Dossier : T-1510-17
Référence : 2018 CF 223
Ottawa (Ontario), le 28 février 2018
En présence de monsieur le juge Martineau
ENTRE :
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MICHEL THIBODEAU
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demandeur
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et
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ADMINISTRATION DE L'AÉROPORT INTERNATIONAL D'HALIFAX
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défenderesse
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ORDONNANCE ET MOTIFS
[1]
Le 5 octobre 2017, le demandeur, M. Michel Thibodeau, a déposé devant cette Cour une demande en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl) [LLO], qui reproche à la défenderesse, l’Administration de l’aéroport international d’Halifax [AAIH], de ne pas s’être conformée par le passé et de pas se conformer encore aujourd’hui, comme institution fédérale, aux obligations quasi-constitutionnelles prévues à la partie IV de la LLO (Communication avec le public et prestation de services). Il s’agit de déterminer si la Cour doit radier certains paragraphes de l’affidavit invoqué au soutien de la demande en question au motif qu’ils sont non pertinents et contiennent soit du ouï-dire inadmissible ou sont soit visés par le privilège relatif aux règlements.
Rappel des faits
[2]
Le demandeur s’est plaint auprès du Commissaire aux langues officielles [Commissaire] que l’AAIH ne respectait pas les obligations linguistiques prévues à l’article 23 de la LLO de veiller à ce que les services offerts aux voyageurs à l’aéroport international d’Halifax [l’aéroport] le soient dans les deux langues officielles. En effet, le 26 juillet 2016, le demandeur et son épouse n’ont pas été servis en français à un comptoir d’information de l’aéroport, alors qu’une affiche indiquait clairement que le service était disponible dans les deux langues officielles [l’incident]. Ces derniers faits n’ont pas été niés par l’institution fédérale.
[3]
De fait, les services d’information aux comptoirs de l’aéroport étaient offerts et continuent d’être offerts au public voyageur par une équipe de bénévoles recrutés et formés par l’AAIH. Dans son rapport final du mois d’août 2017, la Commissaire par intérim constate que la pénurie de services en français est flagrante et systémique. En effet, l’enquête révèle que le nombre total de bénévoles aux comptoirs de l’aéroport est de 96 et, que parmi eux, seulement deux sont identifiés comme étant bilingues. Or, l’AAIH a reconnu que les bénévoles présents le jour de l’incident au comptoir d’information auquel se sont présentés le demandeur et son épouse étaient tous unilingues anglophones, ce qui implique qu’ils étaient incapables de servir ces derniers et les autres voyageurs en français.
[4]
Concluant que la plainte du demandeur était fondée et que l’AAIH n’avait pas respecté les obligations prévues à la partie IV (incluant l’esprit de la LLO), la Commissaire par intérim a recommandé à cette dernière d’établir et de mettre en œuvre, le plus tôt possible et au plus tard dans les six mois suivant la réception du rapport final, un plan d’action pour recruter des bénévoles pouvant offrir le service en français aux comptoirs d’information de l’aéroport et de continuer d’effectuer mensuellement des rappels auprès des bénévoles offrant des services au public de l’importance du respect de la LLO.
Demande de réparation à la Cour
[5]
Le demandeur recherche aujourd’hui une déclaration de la Cour à l’effet que la défenderesse n’a pas respecté ses obligations linguistiques. Il désire également une ordonnance forçant la défenderesse à modifier ses processus opérationnels, de sorte qu’à l’avenir le service offert aux voyageurs aux comptoirs d’information de l’aéroport soit un service de qualité égale dans les deux langues officielles. De surcroît, le demandeur réclame le paiement d’une somme de 1 500 $ à titre de dommages-intérêts, de même que la fourniture d’une lettre d’excuses, ainsi que toute autre réparation que la Cour estimera convenable et juste d’ordonner eu égard aux circonstances.
[6]
Au soutien de sa demande de réparation, le demandeur a promptement signifié à la défenderesse un affidavit de lui-même, daté du 16 novembre 2017, relatant les faits relatifs à l’incident, l’enquête menée par la Commissaire par intérim, les conclusions et recommandations de cette dernière, les communications que le demandeur a eu depuis le rapport d’enquête avec la défenderesse, et citant également des extraits de rapports et d’articles de journaux faisant état d’un problème flagrant et systémique de manque de services en français aux comptoirs d’information de l’aéroport.
