Dossier : T-848-17
Référence : 2018 CF 207
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 23 février 2018
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE :
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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demandeur
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et
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JATINDER SINGH HANJRA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La Cour est saisie d’une demande présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) en application de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985), c C-5 (la Loi) en vue d’obtenir un jugement à l’égard d’une opposition à divulgation de certains renseignements au titre du privilège de l’indicateur. La demande a été présentée dans le cadre d’un appel en matière de parrainage porté devant la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.
[2]
Pour les motifs exposés en détail ci-après, j’ai conclu que les renseignements dont le ministre cherche à obtenir la protection sont visés par le privilège de l’indicateur et j’en ai interdit la divulgation.
II.
Contexte
[3]
Le défendeur, Jatinder Singh Hanjra, a déposé une demande de parrainage de son épouse, Amandeep Virk, afin qu’elle quitte l’Inde pour venir vivre au Canada. L’agent des visas (l’agent) a rejeté sa demande parce qu’il doutait de l’authenticité du mariage ou qu’il n’avait pas eu pour objet principal de faciliter l’acquisition de la résidence permanente. Après que M. Hanjra a interjeté appel de la décision, le ministre a déposé un dossier d’appel constitué notamment des notes que l’agent a consignées au Système mondial de gestion des cas (SMGC) de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), dont une partie est caviardée. La Section d’appel de l’immigration a écrit aux parties, notamment pour demander à M. Hanjra s’il s’opposait au caviardage et, si c’était le cas, pour lui expliquer qu’elle demanderait au ministre de lui fournir une copie non caviardée à laquelle elle seule aurait accès, et de lui présenter une demande pour obtenir des explications des raisons du caviardage.
[4]
Par l’intermédiaire de son avocat, M. Hanjra a répondu à la Section d’appel de l’immigration qu’il s’opposait au caviardage. À son avis, il résulte du caviardage que le ministre a produit un dossier d’appel incomplet, et il demande à la Section d’appel de l’immigration de l’exclure. Le ministre a répliqué que la partie caviardée ne pouvait pas être divulguée à la Section d’appel de l’immigration parce qu’elle était protégée par le privilège de l’indicateur du fait qu’elle renfermait des renseignements recueillis sur la Ligne de surveillance frontalière, une ligne téléphonique de signalement sans frais administrée par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Le ministre a renchéri que les renseignements n’étaient pas pertinents puisque l’agent ne les avait pas pris en compte et que lui-même n’envisageait pas de les faire valoir en appel.
[5]
Dans une décision interlocutoire rendue le 15 mai 2017, la Section d’appel de l’immigration a ordonné au ministre de lui fournir les documents caviardés afin qu’elle puisse elle-même décider si les renseignements en question n’avaient effectivement aucune pertinence ou s’ils étaient protégés au titre du privilège de l’indicateur (la décision de la Section d’appel de l’immigration). Le 30 mai 2017, le ministre a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration, laquelle est instruite par notre Cour dans le dossier IMM-2398 (la demande de contrôle judiciaire). Dans cette demande, le ministre soutient que la Section d’appel de l’immigration a conclu à tort que son argument concernant le caractère non pertinent des renseignements n’était pas déterminant dans la décision d’autoriser ou non le caviardage; qu’il lui était loisible d’exiger qu’on lui communique des renseignements protégés au titre du privilège de l’indicateur (ce qui, selon le ministre, équivalait pour la Section d’appel de l’immigration à se considérer comme faisant partie du « cercle du privilège »
), et qu’elle devait voir lesdits renseignements pour confirmer s’ils étaient effectivement protégés par le privilège invoqué.
[6]
Le ministre a également remis à la Section d’appel de l’immigration un certificat daté du 2 juin 2017 portant opposition à la divulgation des renseignements caviardés en application de l’article 37 de la Loi. Par la présente demande, le ministre demande à la Cour de se prononcer sur le bien-fondé de cette opposition.
III.
