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Date : 20180205


Dossier : IMM-2616-17

Référence : 2018 CF 129

Ottawa (Ontario), le 5 février 2018

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MAMADOU KONATE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur conteste la raisonnabilité d’une mesure d’expulsion émise contre lui le 29 mai 2017 par la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration du statut du réfugié.

[2]  La SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire en vertu des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], car il a été membre du Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire [MPCI] et des Forces Nouvelles qui visaient le renversement par la force du gouvernement ivoirien en place.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire doit échouer. Rappelons d’abord les faits pertinents ayant mené à l’interdiction du demandeur.

[4]  Le demandeur est un citoyen de la Côte d’Ivoire. En 2002, les membres d’un groupe armé, le MPCI, ont pris le contrôle de plusieurs villes du nord du pays, notamment le village de Katiola où demeurait le demandeur à l’époque. Le mouvement devient les Forces Nouvelles en 2003 après s’être rallié à d’autres groupes armés. Il n’est pas contesté que ce mouvement remplit la définition de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, soit « être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force ». Le demandeur a été impliqué dans ce mouvement entre septembre 2002 et décembre 2003, notamment comme assistant personnel du chef Marco Kouadio, avant de quitter la Côte d’Ivoire pour divers pays environnants. Ces faits ne sont pas contestés. Le litige repose plutôt sur les circonstances entourant l’enrôlement du demandeur au sein du MPCI, c’est-à-dire s’il s’est volontairement enrôlé ou s’il aurait plutôt été recruté par la force. Comme il est ci-après expliqué, le demandeur a fourni plusieurs versions contradictoires à ce chapitre.

[5]  Le demandeur est arrivé au Canada le 1er février 2016. Le 3 février 2016, il a rencontré un agent. L’entrevue a eu lieu en français, sans interprète. En voici quelques extraits pertinents (voir pièce C-8 du dossier certifié aux pp 65 et s) :

Q : Puis après, qu’est ce qui s’est passé, à la crise?

R : Fait que, lorsque la crise a commencé, en 19 septembre 2002, on… on était recruté par la rébellion.

[…]

Q : Qu’est-ce qui… qu’est ce qui se passe quand ils vous recrutent, eux?

R : O.K. Bon, lorsque (inaudible) qu’on nous avait recruté et intégré, (inaudible) qui était basé à Bouna, seulement j’avais 21 ans, il était…

[…]

Q : […] qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? C’est les...le groupe rebelle qui arrive dans cette ville?

R : Oui, oui.

Q : O.K.

R : On était attaqué. Bon. (Inaudible) été recruté par la rébellion.

Q : O.K.

R : Après ça on nous a amené à Bouna…

Q : Oui.

R : (inaudible) était installé, était près de les Chefs, comme son garçon de ménage.

[…]

Q : Puis là, qu’est-ce qu’on... dans le fond, comment... est-ce que... je me demande juste comment ça se passe, le recrutement, dans le sens où on va vous... on vous... ils vont vous entrainer? Ils vont vous donner un uniforme ? Comment ça fonctionne?

R : Oui. Bon, on nous donne un uniforme.

Q : Um—hum.

R : On nous donne des armes. Mais, moi, je commence (inaudible), là, j’étais, bon, là j’étais (inaudible), donc j’étais près du chef, comme son garçon de ménage, j’étais à la maison...

[…]

Q : Mais ça, est-ce que, eux, ils vous forcent à rentrer dans le groupe ou... ?

R: Oui, oui.

Q : Parce que, moi, ce que j’ai lu C’est que... en 2002, ils forçaient personne à rentrer dans la groupe. lls sont arrivés dans les villages...

R : Non.

Q : …puis, premièrement, au début ils étaient même calmes. lls ont parlé, informé les gens de pourquoi ils faisaient ça.

R : Au début, lorsque la rébellion est arrivée dans la Ville, on n’avait pas le choix. Pourquoi on n’avait pas le choix ? Notre tribu n’était traitée, en Côte d’ivoire, en tant que les étrangers. Donc, lorsque la force...[…] En general, on était traité des étrangers au pays (inaudible).

Q : Vous, vous étes musulman ou... ?

R : Oui. Je suis musulman. Oui.

Q : OK. Puis, la, comment ça se passe, là, dans…donc, là, vous étiez en train de me dire que le groupe, comme là, votre tribu... était traitée comme des étrangers et tout ça. Donc, la, ce groupe-là, eux, ils arrivent là. Qu’est-ce que se passe ?

R : Même à.. à ce moment, nous, notre tribu, pour voyager dans les pays qui étaient... dans une autre ville, aller dans une autre ville, avait toutes les difficultés parce que souvent, dans le poste de contrôle, lorsqu’on présente notre pièce, quand on voit le nom musulman...

[…]

Q : Puis là, vous, ils vous ont amené..., le recrutement, ça se passe comment? Ils sont entrés dans le village. lls vous ont forcés à aller quelque part ou il a fallu que vous vous présentiez, qu’ils vous interrogent, remplir...