[7]
La défenderesse, qui s’oppose à la demande, n’a pas encore signifié ses affidavits au demandeur. Plutôt, le 20 décembre 2017, elle a déposé à la Cour la présente requête visant à obtenir la radiation de certains paragraphes de l’affidavit du demandeur – et l’exclusion de certaines preuves documentaires – au motif que ceux-ci sont non-pertinents et contiennent soit des communications sujettes au privilège relatif aux règlements, soit du ouï-dire inadmissible. Du même coup, puisque le délai pour signifier ses affidavits est maintenant expiré, la défenderesse prie également la Cour de proroger le délai pour signifier au demandeur ses affidavits et preuves documentaires.
[8]
La présente requête en radiation est rejetée.
Principes applicables en matière de radiation d’allégués d’un affidavit
[9]
Commençons par rappeler que la Cour fédérale a compétence pour entendre le recours du demandeur et, si elle estime que la défenderesse ne s’est pas conformée à la LLO, pour accorder la réparation qu’elle estime convenable et juste eu égard aux circonstances (paras 77(1) et (4) de la LLO). Dans l’intervalle, avant que l’affaire ne soit décidée au mérite par le juge du fond, ce sont les dispositions que l’on retrouve à la Partie 5 – Demandes des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], qui régissent la procédure. C’est également une évidence : à moins que la présente demande n’ait été convertie en action (ce n’est pas le cas en l’espèce), la Cour doit statuer sur le recours à bref délai et selon une procédure sommaire. Dans ce dernier cas, la Cour n’entend pas de témoins. Toute la preuve est faite par affidavits.
[10]
Par analogie, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, le juge des requêtes ne doit recourir à son pouvoir discrétionnaire de radier la totalité ou une partie d’un affidavit que dans des circonstances exceptionnelles (voir Gravel c Telus Communications Inc, 2011 CAF 14 au para 5 [Gravel]). Pour reprendre les mots du juge Létourneau, « la raison en est bien simple : les demandes de contrôle judiciaire doivent procéder au mérite rapidement et les incidents procéduraux de la nature d’une requête en radiation ont pour effet de retarder indûment, et plus souvent qu’autrement inutilement, une décision au mérite »
(Gravel au para 5). Un tel pouvoir peut notamment être exercé lorsque les allégués en question sont abusifs ou n’ont clairement aucune pertinence, lorsqu’ils renferment une opinion, des arguments ou des conclusions de droit ou encore lorsque la Cour est convaincue qu’il est préférable de régler la question de l’admissibilité au stade préliminaire de façon à permettre le déroulement ordonné de l’audience (voir Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47 au para 18).
[11]
D’autre part, lorsqu’il s’agit de radier des paragraphes d’un affidavit et certaines pièces à leur appui car ceux-ci contiendraient du ouï-dire inadmissible, une telle requête sera seulement fondée lorsque le ouï-dire soulève une question controversée, lorsque le ouï-dire peut être clairement démontré ou lorsqu'on peut démontrer que le fait de laisser au juge du fond le soin de trancher la question causerait un préjudice (voir Canadian Tire Corp Ltd c PS Partsource Inc, 2001 CAF 8 au para 18 [Partsource]). De la même façon, des allégués et des pièces contenant des communications protégées par le privilège relatifs aux règlements peuvent aussi être radiées (voir par ex Remo Imports Ltd c Jaguar Cars Ltd, 2005 CF 870 aux paras 18-19). Somme toute, au stade d’une requête en radiation, le juge devrait seulement utiliser son pouvoir discrétionnaire dans les cas les plus évidents (voir par ex Partsource au para 17). Ce n’est pas le cas en l’espèce aujourd’hui.