Preuve devant la Cour
[7]
Le défendeur, M. Hanjra, a reçu signification d’un avis de demande, mais il n’a pas déposé d’avis de comparution ni de dossier du défendeur. Il a également reçu une copie de l’ordonnance fixant la date de l’audition de la demande mais, au jour prévu, il a téléphoné à l’agent du greffe pour l’informer qu’il n’y participerait pas. La Cour a donc procédé en l’absence de M. Hanjra, tel que l’y autorise l’article 38 des Règles des Cours fédérales.
[8]
Le ministre a plaidé conjointement la présente demande et la demande de contrôle judiciaire en se fondant sur la preuve par affidavit versée aux dossiers qu’il a produits à l’égard des deux demandes. L’avocat du ministre a informé la Cour qu’il avait apporté à l’audience une copie de l’affidavit confidentiel souscrit le 2 février 2018 par Laura Soskin, une parajuriste du ministère de la Justice, auquel étaient jointes les notes non caviardées du SMGC, y compris la partie visée par le privilège de l’indicateur (l’affidavit confidentiel). Par ailleurs, l’avocat du ministre a déclaré devant la Cour qu’il déposerait une copie de l’affidavit confidentiel moyennant une ordonnance de protection de sa confidentialité. La Cour a ainsi reçu l’affidavit, lequel a été accepté pour dépôt sous le sceau de la confidentialité conformément à une ordonnance prise le 9 février 2018. Le ministre n’a pas invoqué l’affidavit confidentiel dans sa plaidoirie. J’expliquerai ultérieurement dans quelle mesure l’affidavit confidentiel a été pris en considération dans la décision touchant la présente demande.
IV.
Questions
[9]
Le ministre formule comme suit les questions qui se posent à la Cour à l’égard de la présente demande :
Les renseignements dont le ministre cherche à obtenir la protection sont-ils pertinents à l’appel devant la Section d’appel de l’immigration?
Les renseignements dont le ministre cherche à obtenir la protection sont-ils visés par le privilège de l’indicateur?
La Section d’appel de l’immigration fait-elle partie du cercle du privilège?
[10]
J’expliquerai plus loin la nature d’une demande fondée sur l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, et plus particulièrement la procédure que doit suivre la Cour et les éléments à trancher. À l’issue de mon analyse, j’ai conclu qu’il m’était demandé de trancher les deux premières questions soulevées par le ministre concernant la pertinence et le privilège. La troisième question (à savoir si la Section d’appel de l’immigration fait partie du cercle du privilège) déborde de la portée de la présente demande, mais j’y réponds dans ma décision concernant la demande de contrôle judiciaire.
V.
Discussion
A.
Quelle est la nature d’une demande fondée sur l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada?
[11]
L’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada dispose que :
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[12]
Dans la décision Wang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 493 [Wang], il était demandé à la Cour de déterminer si l’article 37 de la Loi procurait au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile le privilège revendiqué pour faire reconnaître que la divulgation de certains documents compromettrait une enquête en cours de l’ASFC. La juge Mactavish a expliqué le mandat de la Cour dans le cadre des demandes fondées sur l’article 37 aux paragraphes 32 à 38 de sa décision :
[32] Avant d’examiner le bien-fondé de la demande des demandeurs, il est important de déterminer les règles de droit qui régissent l’évaluation des oppositions en vertu de l’article 37 de la LPC.
[33] L’article 37 de la LPC permet à un ministre de la Couronne de s’opposer à la divulgation de renseignements en certifiant à l’oral ou par écrit que les renseignements ne devraient pas être divulgués aux motifs d’un intérêt public précis, comme l’atteinte à une enquête en cours [paragraphe 37(1)].
[34] Conformément au paragraphe 37(4.1) de la LPC, un tribunal peut ordonner la divulgation des renseignements en litige sauf s’il conclut qu’une telle divulgation est préjudiciable au regard des raisons d’intérêt public déterminées. Si la divulgation des renseignements en litige n’était pas préjudiciable au regard des raisons d’intérêt public déterminées, le tribunal pourrait ordonner la divulgation : Goguen c. Gibson, [1983] 1 C.F. 872.