R : Lorsque...

Q : des documents?

R : (inaudible) reerutent, on demande de motiver, à. (inaudible). On nous motivait, quoi.

Q : Oui.

R : (lnaudible) on nous motivait avec les discours...

Q : O.K.

R : (inaudible) comme tout le monde était attentionné dans (inaudible) donne pas (inaudible) aussi.

Q : Um-hum.

R : Donc. lorsqu’on... on s’est intégré, donc, maintenant (inaudible) maintenant dans les villes.

Q : Um-hum.

R : Donc, moi, on m’a amené à Bouna.

[…]

Q : Oui. O.K. Mais, là, je me demandais, c’est quand? La date… vous êtes resté là pendant combien de mois ou combien d’années?

R : (Inaudible) le 10 septembre 2002, on s’est intégré, donc on était à Bouna […]

[6]  Le 16 février 2016, le demandeur a présenté une demande d’asile. Cette demande a été suspendue en attendant une décision finale sur l’interdiction de territoire. C’est que, à l’annexe A de sa demande, le demandeur a répondu « oui » aux questions g) « avez-vous déjà utilisé, planifié d’utiliser ou prôné une lutte armée ou la violence pour atteindre des objectifs politiques, religieux ou sociaux? » et h) « avez-vous déjà été associé à un groupe qui a utilisé, planifié d’utiliser ou prôné une lutte armée ou la violence pour atteindre des objectifs politiques, religieux ou sociaux? ». Les notes au bas du formulaire « Annexe A » précisent que « le sujet mentionne avoir joint en 2002 les rangs de l’armée ‘Force rebelle MPCI’ ou ‘Force nouvel air MPCI’ contre le gouvernement de la République de la Côte d’Ivoire » (voir pièce C-6 du dossier certifié à la p 42).

[7]  Dans son fondement de demande d’asile [FDA], dont une copie figure aux pages 47 et suivantes du dossier certifié, le demandeur décrit son enrôlement dans les termes suivants :

Au vu de la brimade dont faisaient l’objet les ressortissants du Nord de la Côte d’Ivoire sous le régime de l’Ex-président Laurent Gbagbo, je n’ai pas hésité un seul instant à me faire enrôler au sein de la rébellion armée du mois de septembre 2002.

[Je souligne]

[8]  Le 21 mars 2016, le demandeur a fait l’objet d’un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR par lequel un agent a conclu qu’il était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, car il a déclaré s’être joint volontairement au MPCI-Forces Nouvelles en 2002 et y avoir occupé deux postes avant de quitter l’organisation en 2003. Or, la preuve documentaire démontre que le MPCI-Forces Nouvelles est une organisation ayant commis des actes visant le renversement par la force du gouvernement national de Côte d’Ivoire. Le rapport a été déféré à la SI pour enquête le même jour.

[9]  La SI a tenu une enquête en matière d’admissibilité, dont les cinq séances se sont déroulées les 25 janvier, 26 janvier, 15 février, 7 mars et 21 mars 2017. Le demandeur était alors assisté d’un interprète traduisant du malinké. Lors de son interrogatoire devant la SI, le récit relaté par le demandeur quant à son enrôlement était différent des deux versions précédentes. En voici des extraits pertinents (voir dossier certifié aux pp 492-497) :

Q : Et vous personnellement, qu’est-ce que vous avez fait suite à ces demandes-là des rebelles à ce moment-là ? Vous avez fait quoi?

R : Alors ce jour-là beaucoup ont rejoint les rangs des rebelles, mais lui au moment j’ai pas pris cette décision-là.

Q : Pourquoi?

R : A cette époque-là, j’étais à côté de ma maman et je n’avais pas envie de rejoindre les rebelles. Je voulais rester auprès de ma famille.

[…]

Q : Et puis vous dites, si j’ai bien compris, vous avez été arrêté sur les lieux de cette société-là, Tantos; c’est ça?

R : Je ne sais pas si les rebelles s’étaient cachés cette nuit-là, mais c’est quand on est sorti des entrepôts de cette société en s’éloignant qu’ils nous ont arrêtés.

Q : Est-ce que les -- donc, vous et les deux autres personnes qui vous accompagnaient ont été capturées, les trois

R : Oui, exactement, les trois. On a été arrêté nous trois.

Q : Et, qu’est-ce qu’on a fait avec vous après ? Qu’est-ce qui s’est passé?

R : Ils nous ont fait coucher par terre, et ont commencé à nous piétiner et puis nous tabasser.

Q : Par la suite?

R : Ils ont vu la nourriture avec nous. Ils nous disent en même temps que - ils nous ont dit de rejoindre leur rang, mais que certaines personnes se sont adonnées à la possibilité en allant chercher de la nourriture, ils vont voir maintenant cc qu’ils vont faire. Ça c’est que les rebelles ont dit. J’ai été blessé au pied. La trace est même encore sur mon – en arrière de mon pied. Là juste ils sont venus récupérer d’autres jeunes dans le quartier pour les faire rejoindre leur rang. Il y avait des jeunes du quartier qui les connaissaient assez bien et qui faisaient partie.

