Dossier : T-170-17
Référence : 2018 CF 572
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 1er juin 2018
En présence de monsieur le juge Favel
ENTRE :
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LIPSETT CARTAGE LTD.
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demanderesse
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et
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DEAN WILLIAM JACOB ELIAS ET
T.F. (TED) KOSKIE À TITRE D’ARBITRE NOMMÉ EN VERTU DU PARAGRAPHE 251.12(1) DU
CODE CANADIEN DU TRAVAIL
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision rendue par un arbitre portant sur un appel en matière de recouvrement de salaire en vertu de la partie III du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2 (le Code). Dans sa décision du 6 janvier 2017, l’arbitre a conclu que Dean William Jacob Elias (Elias ou le défendeur) était un employé de Lipsett Cartage Ltd. (la demanderesse ou Lipsett) et qu’il avait été injustement renvoyé, faisant en sorte que certains montants lui étaient dus.
[2]
Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Les faits
[3]
La demanderesse, Lipsett, est une entreprise de camionnage établie à Regina, en Saskatchewan. L’entreprise compte 10 employés (dont un répartiteur, des employés d’atelier et un commis à la comptabilité), 35 exploitants à contrat et 8 chauffeurs contractuels. Le président de l’entreprise, Glenn Lipsett, a indiqué dans son témoignage que les chauffeurs contractuels sont des personnes qui conduisent un camion appartenant à Lipsett. Ces personnes sont rémunérées à raison de 22 % [TRADUCTION] « de la charge payée »
. Par ailleurs, les exploitants à contrat sont des personnes qui possèdent leur propre camion. S’ils tirent une remorque appartenant à Lipsett, ils reçoivent 75 % de la charge payée, et s’ils tirent leur propre remorque, ils reçoivent 85 % de la charge payée.
[4]
L’entreprise ne considère pas les exploitants à contrat et les chauffeurs contractuels comme étant des employés. Il n’y a pas de contrat écrit. Une entente verbale existe depuis près de 34 ans et elle est identique pour tous les chauffeurs. Selon la directrice, Zoe Lipsett, la demanderesse fournit des T4 aux chauffeurs, conformément à la demande de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC). La demanderesse verse également une part des impôts et des taxes exigibles au nom des chauffeurs pour les aider dans leurs rapports avec l’ARC.
[5]
Le défendeur, Elias, a déclaré que sa première journée de travail pour Lipsett avait eu lieu le 3 mars 2014 et que sa dernière journée de travail avait eu lieu le 2 février 2015. Elias avait postulé pour Lipsett sur la recommandation de son père, qui travaillait aussi pour Lipsett. Cependant, il arrivait souvent qu’Elias ne pouvait pas travailler ni le vendredi ni le lundi pour emmener son épouse chez le médecin. Glenn Lipsett a déclaré qu’il s’agissait d’un problème puisqu’il était difficile de ramener Elias chez lui et que, souvent, un camion devait faire des détours pour dépanner Elias. Glenn Lipsett a dit ne pas se rappeler les détails ayant mené à la cessation de l’entente, mais a indiqué qu’Elias prenait trop de congés, qu’il [TRADUCTION] « devenait difficile de gérer sa situation »
et que l’entreprise subissait des pertes lorsqu’un camion n’était pas sur la route. Zoe Lipsett a déclaré que l’entreprise avait mis fin à l’entente parce qu’Elias ne travaillait pas du mieux qu’il pouvait, qu’il malmenait le matériel (p. ex. en laissant le moteur tourner pendant plus de 12 heures) et qu’il manquait de disponibilités.
[6]
Elias a été surpris de la décision de Lipsett de mettre fin à l’entente. Il a ensuite déposé une plainte, datée du 2 mars 2015, en vertu de l’article 251.01 du Code, alléguant que Lipsett avait omis de lui verser un salaire ou d’autres montants dus en vertu du Code. L’inspecteur était d’avis que la plainte était fondée et a adressé un ordre de paiement le 21 mars 2016, ordonnant à Lipsett de payer 5 525,30 $ (pour les heures supplémentaires, l’indemnité de congé et la rémunération tenant lieu de préavis) au receveur général du Canada. Lipsett a interjeté appel de l’ordre de paiement le 31 mars 2016. L’appel de l’ordre de l’inspecteur a été instruit par l’arbitre le 25 juillet 2016.
