Date : 20180117
Dossier : T-643-16
Référence : 2018 CF 43
Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2018
En présence de monsieur le juge LeBlanc
ENTRE :
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JEAN-PIERRE MARTIN SIBOMANA,
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JEANNETTE MUKASINE, CHANTAL UWIDUHAYE, RUTIGUNGA HERVÉ SIBOMANA, ITUZE LOIC SIBOMANA, ISHEMA TRACY SIBOMANA
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demandeurs
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et
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SA MAJESTÉ LA REINE CHEF DU CANADA
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MONSIEUR FRANÇOIS JOBIDON
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MADAME ÉMÉLIE AUDET
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MADAME N.M. EGAN
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MONSIEUR RAOUL DELCORDE
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MONSIEUR HUBERT ROISIN
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MONSIEUR PATRICK STEVENS
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défendeurs
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ORDONNANCE ET MOTIFS
[1]
La Cour est saisie de trois requêtes, toutes produites par les demandeurs. L’une vise l’obtention d’un jugement par défaut; une autre, l’obtention d’un jugement sommaire; la troisième, à double volet, vise, d’une part, à permettre un amendement à la déclaration d’action, et d’autre part, à forcer les défendeurs, sur la base des règles 225 et 227 à 229 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], à divulguer des documents jugés pertinents.
I.
Mise en contexte
[2]
Une brève mise en contexte s’impose. Les demandeurs sont tous membres d’une même famille. Deux des demandeurs, Ituze Loic Sibomana et Ishema Tracy Sibomana, sont mineurs. En avril 2016, le demandeur principal, Jean-Pierre Martin Sibomana [M. Sibomana], alors le seul demandeur, intente contre les défendeurs un recours par voie d’action aux termes duquel il sollicite une série de remèdes, tous en lien avec le traitement de son dossier d’immigration par certains fonctionnaires de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] et de l’Agence canadienne des services frontaliers. Entre autres remèdes, il recherche une condamnation à des dommages et intérêts de même qu’une ordonnance forçant CIC à lui octroyer le statut de résident permanent ou encore celui de citoyen canadien. Aux termes d’amendements apportés à sa déclaration d’action en mai 2016, le montant réclamé à titre de dommages passe de 20 millions à 66.5 millions de dollars.
[3]
À la fin juin 2016, les défendeurs représentés par le Procureur général du Canada (Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, les ministres fédéraux John McCallum et Ralph Goodale, et les fonctionnaires fédéraux François Jobidon et Émélie Audet) présentent une requête en radiation de l’action de M. Sibomana au motif qu’elle ne révèle aucune cause raisonnable d’action. Pour leur part, les défendeurs Raoul Delcore, Hubert Roisin et Patrick Stevens sont des ressortissants belges en poste au Canada pour le compte de leur gouvernement [les Défendeurs Belges]. On invoque à leur égard l’immunité de juridiction.
[4]
Déjà, en juin 2016, M. Sibomana se manifeste pour obtenir un jugement sommaire et, le mois suivant, un jugement par défaut. On ne lui permet pas le dépôt de sa requête en jugement sommaire parce qu’il n’y a encore aucune défense au dossier. Quant à la requête pour jugement par défaut, elle est jugée prématurée puisque la requête en radiation du Procureur général est déjà devant la Cour.
[5]
Le 18 août 2016, mon collègue, le juge Yvan Roy, rejette à toutes fins utiles la requête en radiation du Procureur général, estimant, suivant les critères jurisprudentiels applicables à ce type de requête, qu’il n’est pas manifeste et évident que le recours de M. Sibomana est voué à l’échec (Sibomana c Canada, 2016 CF 943 [Sibomana]). Il radie toutefois les noms des ministres McCallum et Goodale à titre de défendeurs et ordonne que les références aux remèdes recherchées en faveur de toute autre personne que M. Sibomana, en l’occurrence les membres de sa famille, soient réputées radiées au motif que ce dernier n’est pas autorisé à agir pour quiconque sauf lui-même.