[...]
[36] Si la Cour conclut que la divulgation des éléments de preuve en litige est effectivement préjudiciable au regard des raisons d’intérêt public déterminées, elle doit ensuite déterminer si l’intérêt public en faveur de la divulgation l’emporte sur l’intérêt public à protéger une enquête en cours : paragraphe 37(5), R. c. Richards (1997), 34 O.R. (3d) 244, aux paragraphes 248 et 249, 100 O.A.C. 215 (C.A.). Si elle conclut que l’intérêt public en faveur de la divulgation l’emporte sur l’intérêt public à protéger une enquête en cours, la Cour peut ordonner la divulgation de l’intégralité, d’une partie ou de résumés des renseignements en litige et imposer toute condition relative à la divulgation que la Cour juge pertinente.
[...]
[38] Si la Cour n’ordonne pas la divulgation conformément aux paragraphes 37(4.1) ou (5), elle doit interdire la divulgation des renseignements en litige conformément au paragraphe 37(6).
[13]
Le ministre soutient que le processus de pondération prévu au paragraphe 37(5) et tel qu’il est envisagé au paragraphe 36 de la décision Wang ne s’applique pas au privilège de l’indicateur parce qu’il est de nature générique et, partant, sujet uniquement à l’exception de la « démonstration de l’innocence »
applicable en matière de droit criminel. Je suis du même avis que le ministre sur ce point ( R. c Leipert, [1997] 1 RCS 281 [Leipert]). Si le privilège de l’indicateur est revendiqué hors du contexte pénal, et si donc l’exception de la « défense de l’innocence »
ne s’applique pas, la Cour doit interdire la divulgation des renseignements ou des documents en litige si l’existence du privilège est établie.
[14]
Quand elle est saisie d’une demande fondée sur l’article 37, la Cour doit d’abord déterminer si les renseignements visés par le privilège revendiqué sont pertinents aux questions examinées par le décideur dans l’instance ayant donné naissance à la revendication (Wang, au paragraphe 47; Harris c Canada, 2001 CAF 74). Je souligne en outre qu’au paragraphe 9 de l’arrêt Pereira E Hijos S.A. c Canada (Procureur général), 2002 CAF 470 [Hijos], la Cour d’appel fédérale explique que la Cour doit examiner les documents visés par le privilège invoqué seulement si la « divulgation est justifiée de prime abord »
. La Cour d’appel fédérale a donné cette directive eu égard à la revendication d’un privilège fondé sur l’intérêt public dont l’appréciation exigeait de mettre en balance l’intérêt public à protéger les renseignements visés et l’intérêt public à les divulguer. La nécessité d’établir si la « divulgation est justifiée de prime abord »
a donc été décrétée en lien avec cet exercice de pondération. Cela dit, j’estime que cette directive s’applique tout autant à l’espèce, ce que confirment d’ailleurs d’autres décisions selon lesquelles les cours doivent s’abstenir d’examiner des documents pour déterminer si un privilège est valablement revendiqué à leur égard si cet examen n’est pas requis pour trancher équitablement la question au vu de la preuve et des arguments (dans le contexte du privilège avocat-client, voir Alberta (Information and Privacy Commissioner) c University of Calgary, 2016 CSC 53, au paragraphe 68; Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44 [Blood Tribe], au paragraphe 17).
[15]
L’arrêt Leipert de la Cour suprême du Canada, qui porte précisément sur le privilège de l’indicateur et l’application de l’exception de la démonstration d’innocence, abonde dans le même sens. Au paragraphe 33 de cet arrêt, la Cour suprême explique qu’un accusé qui demande la divulgation de l’information privilégiée fournie par un indicateur en invoquant l’exception concernant la démonstration de son innocence doit d’abord établir l’existence d’un motif valable à cette divulgation. Le cas échéant, le tribunal pourra examiner l’information en cause pour déterminer si elle est effectivement nécessaire pour prouver l’innocence de l’accusé. Là encore, il en découle que l’examen d’un document visé par un privilège n’est pas requis s’il n’existe aucune raison de douter de ce privilège.