III.
Décision faisant l’objet du contrôle
[7]
L’arbitre déclare d’abord qu’il a examiné la jurisprudence et qu’il n’y a pas de critère concluant qui puisse être appliqué uniformément à chaque cas pour déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant. L’arbitre a décidé de suivre un processus en deux étapes : 1) décider de l’intention des parties, [TRADUCTION] « pour déterminer quel type de relation les parties entendaient créer »
; 2) analyser les faits de l’affaire pour déterminer si la réalité objective reflète cette intention. À la deuxième étape, les facteurs dont il a tenu compte étaient le contrôle sur le travail, la propriété des outils et du matériel, ainsi que la possibilité de profit et le risque de perte.
[8]
En ce qui concerne l’intention des parties, l’arbitre a écrit ce qui suit dans sa décision : [TRADUCTION] « Je suis convaincu que Lipsett considérait Elias comme un entrepreneur indépendant. Cependant, je ne suis pas convaincu, d
’après la preuve, que Lipsett a structuré la relation de façon à ce qu’Elias soit considéré comme un exploitant indépendant. »
Pour étayer cette conclusion, l’arbitre note que Lipsett a prélevé des retenues à la source sur ses paiements à Elias, a établi un T4, a inscrit Elias au régime privé d’assurance-maladie de Lipsett et a délivré un relevé d’emploi (RE). L’arbitre explique que [TRADUCTION] « la structure d
’un entrepreneur indépendant est telle qu’il n’y aucune retenue à la source.
Les T4 et les RE ne sont pas destinés aux entrepreneurs indépendants. »
L’arbitre a également conclu qu’Elias [TRADUCTION] « s
’est toujours considéré comme un employé ».
[9]
L’arbitre a ensuite analysé le facteur du contrôle sur le travail. L’arbitre fait remarquer que Lipsett a fait valoir qu’Elias avait autant de contrôle qu’un entrepreneur indépendant dans les circonstances. Elias soutient pour sa part que Lipsett a exercé un contrôle sur la façon dont son travail devait être effectué. Dans sa décision, l’arbitre écrit ce qui suit : [TRADUCTION] « Il convient de noter que Glen a déclaré ce qui suit devant Elias : “ a) Si vous ne suivez pas la ligne de conduite de l
’entreprise, vous n’aurez pas de travail [...]” »
En fin de compte, l’arbitre a tiré la conclusion suivante : [TRADUCTION] « Concernant la question du contrôle, la preuve me porte à croire qu
’Elias effectuait des tâches au même titre qu’un employé. »
[10]
Lors de l’analyse du facteur de la propriété des outils et du matériel, l’arbitre a tenu compte des outils et du matériel qui servaient à accomplir [TRADUCTION] l’« essence »
du travail effectué par Elias : conduire un camion et tirer une remorque qui soient tous deux bien équipés, bien entretenus et bien assurés. L’arbitre constate que, sans ces outils, Elias n’aurait pas pu faire son travail de chauffeur. L’arbitre estime que ce facteur milite en faveur d’Elias.
[11]
Enfin, l’arbitre a examiné le facteur de la possibilité de profit et du risque de perte. L’arbitre a conclu qu’Elias était obligé de travailler exclusivement pour Lipsett, qu’il était soumis au contrôle de Lipsett, qu’il ne détenait aucun investissement ni aucun intérêt dans les outils servant à accomplir ses tâches, qu’il n’encourait aucun risque à travailler pour l’entreprise et que son activité ne faisait pas partie de l’organisation de l’entreprise de Lipsett. L’arbitre a conclu que ce facteur militait en faveur d’Elias.
[12]
L’arbitre a ainsi conclu que Lipsett devait 5 525,30 $ à Elias. Aucuns dépens n’ont été adjugés.
IV.
Les questions en litige
[13]
Cette affaire soulève les questions suivantes :
Quelle est la norme de contrôle qui s’applique?
Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale ou aux principes de justice naturelle?
La décision de l’arbitre était-elle raisonnable?
V.