Preuve par ouï-dire
[12]
La défenderesse soumet que les pièces 8 et 10 de l’affidavit du demandeur du 16 novembre 2017 – soit des articles tirés du site web de Radio-Canada, ainsi que les paragraphes 23 et 25 y référant – devraient être radiés car ils constituent du ouï-dire inadmissible. Les paragraphes en question se lisent comme suit :
23. Le problème de manque de services en français à l’aéroport international d’Halifax a aussi été documenté dans l’actualité. Voir par exemple cet article de Radio-Canada, 22 janvier 2010, à la Pièce 8 du présent affidavit, intitulé Halifax fait piètre figure, dans lequel on peut lire ceci :
« L’aéroport international d’Halifax, en Nouvelle-Écosse, est reconnu mondialement pour la qualité de ses services aux passagers, mais il figure parmi les pires au Canada quant à l’offre de services en français, selon un nouveau rapport du commissaire aux langues officielles, Graham Fraser. »
25. Quelques années plus tard, 10 août 2012, dans un autre article de Radio-Canada, à la Pièce 10 du présent affidavit, on peut lire que des bénévoles à l’aéroport international d’Halifax sont incapables de servir les gens en français :
« Des bénévoles, par exemple, ne peuvent répondre aux gens en français, mais ils doivent leur proposer une solution de rechange, explique la responsable des communications de l’aéroport, Jennifer Delorey Lyon. »
[13]
Selon la défenderesse, ces articles constituent du ouï-dire, et le demandeur tente clairement de les admettre à titre de preuve de leur contenu. Ils ne rencontrent pas les critères de fiabilité et de nécessité nécessaires pour faire exception à la prohibition de la preuve par ouï-dire.
[14]
Le demandeur rétorque que les articles sont pertinents et devraient être admis en preuve. D’abord, ils servent à relater que la défenderesse avait déjà de la difficulté à offrir le service en français en 2010 et en 2012. Or, le fait de pouvoir démontrer l’existence d’un problème qui perdure dans le temps est important afin que la Cour puisse accorder une réparation complète, efficace et utile. Qui plus est, les articles relatent des propos de ses propres hauts dirigeants de la défenderesse : libre à elle d’interroger ses hauts dirigeants et de présenter de la preuve contraire dans ses affidavits. Si les articles constituaient effectivement du ouï-dire, le demandeur soumet d’abord qu’ils rempliraient les critères de fiabilité et de nécessité. Quoi qu’il en soit, ils pourraient également être admissibles en raison de l’article 79 de la LLO qui permet d’admettre en preuve les renseignements concernant des plaintes similaires pour une même institution fédérale et a ainsi préséance sur les autres règles de preuve (voir Thibodeau c Air Canada, 2005 CF 1156 au para 83 conf par 2007 CAF 115 [Thibodeau CF 2005]).
[15]
Je suis d’accord avec le demandeur. L’approche procédurière prônée par la défenderesse n’a pas sa place ici. Je rappellerais d’ailleurs les propos du juge Décary dans Canada (Commissaire aux langues officielles) c Air Canada, 88 ACWS (3e) 995 aux paras 16-17, [1999] ACF no 738 aux paras 16-17 (QL) (CAF) :
[16] La Loi elle-même fait en sorte qu'une plainte particulière puisse servir de porte d'entrée dans tout le système d'une institution fédérale. C'est ce qu'a voulu le Parlement, de manière à donner plus de dents encore à une loi, la Loi sur les langues officielles, qui est un instrument privilégié de reconnaissance, d'affirmation et de prolongement des droits linguistiques reconnus par la Charte canadienne des droits et libertés.
[17] Autant dire qu'il s'agit d'un domaine où une approche procédurière ne doit pas trouver place. La Loi elle-même invite à passer du particulier au général et une institution fédérale contre laquelle une, puis plusieurs plaintes sont portées peut difficilement feindre la surprise ou crier à l'injustice si le commissaire, en cours d'enquête, dans son rapport, dans ses conclusions, dans le cadre d'un recours judiciaire, a tôt fait de transformer un débat sur un cas particulier en un débat général.
[16]
Mais il y a plus à dire sur le sujet. Revenons à la définition de la preuve par ouï-dire. Seront considérées du ouï-dire des déclarations extrajudiciaires d’un tiers introduites en preuve par un témoin ou une pièce dans le but de prouver la véracité de leur contenu, c’est-à-dire de la véracité des faits qui y sont rapportés, alors qu’il est impossible de contre-interroger le déclarant (voir par ex R c Khelawon, 2006 CSC 57 au para 35 [Khelawon]; R c Starr, 2000 CSC 40 aux paras 159-161 [Starr]). Au contraire, la déclaration ne constituera pas du ouï-dire si elle est déposée simplement pour prouver que celle-ci a été faite (voir notamment R c O’Brien (1977), [1978] 1 RCS 591 à la p 593, 76 DLR (3e) 513). La première étape de l’analyse consiste donc à se demander le but dans lequel on chercher à présenter la déclaration extrajudiciaire (voir Khelawon au para 36; voir aussi Express File Inc c HRB Royalty Inc, 2003 CF 924 au para 8, citant Starr aux paras 162 et 165, conf par 2004 CAF 341).
