Dossier : IMM-4152-17
Référence : 2018 CF 428
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 23 avril 2018
En présence de monsieur le juge Russell
ENTRE :
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ADEN ABDI HADUN
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
INTRODUCTION
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), de la décision datée du 8 septembre 2017 (la décision) rendue par un agent principal d’immigration (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) par laquelle a été rejetée la demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur.
II.
RÉSUMÉ DES FAITS
[2]
Le demandeur est citoyen de la Somalie. Il est arrivé au Canada en traversant la frontière depuis les États-Unis le 10 juin 2014 et a présenté une demande d’asile. Le demandeur avait présenté une demande d’asile aux États-Unis en 2013, mais cette demande avait été rejetée. Le demandeur dit que, craignant d’être renvoyé en Somalie, il s’est enfui au Canada après avoir reçu l’ordre de quitter les États-Unis.
[3]
Dans sa demande d’asile devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), le demandeur a allégué qu’il était originaire de la ville de Buale, dans une région de la Somalie dont avait pris le contrôle Al Shabaab. Il a affirmé avoir été capturé par Al Shabaab en novembre 2008 et torturé, mais qu’il a réussi à s’échapper du camp d’Al Shabaab avant de fuir la Somalie. Le demandeur dit qu’il a finalement atteint l’Afrique du Sud, où il a obtenu un statut temporaire, mais a été forcé de fuir en 2013 à la suite d’attaques perpétrées par des bandes sud-africaines xénophobes.
[4]
La CISR a rejeté la demande d’asile du demandeur pour des motifs de crédibilité et d’identité dans une décision datée du 19 février 2015.
[5]
Le 14 septembre 2016, IRCC a reçu la demande de résidence permanente du demandeur au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire.
III.
DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
[6]
L’agent a déterminé que les facteurs avancés par le demandeur ne justifient pas l’octroi d’une exemption en application du paragraphe 25(1) des exigences de la Loi.
[7]
L’agent a évalué l’établissement du demandeur au Canada et a conclu que le demandeur avait le niveau d’établissement attendu compte tenu de la durée de son séjour au Canada. L’agent note que le demandeur a fourni des éléments de preuve des efforts déployés pour être autonome et économiquement productif. Il a soumis des relevés de paie pour valider son emploi et ses revenus au Canada et des relevés bancaires indiquant une saine gestion financière. Le demandeur a également été engagé dans sa communauté en tant que membre de sa mosquée et a poursuivi des études en suivant des cours d’anglais langue seconde et des cours en commerce et en informatique dans un centre d’apprentissage pour adultes. L’agent salue les efforts déployés par le demandeur à cet égard, mais conclut que, compte tenu du temps que le demandeur a passé au Canada, son établissement dans la société canadienne ne dépasse pas ce à quoi on pourrait normalement s’attendre. L’agent conclut également que le demandeur savait que ses efforts d’établissement étaient assujettis à la mesure de renvoi prise contre lui et à l’incertitude de son statut au Canada. Dans l’ensemble, l’agent accorde peu de poids à l’établissement du demandeur.
[8]
L’agent conclut également que les conditions défavorables en Somalie représentent certaines difficultés, mais pas suffisamment pour justifier une exemption de la Loi pour motifs d’ordre humanitaire. L’agent fait remarquer que les facteurs relevés par le demandeur qui constituent des difficultés sont en grande partie les mêmes que ceux sur lesquels il a fondé sa demande d’asile. L’agent reconnaît que les conclusions de la CISR ne sont pas exécutoires, mais accorde un poids considérable au rejet par la CISR des allégations du demandeur au sujet de son enlèvement par Al Shabaab. De plus, un rapport du Home Office du Royaume-Uni déclare que la majorité des civils ne sont pas considérés comme des cibles par Al Shabaab et sont peu susceptibles d’être ciblés à moins qu’ils aient un profil gouvernemental ou international ou un lien apparent. Voir Country Policy and Information Note : Somalia (South and Central) : Fear of Al Shabaab, version 2.0 (juillet 2017) au paragraphe 2.2.7 [Rapport du Home Office du Royaume-Uni]. L’agent estime que les activités et le profil du demandeur n’aboutiraient pas à ce qu’Al Shabaab le prenne pour cible.
