Date : 20180226
Dossier : T-981-17
Référence : 2018 CF 217
Ottawa (Ontario), le 26 février 2018
En présence de monsieur le juge Lafrenière
ENTRE :
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MARK BARR
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Les appareils sans fil, les ordinateurs et la technologie Internet sont essentiels, sinon indispensables dans notre monde moderne. En l’espèce, il s’agit de déterminer si la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Commission) pouvait raisonnablement interdire au demandeur d’être propriétaire, de faire usage ou d’être en possession d’un ordinateur ou de quelque autre matériel technologique lui donnant accès à Internet ou, autrement, de faire usage ou d’être en possession d’appareils de télécommunication sans fil.
I.
Aperçu
[2]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, d’une décision de la Commission concernant les conditions d’un certificat de surveillance de longue durée daté du 29 mai 2017 et délivré après la mise en liberté du demandeur autour de cette date. La Commission a imposé diverses conditions au demandeur et, ultérieurement, elle lui a imposé des conditions particulières stipulant l’interdiction d’être propriétaire, de faire usage ou d’être en possession d’un ordinateur, selon la définition de l’article 342.1 du Code criminel, LRC 1985, c C-46, ou de tout autre matériel technologique lui permettant d’accéder à Internet, de même que d’être en possession ou de faire usage d’appareils de télécommunication sans fil, y compris une tablette électronique et tout autre appareil donnant accès à un réseau sans fil (les conditions particulières). La Commission avait initialement imposé lesdites conditions au demandeur le 4 août 2015 en raison de manquements répétés à une ordonnance de surveillance de longue durée.
[3]
Dans l’avis de demande déposé le 28 juin 2017, le demandeur affirme que les conditions dont la Commission a assorti l’ordonnance de surveillance de longue durée sont incompatibles avec son obligation de common law d’agir équitablement et qu’elles violent l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi sur le Canada de 1982 (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte), et notamment l’exigence qui en découle de ne priver une personne de sa liberté qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le demandeur a abandonné ses arguments fondés sur la Charte lors de l’audience de la présente demande. Il a toutefois réitéré sa demande d’annulation de la décision au motif que la Commission lui a imposé des conditions qui n’étaient ni raisonnables ni nécessaires, et qu’elle s’est fondée sur des renseignements erronés et incomplets qui n’étaient pas pertinents et qui au surplus étaient préjudiciables et incorrects.
[4]
Pour les motifs qui suivent, je ne puis conclure que la Commission a pris une décision déraisonnable en ajoutant d’autres conditions particulières ultérieurement. Bien que les conditions puissent sembler draconiennes étant donné l’utilité et l’omniprésence de la technologie en cause, la décision appartenait aux issues raisonnables et elle était suffisamment justifiée, transparente et intelligible. La demande est par conséquent rejetée avec dépens.
II.
Exposé des faits
[5]
Le demandeur n’a pas déposé d’affidavit à l’appui de sa demande. Tous les faits sur lesquels se fondent les parties sont exposés au dossier du tribunal, qui compte 1038 pages.
[6]
L’ordonnance de surveillance de longue durée de dix ans visant le demandeur viendra à échéance le 4 février 2025. Elle a été prononcée après que le demandeur a été déclaré coupable d’agression sexuelle armée, d’agression sexuelle causant des lésions corporelles, de séquestration et d’introduction par effraction. En 1998, le demandeur a agressé sexuellement et battu une femme de 23 ans qui lui était inconnue au domicile de celle-ci, et il l’a menacée de mort en lui tenant un couteau sur la gorge.
[7]
Il a été condamné à une peine de 8 ans et 8 mois de détention qui a commencé le 11 mai 2006 et qui a été suivie d’une période de surveillance de longue durée de 10 ans. Le juge a ordonné que le demandeur purge la moitié de sa peine avant d’être admissible à la libération conditionnelle totale, et qu’il se conforme pendant au moins 20 ans à la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, LC 2004, c 10.