[6]
Par ailleurs, le juge Roy accorde au Procureur général un délai de 30 jours à compter de la date de son ordonnance pour qu’il dépose sa défense. Le 31 août 2016, les demandeurs produisent une déclaration d’action ré-amendée. Le ou vers le 23 septembre, ils présentent une nouvelle requête pour jugement par défaut. Par directive de la Cour émise le 23 septembre, les demandeurs sont informés que ladite requête ne sera pas mise au rôle de la séance générale du 6 octobre 2016, tel que le souhaitent les demandeurs, au motif qu’elle est prématurée, les défendeurs ayant jusqu’au 30 septembre 2016, précise la directive, pour produire leur défense. La défense est effectivement produite le 30 septembre. Les demandeurs insistent néanmoins pour procéder le 6 octobre mais par une nouvelle directive émise le 3 octobre 2016, la Cour réitère que leur requête pour jugement par défaut ne sera pas mise au rôle puisque la défense des défendeurs a été déposée.
[7]
Qu’à cela ne tienne, les défendeurs insistent en soumettant une nouvelle requête pour jugement par défaut à la fin octobre 2016 dans la foulée d’une directive émise par le juge en chef de cette Cour fixant une date spéciale – le 24 novembre 2016 ‒ pour l’audition de la nouvelle requête en jugement sommaire produite par les demandeurs le 4 octobre 2016. Les demandeurs produisent aussi, à l’automne 2016, leur requête visant à avoir accès à certains documents qu’ils jugent pertinents. Ils souhaitent du même souffle amender de nouveau leur déclaration d’action de manière à porter leur réclamation monétaire contre les défendeurs à 650 millions de dollars.
[8]
Le 24 novembre 2016, au terme de la séance spéciale fixée par le juge en chef et présidée par le juge Michel Shore, celui-ci suspend le dossier jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur une éventuelle demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision qui, selon les demandeurs, serait à l’origine des déboires qui amèneront M. Sibomana à intenter la présente action. Cette décision, rendue le 25 juin 2010, est celle des autorités de la CIC refusant à M. Sibomana la résidence permanente pour motif d’inadmissibilité en lien avec un vol qu’il aurait commis en Belgique en 2006.
[9]
La suspension décrétée par le juge Shore est levée le 28 juin 2017 par ordonnance de la Cour après que M. Sibomana ait tenté, sans succès, d’obtenir l’autorisation de contester ladite décision. Les trois requêtes des demandeurs ont finalement été entendues le 23 octobre dernier.
II.
La Requête pour jugement par défaut
[10]
Quoi qu’en disent les demandeurs, leur requête pour jugement par défaut n’a plus d’objet puisque la défense du Procureur général a été produite dans les temps. Les directives émises par la Cour les 23 septembre et 3 octobre 2016 sont claires à cet effet. Les amendements apportés à la déclaration d’action le 31 août 2016 ont eu pour effet, par le jeu de la règle 204 des Règles, de reporter le délai fixé par le juge Roy pour le dépôt de la défense du Procureur général au 30 septembre 2016. En effet, le délai de 30 jours prévu à la règle 204 vaut tout autant dans les cas où le défendeur doit répondre à la déclaration d’action initiale que dans les cas où il doit répondre à une déclaration amendée ou ré amendée (Oakwood Lumber & Millwork Co. c Classic Millwork Co. (1989), 28 CPR (3d) 142 à la p 144). Dans ces circonstances, je n’ai ni la volonté ni même le pouvoir de déroger aux directives de la Cour qui, en lien avec l’ordonnance du juge Roy, ont dicté l’échéance ultime pour le dépôt de la défense du Procureur général et d’ainsi faire droit à la requête des demandeurs.