[9]
L’agent admet également que la Somalie est moins prospère que le Canada après deux décennies de guerre et l’absence d’un gouvernement central fonctionnel. Cependant, l’agent conclut que la réintégration et la réinstallation du demandeur en Somalie sont une conséquence ordinaire du renvoi du Canada et que la tâche de trouver un emploi sur le marché du travail en Somalie est accessoire à ce processus. L’agent conclut donc que le fait d’être forcé de demander la résidence permanente depuis la Somalie ne constituerait pas une difficulté suffisante pour le demandeur pour que cela justifie une mesure spéciale pour des motifs d’ordre humanitaire.
[10]
En évaluant les facteurs liés à l’établissement et aux conditions défavorables du pays, l’agent n’est pas convaincu qu’une exemption en application du paragraphe 25(1) de la Loi est justifiée.
IV.
QUESTIONS EN LITIGE
[11]
Le demandeur soutient que la présente demande soulève les questions en litige suivantes :
- L’évaluation par l’agent de l’établissement du demandeur au Canada est-elle déraisonnable?
- L’agent interprète-t-il mal l’ensemble de la preuve ou néglige-t-il d’en tenir compte, de façon déraisonnable?
V.
NORME DE CONTRÔLE
[12]
Par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. Lorsque la jurisprudence est claire quant à la norme de contrôle applicable à la question en cause, la cour de révision peut l’adopter. C’est uniquement lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble incompatible avec l’évolution récente des principes de common law en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision doit soupeser les quatre facteurs de l’analyse de la norme de contrôle (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48).
[13]
L’évaluation par un agent d’immigration des facteurs d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et son évaluation de la preuve peuvent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 44 et 45 [Kanthasamy]; Baco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 694, au paragraphe 11 [Baco].
[14]
Lorsqu’une décision est examinée selon la norme de la décision raisonnable, son analyse s’attache à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».
Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47 et l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable, c’est-à-dire si elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».
VI.
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES
[15]
Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables en l’espèce :
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VII.
ARGUMENTATION
A.
demandeur
1)
Établissement
[16]
Le demandeur soutient que l’évaluation par l’agent de son établissement au Canada est déraisonnable parce que les motifs de l’agent sont dépourvus de valeur informative et que la décision n’explique pas pourquoi son établissement était insuffisant. Le demandeur a fourni des éléments de preuve de sa scolarité, de sa capacité à subvenir à ses besoins et des lettres de soutien de sa mosquée, ainsi que du Rexdale Women’s Centre et d’autres personnes au Canada. Pourtant, l’agent conclut que l’établissement du demandeur n’excède pas ce à quoi on peut normalement s’attendre sans indiquer ce qui constituerait un établissement adéquat. Ce type d’approche pour évaluer l’établissement a été critiqué dans Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258, au paragraphe 80, et Baco, précité, au paragraphe 18. Le demandeur affirme également que, ayant admis un certain niveau d’établissement au Canada, le fait que l’agent n’ait pas examiné si la perturbation de cet établissement justifie une exemption est déraisonnable. Voir Ndlovu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 878, au paragraphe 15 et Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, au paragraphe 21 [Sebbe].
[17]
Le demandeur soutient que l’affaire invoquée par le défendeur, Regalado c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 540 [Regalado], se démarque parce que le demandeur dans cette affaire est entré au Canada avec un permis de travail et a présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire après avoir passé plus de trois ans au Canada. Le demandeur affirme que dans la décision, le raisonnement de l’agent est fondé sur le fait que le demandeur a [traduction] « reçu un traitement équitable grâce au système de détermination du statut de réfugié »
et que ce n’est pas le même processus de raisonnement que dans Regalado. Le raisonnement de l’agent ressemble plutôt au raisonnement dans Sebbe, qui a également validé le fait que le système d’immigration et de statut de réfugié a laissé au demandeur d’asile le temps nécessaire à son établissement. Voir la décision Sebbe, précitée, au paragraphe 21.