[16]
Je relève finalement l’argument du ministre selon lequel la Cour n’est pas tenue de déférer à une décision de la Section d’appel de l’immigration concernant une demande fondée sur l’article 37 de la Loi. Le ministre invoque à l’appui la décision Canada (Procureur général) c Canada (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens), 2007 CF 766 [Arar]. Cette décision ne porte pas sur une demande fondée sur l’article 37, mais plutôt sur une demande mettant en cause la divulgation, au titre d’un mécanisme plus ou moins semblable décrit à l’article 38.04 de la Loi, de renseignements potentiellement préjudiciables aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales. Aux paragraphes 30 à 32 de la décision Arar, notre Cour a statué qu’aucune déférence ne devait être accordée aux conclusions de la Commission d’enquête à l’origine de la demande. Je suis d’accord que la position du ministre à ce chapitre trouve un appui dans la décision ARAR. Cette position est aussi cohérente avec l’analyse de la juge Mactavish aux paragraphes 47 à 50 de la décision Wang.
B.
Les renseignements dont le ministre cherche à obtenir la protection sont-ils pertinents à l’appel devant la Section d’appel de l’immigration?
[17]
Le ministre a soutenu devant la Section d’appel de l’immigration, et il maintient cette position devant notre Cour, que les renseignements caviardés dans les notes du SMGC ne sont pas pertinents puisque l’agent n’en a pas tenu compte et que lui-même n’envisage pas de les invoquer dans l’appel. Le ministre a aussi insisté sur le fait que l’appel interjeté devant la Section d’appel de l’immigration est instruit de novo sur le fond (soit l’authenticité du mariage de M. Hanjra) et que la preuve admise est donc plus large que celle dont disposait l’agent.
[18]
Comme il a été mentionné précédemment, la Cour a obtenu une copie des notes non caviardées du SMGC par la voie de l’affidavit confidentiel. Toutefois, conformément à la jurisprudence précitée, j’ai examiné l’argument du ministre concernant la pertinence sans tenir compte de la partie des notes visée par le privilège.
[19]
J’en conclus que je ne peux retenir cet argument. Au paragraphe 89 de la décision Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 102 [Nguesso], notre Cour a établi que tout document s’étant trouvé devant un décideur lorsqu’il a pris sa décision doit être présumé pertinent lorsque celle-ci est soumise à un contrôle. La Cour ajoute au paragraphe 93 que la pertinence en matière de contrôle judiciaire ne se limite pas aux documents qui ont influé sur la décision du tribunal administratif, mais s’étend plutôt à tout ce qui était devant le décideur.
[20]
Ma conclusion sur cette question ne change pas parce que la Section d’appel de l’immigration est saisie d’un appel de novo et non d’un contrôle judiciaire. La différence importante tient au fait que dans le cadre d’un appel de novo, les deux parties peuvent introduire de nouveaux éléments de preuve en complément du dossier dont disposait l’agent. Cependant, cette possibilité n’ébranle d’aucune façon la présomption de la pertinence de l’intégralité de ce dossier. Comme la partie caviardée faisant l’objet de la décision de la Section d’appel de l’immigration est un extrait des notes de l’agent, il est à peu près certain que cette présomption s’y applique. Il est rappelé au paragraphe 17 de l’arrêt Hijos qu’il ne faut pas considérer que la pertinence d’une question se rapporte strictement à un point plaidé, mais plutôt à son importance relative pour prouver la demande ou établir une défense. Sur ce point, la Section d’appel de l’immigration observe dans sa décision que lorsqu’une demande de parrainage d’un conjoint est rejetée du fait des doutes soulevés par l’authenticité du mariage et par son objectif, les notes de l’agent des visas sont toujours versées au dossier d’appel de la décision défavorable parce qu’elles reflètent le raisonnement suivi et sont donc déterminantes de l’issue de l’appel.
