la règle de la possibilité de découvrir le dommage et le paragraphe 269(1) aux faits de l’espèce, le demandeur est hors délai s’il a découvert sa réclamation et ne l’a pas produite avant le 2 décembre 2014.
[102]
Dans son témoignage, le demandeur a décrit l’effet immédiat de l’explosion, y compris son incidence sur son ouïe, de même que les événements survenus dans les trois semaines suivant l’incident au cours desquelles il a été interrogé à plusieurs reprises par la commission d’enquête, dont deux fois dans le bunker souterrain. Bien que le demandeur ait pu comprendre la nature fondamentale de ces événements, il est raisonnable de supposer qu’il ne comprenait pas toute la portée de ces événements et tous les effets qu’ils aient pu lui causer puisqu’il n’avait que 15 ans à l’époque.
[103]
Le demandeur déclare que, pendant plusieurs années, il a réprimé ses souvenirs de l’incident de Valcartier, mais qu’en 2005, ces souvenirs ont commencé à refaire surface. Il affirme que, vers la même époque, il savait qu’il souffrait de troubles psychologiques qui permettaient d’expliquer la façon dont s’était déroulée sa vie. Sa femme l’a encouragé à suivre un traitement. Il semblerait qu’il l’ait fait un peu plus tard, mais qu’il n’ait pas poursuivi sa thérapie avec son premier thérapeute.
[104]
Le demandeur a commencé à utiliser Internet pour recueillir des renseignements sur l’incident et, en 2006, il est tombé sur un message publié sur le blogue d’un ancien cadet. Il a communiqué avec d’anciens cadets et, en 2008, il a assisté à une réunion au cours de laquelle ils lui ont raconté leurs histoires. Il a commencé à parler de l’incident. Les anciens cadets ont discuté de la possibilité d’intenter un recours collectif. Le demandeur et un ancien cadet ont communiqué entre eux au sujet de la perspective d’un tel recours.
[105]
Le demandeur a dit à un journaliste que l’incident avait considérablement changé sa vie. En 2011, le journaliste a publié un livre sur l’incident, reposant en partie sur les souvenirs du demandeur. Entre 2012 et 2014, le demandeur a pris part à de nombreuses séances de thérapie auprès de M. Kayley, psychologue. Au début, il n’était pas un patient. Le 30 novembre 2014, M. Kayley a rédigé un rapport établissant la date à laquelle il avait commencé à offrir des services psychologiques au demandeur, soit en mai 2013. En juillet 2014, le demandeur a assisté à la commémoration du 40e anniversaire de l’incident de Valcartier et a donné deux entrevues à ce sujet, l’une d’entre elles ayant été diffusée dans un documentaire. La deuxième entrevue a été accordée à des enquêteurs du Bureau de l’Ombudsman du ministère de la Défense nationale.
[106]
Dans le cadre d’une évaluation professionnelle pour les besoins d’un règlement d’assurance, en juillet 2013, le demandeur a déclaré qu’il consultait un psychologue au sujet du SSPT qu’il a développé à la suite d’un événement traumatisant survenu en 1974. Il a déclaré qu’en raison de cet événement, il n’avait pas fréquenté l’université et que cet incident avait eu une incidence négative sur ses objectifs et possibilités futurs en matière d’emploi. Le 23 août 2013, le demandeur a présenté une demande de prestations d’invalidité auprès du ministère des Anciens Combattants. Dans une évaluation psychologique indépendante réalisée en juillet 2017, le demandeur a déclaré avoir commencé à composer avec ce qui lui était arrivé huit ans auparavant.
[107]
Compte tenu de ces faits, je suis convaincu que le demandeur savait qu’il avait subi des dommages en raison de l’explosion et des événements qui ont suivi, et que la responsabilité pour les dommages pouvait être attribuée à la Couronne défenderesse, déjà en 2008. Par conséquent, je conclus que la règle de la possibilité de découvrir le dommage ne fait pas obstacle à l’application du délai de prescription prévu au paragraphe 269(1) de la LDN.
VI.