[18]
Le demandeur affirme que son établissement au Canada est déraisonnablement écarté lorsque l’agent attribue cet établissement au traitement équitable qu’il a reçu dans le système de détermination du statut de réfugié. Le demandeur fait remarquer que c’est lui, et non le système des réfugiés, qui a pris l’initiative de trouver du travail et de s’inscrire à l’école. Il dit aussi que sa connaissance de son statut d’immigrant alors qu’il a pris des mesures pour s’établir est un facteur non pertinent dans l’évaluation de son niveau d’établissement au Canada. Voir la décision Sebbe, précitée, au paragraphe 24.
2)
L’interprétation erronée et l’abstraction de l’ensemble de la preuve
[19]
Le demandeur affirme que, bien que l’agent ait accordé « beaucoup de poids »
aux conclusions de la CISR, l’agent semble s’être écarté des conclusions de la CISR sur la question de savoir si le demandeur avait établi son identité. Cela est important parce que la CISR n’a pas évalué le risque auquel le demandeur ferait face en Somalie parce qu’elle n’était pas d’accord sur le fait qu’il avait établi son identité. Le demandeur note également qu’il a fourni à l’agent une nouvelle preuve de son identité somalienne, sous la forme d’une lettre du Dejinta Beesha Somali Multi-Service Centre, qui est postérieure à la décision de la CISR. De plus, l’examen par l’agent des difficultés posées par Al Shabaab et des conditions économiques en Somalie suppose également que l’agent accepte le profil du demandeur. Dans ces circonstances, le fait que l’agent n’ait pas tenu compte de toutes les conditions en Somalie est déraisonnable.
[20]
Le demandeur soutient que dans l’évaluation des difficultés auxquelles il serait confronté en Somalie, l’agent a omis de tenir compte du fait que sa ville natale de Buale était sous le contrôle d’Al Shabaab, ce qui était déraisonnable. Le même rapport du Home Office du Royaume-Uni cité dans la décision fait aussi référence à un rapport publié en 2017 par Human Rights Watch selon lequel de jeunes hommes revenant de camps de réfugiés kenyans dans des régions contrôlées par Al Shabaab, y compris Buale, [traduction] « ont été contraints de rejoindre Al-Shabab »
(au paragraphe 7.1.2). Le rapport du Home Office du Royaume-Uni indique également qu’Al Shabaab impose des sanctions sévères aux civils dans les régions que le groupe contrôle pour ce qu’il considère comme une [traduction] « conduite non islamique »
(au paragraphe 6.9.1) et que les déplacements entre les régions contrôlées par Al Shabaab et les régions contrôlées par le gouvernement peuvent susciter des soupçons des deux côtés (au paragraphe 8.1.2). Un article de presse du 5 septembre 2015 décrivant l’exécution par Al Shabaab de quatre personnes à Buale a également fourni la preuve du contrôle de cette ville par Al Shabaab. Voir Mohamed Omar Hussein, « Somalia : Alshabab Firing Squad Kills 4 in Buale Town », Radio Dalsan (le 5 septembre 2015). D’autres éléments de preuve sur la situation du pays indiquent que les populations des régions contrôlées par Al Shabaab sont confrontées à des abus tels que la justice arbitraire et des restrictions aux droits fondamentaux. Voir Foreign & Commonwealth Office du Royaume-Uni, Corporate Report, « Somalia : Country of Concern » (le 21 janvier 2015).
[21]
Le demandeur affirme que la décision ne tient pas compte de l’emplacement de sa ville natale dans une région contrôlée par Al Shabaab et que cela contredit directement la conclusion de l’agent selon laquelle il n’attirerait pas l’attention d’Al Shabaab. Dans Aboubacar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714, au paragraphe 11, une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été jugée déraisonnable parce qu’il n’y avait « aucun lien logique entre la preuve et la conclusion suivant laquelle le demandeur ne serait pas personnellement touché »
. Le fait de ne pas tenir compte d’éléments de preuve importants contredisant les conclusions de l’agent est également déraisonnable. Voir Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, au paragraphe 17 (1re inst.); Nwaeme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 705, aux paragraphes 55 et 56.