Observations de Lipsett
A.
Quelle est la norme de contrôle qui s’applique?
[14]
La demanderesse soutient que, conformément à la décision Bellefleur c Diffusion Laval Inc., 2012 CF 172 (la décision Bellefleur), la norme de contrôle applicable à la présente affaire est celle de la décision raisonnable en ce qui concerne les questions de fait, et celle de la décision correcte en ce qui concerne les questions d’équité procédurale.
B.
Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale ou aux principes de justice naturelle?
[15]
La demanderesse soutient que la décision rendue par l’arbitre va à l’encontre des principes de justice naturelle puisqu’il a tiré des conclusions quant à la crédibilité en l’absence de preuve à l’appui. Plus précisément, l’arbitre a conclu que le témoignage présenté à l’audience n’était pas crédible, sans preuve du contraire. La demanderesse invoque le paragraphe 40 des motifs, où l’arbitre a conclu que le témoignage de la directrice de Lipsett n’était pas crédible :
[traduction]
Lipsett a fait valoir qu’elle avait effectué des retenues à la source et établi un T4 et un RE seulement parce que l’ARC le lui avait demandé. Zoe a déclaré que l’ARC avait fait cette demande parce qu’il arrive « souvent » que les chauffeurs contractuels « ne paient pas ». Je ne crois pas que ce témoignage soit crédible. Cela va à l’encontre de ma compréhension de la loi. La structure de l’entrepreneur indépendant est telle qu’il n’y a pas de retenues à la source.
[16]
La demanderesse soutient qu’aucun élément de preuve ne contredit ce témoignage. La demanderesse soutient également que, bien que l’expertise et l’expérience soient au cœur de la norme de la décision raisonnable, en l’espèce, l’arbitre a utilisé sa compréhension personnelle de la loi et de la politique de l’ARC concernant l’établissement des T4, mais qu’elle était [TRADUCTION] « manifestement erronée »
. À la note 20 de la décision Dynamex Canada Corp c MRN, 2010 CCI 17 (la décision Dynamex), la Cour a souligné que l’entreprise Dynamex avait commencé à distribuer des T4A à la demande du ministre. La demanderesse soutient que l’arbitre n’est ni un expert du droit fiscal ni un comptable et qu’il n’était pas en mesure de tirer une conclusion défavorable. La demanderesse soutient que cette erreur justifie un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte.
C.
La décision de l’arbitre était-elle raisonnable?
[17]
La demanderesse fait valoir que la décision de l’arbitre est déraisonnable pour trois raisons : 1) il a pris une décision sans tenir compte de la preuve; 2) sa conclusion selon laquelle Elias était un employé était déraisonnable; 3) il n’a pas appliqué le critère de l’« efficacité commerciale »
aux faits.
(1)
Preuve non prise en compte
[18]
La demanderesse soutient que l’arbitre a pris une décision sans tenir compte de tous les éléments de preuve dont il disposait. La demanderesse affirme qu’il y avait des éléments de preuve selon lesquels Elias avait été embauché selon les mêmes modalités et de la même façon (contrat oral) que tous les autres chauffeurs contractuels. La demanderesse fait valoir que la preuve montre que le défendeur comprenait qu’il était embauché selon les mêmes conditions que son père, qui a également travaillé quelques années pour Lipsett. Dans son témoignage, Elias a indiqué qu’il connaissait la norme de l’industrie, ce qui va à l’encontre des conclusions de l’arbitre dans sa décision.
[19]
Quant à l’intention des parties au contrat, la demanderesse soutient que, dans la décision 2177936 Ontario Ltd c MRN, 2013 CCI 317, la Cour affirme au paragraphe 20 que, lorsque la preuve est contradictoire sur la nature de l’entente, elle conclura que la preuve étaye l’existence d’intentions opposées quant à la relation entre les parties et qu’elle doit se fonder sur la réalité objective sous le « prisme »
de cette intention. La demanderesse fait valoir qu’Elias a déclaré [TRADUCTION] « qu
’être son propre patron »
était l’un des facteurs qui l’avait attiré vers l’industrie du camionnage. La demanderesse soutient par ailleurs que l’arbitre n’a pas tenu compte des intentions opposées.
