Dossier : T-1618-17
Référence : 2018 CF 412
[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]
Ottawa (Ontario), le 17 avril 2018
En présence de monsieur le juge Grammond
ENTRE :
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FARRELL CAMPBELL
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demandeur
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et
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AGENCE DU REVENU DU CANADA ET
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeurs
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ORDONNANCE ET MOTIFS
[1]
L’Agence du revenu du Canada [ARC] a émis une demande péremptoire à M. Campbell pour obliger celui-ci à répondre à un certain nombre de questions dans le but d’aider l’ARC à établir sa cotisation d’impôt sur le revenu. L’émission d’une telle demande est prévue par le paragraphe 231.1(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) [Loi].
[2]
M. Campbell a présenté une demande à la Cour visant à annuler cette demande péremptoire. Il soutient que l’ARC mène une enquête criminelle sur lui. La Cour suprême du Canada a conclu, dans R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757 [Jarvis], que les éléments de preuve obtenus au moyen d’une demande péremptoire, en vertu de l’article 231.1, ne peuvent être utilisés dans le contexte d’une poursuite criminelle. Ainsi, selon M. Campbell, l’ARC ne peut plus avoir recours à l’article 231.1. M. Campbell demande également à la Cour de déclarer inconstitutionnel l’article 231.1, pour des motifs qui n’ont pas été abordés par la Cour suprême dans l’arrêt Jarvis.
[3]
M. Campbell n’a pas déposé d’affidavits à l’appui de sa demande. Les défendeurs, qui représentent effectivement l’ARC, ne l’ont pas fait non plus. Ainsi, dans l’état actuel des choses, le seul élément de preuve devant la Cour est le dossier certifié du Tribunal, préparé en vertu de la règle 317 des Règles des Cours fédérales. En vertu de la règle 317, le demandeur peut exiger que l’organisme qui prend la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire, en l’occurrence l’ARC, dépose auprès de la Cour les documents pertinents dont elle était saisie.
[4]
En vertu de la règle 312, M. Campbell demande maintenant la permission de compléter le dossier par le dépôt d’une copie du dossier dans un autre dossier de la Cour. Ce dossier, portant le no T-919-16, concerne une demande faite par le ministre du Revenu national contre la Citibank, N.A., en vue d’obtenir une ordonnance exigeant la divulgation de certains renseignements au sujet d’un certain nombre de contribuables résidant au Canada. Cette demande a été accordée sur consentement par le juge Russell le 21 juillet 2016.
[5]
De plus, M. Campbell sollicite l’autorisation de contre-interroger deux personnes qui ont signé des affidavits sous serment dans ce dossier-là. Ces deux personnes sont des employés de l’ARC.
I.
Règle 312 : Contexte, but et interprétation
[6]
Les règles 300 à 319 des Règles des Cours fédérales énoncent la procédure applicable aux demandes de contrôle judiciaire. Par rapport aux actions, cette procédure est simplifiée. Les parties au litige n’ont pas un droit d’accès total aux éléments de preuve en possession de l’autre partie. Il n’y a aucun processus d’interrogatoire préalable. Les parties peuvent simplement produire, au moyen d’affidavits, la preuve en leur possession. Ils peuvent aussi contre-interroger les déposants de l’autre partie. Si un élément de preuve pertinent dont le tribunal administratif a tenu compte n’est pas en leur possession, les règles 317 et 318 prévoient un mécanisme pour exiger que le décideur produise cette preuve. Ces restrictions aux moyens par lesquels les parties peuvent ajouter au dossier favorisent le règlement rapide des demandes de contrôle judiciaire.
[7]
Ces restrictions concernent le moyen par lequel la preuve peut être produite dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Il existe également des restrictions concernant le contenu de cette preuve. Cette deuxième série de restrictions reflète le rôle de la Cour fédérale en tant que cour de contrôle judiciaire, à savoir celui d’évaluer la légalité de la décision contestée et de ne pas mener une audience de novo. Pour ce motif, la règle de base est que la preuve doit se limiter à ce qui était dans le dossier dont le décideur administratif était saisi. Il y a cependant des exceptions à cette règle. Dans Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au paragraphe 11 [Tsleil-Waututh] le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale a décrit les catégories d’éléments de preuve qui peuvent être admis dans le cadre d’un contrôle judiciaire, même s’ils ne faisaient pas partie du dossier dont le décideur administratif était saisi :
Ces cas démontrent qu’il y a trois exceptions reconnues et la liste des exceptions n’est pas fermée :
• Parfois, notre Cour admettra en preuve un affidavit qui établit le contexte général qui peut aider la Cour à comprendre les questions qui font l’objet du contrôle judiciaire.
