Dossier : IMM-3193-17
Référence : 2018 CF 232
Ottawa (Ontario), le 1er mars 2018
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE :
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RENOVAT HATUNGIMANA, OLIVE NIRAGIRA, RYAN URIEL NTWARI, AMY KARNIELLA MUCO
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demandeurs
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et
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MINISTÈRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1]
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [Commission], rendue le 22 juin 2017, rejetant les demandes d’asile et de protection des demandeurs. Pour les motifs énoncés ci-après, la demande est rejetée.
[2]
Les demandeurs, une famille composée d’un père (demandeur principal), de son épouse et de leurs deux enfants, sont des citoyens du Burundi. Ils allèguent être des « réfugiés au sens de la Convention »
ainsi que des « personnes à protéger »
, comme la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi] le définit aux articles 96 et 97(1), en raison de leur opinion politique imputée et de leur identité ethnique Tutsie.
[3]
Le demandeur principal allègue que lors des manifestations d’avril et de mai 2015 contre le troisième mandat du président Nkurunziza, il aurait contribué financièrement afin d’aider les manifestants. Le 15 avril 2016, la police, accompagnée de membres du groupe militant Imbonerakure, aurait fait une perquisition chez lui et trouvé un reçu pour sa contribution aux manifestants de Cibitoke, le quartier où la famille aurait vécu. Le demandeur aurait alors été emmené « au cachot »
du Service national de renseignement, où il aurait été questionné sur les manifestants et torturé pendant quinze jours.
[4]
Le demandeur allègue qu’un policier Tutsi se serait inquiété de son sort et aurait décidé de le faire sortir de la prison dans la nuit du 30 avril 2016. Depuis ce jour, le demandeur aurait vécu caché dans sa région d’origine, Rumongue, et ce, jusqu’à son départ du Burundi.
[5]
De son côté, la demanderesse aurait continué à habiter la résidence familiale jusqu’au 15 septembre 2016, jour où les Imbonerakure seraient revenus chercher le demandeur. Puisqu’il n’y était pas, ces derniers s’en seraient pris à la demanderesse et l’auraient violée. Elle aurait par la suite vécu cachée « ici et là »
.
[6]
Suite à cela, les demandeurs auraient commencé à faire des démarches pour quitter le Burundi. Avec l’aide d’amis, ils auraient fait une demande de visa américain le 3 mars 2017, et auraient passé l’entrevue le 23 mars 2017, quand leur visa aurait été émis. Avec l’assistance d’un ami policier qui aurait corrompu ses collègues à l’aéroport, les demandeurs auraient quitté le Burundi le 13 avril 2017 pour les États-Unis. Ils ont finalement demandé l’asile à la frontière canadienne le 18 avril 2017, après quelques jours de repos aux États-Unis.
[7]
L’audience a eu lieu devant la Commission le 13 juin 2017. Le 22 juin 2017, la Commission a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97(1) de la Loi, et a rejeté la demande d’asile. La décision est principalement fondée sur le manque de crédibilité des demandeurs.
[8]
Cette demande de contrôle judiciaire soulève des questions purement factuelles : les demandeurs essaient de démontrer des erreurs dans le traitement de la preuve. Cette décision est ainsi susceptible de contrôle selon la norme de la décision déraisonnable. Un degré élevé de déférence s’applique aux questions de crédibilité et l’évaluation de la preuve relative à la crédibilité d’un demandeur relève de l’expertise de la Commission : Jeyakumar c MCI, 2018 CF 124; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir].
II.
Question en litige et analyse
[9]
Les demandeurs prétendent que la Commission a commis des erreurs d’appréciation de la preuve et que ses conclusions portant sur leur crédibilité, incluant de supposées invraisemblances à leur récit, ne sont pas intelligibles ou justifiées.
A.
Erreurs d’appréciation de la preuve
(1)
Compétences linguistiques des demandeurs
[10]
Les demandeurs allèguent que la Commission a commis une erreur importante d’appréciation de la preuve de la compétence linguistique du demandeur principal en concluant qu’il ne pouvait pas comprendre un contrat de bail écrit en français, surtout un contrat contenant du langage technique. Les demandeurs allèguent aussi qu’en raison des difficultés de compréhension entre le demandeur principal et son interprète à l’audience, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas compris le contenu de ce document.
[11]
Même si un autre décideur avait pu trancher différemment, il était loisible à la Commission de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur principal à cet égard. Je suis d’avis que cette conclusion appartient aux « issues possibles acceptables »
. Quoi qu’il en soit, la Commission n’a jamais affirmé que le demandeur principal ne comprenait ni le français ni le bail. La Commission a plutôt affirmé qu’elle n’était pas satisfaite par les explications du demandeur qui s’ajustaient au fur et à mesure aux questions posées.