[22]
Le demandeur soutient également que dans Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a précisé que les demandeurs CH doivent seulement démontrer qu’ils sont susceptibles d’être touchés par des conditions défavorables dans leur pays. Voir la décision Kanthasamy, précitée, au paragraphe 56. Par conséquent, il n’était pas nécessaire que le demandeur démontre qu’il avait déjà été pris pour cible par Al Shabaab.
[23]
Le demandeur dit également que l’agent ignore le fait qu’il n’a pas de famille en Somalie. Le rapport du Home Office du Royaume-Uni indique que les rapatriés de l’étranger feront l’objet d’un contrôle accru dans les régions contrôlées par Al Shabaab s’ils n’ont pas de membres de la famille pouvant se porter garants pour eux. Voir le Rapport du Home Office du Royaume-Uni, au paragraphe 6.9.1.
[24]
Le demandeur soumet que tous les éléments de preuve concernant la situation du pays mentionnés ci-dessus contrastent fortement avec la conclusion de l’agent selon laquelle il ne subirait pas de difficultés suffisantes pour justifier une mesure spéciale pour des motifs d’ordre humanitaire et que cela rend la décision déraisonnable.
B.
Défendeur
1)
Établissement
[25]
Le défendeur soutient que l’examen par l’agent des faits relatifs à l’établissement du demandeur est raisonnable. En réponse à l’argument du demandeur selon lequel l’agent ne précise pas quel niveau d’établissement serait suffisant, le défendeur soutient que le caractère adéquat des motifs, à lui seul, ne constitue pas une base suffisante pour annuler une décision. Voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14. De plus, il n’appartient pas à l’agent de démontrer quel niveau d’établissement aurait justifié une exemption de la Loi. Il incombe plutôt au demandeur de démontrer que l’établissement est suffisant pour justifier sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Voir la décision Regalado, précitée, aux paragraphes 7 et 8.
2)
Situation du pays
[26]
Le défendeur dit que les allégations du demandeur au sujet de la situation en Somalie sont semblables à celles qui ont été rejetées par la CISR et qu’aucune preuve n’a été présentée dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire pour renverser les conclusions de la CISR. Il était donc raisonnable que l’agent fasse preuve de retenue à l’égard des conclusions de la CISR, même si l’agent a reconnu qu’il n’était pas lié par elles. Le défendeur soutient que la répétition par le demandeur de ses allégations sous-entend qu’il invite simplement la Cour à réévaluer la preuve. Notre Cour a régulièrement déclaré que son rôle n’est pas de réévaluer la preuve. Voir par exemple, Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 782, au paragraphe 20; Abdullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1059, au paragraphe 23.
[27]
Le défendeur dit également qu’il n’y avait aucune preuve que le demandeur serait forcé de retourner à Buale ou dans toute autre région contrôlée par Al Shabaab. Le défendeur admet que l’agent n’a pas contesté la nationalité ou l’identité du demandeur, mais qu’il a pourtant accordé une importance considérable à la conclusion de la CISR voulant que le récit du demandeur selon lequel il avait été enlevé à Buale n’était pas crédible. Aucune preuve indépendante ne corrobore le fait que le demandeur est effectivement originaire de Buale ou qu’il serait forcé de vivre dans une région contrôlée par Al Shabaab. Il n’était donc pas nécessaire que l’agent examine si le demandeur serait ciblé par Al Shabaab en raison de son retour dans une région contrôlée par Al Shabaab et le demandeur n’a pas soulevé ce risque dans ses observations concernant les motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur a le fardeau de la preuve dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et il n’est pas de la responsabilité de l’agent de prendre en compte un tel risque en l’absence de preuve ou d’allégation. Voir Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724, au paragraphe 31 et Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, au paragraphe 16.