[11]
Par ailleurs, je note que le Procureur général a fait preuve de toute la diligence requise pour répondre à l’action de M. Sibomana, d’abord en indiquant tôt dans le processus son intention de produire une requête en radiation, puis en la produisant avec célérité après les premiers amendements apportés à la déclaration d’action à la fin mai 2016, et, enfin, dans la foulée du jugement du juge Roy, en produisant sa défense dans le délai imparti par les Règles suite aux amendements apportés à la déclaration d’action le 31 août 2016. Il n’y a rien d’irrégulier d’ailleurs à vouloir présenter une requête en radiation avant la production de la défense. En termes d’économie des ressources judiciaires, cela est même souhaitable (Letarte, Veilleux, Leblanc et Rouillard-Labbé, Recours et procédures devant les Cours fédérales, Lexis Nexis, Montréal, 2013 [Recours et procédures devant les Cours fédérales], au para 4-62). Donc, en le supposant en défaut de produire sa défense dans les temps, je n’aurais aucune hésitation, dans les circonstances de la présente affaire, à relever le Procureur général de son défaut.
[12]
Enfin, il est utile de rappeler que selon l’article 25 de la Loi sur la responsabilité de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50, un jugement par défaut ne peut être obtenu contre l’État fédéral qu’avec l’autorisation préalable de la Cour obtenue sur demande signifiée au moins 14 jours francs avant sa présentation, délai au cours duquel il peut être, sans autres formalités, remédié au défaut de manière à rendre caduque ladite demande (Recours et procédures devant les Cours fédérales, au para 4-38). Aucune requête de ce genre n’a été présentée en l’espèce.
[13]
Enfin, je ne peux rien faire contre les Défendeurs Belges puisqu’un certificat émis aux termes de l’article 11 de la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales, LC 1991, c 41, à l’égard de chacun d’eux, a été produit au dossier de la Cour. Ce certificat parait, dans chaque cas, avoir été délivré sous l’autorité du ministre des Affaires étrangères faisant en sorte, toujours suivant cet article, qu’il fait foi de son contenu sans qu’il soit nécessaire de prouver l’authenticité de la signature qui y est apposée ou la qualité officielle du signataire. Il confère aux Défendeurs Belges, au Canada, l’immunité de juridiction civile et administrative. Dans l’état actuel des choses, la Cour n’a donc aucune autorité sur eux. Quant à la Loi sur l’immunité des États, LRC1985, c S-18, invoquée par les demandeurs, elle n’a aucune application en l’espèce, comme le souligne à juste titre le Procureur général.
III.
La Requête pour jugement sommaire
[14]
Je ne saurais faire davantage droit à la requête en jugement sommaire. Les demandeurs sont bien évidemment convaincus du bien-fondé de leur réclamation et veulent en finir au plus vite en obtenant, sans plus de délai, les réparations auxquels ils estiment avoir droit. Malheureusement pour eux, les choses ne sont pas aussi simples. Dans un système contradictoire comme le nôtre, la position des deux parties qui s’affrontent compte.
[15]
Tel qu’indiqué précédemment, le juge Roy a refusé de faire droit à la requête en radiation du Procureur général, estimant qu’en tenant les faits de la déclaration d’action pour avérés, on ne pouvait conclure que le recours de M. Sibomana (maintenant aussi celui de tous les demandeurs) était voué à l’échec. Autrement dit, il a conclu, en posant comme hypothèse que les demandeurs seraient capables de prouver les faits qu’ils allèguent au soutien de leur réclamation à la satisfaction du juge du fond, qu’il y avait matière à procès. Il a pris soin de souligner toutefois que la tâche des demandeurs « pourrait être très difficile »
dans la mesure où ils devront notamment faire une « démonstration de mauvaise foi, de négligence délibérée, de conduite illégale, ou d’agissements délibérément incompatibles avec l’exercice des fonctions attribuées par la loi »
(Sibomana, au para 19). D’ailleurs, il incite à la prudence en invitant le lecteur à ne pas tirer d’inférences quelconques sur les mérites de l’action de M. Sibomana du fait du rejet de la requête en radiation du Procureur général (Sibomana, au para 47).