[12]
Par rapport aux difficultés de compréhension avec l’interprète, elles n’ont pas de poids probant en l’espèce, étant donné le nombre important de contradictions dans le récit des demandeurs. Les demandeurs mettent l’accent sur des erreurs d’interprétation isolées qui n’étaient pas essentielles au rejet de leur demande. Ce sont plutôt les nombreuses contradictions et incompatibilités dans le récit des demandeurs qui ont été jugées déterminantes par la Commission.
[13]
De toute façon, le but premier du bail était de prouver le lieu de résidence des demandeurs lors des manifestations. Cependant, la Commission a considéré insuffisante la preuve visant à démontrer la période au cours de laquelle les demandeurs allèguent avoir résidé à Cibitoke. En somme, la Commission a déterminé qu’il y avait une lacune ou insuffisance dans la preuve des demandeurs, y compris la preuve du lieu de résidence allégué à Cibitoke. Cet élément figure aussi dans le prochain argument soulevé par les demandeurs – les « présomptions d’invraisemblance »
.
(2)
Présomptions d’invraisemblance
[14]
Les demandeurs allèguent que la Commission a commis une erreur d’appréciation de la preuve, teintée par une présomption d’invraisemblance en ce qui concerne : a) la date de début et de fin du bail; b) le fait que le bail soit rédigé en français plutôt qu’en kirundi; c) l’acte de naissance du fils, qui a été émis hors du Burundi, notamment à Kigali, au Rwanda, où sa femme est allée accoucher.
[15]
En revanche, ils allèguent: a) qu’il aurait été raisonnable de conclure que la date de possession du logement correspondait à celle où le bail a été signé, et que la fin du bail correspondait au moment où le locataire cesserait de payer le loyer; b) qu’il n’est pas invraisemblable que les baux ou certains documents techniques ou juridiques soient rédigés en français au Burundi, le français étant une des langues officielles, et étant donné que le modèle du formulaire de bail informatisé n’est pas offert en kirundi; c) qu’il est également vraisemblable à l’extérieur du contexte nord-américain, qu’une femme voyage loin de chez elle pour un accouchement.
[16]
Le défendeur, pour sa part, soutient que : a) la Commission était en droit de n’accorder aucune valeur probante au bail, étant donné qu’il n’indiquait aucune date de début ni de fin; b) les demandeurs n’ont pas soumis leurs explications à la Commission lorsque confrontés aux incohérences dans la preuve; c) la Commission a seulement constaté que l’unique document déposé qui mentionne Cibitoke était le certificat de naissance du fils et que ce document a été rédigé alors que les demandeurs ne se trouvaient pas au Burundi. Le défendeur soutient également que la Commission était justifiée de prendre en considération l’ensemble des différents éléments de preuve et de témoignage des demandeurs, y compris les invraisemblances contenues dans le récit des demandeurs d’asile, pour en arriver à sa conclusion de non crédibilité.
[17]
Comme il a été mentionné ci-dessus, les conclusions de la Commission en ce qui concerne le bail, incluant celles tirées en raison de l’absence de dates de début et de fin de location, étaient raisonnables. Cette absence de date, selon la Commission, a enlevé toute valeur probante au bail, seul document susceptible de prouver le lieu de leur résidence.
[18]
En ce qui concerne l’acte de naissance, encore une fois, la Commission a rejeté les allégations des demandeurs. La Commission a noté que le seul document déposé mentionnant Cibitoke était le certificat de naissance du fils des demandeurs, rédigé par l’ambassade du Burundi à Kigali, au Rwanda, où leur fils est né. De surcroît, les autres documents déposés ne prouvent aucunement que les demandeurs habitaient à Cibitoke comme ils le disaient, étant donné qu’ils ont été rédigés par différentes communes.
B.
Crédibilité des demandeurs
(1)
Allégations de torture et de viol
[19]
Les demandeurs allèguent que la Commission n’a pas traité de façon approfondie leurs allégations de torture et de viol.
[20]
Le défendeur soutient que le fardeau de preuve incombe aux demandeurs, et qu’il leur revient d’établir le bien-fondé de leurs allégations ainsi que de fournir les preuves susceptibles de soutenir leurs revendications.
[21]
Il est manifeste que la crédibilité des demandeurs était déjà minée par des contradictions et incohérences dans leur récit. La Commission devait déterminer si les demandeurs ont une crainte subjective de persécution en raison de leur opinion politique imputée. Toutefois, ils n’ont pas réussi à satisfaire la Commission sur ce point.