[20]
Enfin, la demanderesse soutient qu’Elias a déclaré qu’il était amer lorsque son contrat avec Lipsett avait été résilié. La demanderesse soutient que l’arbitre n’a pas considéré cette animosité lorsqu’il a rendu une décision sur la crédibilité du témoignage d’Elias.
(2)
Conclusion selon laquelle Elias était un employé
[21]
La demanderesse fait valoir que la conclusion de l’arbitre selon laquelle Elias était un employé n’était pas raisonnable. Dans ses motifs, l’arbitre a indiqué que le président de Lipsett avait déclaré ce qui suit : [traduction] « Si vous ne suivez pas la ligne de conduite de l
’entreprise, vous ne travaillerez pas. »
La demanderesse soutient que cette déclaration est prise hors contexte et que ce n’est pas ainsi que la réponse a été formulée. Le président a été interrogé sur la capacité des chauffeurs à répartir les charges et sur la façon dont l’embauche a été effectuée. L’avocat de la demanderesse a posé la question suivante : [traduction] « [...] je suppose qu
’il pourrait être difficile pour vous de répondre à cette question, mais si quelqu’un refusait de suivre la ligne de conduite de l’entreprise, aurait-il un poste chez vous? »
. Le président a répondu : [traduction] « Non. »
Il s’agissait d’une réponse à une question générale, et non d’une déclaration précise. La demanderesse soutient que l’arbitre s’est fié outre mesure à cette partie de la déclaration.
[22]
La demanderesse fait valoir que, dans sa décision, l’arbitre a conclu que Lipsett avait donné à Elias des instructions sur le fret à livrer, la façon de le faire et l’heure de livraison. La demanderesse prétend qu’il s’agit d’une conclusion déraisonnable compte tenu de la preuve fournie à l’audience. D’après le témoignage de Zoe Lipsett, une fois que les camions sont chargés et partis, les conducteurs sont responsables de la livraison. L’entreprise demande aux chauffeurs d’appeler le matin pour dire où ils se trouvent, mais autrement ceux-ci sont laissés à eux-mêmes et sont maîtres de la situation. Ils peuvent faire une pause quand ils le veulent. Lors de son témoignage, Glenn Lipsett a été interrogé au sujet du contrôle et a été prié de donner un exemple d’instructions qui seraient données à un camionneur. La demanderesse affirme que l’arbitre a mal interprété la réponse à cette question pour conclure que Lipsett avait donné des instructions strictes. Cependant, ce n’était qu’une réponse à un scénario possible où un client indiquait que la livraison du fret était urgente. La demanderesse fait valoir que, dans la décision Big Bird Trucking Inc. c MRN, 2015 CCI 340 (la décision Big Bird), la Cour a conclu que le fait de tenir des journaux de bord, d’informer les chauffeurs de ce qui devait être expédié et de l’endroit où il devait l’être n’était pas suffisant pour conclure que l’entreprise avait exercé un contrôle sur les chauffeurs. La demanderesse soutient que l’arbitre n’a pas tenu compte de la réalité de l’industrie du camionnage.
[23]
Contrairement aux conclusions de l’arbitre, la demanderesse soutient qu’Elias ne tirait aucun revenu d’un [traduction] « salaire exprimé en pourcentage »
, mais qu’il recevait plutôt un pourcentage de la valeur de chaque contrat de livraison. La demanderesse fait valoir qu’Elias avait la possibilité de réaliser un profit grâce à une prime de 2 % et qu’il était responsable d’une partie des affaires de l’entreprise, par exemple s’il recevait des amendes pour contravention. En ce qui concerne le risque de perte, la demanderesse soutient qu’Elias a déclaré ce qui suit : « Je savais que, si le montant de mon chèque était peu élevé, c
’était de ma faute. »
La demanderesse fait également valoir que l’arbitre a eu tort de conclure qu’Elias se limitait exclusivement à travailler pour Lipsett. Elias a affirmé le contraire, en déclarant qu’il pouvait occuper d’autres emplois la fin de semaine, mais qu’il n’avait simplement jamais choisi de le faire.