[21]
Après avoir rejeté l’argument du ministre relativement à l’absence de pertinence des documents caviardés, je dois déterminer s’ils sont protégés par le privilège de l’indicateur.
C.
Les renseignements dont le ministre cherche à obtenir la protection sont-ils visés par le privilège de l’indicateur?
[22]
S’agissant de la nature du privilège de l’indicateur, la Cour suprême du Canada en fait le résumé suivant au paragraphe 11 de son arrêt récent dans R. c Durham Regional Crime Stoppers Inc., 2017 CSC 45 [Durham] :
[11] Le privilège relatif aux indicateurs de police est un principe de common law qui interdit de divulguer l’identité de l’indicateur tant au public qu’au tribunal. À titre de privilège générique, celui relatif aux indicateurs de police n’est pas jugé au cas par cas. Il existe lorsque, dans le cadre de son enquête, un policier garantit à un éventuel indicateur la confidentialité en échange de renseignements : R. c Basi, 2009 CSC 52, [2009] 3 RCS 389, par. 36, Bisaillon c Keable, [1983] 2 RCS 60, p. 105. Le privilège a pour effet d’interdire de façon absolue toute divulgation de l’identité de l’indicateur, sous réserve uniquement de l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé : Personne désignée c Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 RCS 253, par. 30. Ce privilège assure la protection de tout renseignement susceptible de permettre l’identification de l’indicateur : ibid. Le privilège appartient à la fois au ministère public et à l’indicateur et ni l’un ni l’autre ne peut y renoncer sans le consentement de l’autre :ibid., par. 25.
[23]
J’ai dit précédemment que la présente demande fondée sur l’article 37 de la Loi n’est pas une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration et que je dois tirer mes propres conclusions quant à l’application du privilège de l’indicateur à la partie caviardée des notes du SMGC. Toutefois, je trouve important d’examiner tout d’abord comment la Section d’appel de l’immigration applique le critère qui permet de le déterminer. La Section d’appel de l’immigration estime que le privilège s’applique si la partie dont émanent les renseignements sollicite la confidentialité et que celle-ci est promise (de manière explicite ou implicite) par le destinataire. Elle a appliqué cette analyse au privilège revendiqué par le ministre à l’égard des renseignements recueillis sur la Ligne de surveillance frontalière, et elle a conclu que le critère pour déterminer l’existence d’un privilège de l’indicateur est probablement rempli s’il y a un signalement à cette Ligne et si l’indicateur s’attend à le faire sous le sceau de la confidentialité. Conséquemment, la Section d’appel de l’immigration a conclu qu’elle ne pouvait pas confirmer l’existence du privilège revendiqué sans examiner la teneur du signalement afin de déterminer si l’indicateur s’attendait à le faire sous le sceau de la confidentialité.
[24]
À mon avis, la jurisprudence pertinente ne corrobore pas la conception de la Section d’appel de l’immigration selon laquelle le critère pour déterminer l’existence du privilège de l’indicateur comporte deux éléments distincts, soit l’attente de l’indicateur quant à la confidentialité et la promesse du destinataire à cet égard. La Section d’appel de l’immigration se fonde sur le paragraphe 18 de l’arrêt R. c Personne désignée B, 2013 CSC 9 [Personne désignée], où la Cour suprême explique comme suit les circonstances donnant naissance au privilège :
[18] Dans R. c. Barros, [2011] 3 R.C.S. 368, la Cour a conclu que « les individus qui fournissent des renseignements à la police n’en deviennent pas tous des indicateurs confidentiels » (par. 31). Toutefois, elle a précisé « qu’il n’est pas nécessaire que la promesse [de protection et de confidentialité] soit explicite [et] peut être implicite selon les circonstances » (par. 31, citant Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60). La question de droit qui se pose est donc celle de savoir si, en toute objectivité, on peut inférer des circonstances l’existence d’une promesse implicite de confidentialité. En d’autres mots, la conduite des policiers aurait‑elle pu donner à quelqu’un dans la situation de l’indicateur potentiel des motifs raisonnables de croire que son identité serait protégée? Dans le même ordre d’idées, pourrait‑on raisonnablement déduire de la preuve que l’indicateur potentiel croyait que le statut d’indicateur lui était conféré ou lui avait été conféré? Il peut y avoir promesse implicite relative au privilège de l’indicateur même lorsque la police n’a pas l’intention d’attribuer ce statut ou de considérer la personne comme un indicateur, dès lors que la conduite des policiers dans l’ensemble des circonstances aurait pu donner lieu à une attente raisonnable en matière de confidentialité.
