Date : 20180306
Dossier : IMM-846-17
Référence : 2018 CF 256
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 6 mars 2018
En présence de monsieur le juge O’Reilly
ENTRE :
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HUSSEIN ALI SUMAIDA
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
M. Hussein Ali Sumaida a œuvré à plusieurs reprises pour renverser le régime iraquien de Saddam Hussein, a donné des informations sur ses camarades rebelles à la police secrète iraquienne, le Mukhabarat, a espionné au nom du service de renseignement israélien, le Mossad, et a agi en tant qu’agent double pour le Mukhabarat et le Mossad. Il raconte son histoire dans son autobiographie, Circle of Fear.
[2]
M. Sumaida est arrivé au Canada en 1990 pour demander le statut de réfugié. Un tribunal de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que M. Sumaida craignait avec raison d’être persécuté au Moyen-Orient, mais a conclu qu’il était exclu de la protection des réfugiés pour avoir commis des crimes contre l’humanité. La décision de la Commission a finalement été confirmée par la Cour d’appel fédérale : [2000] 3 CF 66.
[3]
En 2002, M. Sumaida a présenté une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire et pour une évaluation des risques avant renvoi (ERAR). Les deux demandes ont été rejetées. M. Sumaida a tenté d’échapper à l’expulsion, mais il a finalement été arrêté et expulsé du Canada puis envoyé en Tunisie en 2005.
[4]
Cependant, avec un faux passeport, M. Sumaida est revenu au Canada en 2006. Il a été déclaré interdit de territoire au Canada et coupable d’avoir utilisé un document de voyage frauduleux. Le demandeur a été remis en liberté sous réserve de certaines conditions.
[5]
M. Sumaida a déposé une deuxième demande d’ERAR en 2006, qui a été couronnée de succès. L’agent d’ERAR a conclu que M. Sumaida serait probablement torturé s’il retournait en Iraq ou en Tunisie. Cependant, en 2009, sa demande de résidence permanente au Canada a été rejetée.
[6]
En 2014, M. Sumaida a déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui a été rejetée. L’agent chargé d’examiner la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a passé en revue les antécédents de M. Sumaida et ses justifications pour les divers rôles qu’il avait joués au cours des dernières années. L’agent a qualifié les agissements de M. Sumaida d’espionnage et a conclu que M. Sumaida avait minimisé son implication dans le Mukhabarat. L’agent a conclu que M. Sumaida était interdit de territoire au Canada en tant que membre du Mukhabarat et qu’il n’était donc pas admissible à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.
[7]
M. Sumaida conteste cette dernière décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en alléguant que la conclusion de l’agent selon laquelle il était membre du Mukhabarat était déraisonnable et que l’agent n’avait pas défini l’« espionnage »
. Il me demande d’annuler la décision de l’agent et d’ordonner qu’un autre agent réexamine sa demande.
[8]
Je ne vois aucune raison d’infirmer la décision de l’agent. Ce dernier a raisonnablement conclu que les activités de M. Sumaida au nom du Mukhabarat constituaient une appartenance à une organisation impliquée dans l’espionnage. En conséquence, je dois rejeter sa demande de contrôle judiciaire.
[9]
Deux questions sont soulevées :
La conclusion de l’agent selon laquelle Sumaida était membre du Mukhabarat était-elle déraisonnable?
L’agent était-il obligé de définir l’
« espionnage »
?
II.
La décision de l’agent
[10]
L’agent a passé en revue le passé de M. Sumaida et a résumé la situation en Iraq sous le régime de Saddam Hussein. En ce qui concerne le Mukhabarat, l’agent a cité un passage du site Internet de la Central Intelligence Agency, dans lequel une division du Mukhabarat a été décrite comme responsable de la surveillance et du ciblage des groupes anti-Hussein en dehors de l’Iraq.
[11]
L’agent a également examiné la description que M. Sumaida a donnée sur ses activités. M. Sumaida a déclaré ce qui suit :
Il a donné des renseignements sur les opposants au régime de Saddam Hussein alors qu’il vivait au Royaume-Uni parce qu’ils prévoyaient de commettre des actes de terrorisme.
Il n’était qu’un informateur non rémunéré pour le compte du Mukhabarat.
Il a aidé le Mossad parce qu’il détestait les fanatiques religieux qu’il a rencontrés au Royaume-Uni.
Lorsque les nouvelles de son association avec le Mossad se sont propagées en Iraq, il y a été renvoyé et condamné à mort. Il a évité l’exécution en promettant d’espionner le Mossad pour le Mukhabarat.
Il a délibérément saboté sa mission concernant le Mossad et est retourné en Iraq, où il s’est impliqué dans le recrutement des informateurs.
Il a fui le Mukhabarat à la première occasion.
[12]
L’agent a mis en doute certaines de ces affirmations. Par exemple, l’agent a conclu que M. Sumaida était plus qu’un informateur non rémunéré; il a volontairement contacté le Mukhabarat pour dénoncer les opposants au régime de Saddam Hussein. Ce faisant, il pratiquait l’espionnage au sein du Royaume-Uni, un important allié du Canada. Il a également agi pour le compte du régime iraquien avec lequel le Canada est entré en guerre en 1990.
[13]
Selon ces informations, l’agent a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Sumaida était interdit de territoire au Canada en tant que membre d’un groupe d’espionnage œuvrant contre les intérêts du Canada et inadmissible à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, en application de l’alinéa 34f) et du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, 2001, c 27 (voir l’annexe).
III.