[16]
Ce dossier devrait donc normalement aller à procès. Toutefois, dans une perspective d’accès à la justice et d’économie des ressources judiciaires, les règles 214 et 215 des Règles prévoient la possibilité, dans certaines circonstances, d’obtenir jugement par voie sommaire, c’est-à-dire sans la nécessité de tenir un procès. Cette procédure a pour but de permettre à la Cour de se prononcer par voie sommaire « sur les affaires qu’elle n’estime pas nécessaire d’entendre, parce qu’elles ne soulèvent pas de véritable question litigieuse »
(Canada (Citoyenneté et Immigration) c Houchaine, 2014 CF 342 au para 26 [Houchaine]). Dit autrement, elle permet à la Cour de rendre jugement sommairement « dans les instances qu’elle considère ne pas nécessiter la tenue d’un procès, pour le motif qu’elles ne comportent aucune question sérieuse à instruire à l’égard de la réclamation »
(Timm c Canada, 2015 CF 1391 au para 48 [Timm]).
[17]
Ainsi, lorsque la Cour est saisie d’une requête en jugement sommaire, son rôle est de déterminer si le succès de la position mise de l’avant par la partie contre laquelle la requête est présentée « est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès »
(Houchaine, au para 27). Le fardeau repose sur les épaules de la partie qui sollicite le jugement sommaire (Timm, au para 49). En l’espèce, ce fardeau n’a pas été rencontré.
[18]
Comme l’a noté le juge Roy, la déclaration d’action des demandeurs « prêche par prolixité, hyperbole et n’est pas organisée »
(Sibomana, au para 11). Il ajoute, avec raison, qu’elle est « parfois difficile à suivre »
et que le vocabulaire utilisé pour alléguer malveillance, mauvaise foi et la présence de motivation illicite est « inutilement ronflant »
(Sibomana, au para 29). Toutefois, au-delà de ses particularités stylistiques et de son manque d’organisation, il est permis, je pense, et l’audition de la présente requête a eu tendance à le confirmer, de résumer les allégations centrales de la déclaration d’action des demandeurs de la façon suivante :
a) Le 25 juin 2010, M. Sibomana se voit refuser sa demande de résidence permanente pour un vol qu’il aurait commis en Belgique et qu’il aurait omis de déclarer aux autorités canadiennes; en plus de nier la commission de ce crime, il dit n’avoir jamais été avisé de la décision le jugeant inadmissible au statut de résident permanent, ce qui le prive de son droit de la faire contrôler judiciairement et ce qui précarise son statut au Canada avec tous les inconvénients qui s’en suivent pour lui et sa famille; il impute aux autorités de CIC de lui avoir intentionnellement caché cette décision et d’avoir même créé un
« dossier fantôme »
d’interdiction de territoire qui hantera ses rapports subséquents avec CIC et ce, dans le seul but de lui nuire;b) Cette décision est donc le prétexte pour la prise de décisions ultérieures qui lui sont tout aussi préjudiciables; ainsi, le 11novembre 2011, on prononce contre lui, après que le renouvellement d’un permis de travail lui ait été refusé, une mesure d’exclusion du fait de son inadmissibilité, une mesure subséquemment annulée par un jugement de cette Cour (Sibomana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 853). Aussi, en juin 2013, alors qu’il rentre d’Europe, M. Sibomana est arrêté et mis en détention pendant quelques jours sur la base qu’il est interdit de territoire et qu’il y a un risque qu’il se soustrait à un contrôle et à un renvoi éventuel, le tout sur la foi de fausses accusations;
c) M. Sibomana y voit là d’autres manifestations, de la part des défendeurs, de mauvaise foi, de négligence délibérée, de conduite illégale ou d’agissements délibérément incompatibles avec l’exercice des fonctions qui leur sont attribuées par la loi, surtout que l’interdiction de territoire dont il fait l’objet sera levée par la Section de l’immigration en juillet 2013; pour M. Sibomana, les défendeurs se sont rendus coupables à son égard de cafouillage et d’acharnement intentionnels et calomnieux.