[17]
Je dois donc me demander si, comme juge des requêtes, il est opportun à ce stade des procédures d’exercer la discrétion de la Cour dans le sens désiré par la défenderesse, soit de radier les allégués en question et d’exclure purement et simplement les articles en question de la preuve au dossier. À mon avis, je ne crois pas que ce se soit le cas, puisqu’il n’est pas évident que les allégués et articles en question constituent du ouï-dire inadmissible. En effet, ceux-ci ne semblent pas avoir été déposés pour faire preuve de leur contenu, mais plutôt pour exposer un manquement répété dans le temps par la défenderesse aux exigences linguistiques de la partie IV de la LLO. C’est à mon sens exactement le type de preuve générique que le législateur désire voir admettre en preuve dans ce type de recours de droit public impliquant une institution fédérale dans ses relations avec le public.
[18]
Il s’agit donc de permettre aux plaignants de présenter au tribunal le contexte complet de la situation linguistique au sein de l’institution fédérale de laquelle ils se plaignent, ainsi que d’établir l’existence d’un problème systémique qui persiste depuis déjà un certain temps (voir Canada (Commissaire aux langues officielles) c Air Canada, 77 ACWS (3e) 1166 aux paras 17-22, [1997] ACF no 1834 (QL) (CF 1re inst) [Air Canada 1997 CF avec renvois aux ACWS]; Lavigne c Société canadienne des postes, 2009 CF 756 au para 32; Thibodeau 2005 CF au para 53). Autrement, le Parlement n’aurait pas édicté l’article 79 de la LLO qui se lit comme suit :
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D’ailleurs, l’article 79 de la LLO est d’une disposition unique en son genre, témoignant de l’intention du législateur de faire exception aux règles traditionnelles de preuve afin de permettre au tribunal d’offrir la réparation la plus complète et appropriée (voir Thibodeau 2005 CF aux para 82-83). Effectivement, dans le contexte d’une demande en vertu de la LLO, le plaignant peut faire état d’une situation générale, systémique, dépassant les faits dont il a personnellement connaissance. On parle ici des services qui doivent être offerts dans les deux langues officielles au public voyageur dans son ensemble. Il s’agit de mettre en lumière l’importance et la qualité des services de langue française effectivement offerts par l’institution fédérale : un contexte s’étendant sur plusieurs années, au cours desquelles, selon les allégations du demandeur, la défenderesse n’a pas respecté ses obligations en vertu de la partie IV de la Loi.
[20]
Si l’on prend par exemple la déclaration de la responsable des communications Jennifer Delorey Lyon que l’on retrouve au paragraphe 25 de l’affidavit du demandeur, le but n’est pas de prouver qu’effectivement en 2012 les bénévoles devaient offrir un service de rechange, mais plutôt qu’en 2012, la défenderesse s’intéressait déjà à l’enjeu linguistique. De la même façon, pour ce qui est des propos du Commissaire aux langues officielles relatés au paragraphe 23 de l’affidavit ainsi que dans la pièce 8, il ne s’agit pas de prouver la véracité de ses dires, mais plutôt le simple fait que celui-ci a déjà considéré la situation du respect des droits linguistiques par la défenderesse à l’époque.
[21]
À mon sens, il y a donc lieu de permettre l’admission en preuve des pièces 8 et 10. Cette preuve peut s’avérer utile pour démontrer que, déjà en 2010 et en 2012, les médias et les représentants de la défenderesse s’intéressaient à la question linguistique, et par là étayer l’allégation générale du demandeur à l’effet qu’il y a eu des dénonciations publiques de manquements répétés aux obligations de la partie IV de la LLO. Il reviendra au juge saisi du mérite de la demande d’évaluer la force probante des articles en question compte tenu de l’ensemble de la preuve au dossier (voir Air Canada 1997 CF au para 19).