[8]
Antérieurement, le demandeur avait été reconnu coupable d’agression sexuelle contre deux jeunes filles de 16 ans alors qu’il se trouvait illégalement en liberté après avoir obtenu une permission de sortir d’un établissement provincial. Il a été condamné à des peines d’emprisonnement pour les deux infractions. Il est décrit comme un multirécidiviste dont les crimes se sont diversifiés et aggravés au fil du temps, allant jusqu’à des agressions sexuelles violentes.
[9]
En février 2012, le demandeur a été libéré d’office avec la condition de résider à Hamilton, en Ontario. La Commission lui a en outre imposé les conditions suivantes : éviter de se trouver en présence de filles de moins de 18 ans; s’abstenir de consommer de l’alcool et de la drogue; déclarer ses relations sexuelles et non sexuelles avec des femmes; communiquer ses renseignements financiers et ne pas nouer de relation plaçant une femme dans un rapport de confiance à son égard.
[10]
À deux reprises, la Commission a révoqué la libération d’office du demandeur parce qu’il avait consommé du crack. Le 23 juin 2014, après une suspension décrétée par le Service correctionnel du Canada, le demandeur a de nouveau obtenu une libération d’office assortie d’une assignation à résidence en sus des conditions que la Commission lui avait imposées en 2012. Il devait également respecter deux nouvelles conditions : éviter les débits de boissons et s’abstenir de s’associer avec des personnes susceptibles de se livrer à des activités criminelles.
[11]
Le 16 juin 2014, la Commission a rendu une décision visant l’ajout de conditions particulières à l’ordonnance de surveillance de longue durée du demandeur, dont le début coïncidait avec la fin de sa période de libération d’office, le 10 janvier 2015. Parmi les conditions particulières dont la Commission a assorti l’ordonnance de surveillance de longue durée se trouvaient l’interdiction pour le demandeur de se trouver en présence de filles de moins de 18 ans, sauf dans certaines circonstances surveillées, la déclaration de toute relation avec des femmes à son surveillant de liberté conditionnelle, ainsi que l’interdiction de nouer une relation plaçant une femme dans un rapport de confiance avec lui. À ce moment, la Commission ne lui a pas imposé de restriction liée à l’utilisation d’Internet ou d’un ordinateur.
[12]
Après sa libération d’office le 23 juin 2014, le demandeur est resté dans la collectivité pendant environ deux mois avant de se voir infliger une suspension pour avoir manqué à la condition d’éviter les contacts avec des personnes de moins de 18 ans. Par l’intermédiaire d’un site de rencontre en ligne, il avait fait la connaissance d’une femme qui avait des enfants, dont 2 filles de 13 et 16 ans. Son agente de libération conditionnelle l’avait expressément averti qu’il ne pouvait pas se trouver dans la maison de cette femme si ses filles étaient présentes, mais il a été vu sur le porche alors que les enfants étaient à l’intérieur. La Société d’aide à l’enfance a recommandé de restreindre l’accès du demandeur à Internet de manière à l’empêcher de s’en servir comme moyen facile de « leurrer »
des femmes. L’équipe de gestion des cas du demandeur a approuvé cette recommandation et suggéré la même modification aux conditions de l’ordonnance de surveillance de longue durée.
[13]
Le 14 novembre 2014, la Commission a révoqué la libération d’office du demandeur parce qu’il avait enfreint l’interdiction de contacts avec certaines personnes, à savoir les enfants. Le 25 novembre 2014, conformément à la recommandation de l’équipe de gestion des cas, la Commission a ajouté les conditions suivantes à l’ordonnance de surveillance de longue durée du demandeur : [traduction] « ne pas être propriétaire, faire usage ou être en possession d’un ordinateur, selon la définition de l’article 342.1 du Code criminel, ou de quelque autre appareil technologique permettant d’accéder à Internet sans surveillance »
.