[25]
On peut à bon droit déduire de ce passage qu’il ne suffit pas de donner des renseignements à la police (la destinataire dans ce dossier) pour devenir un indicateur confidentiel. Il convient toutefois de souligner que dans cet arrêt, la Cour s’intéresse surtout à la question de savoir si la police a oui ou non promis la protection et la confidentialité à la personne. Après avoir souligné qu’il n’est pas requis qu’il y ait eu une promesse explicite, la Cour expose les circonstances dans lesquelles le privilège peut découler d’une promesse implicite. Cette analyse doit être objective, et elle peut tenir compte de la conduite du policier ou de la preuve dont il est possible de déduire que l’indicateur éventuel pouvait raisonnablement croire à son statut d’indicateur. Il ressort de ce qui précède qu’il doit exister une attente raisonnable en matière de confidentialité, mais je retiens surtout que l’analyse doit être objective. Je ne crois pas me tromper en affirmant qu’il n’y est pas question d’analyse conjonctive et d’obligation pour le tribunal ou tout autre décideur de confirmer l’existence à la fois d’une promesse et d’une attente en matière de confidentialité pour établir l’existence du privilège revendiqué. En particulier, je ne crois pas qu’il faille considérer que les attentes de l’indicateur constituent un élément distinct du critère si le destinataire, que ce soit la police ou une autre autorité d’exécution de la loi, a fait une promesse explicite de confidentialité.
[26]
La jurisprudence, et notamment l’arrêt Iser v Canada (Attorney General), 2017 BCCA 393 [Iser], au paragraphe 27, a aussi indiqué que deux conditions préalables doivent être remplies pour conclure à l’existence du privilège de l’indicateur. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique explique que ces conditions sont les suivantes : l’indicateur doit livrer l’information à une autorité d’enquête, et il doit l’avoir fait en échange d’une garantie de protection et de confidentialité expresse ou implicite. Je souligne que dans l’arrêt Iser, la Cour d’appel se fonde sur l’arrêt R. c Barros, 2011 CSC 51 [Barros], dans lequel la Cour suprême du Canada s’exprime ainsi au paragraphe 31 :
31 Évidemment, les individus qui fournissent des renseignements à la police n’en deviennent pas tous des indicateurs confidentiels. Dans les cas clairs, l’indicateur demande explicitement que son identité demeure confidentielle et la police accède à sa demande. L’arrêt Basi mentionne ce qui suit, au par. 36 :
La question du privilège se pose lorsque, dans le cadre d’une enquête, un policier garantit la protection et la confidentialité d’un indicateur éventuel en échange de renseignements utiles qu’il lui serait difficile ou impossible d’obtenir autrement.
La Cour a toutefois ajouté dans l’arrêt Bisaillon qu’il n’est pas nécessaire que la promesse soit explicite. Elle peut être implicite selon les circonstances :
Le principe confère en effet à l’agent de la paix le pouvoir de promettre explicitement ou implicitement le secret à ses indicateurs, avec la garantie sanctionnée par la loi que cette promesse sera tenue même en cour, et de recueillir en contrepartie de cette promesse, des renseignements sans lesquels il lui serait extrêmement difficile d’exercer ses fonctions et de faire respecter le droit criminel. [Je souligne; p. 105.]