[22]
Je mentionnerais également au passage que les pièces 8 et 10 contiennent plusieurs déclarations émanant des propres représentants de la défenderesse. Même s’il s’agissait effectivement de ouï-dire, ces déclarations pourraient constituer des aveux extrajudiciaires (voir notamment R c Evans, [1993] 3 RCS 653 à la p 664, 108 DLR (4e) 32). Rappelons que la règle prohibant le ouï-dire prend assise dans la difficulté de vérifier la fiabilité de l’affirmation du déclarant, compte tenu de l’impossibilité de le contre-interroger (voir Khelawon au para 35). Il est difficile d’imaginer comment la défenderesse peut prétendre être dans l’impossibilité de contre-interroger ses propres représentants. Comme le souligne le demandeur, libre à elle de déposer des affidavits répondant aux allégations, ce qu’elle, faut-il le rappeler, n’a pas fait dans les délais qui lui étaient alloués. En l’espèce, il ne s’agit pas d’un cas flagrant qui mérite que j’exerce ma discrétion de radier derechef un allégué inapproprié d’un affidavit. Bien au contraire, les articles en question constituent exactement le type de preuve admissible pour vérifier le respect des obligations de la partie IV de la LLO, soit, permettre d’assurer l’égalité des services de langue anglaise et de langue française, ainsi que la protection la plus complète de ces garanties linguistiques quasi constitutionnelles.
Privilège relatif aux règlements
[23]
S’agissant maintenant d’obtenir la radiation du paragraphe 15 de l’affidavit du 16 novembre 2017, la défenderesse invoque la Règle 422 que l’on retrouve à la Partie 11 - Dépens. Celui-ci se lit comme suit :
15. Le 1 novembre 2017, les procureurs de l’AAIH m’ont fait parvenir une offre de règlement à l’amiable, que j’ai déclinée. Je ne peux pas joindre une copie de cette offre de règlement au présent affidavit parce que selon les procureurs de l’AAIH le contenu de l’offre « ne pourra être divulgué ou utilisé devant quelque forum que ce soit. »
[24]
La Règle 422 prévoit qu’aucune communication concernant une offre de règlement ne peut être faite à la Cour tant que les questions relatives à la responsabilité et à la réparation à accorder, sauf les dépens, n’ont pas été tranchées. La défenderesse soumet que la Règle 422 va jusqu’à protéger la divulgation de l’existence même d’une offre de règlement. Or, contrairement à ce que prétend la défenderesse, ni la Règle 422, ni le privilège relatif aux règlements ne semblent empêcher la divulgation de l’existence d’une offre de règlement. Le privilège empêche plutôt la divulgation du contenu d’une telle offre (voir Union Carbide Inc c Bombardier Inc, 2014 CSC 35 au para 31 [Union Carbide]).
[25]
En l’espèce, il n’y a pas lieu de radier le paragraphe 15 qui ne fait état d’aucune offre de règlement.
[26]
En second lieu, il s’agit de déterminer si le paragraphe 13 (incluant le courriel joint en pièce 3) de l’affidavit du 16 novembre 2017 contient des communications sujettes au privilège relatif aux règlements comme le prétend la défenderesse, ce qui est contesté par le demandeur.
[27]
Le paragraphe 13 de l’affidavit du 16 novembre 2017 se lit comme suit :
13. Le 27 septembre [2017], j’ai reçu un courriel de Mme Valerie Seager de l’AAIH déclinant le règlement hors-cour et du même coup disant que « Nous regrettons vivement que des services en français n’aient pas été mis à votre disposition au comptoir des bénévoles le 26 juillet 2016. » Le même courriel dit également que l’AAIH n’est pas en mesure d’avoir des bénévoles bilingues sur place en tout temps. Une copie du courriel est à la Pièce 3 du présent affidavit.
[28]
Bien que les extraits au paragraphe 13 de l’affidavit du 16 novembre 2017 ne font pas strictement état du contenu de toute offre de règlement faite par la défenderesse – qui a décliné un règlement hors-cour –, le procureur de la défenderesse invite néanmoins la Cour à lire l’ensemble du courriel du 27 septembre 2017 qui se lit comme suit :
Merci de m’avoir contacté. Je vous suis reconnaissante de m’avoir informée à l’avance de vos intentions en ce qui concerne votre récente plainte au sujet de votre expérience à l’aéroport international Stanfield d’Halifax.