La conclusion de l’agent selon laquelle Sumaida était membre du Mukhabarat était-elle déraisonnable?
[14]
M. Sumaida reconnaît que le terme [traduction] « membre »
a un sens large dans la jurisprudence, mais soutient que l’agent n’a pas appliqué les critères reconnus, tels que la nature de l’implication d’une personne dans le groupe, la durée de sa participation et le degré d’engagement de la personne envers les objectifs du groupe (citant Nassereddine c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2014 CF 85, et Sinnaiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1576). M. Sumaida soutient que l’agent a conclu qu’il avait appartenu au Mukhabarat uniquement sur la base de sa participation volontaire aux efforts visant à protéger l’Iraq contre les attaques violentes. Selon M. Sumaida, rien n’indique qu’il ait soutenu les objectifs du Mukhabarat. De plus, il souligne que l’agent a écarté le fait qu’il était un informateur non rémunéré, contrairement à l’exigence d’examiner de la nature de son implication. En résumé, M. Sumaida soutient qu’il n’était qu’une ressource humaine pour le Mukhabarat, et non un membre de celui-ci.
[15]
Je ne suis pas d’accord avec les observations de M. Sumaida. Il y avait des éléments de preuve soumis à l’agent confortant la conclusion selon laquelle M. Sumaida était membre du Mukhabarat.
[16]
L’agent a examiné la nature des activités de M. Sumaida au nom du Mukhabarat, la durée de son implication et son rôle dans la poursuite des objectifs du groupe, y compris la surveillance des activités des opposants au régime de Saddam Hussein. Bien que M. Sumaida n’ait pas été payé pour son rôle, ce n’était qu’un facteur parmi d’autres à examiner. Un informateur non rémunéré peut toujours être membre d’un groupe.
[17]
Quant à la définition de l’appartenance, dans un contexte un peu différent, le juge David Stratas de la Cour d’appel fédérale a déclaré que l’appartenance à un groupe terroriste peut être déduite de « certaines activités qui appuient de façon importante les objectifs d’un groupe terroriste, notamment la fourniture de fonds, la fourniture de faux documents, le recrutement ou l’hébergement de personnes, […] même si les activités ne sont pas directement liées à la violence terroriste »
(Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, au paragraphe 92). En d’autres termes, une simple appartenance passive peut être insuffisante aux fins de l’alinéa 34(1)f) mais, d’autre part, une preuve de complicité réelle n’est pas requise (voir Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, aux paragraphes 96 et 97).
[18]
Ici, M. Sumaida a sciemment mené des activités qui ont appuyé de façon importante les objectifs du Mukhabarat. Cela constituait une preuve suffisante pour conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Sumaida était membre.
IV.
L’agent était-il obligé de définir l’« espionnage »
?
[19]
M. Sumaida soutient que l’agent avait le devoir de définir l’espionnage avant de conclure que le Mukhabarat répondait à la définition d’un groupe d’espionnage contraire aux intérêts du Canada aux fins de l’alinéa 34(1)f).
[20]
Je ne suis pas d’accord.
[21]
L’espionnage est défini dans la jurisprudence comme une collecte d’information clandestine ou secrète (Qu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 518, au paragraphe 48). L’agent n’avait aucune obligation de fournir une définition plus précise (Afanasyev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1270, au paragraphe 20). Bien que l’alinéa 34(1)a) ait été légèrement modifié en 2013, le changement de libellé ne laisse pas supposer une dérogation à la jurisprudence antérieure.
[22]
Des éléments de preuve ont démontré que M. Sumaida avait secrètement recueilli des renseignements sur les instructions du Mukhabarat, une organisation iraquienne consacrée à la collecte de renseignements. Cette preuve était suffisante pour répondre à la définition de l’espionnage. La décision de l’agent était donc déraisonnable.
[23]
M. Sumaida déclare également qu’il n’a pas été spécifiquement informé que l’agent examinait la question de l’espionnage et que, par conséquent, il n’avait pas eu la possibilité raisonnable d’aborder cette question. Je note que l’agent a informé M. Sumaida qu’il pouvait être interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f), mais qu’il n’a pas précisé qu’il fondait sa préoccupation sur des activités équivalant à de l’espionnage en application de l’alinéa 34(1)a). Cependant, l’agent a informé M. Sumaida que la préoccupation provenait de l’association de M. Sumaida avec le Mukhabarat. Dans toutes les circonstances, et étant donné le rôle joué par M. Sumaida dans cette organisation, je conclus que cela signifiait que l’espionnage était un problème réel.
V.
Conclusion et décision
[24]
La conclusion de l’agent selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Sumaida était un membre du Mukhabarat et que le Mukhabarat était impliqué dans des activités d’espionnage contraires aux intérêts du Canada n’était pas déraisonnable. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Les parties ont demandé une possibilité de présenter des arguments sur une éventuelle question d’importance générale que je devrais certifier; je vais leur donner cette possibilité.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-846-17
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Les parties peuvent présenter des observations concernant la certification d’une question de portée générale dans un délai de 10 jours.
« James W. O’Reilly »
Juge
Ce 24e jour de septembre 2019
Lionbridge
Annexe
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-846-17
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INTITULÉ :
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ASHA ALI HUSSEIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 18 OCTOBRE 2017
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE O’REILLY
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DATE DES MOTIFS :
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Le 6 mars 2018
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COMPARUTIONS :
Jared Will
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Pour le demandeur
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Judy Michaely
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
JARED WILL & ASSOCIATES
Avocats
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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