[22]
Concernant la torture alléguée du demandeur, la Commission a statué que les demandeurs n’avaient pas une crainte subjective d’être persécutés. Si tel avait été le cas, ils n’auraient pas attendu presque six mois après la libération de la prison du demandeur, c’est-à-dire entre du 30 avril 2016 jusqu’au mois de septembre 2017, pour entreprendre les démarches afin de quitter le pays. Encore une fois, je trouve cette conclusion raisonnable.
[23]
De plus, le tribunal a statué que le fait que la demanderesse soit demeurée au domicile où les autorités étaient déjà venues chercher le demandeur pour l’arrêter, alors que son époux s’est enfui de détention et qu’il se cachait, le tout dans le contexte de la crise politique et militaire en Burundi, n’était pas compatible avec une crainte subjective. Cette conclusion me semble tout à fait raisonnable.
[24]
Pour ce qui est du viol de la demanderesse, la Commission a constaté une incohérence entre le fait que le viol allégué de septembre 2016 ait été l’élément déclencheur de la décision des demandeurs de quitter le pays et le délai avant de commencer les démarches pour le visa en mars 2017. Je trouve aussi cette conclusion raisonnable, encore une fois en raison d’un manque de crainte subjective.
(2)
Questions périphériques
[25]
Les demandeurs allèguent que la Commission s’est fondée en partie sur des conclusions de crédibilité au sujet de questions non pertinentes et périphériques, notamment la raison pour laquelle le demandeur principal n’avait pas participé physiquement aux manifestations du 30 avril 2015 et son parcours professionnel.
[26]
Le défendeur soutient au contraire que les contradictions du demandeur par rapport aux circonstances entourant sa participation aux manifestations sont directement liées à ses allégations de persécution pour ses opinions politiques, et que les questions concernant le parcours professionnel du demandeur sont directement liées à sa situation au moment des faits allégués.
[27]
Je partage l’avis, une fois de plus, du défendeur : les contradictions du demandeur principal par rapport à sa participation aux manifestations et son parcours professionnel, étaient directement liées à sa crédibilité et à sa crainte subjective de persécution. La demande d’asile des demandeurs est fondée sur le fait qu’ils habitaient dans le quartier contestataire de Cibitoke au moment des manifestations en 2015. Par contre, le demandeur n’a pas été en mesure de démontrer de façon crédible que sa famille et lui habitaient ou travaillaient à Cibitoke ni qu’il avait participé aux manifestations. Bien que son parcours professionnel ne soit pas lié aux manifestations, ou aux faits connexes à la fuite du Burundi, les incohérences et problèmes de crédibilité trouvés par la Commission entachent la demande en général : voir Tas v Canada (Citizenship and Immigration), 2017 FC 702 au para 18; Gong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 165 au para 9.
[28]
Finalement, l’avocat des demandeurs a argumenté devant la Cour que la Commission n’a pas été raisonnable dans sa considération de la torture et du viol allégués, étant donné qu’elle n’a pas traité ces aspects en profondeur ni donné aux demandeurs l’occasion d’expliquer ces éléments critiques de la demande d’asile.
[29]
Bien que cet argument n’ait pas été plaidé dans le mémoire des demandeurs, j’ai relu la transcription et écouté la partie de l’enregistrement qu’a mentionnée l’avocat. Je ne peux pas me ranger aux arguments des demandeurs. Au contraire, je trouve qu’il était loisible à la Commission de tirer ces conclusions et que ces dernières étaient expliquées avec transparence et justification. De plus, la Commission n’a pas refusé que les demandeurs s’expliquent sur les circonstances qui ont mené à leur demande d’asile et à leur persécution alléguée au Burundi.
III.
Conclusion
[30]
Le caractère raisonnable exige que la décision soit justifiée, transparente et intelligible au sein du processus décisionnel et qu’elle appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. En l’espèce, les motifs de la Commission sont justifiables, le résultat fait partie des issues possibles acceptables et la décision est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’a été présentée pour certification et je suis d’avis que cette affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT au dossier IMM-3193-17
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Aucune question ne sera certifiée.
« Alan S. Diner »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier :
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IMM-3193-17
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INTITULÉ :
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RENOVAT HATUNGIMANA, OLIVE NIRAGIRA, RYAN URIEL NTWARI, AMY KARNIELLA MUCO c MINISTÈRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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OTTAWA (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 29 janvier 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE DINER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 1er mars 2018
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COMPARUTIONS :
Me Arthur Ayers
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Pour leS DEMANDEURS
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Me Gabriel Girouard
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Pour le dÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Arthur Ayers
Avocat
Ottawa (Ontario)
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Pour les DEMANDEURS
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Ministère de la Justice du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour le dÉFENDEUr
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