[28]
Le défendeur note que le demandeur n’a pas contesté la conclusion de l’agent selon laquelle la situation économique en Somalie est insuffisante pour justifier une mesure spéciale pour des motifs d’ordre humanitaire.
VIII.
DISCUSSION
[29]
Les demandeurs ont soulevé un certain nombre de questions aux fins d’examen et je vais les examiner à tour de rôle.
A.
Établissement
1)
Le caractère adéquat
[30]
Le demandeur affirme que l’analyse faite par l’agent de l’établissement était déraisonnable en ce sens que les motifs n’avaient pas de valeur informative et que l’agent n’avait pas fourni d’indication quant à ce qui serait considéré comme un niveau d’établissement adéquat.
[31]
L’agent a clairement pris en compte tous les facteurs avancés par le demandeur pour appuyer son établissement, mais a conclu que [traduction] « compte tenu du temps que le demandeur a passé au Canada, son établissement dans la société canadienne ne dépasse pas ce à quoi on pourrait normalement s’attendre »
. Comme l’a souligné le juge Diner dans la décision Regalado, précitée :
[7] La demanderesse fait valoir qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de ne pas expliquer quel [traduction] « degré d’établissement il jugeait nécessaire pour justifier l’exercice de son pouvoir discrétionnaire prévu en vertu de l’article 25 de la LIPR » parce qu’il a noté que le degré d’établissement de la demanderesse était [traduction] « celui attendu dans ses circonstances ».
[8] Cet argument fait fausse route : on ne peut attendre de l’agent qu’il détermine de façon arbitraire le degré d’établissement requis en vertu de l’article 25 puisque l’analyse variera nécessairement selon les faits de chaque affaire. De même, ce n’est pas le rôle d’un agent d’imaginer quels faits ou quelles circonstances supplémentaires pourrait déclencher l’application de l’exception de l’article 25. C’est plutôt à la demanderesse de démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles et non des circonstances simplement usuelles, y compris pour l’établissement (Baquero Rincon c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2014 CF 194, au paragraphe 1).
[32]
Une mesure spéciale pour des motifs d’ordre humanitaire au sens du paragraphe 25(1) de la Loi est une mesure exceptionnelle, et l’agent a simplement conclu qu’il n’y avait rien d’exceptionnel dans l’établissement du demandeur qui justifierait l’octroi d’une telle mesure. Étant donné la preuve que le demandeur a avancé sur cette question, il est difficile de voir comment l’agent aurait pu arriver à une autre conclusion. L’agent souligne que le demandeur a reçu un traitement équitable dans le cadre de la détermination du statut de réfugié et qu’il a reçu un permis de travail. Cependant, l’agent n’écarte pas la preuve de l’établissement pour ces raisons; l’agent fait simplement remarquer qu’en bénéficiant des avantages découlant du processus de détermination du statut de réfugié, le demandeur n’a pas atteint un niveau d’établissement suffisant pour justifier la mesure spéciale qu’il réclame. En arrivant à cette conclusion, l’agent précise et explique clairement la preuve de l’établissement qu’il a examinée avant d’arriver à cette conclusion. Je ne constate aucune erreur susceptible de révision à cet égard.
2)
Perturbation de l’établissement
[33]
Le demandeur dit que l’agent a omis d’examiner la perturbation de son établissement qui en résulterait s’il devait quitter le Canada. Cependant, l’agent indique clairement et prend en compte cet aspect de la perturbation [traduction] : « Il y aura inévitablement certaines difficultés liées à l’obligation de quitter le Canada. »
L’agent examine alors ces difficultés ainsi que les [traduction] « conditions défavorables du pays citées par le demandeur »
en Somalie et conclut ainsi : [traduction] « Je ne suis pas convaincu que le fait de devoir quitter le Canada pour demander la résidence permanente depuis l’étranger entraînerait pour le demandeur des difficultés suffisantes pour justifier une mesure spéciale pour des motifs d’ordre humanitaire. »
[34]
En ce qui concerne les difficultés découlant de la perturbation de la vie du demandeur au Canada, je ne constate aucune erreur susceptible de révision.