• Parfois, un affidavit est nécessaire pour porter à l’attention de la Cour saisie du contrôle judiciaire des défauts de procédure qui ne peuvent être trouvés dans le dossier de la preuve du décideur administratif, de sorte que la Cour de contrôle judiciaire peut participer à un examen significatif de l’iniquité procédurale.
• Parfois, un affidavit est admis en preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire pour faire ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion précise.
Ces deux dernières constituent en réalité une seule exception : lorsqu’un motif défendable de contrôle est soulevé qui ne peut être établi par des éléments de preuve à l’extérieur du dossier du décideur administratif, la preuve est admise.
[8]
C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter la règle 312. La règle 312 prévoit des moyens supplémentaires de produire des éléments de preuve. On ne peut l’utiliser qu’avec l’autorisation d’un juge de la Cour. Cela démontre qu’il s’agit d’une mesure exceptionnelle.
[9]
Dans Tsleil-Waututh, au paragraphe 11, le juge Stratas a résumé les critères qui sont pertinents pour trancher une requête en vertu de la règle 312 :
• les éléments de preuve aideront la Cour, notamment par leur pertinence et leur valeur probante;
• l’admission des éléments de preuve causera un préjudice important à l’autre partie;
• les éléments de preuve étaient connus au moment du dépôt des affidavits ou auraient pu être découverts si on avait fait preuve d’une diligence raisonnable.
[10]
Ces critères ont trait à la disponibilité du mécanisme offert par la règle 312. Ils n’écartent pas la nécessité de montrer que les éléments de preuve qu’on cherche à produire sont de nature de ceux qui sont admissibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire. En d’autres termes, ces critères doivent être satisfaits en conjonction avec les critères susmentionnés au sujet de l’admissibilité des éléments de preuve qui ne figuraient pas dans le dossier dont le décideur administratif était saisi.
II.
Application à la présente affaire
[11]
La présente requête s’inscrit dans le contexte quelque peu inhabituel où les deux parties ont refusé de déposer des affidavits. Par conséquent, aucun contre-interrogatoire ne peut avoir lieu en vertu de la règle 308. La preuve se résume au dossier du décideur administratif, produit conformément à la règle 317.
[12]
M. Campbell affirme maintenant que des renseignements provenant du dossier
no T-919-16 peuvent l’aider à prouver l’un des éléments essentiels de son argumentaire, à savoir, l’allégation que l’ARC a entamé une enquête criminelle.
[13]
Aux fins de la présente requête, je suis prêt à présumer que la preuve d’une telle enquête relèverait de l’une des exceptions de la règle selon laquelle seuls les éléments de preuve dont le décideur administratif est saisi sont admissibles devant la Cour. On peut tracer un parallèle avec la preuve des défauts de procédure qui ne sont pas évidents d’après le dossier du décideur.
[14]
Cependant, les éléments de preuve que M. Campbell cherche à produire doivent être pertinents. Cela signifie que cette preuve doit avoir un lien logique avec les allégations que M. Campbell doit prouver. Elle doit rendre ces allégations plus susceptibles d’être véridiques. N’oubliions pas que l’allégation centrale est que l’ARC a entamé une enquête criminelle dans le but de porter des accusations de fraude fiscale contre M. Campbell.
[15]
J’ai examiné le dossier no T-919-16. Il s’agit d’une demande d’autorisation d’imposer une exigence à la Citibank de divulguer des renseignements concernant les transactions impliquant la Cayman National Bank et des résidents du Canada qui ne sont pas identifiés. Elle a été accueillie sur consentement. Elle était appuyée par les affidavits de deux employés de l’ARC, M. David Letkeman et Mme Stephanie Henderson. Ces affidavits décrivent la façon dont l’ARC en est venue à croire que cette demande de divulgation pourrait mener à la production de renseignements sur les actifs étrangers non divulgués des contribuables canadiens et leurs obligations fiscales. Les deux parties conviennent que certains renseignements fournis par Citibank à la suite de cette demande ont attiré l’attention de l’ARC sur la situation de M. Campbell.
[16]
M. Campbell affirme que ces affidavits montrent qu’il fait l’objet d’une enquête criminelle. Il affirme que le travail de M. Letkeman et Mme Henderson à l’ARC est lié aux enquêtes criminelles et que leurs affidavits montrent qu’une entreprise liée à la Cayman National Bank a plaidé coupable à des accusations de fraude fiscale aux États-Unis. À mon avis, ces affirmations ne sont pas étayées par la preuve.