[14]
Le 28 novembre 2014, le demandeur a été libéré d’office à Ottawa. Le 10 janvier 2015 marquait la date d’expiration de son mandat et le début de sa surveillance de longue durée. Cinq jours plus tard, le Service correctionnel du Canada a suspendu la surveillance de longue durée parce que le demandeur avait été trouvé en possession d’un téléphone cellulaire doté d’un navigateur Internet et d’une fonctionnalité de connexion à un réseau sans fil. Il a avoué qu’il avait utilisé le téléphone pour joindre son ex-petite amie (la femme qu’il avait rencontrée en ligne), en dépit de l’interdiction dont lui avait fait part son agente de libération conditionnelle de communiquer avec elle. L’agente a ensuite recommandé l’ajout à l’ordonnance de surveillance de longue durée de conditions concernant l’utilisation d’un téléphone cellulaire et d’autres appareils de télécommunication, ainsi que l’accès à ces derniers. Elle estimait que ces conditions lui permettraient de mieux surveiller les communications du demandeur par l’intermédiaire de téléphones cellulaires, de courriels et de sites de socialisation et, partant, son respect de la condition concernant ses relations avec des femmes.
[15]
Sur requête du demandeur, la Commission a tenu une audience sur les manquements allégués aux conditions de sa surveillance de longue durée. Dans sa décision du 1er avril 2015, la Commission a conclu que le demandeur pouvait être géré dans la collectivité et elle a annulé la suspension de la surveillance de longue durée. Cependant, elle a estimé que d’autres conditions étaient raisonnables et nécessaires compte tenu du risque auquel le demandeur exposerait la société pendant sa surveillance de longue durée. La Commission a reconduit les restrictions prévues à l’ordonnance de surveillance de longue durée concernant l’accès à Internet et elle y a ajouté des conditions resserrant la surveillance et le contrôle de l’utilisation de la téléphonie cellulaire par le demandeur.
[16]
Le 12 mai 2015, le Service correctionnel du Canada a de nouveau suspendu la surveillance de longue durée du demandeur pour manquement aux conditions de l’ordonnance de surveillance de longue durée modifiée en avril 2015. Il avait en effet utilisé un ordinateur d’un centre d’emploi pour accéder à Internet et transmettre un message à son ancienne agente de libération conditionnelle par l’intermédiaire du site de réseautage LinkedIn. La Commission a déterminé que le demandeur avait manipulé l’ordinateur du centre pour accéder à Internet à distance, qu’il avait menti au sujet de la personne qui le supervisait et qu’il avait omis de déclarer les conditions et exigences de sa supervision. Le 26 juin 2015, le demandeur a de nouveau été jugé coupable de manquement à cette condition parce qu’il se trouvait en possession d’un téléphone cellulaire doté d’une fonctionnalité d’accès à un réseau sans fil.
[17]
Le 4 août 2015, la Commission a substitué les conditions suivantes aux restrictions concernant l’utilisation surveillée d’ordinateurs, de téléphones cellulaires et d’Internet : [traduction] « ne pas être propriétaire, faire usage ou être en possession d’un ordinateur ou d’appareils de télécommunication sans fil (y compris les téléphones cellulaires, les tablettes électroniques et autres appareils donnant accès à un réseau sans fil), et ne pas être propriétaire, faire usage ou être en possession d’un ordinateur »
.
[18]
Le 24 novembre 2015, le demandeur a été mis en liberté et est allé résider dans un centre correctionnel communautaire à Kingston. Le 1er décembre 2015, il a été transféré à Hamilton. Depuis son transfert à Hamilton, le demandeur a conservé son emploi et il a terminé un programme pour délinquants sexuels. Un rapport de programme daté du 9 juin 2016 fait état de progrès encourageants et recommande la cessation des mesures d’intervention. Le demandeur a participé à des séances de consultation psychologique et il a observé les règles et règlements de son établissement résidentiel communautaire, ainsi que les conditions de sa mise en liberté.