B.
Difficultés en Somalie
1)
Ciblé par Al Shabaab
[35]
Sur cet aspect des difficultés, le demandeur soulève les points suivants dans des observations écrites qu’il a quelque peu modifiées à l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire : [traduction]
43. Le demandeur soutient que l’évaluation par l’agent des difficultés qu’il subirait en Somalie était déraisonnable et ne tenait pas compte du fait que la ville natale du demandeur, Buale, en Somalie, était sous le contrôle d’Al-Shabaab, ce qui contredisait directement la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’attirerait pas sur lui une attention préjudiciable de la part d’Al-Shabaab.
44. La preuve que la ville natale, Buale, du demandeur est sous le contrôle d’Al-Shabaab, un fait non pris en compte dans les motifs de l’agent, figurait dans le rapport du Home Office du Royaume-Uni de juillet 2017 dont disposait l’agent. Spécifiquement, ce rapport indique ce qui suit : [traduction]
Le rapport mondial de 2017 de Human Rights Watch sur la Somalie, publié le 12 janvier 2017 et couvrant les événements de 2016, a déclaré : « Certains jeunes hommes et garçons qui sont rentrés des camps de réfugiés du Kenya vers des régions contrôlées par Al-Shabab, y compris Buale et Sakoow, ont été contraints de rejoindre Al-Shabab. »
[...]
45. Un article de presse du 5 septembre 2015 qui était devant l’agent qui a examiné la demande CH fournissait également des éléments de preuve du contrôle d’Al-Shabaab sur Buale. Cet article indique que quatre individus ont été tués par le peloton d’exécution d’Al-Shabaab dans la ville de Buale.
46. D’autres documents sur la situation du pays présentés à l’agent indiquaient que les populations sous le contrôle d’Al-Shabaab subissaient de graves abus, y compris une justice arbitraire et de graves restrictions des droits fondamentaux.
47. Le rapport du Home Office du Royaume-Uni de juillet 2017 dont disposait l’agent stipule également que [traduction] « l’affrontement entre les régions de l’AMISOM et de l’Alliance nationale somalienne et celles d’Al-Shabaab comporte le risque de suspicion de part et d’autre d’être affilié à l’ennemi. Un tel soupçon peut mener à une peine, à un enlèvement et à un interrogatoire, ou à un meurtre. »
48. Les motifs de la décision de l’agent concernant la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne reconnaissent pas que la ville natale du demandeur se trouve dans une région contrôlée par Al-Shabaab et ne prennent pas en considération les conditions défavorables qui pourraient affecter le demandeur en Somalie.
49. Le demandeur soutient que la conclusion de l’agent au sujet des difficultés auxquelles le demandeur ferait face est insoutenable à la lumière des éléments de preuve à sa disposition concernant la situation du pays. Les motifs de l’agent manquent de justification, de transparence et d’intelligibilité.
[Notes de bas de page omises; en gras dans l’original.]
[36]
Tout d’abord, dans ses observations concernant les motifs d’ordre humanitaire, le demandeur n’a pas allégué qu’il retournerait à Buale. En effet, la preuve est claire qu’il n’a pas de famille là-bas.
[37]
Dans ses observations concernant les motifs d’ordre humanitaire, le demandeur a allégué qu’il ne pouvait retourner nulle part en Somalie :
[traduction]
JE NE PEUX PAS RETOURNER DANS MON PAYS PARCE QUE JE CRAINS ALSHAAB. JE N’AI PAS DE FAMILLE EN SOMALIE, TOUS LES MEMBRES DE MA FAMILLE ONT FUI LA SOMALIE, EN RAISON DU DANGER AUQUEL ILS FONT FACE EN SOMALIE. SI JE VAIS EN SOMALIE, ALSHAAB ME CONSIDÉRERA COMME UN ESPION DE L’OUEST ET MA VIE SERA EN DANGER. SI JE SUIS OBLIGÉ DE RETOURNER EN SOMALIE, JE FERAI FACE À DES DIFFICULTÉS INJUSTIFIÉES DANS UN PAYS OÙ IL N’Y A AUCUN DROIT DE LA PERSONNE, PAS DE SÉCURITÉ, PAS DE FAMILLE, PAS D’OCCASION D’EMPLOI.