[17]
M. Letkeman et Mme Henderson sont employés à la Section de l’observation à l’étranger à l’ARC. M. Letkeman s’est décrit comme un « vérificateur »
, ce qui laisse croire qu’il n’est pas chargé d’enquêtes criminelles. Mme Henderson est une gestionnaire. Rien dans leurs affidavits ne laisse entendre qu’ils mènent des enquêtes criminelles. Bien que leur unité fasse ultimement partie d’une direction plus grande de l’organisation dont la mission comprend apparemment les enquêtes criminelles, cela ne prouve pas que leur unité mène des enquêtes criminelles. M. Letkeman mentionne également qu’à la suite d’une enquête sur les affaires d’un autre contribuable, un avis de cotisation a été émis. C’est la seule sanction mentionnée dans les affidavits, et il s’agit d’une sanction de nature civile et non criminelle.
[18]
Selon ces affidavits, des accusations de fraude fiscale ont été portées aux États-Unis contre deux entités du groupe de sociétés auquel appartient la Cayman National Bank, et que les défendeurs ont plaidé coupables. Cependant, même si la Cayman National Bank a aussi fait l’objet d’une enquête, aucune accusation n’a été portée contre elle. Il s’ensuit logiquement que les transactions qui ont fait l’objet de la demande de divulgation dans le dossier
no T-919-16 n’étaient pas celles qui ont donné lieu à des accusations criminelles aux États-Unis. C’est la Cayman National Bank qui y était impliquée, mais elle n’a pas fait l’objet d’accusations. On peut dire la même chose de M. Campbell, qui apparemment a eu affaire à la Cayman National Bank et non aux entités qui ont plaidé coupables. Par conséquent, même si ces affirmations ont été formulées de manière à jeter une ombre sur les activités de la Cayman National Bank en général, elles ne mènent pas à la conclusion selon laquelle M. Campbell fait l’objet d’une enquête criminelle.
[19]
M. Campbell soutient que si M. Letkeman et Mme Henderson étaient contre-interrogés, on pourrait leur demander s’ils sont affectés aux enquêtes criminelles et si une enquête criminelle sur M. Campbell a été entamée, et que la situation serait ainsi clarifiée. Cela peut bien être vrai. Mais une demande de les contre-interroger doit être fondée sur plus que de simples spéculations. Comme je l’ai expliqué précédemment, leurs affidavits ne contiennent rien qui permette de croire que M. Campbell fait l’objet d’une enquête criminelle. Leurs affidavits ont été faits dans le contexte d’une procédure civile.
[20]
Je ne suis également pas convaincu par l’argument de M. Campbell selon lequel il cherche à produire cette preuve en tant que « contexte général »
relativement à la demande, de manière à le faire dans le cadre de la première des trois catégories d’exceptions mentionnées dans Tsleil-Waututh. Il est évident que M. Campbell cherche à contre-interroger M. Letkeman et Mme Henderson à propos de faits qui sont un élément central de son cas, et non pas sur le contexte général.
[21]
Il se peut fort bien que M. Campbell ait le fardeau de la preuve et que toute la preuve, s’il y en a, soit entre les mains de l’ARC. Néanmoins, comme je l’ai mentionné ci-dessus, les
Règles des Cours fédérales ne lui permettent pas de procéder à un interrogatoire préalable. Il n’a pas le droit de contre-interroger le décideur pour lui demander s’il fait l’objet d’une enquête criminelle. En l’absence de motifs convaincants, la règle 312 ne devrait pas être appliquée de manière à lui permettre de contre-interroger les employés de l’ARC autres que le décideur, pour poser essentiellement la même question. Si jamais des accusations criminelles sont portées contre M. Campbell, il aura alors un droit beaucoup plus substantiel de convoquer des témoins pertinents pour prouver une violation de la Charte.
[22]
Étant donné que M. Campbell n’a pas démontré que le dossier no T-919-16 contient des éléments de preuve pertinents aux questions en litige en l’espèce, je suis d’avis que ce dossier ne devrait pas être produit dans le dossier en l’espèce, et qu’il est inutile de contre-interroger M. Letkeman et Mme Henderson.
[23]
À la lumière de ce qui précède, il n’est pas nécessaire que je rende une décision sur la question de savoir si la requête a été présentée en temps opportun.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la requête est rejetée, et que les dépens suivront l’issue de la cause.
« Sébastien Grammond »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier :
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T-1618-17
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INTITULÉ :
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FARRELL CAMPBELL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec) (PAR VIDÉOCONFÉRENCE)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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lE 16 AVRIL 2018
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
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LE JUGE GRAMMOND
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DATE DES MOTIFS :
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Le 17 AVRIL 2018
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COMPARUTIONS :
Me Louis-Frédérick Côté
Me Stéphanie Pépin
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POUR Le demandeur
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Me Ian Demers
Me Marie-France Camiré
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Pour les défendeurs
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Spiegel Sohmer
Avocats
Montréal (Québec)
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POUR Le demandeur
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour les défendeurs
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