[19]
Le 20 juin 2016, il a enfreint le couvre-feu de 23 h de son établissement résidentiel communautaire et a été considéré « comme se trouvant à un endroit inconnu »
. Le demandeur a joint l’établissement résidentiel communautaire à 23 h 07 à partir d’un téléphone public pour signaler qu’il se trouvait dans un hôpital, dont il n’a pas donné le nom, en raison de douleurs cervicales dues à un accident de travail. Le personnel de l’établissement résidentiel communautaire a tenté en vain d’obtenir la confirmation de cette information auprès des hôpitaux locaux. Il a été convenu de laisser au demandeur jusqu’à minuit pour contacter l’établissement résidentiel communautaire, mais il n’a pas respecté cette consigne. L’établissement résidentiel communautaire a fait une autre tentative pour confirmer qu’il se trouvait bien dans un hôpital, à nouveau sans succès. Le 21 juin 2016, à 10 h 07, le demandeur a téléphoné à l’établissement résidentiel communautaire et déclaré se sentir mieux. Il a alors admis qu’il avait consommé de la drogue. Il a été placé en garde à vue peu de temps après. Lors de l’entrevue qui a suivi la suspension, le demandeur a nié toute consommation d’alcool ou de drogue. Il a expliqué qu’il voulait se suicider par une surdose d’héroïne, mais que la drogue ne lui avait jamais été livrée parce qu’il s’était fait [traduction] « arnaquer »
.
[20]
Dans sa décision du 8 septembre 2016, la Commission a constaté la longue série de manquements du demandeur aux conditions de sa surveillance de longue durée, et notamment son manquement à une condition de mise en liberté, de même que des agissements qui l’avaient amené à fréquenter des personnes impliquées dans des activités criminelles. Un rapport psychologique du 12 juillet 2016 fait état d’un risque modéré de récidive violente et d’un risque élevé de récidive sexuelle.
[21]
La Commission a conclu qu’aucun programme de surveillance n’avait été mis en place pour protéger adéquatement la société contre le risque de récidive du demandeur. Elle a donc recommandé la dénonciation de l’infraction du demandeur à l’article 753.3 du Code criminel.
[22]
Le demandeur a été accusé de manquement aux conditions de son ordonnance de surveillance de longue durée et il est resté en détention. Le 2 mai 2017, il a été reconnu coupable de manquement à son ordonnance de surveillance de longue durée et il a été condamné à 27 jours de détention. Le 11 mai 2017, le demandeur a signé une [traduction] « déclaration sur les garanties procédurales »
par laquelle il renonçait à son droit de présenter des observations écrites à la Commission au sujet des éléments d’information pris en considération par le décideur. Le 29 mai 2017, le demandeur a fini de purger sa peine et il a été mis en liberté, mais l’ordonnance de surveillance de longue durée n’a pas été modifiée; les conditions imposées par la Commission dans sa décision du 4 août 2015 ont simplement été reconduites.
[23]
Le 28 juin 2017, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire des conditions particulières qui lui ont été imposées.
III.
Norme de contrôle
[24]
Les parties conviennent que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique aux décisions discrétionnaires de la Commission. Conformément à l’article 134.1 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (LSCLC), la Commission peut imposer des conditions de surveillance tenant compte du risque de récidive propre à chaque cas. Le paragraphe 134.1(2) oblige la Commission à établir les conditions qu’elle juge « raisonnables et nécessaires »
afin de protéger la société et de faciliter la réinsertion sociale du délinquant.
[25]
Le paragraphe 134.1(2) est libellé de manière générale pour laisser un large pouvoir discrétionnaire à la Commission. Étant donné que le demandeur n’a pas formulé d’allégation de manquement à l’équité procédurale, je conviens que la décision de la Commission doit être évaluée en fonction de la norme de la décision raisonnable et qu’elle commande la retenue : Lalo c Canada (Procureur général), 2013 CF 1113, au paragraphe 16 [Lalo].