[...]
MA FAMILLE ET MOI AVONS RÉALISÉ QUE NOS VIES ÉTAIENT EN DANGER. MA FAMILLE A DÛ FUIR AU KENYA ET JE SUIS VENU AU CANADA POUR DEMANDER UNE PROTECTION. JE N’AI PAS DE FAMILLE AU CANADA. TOUTEFOIS, JE ME SUIS FAIT DE NOMBREUX AMIS ET J’AI CRÉÉ DES RELATIONS FORTES AU SEIN DE LA COMMUNAUTÉ SOMALIENNE ET DE LA SOCIÉTÉ CANADIENNE. JE SERAIS EN DANGER SI JE DEVAIS RETOURNER VIVRE EN SOMALIE ET JE N’AI AUCUN AMI OU PROCHE POUR ME PROTÉGER.
[Erreurs dans l’original.]
[38]
La CISR avait rejeté les allégations du demandeur selon lesquelles il avait été persécuté par le passé et avait conclu qu’elles avaient été fabriquées et que le demandeur manquait de crédibilité. Toutefois, devant l’agent qui a examiné la demande CH, le demandeur a présenté un rapport du Home Office du Royaume-Uni, qui, selon lui, soutient qu’il est menacé par Al Shabaab dans toute la Somalie. Ce rapport, cependant, soulève les points suivants :
6.2.1 Le rapport du Service danois de l’immigration (SDI) de 2017 indiquait ce qui suit [traduction] : « Al-Shabaab est considéré par une organisation indépendante comme attaquant principalement des cibles de haut niveau et, selon une source de l’ONU, des civils n’appartenant à aucune des […] catégories mentionnées [par. 6.2.4 - 6.2.15], ne sont pas considérés comme des cibles. »
6.2.2 La mise à jour d’octobre 2016 du Conseil de sécurité de l’ONU déclarait ce qui suit [traduction] : « les attaques complexes contre des cibles civiles “vulnérables”, telles que les hôtels et les restaurants, ont augmenté au cours du mandat, en particulier à Mogadiscio, à Baidoa et à North Galkayo, entraînant un nombre important de victimes. »
6.2.3 Des sources du rapport du SDI de 2017 ont ajouté :
[traduction]
« Étant la capitale, Mogadiscio est caractérisée par la présence de nombreuses cibles de grande valeur, la plupart des assassinats et des attaques (attaques à l’engin explosif improvisé, fusillades et voitures piégées) en Somalie ont lieu à Mogadiscio. Pour la population civile, le risque le plus élevé est d’être au mauvais endroit au mauvais moment et de devenir des victimes de dommages collatéraux. Mogadiscio a été le théâtre de plusieurs attaques comportant un certain nombre de victimes civiles, mais des attentats terroristes contre, par exemple, les places de marché sans présence de cibles de grande valeur sont jugées inhabituelles. Une source de l’ONU a ajouté que les civils perçus comme étant associés au gouvernement et à la communauté internationale sont perçus par al-Shabaab comme des cibles légitimes ».
[Notes de bas de page omises.]
[39]
L’agent se réfère spécifiquement à ce rapport et conclut que [traduction] « compte tenu de ce qui précède et des éléments de preuve présentés par le demandeur, je ne conclus pas que les activités et le profil du demandeur l’amèneraient à attirer l’attention défavorable des insurgés d’Al-Shabaab en tant que cible potentielle ».
Étant donné le contenu du rapport, je ne peux pas dire que cette conclusion était déraisonnable.