[19]
Le Procureur général plaide en défense que les allégations liées à la décision du 25 juin 2010 et à la prétendue impossibilité de contester celle-ci par le dépôt, en temps utile, d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, lesquelles constituent les points de départ et d’ancrage de toute la poursuite entreprise par les demandeurs, sont sans fondement. Bien qu’il reconnaisse ne pas être en mesure de produire la lettre consignant ladite décision en raison de la politique de conservation et d’élimination des documents dite du « dossier mince »
de CIC, il souligne en revanche que les notes du Système de soutien aux opérations des bureaux locaux [SSOBL] dont il produit une copie, indiquent clairement que ladite décision a été transmise à M. Sibomana, par lettre, la journée même où elle a été rendue, soit le 25 juin 2010.
[20]
Quant à l’allégation voulant que M. Sibomana ait été privé de son recours en contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision, le Procureur général plaide que suivant l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], la computation des délais pour faire contrôler judiciairement une décision prise aux termes de la Loi se fait à partir de la date où le demandeur en est avisé ou qu’il en a eu connaissance pour la première fois. Il ajoute que la Cour a toujours le pouvoir de proroger les délais prévus à la Loi en cette matière lorsqu’il existe des motifs valables pour le faire.
[21]
Ainsi, plaide-t-il, à supposer même qu’il n’ait pas reçu copie de la décision du 25 juin 2010 au moment où les notes du SSOBL le laissent entendre, M. Sibomana conservait néanmoins le droit de contester cette décision à partir du moment où il en prenait connaissance pour la première fois par la suite, ce qu’il n’a pas fait. Par ailleurs, dans la mesure où M. Sibomana laisse maintenant entendre que cette décision n’aurait même jamais véritablement été prise, les notes du SSOBL contredisent cette affirmation. Finalement, le Procureur général nie les récriminations de M. Sibomana eu égard au mérite même de cette décision, ajoutant que c’est par le biais d’un contrôle judiciaire qu’il devait d’abord les faire valoir.
[22]
Je ne saurais dire que la position que défend le Procureur général en réponse aux allégations de la déclaration d’action concernant la décision du 25 juin 2010 est tellement douteuse qu’elle ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits à un éventuel procès. Je dois ajouter que ces allégations doivent maintenant être examinées en fonction d’une nouvelle donnée, celle du rejet, par la Cour, de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire produite par M. Sibomana à l’encontre de ladite décision suite à la suspension du présent dossier par le juge Shore le 24 novembre 2016 (Sibomana c Canada (Citoyenneté Immigration), 20 avril 2017, Dossier IMM-526-17). Je ne suis pas certain que cette nouvelle donne aide nécessairement la cause des demandeurs et accroit le fardeau du Procureur général. À tout le moins, elle ne milite pas en faveur de l’octroi d’un jugement sommaire en faveur des demandeurs sur ce point.
[23]
Maintenant, eu égard à la décision du 11 novembre 2011 prononçant contre M. Sibomana une mesure d’exclusion, le Procureur général répond en faisant état en détail du rôle du défendeur Jobidon, de la nature de la décision qu’il a rendue, de l’historique du dossier d’immigration de M. Sibomana, des procédures de renouvellement du permis de travail en vertu duquel M. Sibomana se trouvait légalement au Canada depuis son arrivée au Québec en juin 2008, de l’enquête menée par CIC en marge de cette demande de renouvellement, laquelle a été ultimement rejetée le 25 octobre 2011, de l’annulation, par la Cour, de la mesure d’exclusion prononcée par le défendeur Jobidon, des motifs à la base de ce jugement et de la confusion qu’a pu engendrer les deux numéros d’identification attribués par erreur à M. Sibomana par CIC.