IV.
Question à trancher
[26]
La présente affaire est d’autant plus complexe que la Commission n’a pas tenu d’audience ni rendu de décision le 29 mai 2017 à propos de la surveillance de longue durée du demandeur. À cette date, elle a simplement délivré un certificat visant la reprise de la surveillance de longue durée du demandeur et reconduit les conditions imposées le 4 août 2015.
[27]
Le certificat lui-même n’a pas été produit en preuve par les parties et il ne figure pas au dossier du tribunal. De plus, rien n’indique que le demandeur s’est opposé aux conditions particulières initiales ou qu’il a demandé à la Commission de les modifier. Cela dit, le défendeur n’a soulevé aucune opposition concernant le moment du dépôt de la demande ou la compétence de la Cour de s’en saisir.
[28]
L’unique question à trancher est la suivante : la reconduction des conditions restreignant l’usage et la possession d’appareils de télécommunication par le demandeur était-elle déraisonnable et devrait-elle être annulée?
V.
Discussion
[29]
Lorsque la Cour examine une décision selon la norme de la raisonnabilité, elle doit se demander si le processus décisionnel était justifié transparent et intelligible. Elle doit en outre se garder de modifier les conclusions du décideur dès lors que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [Dunsmuir], au paragraphe 47). Lorsqu’elle procède à un examen fondé sur la norme de la décision raisonnable, il n’est pas demandé à la Cour d’apprécier de nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative accordée par le décideur à un facteur pertinent (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99). Les critères de justification, de transparence et d’intelligibilité établis dans Dunsmuir sont remplis si les motifs permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 15 et 16 [Newfoundland Nurses]).
[30]
En l’espèce, le demandeur soutient que la « décision »
de la Commission était déraisonnable parce qu’elle lui a imposé des conditions restreignant l’usage et la possession d’appareils de télécommunication ainsi que son accès à Internet sans prendre en compte tous les renseignements pertinents et fiables concernant le risque qu’il représentait pour la société et ses infractions. Le demandeur allègue notamment que [traduction] « ses infractions n’ont rien à voir avec l’accès aux victimes au moyen de matériel technologique »
. Il ajoute que le fait qu’il a été déclaré coupable de manquement à des conditions en vertu du Code criminel ne constitue pas un argument rationnel ou légal de la condition elle-même.
[31]
Il doit exister un lien rationnel et direct entre la condition imposée par la Commission et le risque de comportement criminel que l’on cherche à contrôler. Il fait valoir que [traduction] « la [Commission] ne peut pas se contenter de faire des hypothèses sur les risques pour la sécurité publique, ni tirer des conclusions douteuses sur les conditions et le comportement criminel »
.
[32]
Pour étayer ses arguments, le demandeur invoque l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans R. v Brar, 2016 ONCA 724 [Brar], une affaire mettant en cause un délinquant qui avait leurré des jeunes dans Internet. La Cour d’appel a examiné la norme de la décision raisonnable et la nécessité d’imposer des restrictions à l’usage de la technologie par les délinquants sexuels auxquels un tribunal a imposé des conditions afin de réduire les risques pour la sécurité publique. Au paragraphe 24, la Cour d’appel conclut que l’interdiction d’accès à Internet imposée à un délinquant sur le fondement de l’alinéa 161(1)d) du Code criminel équivaut à le priver d’un outil de plus en plus essentiel à la vie quotidienne.