[24]
La demanderesse affirme que, dans l’industrie du camionnage, la propriété des outils n’est pas en soi une indication de la nature de la relation entre les parties. Dans la décision Big Bird, la Cour a affirmé ce qui suit : « Laisser entendre que, parce qu’ils [les chauffeurs professionnels] n’étaient pas propriétaires des camions, ils étaient au service du propriétaire des camions, donne à penser qu’il n’y a qu’une seule entreprise en cause et qu’il s’agit de l’entreprise de transport. Ceci ne permet pas de reconnaître la possibilité que les chauffeurs puissent exploiter une entreprise qui offre des services de chauffeurs de camion. »
Les outils du métier, comme les camions, sont souvent fournis à des chauffeurs professionnels indépendants dans l’industrie du camionnage.
[25]
Pour ce qui est de la possibilité de profit et du risque de perte, la Cour a déclaré dans la décision City Cab (Brantford-Darling St) Limited c MRN, 2009 CCI 218 (la décision City Cab), que la propriété d’un véhicule ne constituait pas un facteur déterminant du statut de l’employé. Dans cette affaire, les chauffeurs « n’ont pas investi, ou très peu »
. Au paragraphe 23 de la décision, la Cour a déclaré ce qui suit :
Les perspectives de bénéfice et les risques de perte, selon les expressions employées à l’origine par W. O. Douglas, et plus tard par lord Wright, constituent un élément du critère en quatre volets, mais cet élément ne doit pas être nécessairement appliqué d’une manière technique, comme le voudrait l’intimé [...] Ici, les chauffeurs ne se distinguent pas, sur bien des points, des chauffeurs indépendants qui sont propriétaires de leurs véhicules. Les deux groupes peuvent recourir aux mêmes services d’appel et de répartition. Tous deux peuvent recourir de la même façon aux logotypes, aux enseignes et aux cartes de visite de l’entreprise. Tous deux travaillent de la même façon et dans la même zone géographique. L’unique différence importante est le fait que les chauffeurs indépendants sont propriétaires de leurs véhicules et de leurs permis, qu’ils paient eux-mêmes l’essence et les autres frais d’exploitation de leurs véhicules et qu’ils paient un droit hebdomadaire fixe à l’appelante, alors que les chauffeurs de l’entreprise ne sont pas propriétaires des véhicules ou des permis de taxi, et ne paient pas l’essence et les autres frais d’exploitation, mais plutôt versent à l’appelante un pourcentage de leurs recettes brutes. Il n’est pas contesté que les chauffeurs indépendants travaillent à leur propre compte. Je ne crois pas que le fait d’assumer les frais d’utilisation du véhicule et du permis qui l’accompagne, par le biais du pourcentage versé à l’appelante plutôt que par le fait d’être directement propriétaire du véhicule, constitue une distinction qui permette de conclure que les chauffeurs des véhicules appartenant à l’entreprise sont des employés. [Références omises]
(3)
Critère de l’« efficacité commerciale »
[26]
La demanderesse soutient que l’arbitre a pris sa décision sans tenir compte du critère de l’efficacité commerciale. Cette règle, expliquée par la Cour suprême dans l’arrêt M.J.B. Enterprises Ltd c Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] RCS 619, prévoit qu’il peut y avoir introduction, dans un contrat, de conditions implicites :
27 [...] 1) fondées sur la coutume ou l’usage; 2) en tant que particularités juridiques d’une catégorie ou d’un type particuliers de contrats; ou 3) fondées sur l’existence d’une intention présumée des parties, soit la condition implicite dont l’introduction est nécessaire « pour donner à un contrat de l’efficacité commerciale ou pour permettre de quelque autre manière de satisfaire au critère de “l’observateur objectif”, [condition] dont les parties diraient, si on leur posait la question, qu’elles avaient évidemment tenu son inclusion pour acquise » […]
[27]
La demanderesse prétend que l’arbitre n’a pas non plus tenu compte de la nature de l’entreprise visée par l’entente entre Lipsett et Elias. Par conséquent, l’arbitre n’était [TRADUCTION] « pas en mesure de tirer une conclusion éclairée quant à la nature de l’entente contractuelle conclue entre les parties ».
VI.
Analyse
A.
Quelles sont les normes de contrôle qui s’appliquent?