2)
Aucune famille en Somalie
[40]
Le demandeur soulève une autre question concernant la menace de la part d’Al Shabaab :
53. Enfin, l’agent a commis une erreur en omettant de prendre en considération le fait que le demandeur n’a plus de famille en Somalie. L’absence de membres familiaux du demandeur en Somalie est particulièrement importante, car le rapport sur la situation du pays sur lequel l’agent s’est appuyé précise ce qui suit :
[traduction]
« Selon une organisation internationale, le fait qu’une personne ait été à l’étranger, y compris en Occident, n’est pas important en soi lorsqu’elle revient dans une région contrôlée par Al-Shabaab. Ce qui est important est son clan, et le rapatrié aura besoin de parents qui ne sont pas en mauvaise posture avec Al-Shabaab et qui peuvent se porter garants pour lui. Si les rapatriés sont liés à des clans ou à des individus qui sont bien considérés par Al-Shabaab, ils seront probablement en sécurité. Si ce n’est pas le cas, ils pourraient tout au moins faire face à un examen initial ».
[En gras dans l’original, notes de bas de page omises.]
[41]
L’omission de mentionner ce facteur relativement à Al Shabaab n’est pas importante puisque l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas le profil d’une personne à risque et le demandeur n’a pas allégué qu’il devait retourner dans une région contrôlée par Al Shabaab.
3)
Conditions économiques
[42]
L’agent a abordé cette question comme suit :
[traduction]
Plus de deux décennies de guerre aveugle et l’absence d’un gouvernement central fonctionnel [en] Somalie ont entraîné une grande dévastation physique, économique et sociale dans toutes les régions du pays. Dans ce contexte, le demandeur soutient que ses perspectives d’emploi sont médiocres en Somalie et qu’il sera difficile de trouver du travail. Je conviens que le climat économique dominant en Somalie est médiocre par rapport au Canada. Bien que cela soit regrettable, je constate que le processus de réintégration et de réinstallation dans un pays dont les conditions économiques sont moins prospères que celles du Canada est une conséquence ordinaire du renvoi. Bien que potentiellement difficiles, des tâches telles que trouver un emploi sur le marché du travail national existant sont accessoires à ce processus.
L’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés. Cependant, en tenant compte des conditions défavorables au pays, citées par le demandeur, je ne suis pas convaincu que l’obligation de quitter le Canada pour pouvoir présenter une demande de résidence permanente à partir de l’étranger entraînerait des difficultés pour le demandeur, qui justifieraient une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.
[43]
Ces conclusions sont fondées sur « les conditions défavorables du pays citées par le demandeur [...] ».
Donc, l’agent ne dit pas simplement que la Somalie est plus pauvre que le Canada et que le retour dans un pays plus pauvre est [traduction] « une conséquence ordinaire du renvoi [...] »
. L’agent examine les [traduction] « conditions défavorables du pays citées par le demandeur »
et détermine que ces conditions ne donnent pas lieu à des difficultés suffisantes pour justifier une exemption pour des motifs d’ordre humanitaire. En d’autres mots, simplement parce que la Somalie a généralement subi « une grande dévastation physique, économique et sociale dans toutes les régions du pays »
, le demandeur n’a pas démontré qu’il subirait personnellement suffisamment de difficultés pour justifier une exemption. Il est possible d’être en désaccord avec cette conclusion, mais je ne pense pas qu’il soit possible de dire qu’elle manque de transparence ou de justification, ou qu’elle n’appartient pas aux issues acceptables au sens de Dunsmuir.
IX.
Question à certifier
[44]
Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est d’accord.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4152-17
LA COUR ORDONNE ce qui suit :
La demande est rejetée.
Aucune question n’est soumise pour être certifiée.
« James Russell »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 17e jour de janvier 2020
Lionbridge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-4152-17
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INTITULÉ :
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ADEN ABDI HADUN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDITION :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 15 mars 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE RUSSELL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 23 avril 2018
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COMPARUTIONS :
Eve Sehatzadeh
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POUR LE DEMANDEUR
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Rachel Hepburn Craig
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Eve Sehatzadeh
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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