[traduction]
[24] Dans la vie moderne, il est carrément indispensable d’avoir un certain accès à Internet, ne serait-ce que pour utiliser des services ou chercher comment se rendre à un endroit. De nombreux foyers ne sont plus reliés aux réseaux téléphoniques traditionnels, mais uniquement à un réseau Internet. Le seul fait pour l’appelant d’utiliser le téléphone dans ces foyers le placerait en infraction de l’ordonnance fondée sur l’alinéa 161(1)d). De plus, comme l’a déclaré le juge Karakatsanis dans l’arrêt K.R.J., au paragraphe 54, « empêcher le contrevenant d’avoir accès à Internet sur le fondement de l’alinéa 161(1)d) équivaut à le tenir à l’écart d’un élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne ». De nos jours, on utilise Internet pour une foule d’activités courantes comme magasiner, correspondre avec des amis et la famille, faire des affaires, chercher un emploi, faire des opérations bancaires, s’informer, visionner un film ou suivre des cours.
[33]
La Cour d’appel a conclu qu’il doit exister un lien direct entre le risque, les comportements criminels et les conditions d’une ordonnance fondée sur l’article 161 du Code criminel, lequel confère au juge le pouvoir discrétionnaire de prescrire certaines conditions dans une ordonnance de probation pour plusieurs infractions, y compris les infractions sexuelles.
[34]
Le demandeur affirme que la Commission lui a imposé des conditions, dont l’interdiction d’accéder à Internet, qui nuisent à sa réinsertion dans la société. Il ajoute que la réinsertion sociale est la pierre angulaire du mandat du Service correctionnel du Canada et de la Commission, car [traduction] « elle assure la sécurité du public, sauf dans les cas de délinquants incurables qui purgent une peine d’emprisonnement à perpétuité et qui sont des cas désespérés »
. Le demandeur cite l’article 100 de la LSCMLC pour étayer cette affirmation.
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[35]
Il réitère que la Commission n’avait aucun fondement rationnel pour ajouter des conditions particulières à l’ordonnance de surveillance de longue durée et que celles-ci ne protègent pas le public contre le risque qu’il est censé présenter. Selon le demandeur, ces conditions trop strictes nuisent injustement à sa réinsertion sociale.
[36]
L’arrêt Brar a été prononcé le 5 octobre 2016, après l’imposition des conditions particulières au demandeur. Selon toute vraisemblance, il n’avait pas soulevé de tels arguments devant la Commission. Quoi qu’il en soit, la situation du demandeur est différente de celle qui est en cause dans l’affaire Brar. Premièrement, l’affaire Brar concerne une ordonnance fondée sur l’article 161 du Code criminel qui avait été rédigée au moment de la détermination de la peine. Deuxièmement, contrairement au demandeur dans la présente affaire, M. Brar n’avait aucun antécédent criminel. Troisièmement, et c’est la principale distinction, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le juge chargé de déterminer la peine avait prononcé une ordonnance fondée sur l’article 161 sans vraiment tenir compte des circonstances particulières de M. Brar, et lui avait imposé des conditions sans lien direct avec le risque qu’il présentait. Dans la présente espèce, il est difficile de se convaincre, vu les agissements répétés du demandeur, que le risque qu’il présente pourrait être atténué par des mesures moins restrictives qu’une interdiction absolue d’utiliser les télécommunications.
[37]
La Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de l’expertise de la Commission concernant l’imposition de conditions en application de l’article 134.1 de la LSCMLC (Lalo, au paragraphe 16). Les conditions particulières que la Commission a imposées et qui restent en vigueur à ce jour concernant l’ordinateur et l’accès à Internet semblent raisonnables compte tenu de l’infraction à l’origine de la peine qui a été infligée au demandeur, de ses antécédents criminels, de son risque de récidive, de ses manquements répétés à son ordonnance de surveillance de longue durée et de sa tendance à tromper les personnes chargées de le surveiller. L’interdiction d’accès à Internet ne faisait pas partie des conditions initiales. Le demandeur est en grande partie responsable de sa situation actuelle.
[38]
Le 16 juin 2014, la Commission a ajouté des conditions particulières à l’ordonnance de surveillance de longue durée en tenant compte des agressions sexuelles perpétrées contre des femmes et des adolescentes, du risque moyen à élevé de récidive générale, ainsi que du risque alors élevé de récidive sexuelle violente.