Nous regrettons vivement que des services en français n’aient pas été mis à votre disposition au comptoir des bénévoles le 26 juillet 2016. Nous prenons nos obligations en vertu de la Loi sur les langues officielle très au sérieux et nous regrettons de n’avoir pas pu répondre à votre demande d’assistance dans la langue de votre choix. Nous souhaitons vous remercier d’avoir porté cette situation à notre attention. Bien que nous se soyons pas en mesure d’avoir des bénévoles bilingues sur place en tout temps, nous fournissons à nos bénévoles une formation et un certain nombre d’outils pour les aider à fournir un service en français à nos passager. Nous sommes désolés que notre bénévole n’ait pas fait appel à ces outils dans votre cas.
Suite à la réception de votre plainte, nous avons rappelé à nos bénévoles leur obligation de fournir un service aux voyageurs dans la langue officielle de leur choix et nous avons passé en revue avec eux les outils disponibles pour les aider à le faire. Nous avons également multiplié nos efforts pour attirer des bénévoles bilingues.
Nous sommes fiers de fournir à nos passagers un service à la clientèle exceptionnel et nous regrettons de ne pas avoir été en mesure de le faire à cette occasion.
Bien que nous reconnaissions que vous aviez droit à un service dans la langue officielle de votre choix, nous ne pensons pas qu’un dédommagement de 1 500 $ soit justifié dans ces circonstances particulières. Nous apprécions toutefois beaucoup que vous ayez pris le temps de porter cette question à notre attention et nous avons profité de cette occasion pour rappeler à tous nos fournisseurs de services leurs obligations en matière de langues officielles. Veuillez accepter mes plus sincères excuses pour cet incident.
[29]
En l’espèce, tel qu’il ressort de l’affidavit de Valerie Seager, en date du 13 décembre 2017 et de l’affidavit du demandeur en date du 26 janvier 2016, produits respectivement par la défenderesse et le demandeur au soutien de leurs prétentions relatives à la requête en radiation, les parties ne s’entendent pas sur la qualification juridique à donner au contenu des communications allégués au paragraphe 13 de l’affidavit du 16 novembre 2017, en particulier ce qui est écrit par la représentante de la défenderesse dans le courriel du 27 septembre 2017.
[30]
Selon la défenderesse, ce dernier courriel s’insère dans le cadre d’un ensemble de discussions relatives à un potentiel règlement. En effet, le courriel faisait suite à un appel téléphonique du demandeur où celui-ci proposait de régler le différend hors-cour, sans quoi il menaçait la défenderesse d’amener sa cause devant la Cour fédérale. Selon la compréhension de la défenderesse, l’intention des parties était claire que tous ces échanges devaient demeurer confidentiels. L’omission d’inclure une mention spécifique à cet égard dans le courriel constitue une omission involontaire de sa part. De telles concessions de la part de la défenderesse n’auraient jamais été faites hors d’un contexte de règlement. Ainsi, les conditions jurisprudentielles entraînant la protection des communications faites dans le cadre d’un règlement sont remplies : un litige était clairement envisagé, vu la menace du demandeur; l’intention des parties était claire à l’effet que les communications devaient demeurer confidentielles et l’absence d’étiquette n’était pas déterminante, et enfin, le demandeur a admis lui-même avoir proposé à la défenderesse de régler hors-cour. Le courriel du 27 septembre 2017 constitue la réponse à cette offre.
[31]
Le demandeur concentre ses prétentions sur l’absence d’une intention commune des parties quant à la confidentialité des communications, du moins celles dont fait état le courriel allégué au paragraphe 13. Le courriel du 27 septembre 2017 n’indique nulle part que son existence ou son contenu devait rester confidentiel. Cette question n’a jamais été discutée par les parties dans le cadre de leurs échanges, et il n’y a jamais consenti explicitement ou implicitement. Au contraire, il dit d’ailleurs avoir été surpris de voir l’étiquette de confidentialité sur l’offre de règlement faite après le courriel du 27 septembre 2017 par les avocats de la défenderesse, soit le 1er novembre 2017, et qui n’est pas produite au dossier ni résumée dans le paragraphe 15 de l’affidavit du 16 novembre 2017. Selon lui, les conditions jurisprudentielles entraînant la protection des communications faites dans le cadre d’un règlement ne sont donc pas remplies en l’espèce.
[32]
L’objection de la défenderesse est non fondée.