[27]
Dans l’arrêt Barros, il est question d’un indicateur qui obtient la garantie que son identité demeurera confidentielle après en avoir fait la demande explicite à la police. La Cour prend toutefois la peine de préciser qu’il s’agit d’un « cas clair »
, ce qui selon moi ne peut pas être interprété comme une obligation d’établir qu’il y a eu à la fois demande et une promesse explicites de confidentialité. De toute façon, ce serait contraire à la jurisprudence selon laquelle il est évident qu’une promesse implicite suffit pour faire jouer le privilège de l’indicateur.
[28]
Dans le dossier de preuve déposé à l’appui de sa demande, le ministre a inclus un affidavit souscrit par l’agent de l’ASFC responsable de la Ligne de surveillance frontalière. Il y expose la raison d’être de ce service ainsi que la façon dont il est présenté au public, et il atteste de la réception des renseignements figurant dans la partie caviardée des notes du SMGC par l’entremise de cette ligne. À l’instar de la Section d’appel de l’immigration, j’ai constaté que les sites Web du ministre et de l’ASFC promettent explicitement la confidentialité aux indicateurs utilisant la Ligne de surveillance frontalière. Compte tenu de cette promesse explicite de confidentialité, je conclus que la partie caviardée des notes du SMGC est visée par le privilège de l’indicateur.
[29]
Je souligne que j’ai pu parvenir à cette conclusion sans tenir compte du contenu de la partie des notes visée par le privilège. Je conçois qu’il soit possible qu’en l’espèce, les renseignements caviardés révèlent que, pour quelque raison, l’indicateur qui a utilisé la Ligne de surveillance frontalière n’a pas exigé la confidentialité des renseignements ou de son identité. Il s’agit toutefois d’une hypothèse que rien dans la preuve ou les arguments ne permet de vérifier. Je suis d’avis que la présente espèce cadre avec le principe voulant que les cours établissent l’existence d’un privilège revendiqué sans prendre connaissance des documents visés à moins que la preuve ou les arguments le justifient.
[30]
Je relève d’ailleurs une certaine analogie avec la demande fondée sur l’article 37 dont était saisie la juge Heneghan dans Harris c Canada, 2001 CFPI 498, dans laquelle l’examen des documents ne soulevait pas non plus d’opposition puisque, tel qu’il est expliqué au paragraphe 36 de la décision, ils avaient été volontairement remis à la Cour. En l’espèce, le ministre a fourni à la Cour une copie des notes non caviardées du SMGC et, si je devais prendre en considération la partie à l’égard de laquelle le privilège de l’indicateur est revendiqué, je maintiendrais que ce privilège s’y applique.
VI.
Conclusion
[31]
Ayant conclu que la partie caviardée des notes du SMGC est protégée par le privilège de l’indicateur, je rendrai un jugement en interdisant la divulgation.
[32]
Dans son avis de demande, le ministre me demande également de prononcer une ordonnance obligeant la Section d’appel de l’immigration à instruire l’appel dont elle est saisie conformément à la décision de notre Cour. Je ne suis pas convaincu que l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada confère une telle compétence à notre Cour. Toutefois, j’accueille cette demande dans mon jugement à l’égard de la demande de contrôle judiciaire et je renvoie le dossier à la Section d’appel de l’immigration pour qu’elle instruise l’appel conformément aux présents motifs de notre Cour.
[33]
Le ministre n’a demandé aucuns dépens à l’égard de la présente demande, et aucuns ne seront adjugés.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-848-17
LA COUR INTERDIT la divulgation [traduction] « des renseignements caviardés »
, tels qu’ils sont décrits par Jasmine Hayes dans le certificat délivré le 2 juin 2017 en application de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Richard F. Southcott »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 24e jour de février 2020
Lionbridge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-848-17
|
INTITULÉ :
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c JATINDER SINGH HANJRA
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 5 février 2018
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE SOUTHCOTT
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 23 février 2018
|
COMPARUTIONS :
Gregory George
Amy King
|
Pour le demandeur
|
Aucune comparution
|
Pour le défendeur
(pour son propre compte)
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
Pour le demandeur
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