[39]
Après avoir manqué à une condition de sa libération d’office en ayant des contacts avec les filles adolescentes de sa petite amie, le demandeur a présenté des observations écrites à la Commission afin de contester la restriction de son accès à Internet. Il faisait valoir qu’il en avait besoin à des fins d’emploi et pour garder contact avec sa famille. La Commission a tenu compte de ses arguments dans sa décision du 25 novembre 2014, tel qu’elle le décrit dans ses motifs. Elle a toutefois établi que le demandeur pouvait communiquer par lettre ou par téléphone pour maintenir ses liens familiaux, et qu’il pouvait accéder aux renseignements électroniques liés à des employeurs sous la supervision de son agente de libération conditionnelle lors de leurs rencontres périodiques. La Commission a conclu que la condition ne lui causait pas de préjudice, qu’elle était raisonnable et qu’elle était nécessaire.
[40]
Elle mentionne en outre dans ses motifs que le demandeur avait eu recours à des sites de rencontre lors de sa mise en liberté la plus récente et qu’il avait connu une femme avec laquelle il avait commencé une relation. Cette femme avait des enfants mineurs et, selon les renseignements au dossier, elle a déclaré au Service correctionnel du Canada qu’elle avait mis fin à la relation quand elle a découvert qu’il était un délinquant sexuel. La Commission en a déduit qu’au début, la femme ignorait la véritable nature des infractions du demandeur.
[41]
Tel qu’il a été mentionné précédemment, sa libération d’office a été révoquée après qu’il a été établi qu’il avait manqué à la condition de non-contact en étant à la maison en même temps que les enfants. La Commission a relevé une remarque dans l’équipe de gestion des cas comme quoi le demandeur ne semblait pas saisir la gravité de sa situation, ni avoir appris à anticiper les conséquences de ses gestes ou à chercher des solutions à ses problèmes malgré sa participation aux programmes d’aide. Elle a exprimé des doutes quant à la possibilité d’une progression réelle puisque le demandeur ne semblait pas avoir réussi à changer son comportement dans les circonstances.
[42]
La Commission n’a pas restreint son accès à des appareils de télécommunication et à Internet parce qu’il les a utilisés pour commettre les infractions dont il a été reconnu coupable, mais parce qu’il présente des antécédents criminels et un risque de récidive qui exigent une surveillance et un contrôle de ses contacts avec les femmes. À cette fin, on lui a d’abord imposé des conditions particulières interdisant ses contacts avec des filles de moins de 18 ans et l’obligeant à déclarer à son agente de libération conditionnelle toute relation avec une femme. Cependant, quand elle a constaté qu’il s’était malgré tout servi d’Internet pour rencontrer des femmes et qu’il avait ensuite minimisé la nature et la gravité de ces manquements, la Commission a jugé nécessaire, le 25 novembre 2014, de lui interdire l’accès à un ordinateur et à Internet sans supervision. Elle ne lui a pas interdit de posséder un téléphone cellulaire sans fonctionnalité d’accès à Internet.
[43]
Toutefois, lors des mises en liberté subséquentes du demandeur dans la collectivité, il a à maintes reprises transgressé l’interdiction d’accès à un ordinateur ou à Internet en contactant la femme qu’il avait rencontrée en ligne et en mentant au sujet d’un téléphone cellulaire lui donnant accès à Internet. Le 12 mai 2015, la surveillance de longue durée du demandeur a de nouveau été suspendue après la découverte de son installation dans un ordinateur d’un centre d’emploi d’un logiciel d’accès à distance à Internet, ainsi que de ses mensonges à ce sujet aux personnes chargées de sa surveillance. Alors qu’il utilisait Internet sans y être autorisé, le demandeur a envoyé un message à une ancienne agente de libération conditionnelle pour qu’elle l’ajoute à ses contacts sur le réseau social LinkedIn.