[33]
Le privilège relatif aux règlements est une règle de preuve tirée de la common law qui vise à protéger les communications échangées par des parties cherchant à régler un différend (voir Union Carbide au para 31). Il s’applique à l’ensemble des communications faites dans le cadre de discussions visant un règlement, et non uniquement au contenu d’une éventuelle entente. La Cour suprême a maintes fois confirmé l’importance de ce privilège qui vise à encourager le règlement à l’amiable et ainsi contribuer à améliorer l’accès à la justice (voir Globe and Mail c Canada (Procureur général), 2010 CSC 41 aux paras 78 et 81 [Globe and Mail]; Sable Offshore Energy Inc c Ameron International Corp, 2013 CSC 37 au para 11 [Sable Offshore]; Union Carbide au para 1). En effet, ce privilège part du principe que des parties hésiteraient à s’engager dans des négociations ouvertes si elles craignaient que les concessions faites pourraient être utilisées contre elle advenant un litige ultérieur (voir Globe and Mail au para 80; Sable Offshore au para 13; Union Carbide au para 31).
[34]
Selon la jurisprudence et la doctrine consultées par la Cour (Mohawks of the Bay of Quinte c Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2013 CF 669 au para 34; voir aussi Sidney N Lederman, Alan W Bryant et Michelle K Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada, 4e ed, Markham, Lexis Nexis, 2014 à la p 1039 [Lederman]), les conditions nécessaires à l’existence du privilège relatif aux règlements sont les suivantes :
a) Un litige est en cours ou envisagé;
b) L’intention expresse ou tacite des parties à la communication est qu’elle ne soit pas révélée au tribunal judiciaire en cas d’échec des négociations; et
c) La communication a pour objet le règlement à l’amiable du différend.
[35]
Cela dit, bien qu’elle puisse servir à indiquer l’intention des parties, la présence d’une étiquette « sous toutes réserves » n’est pas nécessaire à l’application du privilège (voir Sable Offshore au para 14; voir aussi Lederman à la p 1039). C’est vraiment l’intention des parties de régler l’action qui sera déterminante (voir Sable Offshore au para 14).
[36]
Le courriel du 27 septembre 2017 n’est pas protégé par le privilège relatif aux règlements. Certes, il est indéniable qu’un litige entre les parties était envisagé. Le demandeur mentionne lui-même au paragraphe 9 de son affidavit du 26 janvier 2018 avoir contacté la défenderesse dans le but d’éviter un litige à la Cour fédérale. Du côté du demandeur, l’intention de cet appel était clairement de régler le différend à l’amiable (voir l’affidavit du 26 janvier 2018 au paragraphe 9). Je ne suis toutefois pas convaincu que telle était l’intention de la défenderesse dans son courriel du 27 septembre 2017 (pièce 3). En effet, le courriel n’atteste en rien d’une quelconque intention de régler à l’amiable : Valerie Seager ne fait que décliner l’offre du demandeur, sans rien offrir en échange, ni tenter d’ouvrir une quelconque discussion de règlement à l’amiable. Rappelons que le privilège relatif aux règlements vise à encourager les parties à divulguer des informations et à faire des concessions. Ici, les informations données par Mme Seager quant à la situation relative au bilinguisme ne m’apparaissent pas utilisées comme un argument de négociation. Le courriel prend plutôt l’allure d’une lettre de courtoisie tentant de mettre fin à l’échange avec le demandeur. Dans cette mesure, je ne crois pas qu’il atteste d’une intention de la défenderesse de régler, soit le 3e critère d’application du privilège.
[37]
Je suis également d’accord avec le demandeur que l’intention de garder ces communications confidentielles n’est également pas évidente. Rappelons-nous du contexte : la défenderesse, l’AAIH, une institution fédérale d’importance, communique directement avec un particulier par l’entremise de sa Vice-présidente, Affaires juridiques et règlementaires, attestant clairement d’un déséquilibre au niveau des connaissances juridiques des parties. Mme Seager ne pouvait ainsi présumer que le demandeur s’attendrait tout naturellement à ce que leurs échanges demeurent confidentiels. Si telle était l’intention de la défenderesse, il me semble qu’une brève conversation, ou mention à cet effet aurait été de mise. Or, la question de la confidentialité n’a jamais été discutée par les parties, du moins au stade de l’envoi de ce courriel. La Vice-présidente était donc bien au courant de l’enjeu de la confidentialité, mais pourtant prétend que l’omission d’inclure la mention dans le courriel était involontaire. Je ne saurais adhérer à cet argument formulé a posteriori par la défenderesse. À cela s’ajoute le fait que les avocats de la défenderesse ont pris la peine d’inclure la mention « sous toutes réserves » dans leur offre subséquente du 1er novembre 2017.