[28]
Je conviens avec la demanderesse que la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte et que la norme de contrôle qui s’applique à la décision de l’arbitre est celle de la décision raisonnable.
[29]
Dans la décision Bellefleur, la Cour a examiné les quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9. La Cour est alors arrivée aux conclusions suivantes : 1) il existe une forte clause privative aux paragraphes 251.12(6) et (7) du Code; 2) les arbitres ont une expérience et une connaissance approfondie du milieu des relations de travail et « bénéficient à ce chapitre d
’une plus grande expertise que cette Cour »
; 3) les dispositions visées servent à favoriser le règlement rapide des différends et à permettre à l’employé de percevoir les sommes qui lui sont dues, le cas échéant.; 4) la question dont était saisi l’arbitre dans cette affaire était de nature purement factuelle, soit « de savoir si le demandeur a reçu l
’intégralité de la rémunération à laquelle il avait droit »
, ce qui invite à la plus grande déférence. En se prononçant sur ces facteurs, la Cour en est arrivée à la conclusion suivante dans la décision Bellefleur : « Bref, compte tenu des critères énoncés ci-haut, la norme de contrôle applicable ne peut être que celle de la décision raisonnable. »
Le caractère raisonnable d’une décision, comme il en a été jugé dans l’arrêt Dunsmuir précité, tient principalement « à la justification de la décision, à la transparence et à l
’intelligibilité »
.
B.
Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale ou aux principes de justice naturelle?
[30]
Je conviens avec la demanderesse que l’arbitre a rendu ses conclusions sans avoir tenu compte de la preuve dont il disposait. Bien que l’arbitre ait examiné certains éléments de preuve, il est clair, comme il en sera question plus loin, qu’il a fait fi d’éléments de preuve importants; des éléments de preuve qui vont à l’encontre de ses conclusions. Dans la décision Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31, la Cour d’appel fédérale fait l’observation suivante au paragraphe 13 :
En l’absence d’erreur de droit entachant le processus d’enquête d’un tribunal fédéral ou de violation de l’obligation d’équité, la Cour peut annuler la décision pour cause d’erreur de faits uniquement si ce tribunal a tiré sa conclusion de manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait : Loi sur la Cour fédérale, alinéa 18.1(4)d).
[31]
D’après le dossier, aucun élément de preuve ne contredit ni les rapports ni les discussions qu’a eus Mme Lipsett avec l’ARC. Il y a eu manquement à l’équité procédurale lorsque l’arbitre s’est prononcé sur la crédibilité en l’absence d’une telle preuve et en se fondant sur sa compréhension du droit.
C.
La décision de l’arbitre était-elle raisonnable?
[32]
Je conviens avec la demanderesse que la décision, dans son ensemble, était déraisonnable. Bien que l’arbitre semble bien cerner les arguments des parties, j’estime qu’il est arrivé à certaines conclusions qui peuvent être contestées non seulement par le témoignage de la demanderesse, mais aussi par le témoignage du défendeur à l’audience.
(1)
Preuve non prise en compte
[33]
Selon la transcription de l’audience devant l’arbitre, le défendeur a déclaré qu’il était au courant de la pratique commerciale de la demanderesse. Son père a travaillé dans l’industrie et au sein de la même entreprise (pendant quelques mois). De plus, Elias a déclaré qu’il était au courant de la pratique commerciale en ce qui a trait à la flexibilité de l’horaire de travail et au mode de rémunération. Quant à l’intention des parties, je suis d’accord sur la position de la demanderesse. L’arbitre a indiqué qu’il était convaincu, d’après la preuve, qu’Elias [TRADUCTION] « s’est toujours considéré comme un employé »
. Elias avait toutefois déclaré qu’il aimait l’idée d’être [TRADUCTION] « son propre patron »
et que c’était pour cette raison qu’il avait été attiré vers l’industrie du camionnage. À mon avis, cette déclaration indique clairement que le défendeur perçoit son entente avec Lipsett comme étant différente d’une entente conclue à titre d’employé. Cette preuve, conjuguée à la reconnaissance du fait que la demanderesse a su tenir compte des besoins particuliers d’Elias en le faisant travailler les vendredis et les lundis, n’a pas été dûment prise en considération par l’arbitre.