Conclusion
[108]
Comme l’a déclaré l’avocat de la défenderesse à la fin de l’audience, le dépôt de la présente requête en jugement sommaire ne visait nullement à diminuer la portée des événements tragiques survenus à Valcartier en 1974 ou à minimiser l’effet de ces événements sur le demandeur tout au long de sa vie. Il est effectivement malheureux que l’effet traumatisant de l’explosion, le fait d’avoir été témoin du décès et des blessures graves subies par ses amis et les interrogatoires subséquents n’aient pas été suffisamment reconnus à cette époque et qu’un traitement immédiat approprié n’ait pas été offert. Je ne dis pas qu’il faille minimiser les efforts déployés par les parents du demandeur en vue d’organiser une thérapie pour leur fils auprès des services sociaux de la province, ni qu’il faille reprocher au demandeur de ne pas s’être prévalu d’une telle thérapie; le mal était déjà fait.
[109]
Dans les circonstances, il est bien naturel d’exprimer de la compassion à l’endroit du demandeur pour ce qu’il a vécu. On s’attend à ce que le ministre de la Défense nationale donne suite à la déclaration du demandeur en date du 28 juillet 2016, et qu’il veille à ce qu’un programme approprié soit en place pour lui offrir des traitements et, au besoin, une indemnité pour les survivants de l’incident de Valcartier survenu en 1974.
[110]
Cela dit, après avoir examiné attentivement les arguments avancés par les parties dans le cadre de la présente requête, la Cour a conclu que la défenderesse peut modifier sa défense pour y inclure, comme moyen de défense, le délai de prescription prévu au paragraphe 269(1) de la LDN, et que, par conséquent, l’action est prescrite. Compte tenu de cette conclusion, il n’existe aucune question sérieuse à trancher, l’action doit être rejetée. Le jugement est accordé en faveur de la défenderesse.
VII.
Dépens
[111]
Dans son avis de requête, la défenderesse a demandé des dépens relativement à la demande et à la présente requête. Toutefois, dans son mémoire des faits et du droit, la défenderesse a déclaré qu’elle ne réclamait pas les dépens relatifs à la présente requête ni les dépens à l’égard d’une quelconque étape antérieure de l’action. Étant donné les circonstances particulières du cas en l’espèce, je n’aurais pas exercé mon pouvoir discrétionnaire d’adjuger les dépens à la défenderesse de toute façon.
[112]
À la fin de l’audience, les parties ont mentionné qu’elles avaient convenu qu’un montant de 2 500 $ serait approprié si des dépens étaient accordés. La Cour convient qu’il s’agit de dépens raisonnables, et recommande que la Couronne défenderesse rembourse au demandeur les frais qu’il a engagés à ce jour et, particulièrement, les frais de l’avocat qui a plaidé la requête. Cet arrangement serait conforme au programme annoncé par le ministre Sajjan en juillet 2016. L’action et la requête en jugement sommaire ont permis de préciser les préjudices subis par le demandeur ainsi que la responsabilité morale de la Couronne défenderesse. Cependant, comme la défenderesse a eu entièrement gain de cause à l’égard de la présente requête, la Cour considère que le pouvoir discrétionnaire qui lui est accordé aux termes des Règles ne va pas jusqu’à rendre une ordonnance à cet égard.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-920-15
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La requête de la défenderesse en modification de sa défense amendée et en rejet de la demande du demandeur pour cause de prescription est accueillie.
Le jugement sommaire est prononcé en faveur de la défenderesse.
Aucuns dépens ne sont adjugés en l’espèce ni à l’égard d’une quelconque étape antérieure de l’action.
« Richard G. Mosley »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-920-15
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INTITULÉ :
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PHILIP JAMES MILLER c. SA MAJESTÉ LA REINE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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OTTAWA (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 14 MAI 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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Le juge Mosley
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DATE DES MOTIFS :
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Le 11 juin 2018
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COMPARUTIONS :
Gordon S. Campbell
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Pour le demandeur
|
Kevin Palframan
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Pour la défenderesse
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Aubry Campbell Maclean
Avocats et notaires
Alexandria (Ontario)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour la défenderesse
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