[24]
Le Procureur général nie par ailleurs toute responsabilité eu égard à ce volet de la réclamation des demandeurs. En particulier, il nie les allégations de comportement abusif attribué au défendeur Jobidon, plaide que les motifs du jugement de la Cour annulant la mesure d’exclusion n’appuient en rien ce volet de la réclamation des demandeurs et soutient qu’à tout événement celui-ci tombe sous le coup du délai de prescription de trois ans établi par le jeu des articles 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’état et le contentieux administratif et 2924 du Code civil du Québec et qu’il est, dès lors, prescrit.
[25]
Encore une fois, je ne peux dire que la défense du Procureur général à l’égard de ce volet de la réclamation des demandeurs ne soulève pas de véritables questions litigieuses. Comme je l’ai déjà mentionné, la poursuite des demandeurs repose, dans son ensemble, sur des allégations de mauvaise foi, de négligence délibérée, de conduite illégale et d’agissements incompatibles avec l’exercice de fonctions attribué par la loi. Ce genre d’allégations, lorsque le défendeur s’en défend au moyen d’un document détaillé qui est appuyé par de la preuve documentaire et qui laisse entrevoir, du moins à première vue, une défense sérieuse, se prêtent mal à la procédure du jugement sommaire. Dans ce genre de cas, il y a nécessairement deux versions des faits et c’est le juge du fond qui est normalement le mieux placé, à la lumière de l’ensemble de la preuve, pour les départager et en choisir une plutôt que l’autre.
[26]
Le même constat s’impose quant aux allégations concernant l’arrestation et la détention de M. Sibomana à son retour au Canada le 13 juin 2013. Ici, le Procureur général se livre à nouveau au récit détaillé de sa version des faits, notamment en ce qui a trait au déroulement du contrôle effectué par la défenderesse Audet à la descente d’avion de M. Sibomana, au contenu des discussions qui ont alors eu lieu, à la nature des pouvoirs exercés par cette défenderesse, à ce qui a motivé cette dernière à procéder à l’arrestation et à la mise en détention de M. Sibomana, à la remise en liberté de M. Sibomana le 17 juin 2013, sous certaines conditions, à la décision rendue par la Section de l’immigration [la SI], le 25 juillet 2013, concluant que M. Sibomana n’était pas interdit de territoire, la SI étant d’avis que ce dernier n’avait pas la mens rea requise pour commettre le vol pour lequel il avait été condamné par contumace par la justice belge, et à l’impact réel de cette décision sur les récriminations des demandeurs eu égard à ce troisième volet de la poursuite.
[27]
Encore ici, le Procureur général nie avec vigueur les allégations de fautes dirigées contre la défenderesse Audet et les autorités fédérales en général. Il rappelle que les autorités chargées de l’application de la Loi ont le pouvoir, dans les conditions et circonstances qui y sont prévues, d’arrêter sans mandat et de détenir un étranger se trouvant au Canada, que de telles décisions, contrairement à ce qu’en disent les demandeurs, n’ont aucune connotation de droit criminel, et qu’en l’espèce, les conditions imposées par la SI à la remise en liberté de M. Sibomana démontrent que cette compétence a été exercée judicieusement par la défenderesse Audet et sans mauvaise foi, celle-ci ne faisant que son travail.
[28]
À l’audition de la présente requête, le procureur du Procureur général a plaidé que les demandeurs ne s’étaient pas déchargés du fardeau qui était le leur de démontrer que la défense produite à l’encontre de leur déclaration d’action ne soulevait pas de véritables questions litigieuses, se contentant de simplement ressasser les allégations de ladite déclaration sans s’attarder aux moyens de défense invoqués par le Procureur général. Cette observation est juste, mais quoi qu’il en soit, comme je l’ai déjà souligné, je suis satisfait qu’il ne s’agisse pas ici d’un cas où la tenue d’un procès n’est pas nécessaire pour le motif qu’il ne s’y soulève aucune question sérieuse à instruire à l’égard de la réclamation. Tout cela est sans compter les difficultés liées à certaines des conclusions recherchées par les demandeurs, lesquelles, comme le souligne le Procureur général dans sa défense, soulèvent tantôt des préoccupations quant à la compétence de la Cour à y faire droit, tantôt leur recevabilité pure et simple.