[34]
Qui plus est, la décision de tirer une conclusion défavorable d’après le témoignage de Zoe Lipsett au sujet des instructions reçues de l’ARC sur les retenues effectuées n’a pas été expliquée vu l’absence de toute preuve contraire. Il n’était donc pas raisonnable de tirer des conclusions sur la crédibilité en fonction de sa compréhension du droit.
[35]
Enfin, la demanderesse a fait valoir que l’arbitre n’a pas tenu compte du fait qu’Elias s’était montré amer après la résiliation de son contrat, ce qui devrait nuire à la crédibilité de celui-ci. Je ne suis pas d’accord sur cet argument. Elias s’est peut-être montré « amer »
après la résiliation de son contrat, mais cela ne signifie pas qu’il mentirait à l’arbitre ou qu’il l’induirait en erreur. Quoi qu’il en soit, j’estime que, dans l’ensemble, l’arbitre n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve importants, sans expliquer pourquoi certains éléments de preuve étaient préférables à d’autres.
(2)
Conclusion selon laquelle Elias était un employé
[36]
Je conviens avec la demanderesse que la conclusion selon laquelle Elias était un employé n’était pas raisonnable dans les circonstances. À mon avis, le fait que l’arbitre a omis de tenir compte de certains éléments de preuve a influé sur ses conclusions lorsqu’il a analysé les facteurs de contrôle sur le travail, de propriété des outils et du matériel, et de possibilité de profit ou de risque de perte.
[37]
En ce qui concerne le contrôle sur le travail, l’arbitre a conclu que le président de Lipsett avait fait la déclaration suivante : « Si vous ne suivez pas la ligne de conduite de l
’entreprise, vous ne travaillerez pas. »
Il s’agissait là d’une constatation déterminante aux yeux de l’arbitre, l’aidant à conclure qu’Elias était bel et bien un employé. Toutefois, le président répondait à une question bien précise qui lui avait été posée en ces mêmes termes, et il n’a pas formulé sa réponse de la façon dont l’arbitre l’a écrite dans sa décision. Glenn et Zoe Lipsett ont tous deux témoigné et ont clairement fait savoir que les chauffeurs sont autonomes. Une fois que les chauffeurs quittent la cour avec le fret, ils sont responsables de leur propre horaire. Lorsque Lipsett demande à un conducteur d’être à un certain endroit, à un certain moment, c’est parce que l’entreprise a reçu des instructions d’un client. Comme les chauffeurs peuvent décider s’ils acceptent ou non des contrats, ils peuvent donc en refuser. Cet élément de preuve n’a pas été dûment pris en compte par l’arbitre.
[38]
Pour ce qui est de la délivrance d’un T4 à Elias, la demanderesse s’appuie sur la décision Dynamex pour faire valoir que la délivrance d’un T4 peut se faire à la demande du ministre. Je fais remarquer que la décision Dynamex se distingue de l’espèce puisque, dans cette affaire, le ministre avait demandé que des T4A soient distribués. Les T4A sont souvent utilisés pour les commissions d’un travailleur indépendant, sans retenue à la source. La demanderesse aurait pu aider sa cause en établissant des T4A plutôt que des T4 et ainsi démontrer qu’Elias n’était pas son employé. Par contre, cela ne signifie pas que l’ARC ne lui a pas demandé de délivrer des T4 aux chauffeurs. Dans la décision Anmar Management Inc. c Ministre du Revenu national, 2012 CCI 15, la Cour a fait l’observation suivante au paragraphe 9 : « [L]’Agence du revenu du Canada (« [l
’]ARC ») a procédé à une vérification et a exigé que le travailleur reçoive un feuillet T4 et paie des cotisations au RPP. Compte tenu de la recommandation de l’ARC, l’appelante a remis au travailleur un feuillet T4 pour l’année d’imposition 2005, mais non pour les années d’imposition 2006 et 2007. »
C’est donc dire que l’ARC peut demander que des T4 soient établis, même si ce n’est pas la pratique habituelle. Zoe Lipsett a fourni un témoignage en ce sens qui n’a pas été contredit.