[38]
En somme, les trois critères d’application du privilège relatif aux règlements ne sont pas tous remplis. Il n’y a donc pas lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire de la Cour de radier sommairement le paragraphe 13 et la pièce 3 de l’affidavit du demandeur du 16 novembre 2017.
Les dépens
[39]
Les parties s’entendent que des dépens devraient être octroyés par la Cour au stade de la requête en radiation plutôt que d’attendre la décision sur le fond, et ce, selon l’issue de la cause.
[40]
Compte tenu du rejet de la présente requête, le demandeur aura droit aux dépens.
[41]
Bien que, en règle générale, une partie se représentant elle-même a seulement droit au paiement de ses déboursés et non aux honoraires, vu l’absence d’avocats, les juges de cette Cour sont de plus en plus ouverts à permettre une certaine compensation du temps passer à préparer la cause (voir Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115 au para 24 [Thibodeau 2007 CAF]; Sherman c Canada (Ministre du revenu national), 2004 CAF 29 aux paras 10-11; Stevens c Canada (Procureur général), 2007 CF 847 au para 17-19; voir aussi la décision de première instance dans Thibodeau 2005 CF aux paras 31 et s).
[42]
Dans Thibodeau 2007 CAF, le juge Létourneau s’exprimait ainsi :
[24] Toutefois, la jurisprudence, compte tenu de la triple finalité recherchée par l’adjudication de dépens, i.e. l’indemnisation, l’incitation à régler et la dissuasion de comportements abusifs, a reconnu l’opportunité d’octroyer une certaine forme de dédommagement à la partie qui se représente seule, particulièrement lorsque sa présence à une audience est nécessaire et qu’elle encourt, de ce fait, des pertes de revenus : voir Sherman c. Le ministre du Revenu national, [2003] 4 CAF 865. Mais l’indemnisation accordée peut, au mieux, être égale à ce que la partie aurait eu selon le tarif si elle avait été représentée par un avocat : voir Sherman, supra, 2004 CAF 29 (CanLII), au paragraphe 11 […]
[43]
Une telle approche s’insère à mon avis dans l’esprit de la LLO dont le paragraphe 81(2) permet d’ailleurs d’octroyer des dépens en faveur de la partie déboutée, en raison du caractère d’intérêt public des recours sous ce régime législatif. Bien que ce paragraphe ne prenne pas application en l’espèce, il atteste certainement d’une volonté législative de compenser les parties qui dépensent temps et argent pour mener à bien une cause soulevant des enjeux d’importance pour la société canadienne (voir par ex Norton c Via Rail Canada, 2009 CF 704 au para 130).
[44]
Aussi, au-delà de ses débours de 250 $, le demandeur réclame une compensation pour les quelque 50 heures de travail nécessaires à préparer sa réponse à la requête de la défenderesse. Il convient ici d’accorder au demandeur une somme globale en guise de compensation pour ses heures travaillées. Une somme de totale de 1 250 $, incluant les déboursés réclamés par le demandeur, m’apparaît appropriée dans les circonstances.
Prorogation du délai de signification des affidavits de la défenderesse
[45]
Enfin, vu l’expiration des délais pour la signification des affidavits de la défenderesse, la Cour accepte de proroger jusqu’au 16 mars 2018 le délai pour la signification des affidavits de la défenderesse.
ORDONNANCE au dossier T-1510-17
LA COUR ORDONNE que :
La requête en radiation de la défenderesse est rejetée;
Le demandeur a droit à des dépens de 1 250 $; et
Le délai pour la signification des affidavits de la défenderesse est prorogé au 16 mars 2018.
« Luc Martineau »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1510-17
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INTITULÉ :
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MICHEL THIBODEAU c ADMINISTRATION DE L'AÉROPORT INTERNATIONAL D'HALIFAX
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 31 janvier 2018
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ORDONNANCE ET motifs :
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LE JUGE MARTINEAU
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DATE DES MOTIFS :
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LE 28 février 2018
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COMPARUTIONS :
Michel Thibodeau
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POUR LE DEMANDEUR
(POUR SON PROPRE COMPTE)
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Me Patrick Levesque
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Pour lA défenderESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Norton Rose Fulbright Canada LLP
Ottawa (Ontario)
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Pour lA défenderESSE
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