[29]
Comme le présent dossier est déjà en mode de gestion spéciale d’instance, conformément à une ordonnance rendue le 6 décembre 2016, je rejetterai la requête avec dépens, sans plus.
IV.
La Requête visant à amender la déclaration d’action et à forcer les défendeurs à divulguer des documents jugés pertinents
[30]
Les demandeurs souhaitent amender leur déclaration d’action de manière à hausser leur réclamation en dommages et intérêts à 650 millions de dollars. Conformément à la règle 200 des Règles, l’autorisation de la Cour est ici requise puisque par sa défense, le Procureur général a déjà répondu à la déclaration d’action des demandeurs, dans sa version la plus récente, celle du 31 août 2016.
[31]
Pour être autorisée, la modification sollicitée doit présenter une « possibilité raisonnable de succès »
(Teva Canada Limitée c Gilead Sciences Inc., 2016 CAF 176, aux para 29 à 31 [Teva Canada]). À cette fin, il faut examiner les chances de succès, nous dit la Cour d’appel fédérale, « dans le contexte du droit et du processus judiciaire et adopter un point de vue réaliste »
(Teva Canada, au para 30). Or, ici, il est évident que les demandeurs n’ont aucune chance d’obtenir un montant de cet ordre. En fait, dans le meilleur des scénarios pour eux, ils ne peuvent espérer recevoir, à la lumière des principes d’indemnisation en vigueur ici au Canada, qu’une infime fraction des 66.5 millions de dollars qu’ils réclament actuellement. Le montant de 650 millions de dollars est tellement hors norme dans le contexte de notre droit qu’il en est loufoque. Je souligne au passage que ce chiffre semble être le fruit de la volonté des demandeurs de « couper court »
à une réclamation qu’ils estiment autrement valoir cent milliards de dollars. Cette vision du dommage subi se passe de commentaires tellement, dans notre univers juridique, elle dépasse l’entendement.
[32]
Je ne saurais faire droit non plus au volet de cette requête visant à forcer le Procureur général à divulguer des documents jugés pertinents par les demandeurs. En fait, cette demande intervient en réponse aux affidavits de documents produits par le Procureur général conformément à la règle 223 des Règles. Les demandeurs, qui se sont vus remettre une copie de tous les documents mentionnés aux dits affidavits, veulent que le Procureur général lui confère un accès électronique au contenu de deux banques de données de CIC (SSOBL et SMGC), aux dossiers concernant M. Sibomana (6001-2088 et 6199-9991) et à « tout dosser physique gardé aux archives Canada »
.
[33]
À l’audition de la présente requête, M. Sibomana a indiqué à la Cour, bien candidement, qu’il souhaitait cet accès pour s’assurer lui-même du caractère complet et suffisant des deux affidavits de documents produits par le Procureur général. Or, là n’est pas l’objet du recours prévu à la règle 227 des Règles, lequel permet à la Cour d’examiner tout document et d’ordonner, notamment, qu’un affidavit exact ou complet soit signifié à l’autre partie. Toutefois, la Cour n’en arrivera à émettre une telle ordonnance que si on la convainc que l’affidavit de document en cause est inexact ou insuffisant.
[34]
La simple volonté d’une partie de se satisfaire que l’affidavit produit par la partie adverse est complet et exact ne suffit pas pour enclencher l’application de la règle 227. Il en faut davantage, la partie requérante ayant « le fardeau de présenter des éléments de preuve convaincants pour démontrer l’existence de documents disponibles, mais n’ayant pas été produits »
et aussi d’expliquer en quoi les documents qu’elle cherche à faire ajouter à l’affidavit sont pertinents au litige (Recours et procédures devant les Cours fédérales, au para 4-78).