[44]
Dans sa décision du 4 août 2015, la Commission a imposé des conditions bien étayées par les recommandations du Service correctionnel du Canada. Plusieurs agents de libération conditionnelle ont décrit les défis particuliers que pose le demandeur, et notamment ses fausses déclarations. Il est particulièrement préoccupant d’apprendre que le demandeur est [traduction] « plutôt futé pour tout ce qui concerne la technologie, les nouveautés et les gadgets, et qu’il a sans doute une bonne longueur d’avance sur les personnes chargées de le surveiller »
.
Par ailleurs, le demandeur est décrit comme quelqu’un [traduction] « qui a plutôt belle allure et qui est assez bon manipulateur. Le personnel de l’établissement résidentiel communautaire d’Ottawa a d’ailleurs mentionné que M. Barr l’avait trompé et avait réussi à berner tout le monde quand il a menti pour la première fois. »
[45]
En droit administratif, il est bien établi qu’il faut tenir pour acquis que le décideur a soupesé et pris en considération la totalité des éléments de preuve à sa disposition, à moins d’une preuve du contraire (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL), au paragraphe 1). Le demandeur n’a présenté aucun argument ou élément de preuve pour réfuter cette présomption. Même si la Commission ne mentionne pas un élément de preuve, il ne faut pas en déduire qu’elle n’en a pas tenu compte. Le décideur n’est pas obligé de faire référence à chaque élément de preuve fondant ses conclusions (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16).
[46]
Le demandeur a renoncé à son droit de présenter des observations écrites à la Commission avant sa mise en liberté en mai 2017, et il n’a produit aucune preuve contredisant directement une conclusion de fait ayant mené à la reconduction des conditions en vigueur actuellement.
[47]
L’avocat du demandeur a soutenu à l’audition de la demande que les conditions particulières étaient trop strictes et nuisaient injustement à sa réinsertion sociale. Or, il est bien établi que le tribunal saisi d’une demande de contrôle judiciaire doit s’en tenir à la décision en cause. Son rôle n’est pas de reprendre l’audience.
[48]
Selon le paragraphe 134.1(4) de la LSCMLC, un délinquant peut demander à la Commission de supprimer ou de modifier l’application de toute condition qu’elle lui a imposée (R v Bird, 2017 SKCA 32, au paragraphe 52). Si le demandeur n’est pas satisfait de l’une ou l’autre des conditions de son ordonnance de surveillance de longue durée, il doit demander à la Commission de l’annuler ou de la modifier conformément au paragraphe 134.1(4) de la LSCMLC. S’il n’est toujours pas satisfait, il pourra demander un contrôle judiciaire, en s’assurant de présenter une preuve suffisante.
VI.
Conclusion
[49]
Pour les motifs susmentionnés, je conclus que la délivrance par la Commission d’un certificat de surveillance de longue durée imposant au demandeur des restrictions visant l’usage, la possession et la propriété d’ordinateurs et d’appareils de télécommunication appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La « décision »
est conforme aux objectifs de protection du public et de réadaptation des délinquants en vue de leur réinsertion sociale de la législation et de la réglementation encadrant la mise en liberté sous condition et la surveillance de longue durée.
[50]
Par conséquent, la demande est rejetée. Le demandeur devra payer les dépens de la demande, fixés à 200 $ sur accord entre les parties.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-981-17
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Les dépens de la demande, par les présentes fixés à 200 $, taxes et débours compris, seront versés par le demandeur au défendeur.
« Roger R. Lafrenière »
Juge
Ce 17e jour de janvier 2020
Lionbridge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-981-17
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INTITULÉ :
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MARK BARR c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 20 février 2018
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE LAFRENIÈRE
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DATE DES MOTIFS :
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Le 26 février 2018
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COMPARUTIONS :
Philip K. Casey
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Pour le demandeur
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Jennifer Bond
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Philip K. Casey
Avocat
Kingston (Ontario)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur
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