[39]
En ce qui concerne la propriété des outils et du matériel, la jurisprudence enseigne clairement que, dans l’industrie du camionnage, la propriété du camion ne permet pas de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant (voir la décision Big Bird précitée). Dans sa décision, l’arbitre n’a pas mentionné s’il connaissait les normes de l’industrie du camionnage ni si cette affaire pouvait se distinguer de ces normes. L’arbitre a plutôt rapidement conclu que, puisqu’Elias a conduit le camion de l’entreprise et que sans ce camion Elias n’aurait pas pu travailler pour Lipsett, ce facteur en militait en faveur du fait qu’Elias était un employé. La coutume de l’industrie du camionnage n’a pas été prise en compte. Vu le dossier dont l’arbitre était saisi, cette décision est erronée.
[40]
Enfin, pour ce qui est du facteur de la possibilité de profit et du risque de perte, je conviens avec la demanderesse que l’arbitre a tiré des conclusions déraisonnables dans sa décision. L’arbitre a écrit [traduction] qu’« Elias était obligé de travailler exclusivement pour Lipsett »
. Cette affirmation n’est pas exacte d’après le dossier. Le président et la directrice de Lipsett ont déclaré que les chauffeurs pouvaient occuper d’autres emplois; Elias a même déclaré qu’il pouvait occuper d’autres emplois, mais il a simplement décidé de ne pas accepter d’autres emplois.
[41]
Quant à la conclusion de l’arbitre selon laquelle Elias n’a pris aucun risque dans l’entreprise, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire qu’il aurait eu à payer les contraventions qu’il aurait reçues pendant qu’il conduisait le camion de l’entreprise. De plus, Elias a joué un rôle important dans la détermination de ce qu’il voulait gagner en acceptant les affectations de chauffeur. Il comprenait clairement que le fait de ne pas accepter d’affectation de chauffeur entraînerait une diminution de sa rémunération.
[42]
À mon avis, pour les motifs qui précèdent, la conclusion de l’arbitre selon laquelle Elias était un employé manque de justification, de transparence et d’intelligibilité et n’est pas, dans son ensemble, raisonnable.
(3)
Critère de l’efficacité commerciale
[43]
Le critère de l’efficacité commerciale est rarement appliqué en droit fédéral. La plupart des décisions qui font référence à ce critère ont été tranchées dans un contexte provincial. La décision NASC Child and Family Services Inc and Turner (Re), 2007 CarswellNat 6978, est une affaire relevant de la partie III du Code, tout comme la présente affaire, où l’arbitre a écrit au paragraphe 2 : [TRADUCTION] « Les tribunaux ont régulièrement introduit des conditions dans des contrats et autres documents juridiques de façon implicite en appliquant les critères d
’“efficacité commerciale” et “il va sans dire” que les parties doivent en avoir eu l’intention. »
[44]
Dans la présente affaire, d’après les éléments de preuve présentés à l’arbitre, il semble que les parties en soient arrivées à une entente commune lorsqu’elles se sont entendues pour travailler les unes avec les autres. Selon la preuve, leur entente semble être la norme dans l’industrie du camionnage. Toutefois, l’arbitre n’a pas tenu compte de cette preuve.
VII.
Conclusion
[45]
J’estime que le droit de la demanderesse à l’équité procédurale a été violé.
[46]
Pour les motifs qui précèdent, je conclus également que la décision de l’arbitre était déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-170-17
LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et ordonne que la décision de l’arbitre soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un autre arbitre pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Je refuse d’accorder des dépens.
« Paul Favel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-170-17
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INTITULÉ :
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LIPSETT CARTAGE LTD. c DEAN WILLIAM JACOB ELIAS ET T.F. (TED) KOSKIE À TITRE D’ARBITRE NOMMÉ EN VERTU DU PARAGRAPHE 251.12(1) DU CODE CANADIEN DU TRAVAIL
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Regina (Saskatchewan)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 4 AVRIL 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE FAVEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 1ER JUIN 2018
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COMPARUTIONS :
Eric A. Lanoie
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POUR LA DEMANDERESSE
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S.O.
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Neil J.D. Tulloch
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POUR LA DEMANDERESSE
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S.O.
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POUR LE DÉFENDEUR
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