[35]
Or, cette démonstration n’a pas été faite en l’espèce. La règle 227, la seule qui permette l’intervention de la Cour en lien avec la production des affidavits de documents, n’a pas été conçue pour permettre des recherches tout azimut dans les dossiers de la partie adverse dans l’espoir, peut-être, d’y trouver quelque chose qui puisse étayer la position que l’on défend. D’autres mécanismes, qui ne sont pas régis par les règles de la pertinence ou le droit judiciaire, peuvent être utilisés à cette fin.
[36]
À l’audition de la requête, M. Sibomana m’a semblé aussi contester l’authenticité ou encore le bien-fondé de certains documents énumérés aux affidavits de documents produits par le Procureur général. Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner à M. Sibomana, ce type d’argument déborde largement du cadre de la règle 227. En d’autres termes, la règle 227 n’est pas le véhicule approprié pour soulever ce genre de préoccupations.
[37]
Les trois requêtes des demandeurs seront donc rejetées, avec dépens, vu l’issue des dites requêtes.
[38]
Ce dossier étant en mode de gestion spéciale d’instance, les demandeurs peuvent espérer procéder rapidement à procès. Pour y arriver, ils devront cependant cesser de multiplier, comme ils ont eu tendance à le faire jusqu’à maintenant, les procédures et les demandes de directives mal avisées et prolixes qui ont pour effet d’alourdir et prolonger indûment le processus. Il s’agit, sans l’ombre d’un doute, d’un dossier où la présence d’un avocat agissant pour le compte des demandeurs serait salutaire pour tous. Cette présence règlerait du même coup le problème de la représentation des demandeurs, notamment celle des deux enfants mineurs de M. Sibomana. Ce dernier a certes le droit de se représenter lui-même mais il ne lui est pas permis, selon les Règles de la Cour, de parler au nom des autres demandeurs. Dans l’état actuel des choses, ce problème, qui est resté en quelque sorte en veilleuse dans le cadre de l’audition des présentes requêtes, risque de se poser tôt ou tard tel qu’en font foi le jugement du juge Roy et la défense produite par le Procureur général.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que :
La requête pour jugement par défaut est rejetée;
La requête pour jugement sommaire est rejetée;
La requête visant à amender la déclaration d’action et à forcer les défendeurs à divulguer des documents jugés pertinents est aussi rejetée;
Le tout, avec dépens contre les demandeurs dans les trois cas, payables quelle que soit l’issue de la cause.
« René LeBlanc »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier :
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T-643-16
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INTITULÉ :
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JEAN-PIERRE MARTIN SIBOMANA,, JEANNETTE MUKASINE, CHANTAL UWIDUHAYE, RUTIGUNGA HERVÉ SIBOMANA, ITUZE LOIC SIBOMANA, ISHEMA TRACY SIBOMANA c SA MAJESTÉ LA REINE CHEF DU CANADA, MONSIEUR FRANÇOIS JOBIDON, MADAME ÉMÉLIE AUDET, MADAME N.M. EGAN, MONSIEUR RAOUL DELCORDE, MONSIEUR HUBERT ROISIN, MONSIEUR PATRICK STEVENS
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 26 octobre 2017
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ORDONNANCE et motifs :
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LE JUGE LEBLANC
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DATE DES MOTIFS :
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LE 17 janvier 2018
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COMPARUTIONS :
Jean-Pierre Martin Sibomana et Jeanette Mukase
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Pour les demandeurs
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Me Daniel Latulippe
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Pour les défendeurs
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Aucun
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Pour les demandeurs
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Nathalie G. Drouin
Sous-procureur générale du Canada
Montréal (Québec)
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Pour les défendeurs
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