[…]

Q : Bien, à ce moment-là, est ce que vous auriez eu – est ce que vous aviez le choix de refuser de joindre les rebelles?

R : Alors les jeunes qui faisaient partie de la rébellion à cette époque-là qui étaient de leur village leur ont dit qu’ils ont fait la liste de tous les jeunes du quartier et que si quelqu’un, ceux qui vont refuser de rejoindre leur rang ils vont les tuer. Donc, ils n’avaient pas d’autre choix que de regagner le rang de la rébellion […]

Q : Donc suite à ça, vous avez mentionné donc le MPCI est revenu à votre domicile vous chercher; c’est ce que j’ai bien compris? Est-ce exact?

R : Les jeunes du quartier qui font partie de la rébellion plus une autre rebelle, les deux sont venues nous chercher chez nous. En voiture, ils sont venus nous chercher.

Q : Donc, et qu’est-ce qu’on vous dit à ce moment-là quand on vient vous chercher?

R : C’est en ce moment qu’ils nous disent que le pouvoir qui est actuellement en place n’aime pas les gens du nord. Si on ne rejoint pas leur rang et que eux-mêmes les rebelles ils réussissent à chasser ce pouvoir-là, ils vont tuer tous les jeunes qui ont refusé de rejoindre leur rang.

[10]  Lors de l’audition du 26 janvier 2017, le représentant du Ministre a confronté le demandeur aux contradictions apparentes découlant de ses déclarations antérieures, notamment l’absence de toute mention du fait qu’il aurait été recruté de force dans son FDA (voir dossier certifié à la p 540). Le demandeur a répondu qu’il avait dû résumer son histoire puisque les informations ont été recueillies par téléphone. Il hésite dans ses réponses, demande plus de temps et essaie de changer de sujet (voir dossier certifié aux pp 540-541). Il finit par expliquer que son récit a été transcrit par téléphone par un cousin au Ghana, et qu’il aurait eu peu de temps pour raconter son histoire en raison du prix de la communication. Le représentant du Ministre lui demande également pourquoi il n’a pas raconté cette version lors de l’entrevue avec l’agent lorsqu’on lui a clairement demandé de raconter des détails de son enrôlement (voir dossier certifié aux pp 545-546). Il répond qu’il était préoccupé de récupérer son passeport. Enfin, le représentant du Ministre lui demande plus généralement pourquoi il n’a raconté cette version à aucun moment dans le passé. Le demandeur ne répond pas à la question (voir dossier certifié à la p 546).

[11]  Le 15 février 2017, la SI a entendu trois témoins par téléphone. La SI a d’abord entendu Monsieur Giweko Danso, un major de l’armée ayant travaillé pour la mission onusienne en Côte d’Ivoire et que le demandeur a connu en 2006. En 2006, le demandeur lui aurait raconté comment il avait intégré la rébellion : « Donc, [Konate] m’a dit que des personnes qui allaient dans leur village ils prenaient tous les jeunes pour qu’ils luttent avec eux […] Il n’était pas intéressé. Il n’était pas intéressé. Il était forcé » (voir dossier certifié aux pp 595-596).

[12]  Le deuxième témoin est Monsieur Bamba Lacine. Il habitait le même village que le demandeur en 2002 et a aussi fait partie du mouvement des rebelles. Il a témoigné que le demandeur et lui « avaient fait la rébellion ensemble » (voir dossier certifié à la p 620). Il dit avoir été pris de force : « tu n’avais un choix et tu ne peux pas refuser » (voir dossier certifié à la p 623). Il raconte que les rebelles menaçaient de tuer les jeunes si ils ne s’enrôlaient pas (voir dossier certifié à la p 624).

[13]  Le troisième témoin est Monsieur Yaho Clément. Il est également originaire du même village que le demandeur. Le demandeur l’aurait revu au Burkina Faso alors qu’il fuyait la Côte d’Ivoire vers le Nigéria. Lui aussi avait joint les forces rebelles. Il a expliqué que les rebelles avaient incité les jeunes à se joindre à eux et les ont récupérés de force (voir dossier certifié à la p 641).

[14]  Le 29 mai 2017, la SI a émis une mesure d’expulsion contre le demandeur, concluant qu’il était interdit de territoire puisqu’il est une personne visée aux alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR, c’est-à-dire être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force (b) ou être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé à l’alinéa b(f).

La décision de la Section d’immigration

[15]  Les motifs de l’interdiction se trouvent dans le procès-verbal de l’audience du 29 mai 2017. C’est une décision motivée qui a le mérite d’être claire et transparente. La SI a résumé les faits et a révisé le témoignage du demandeur, les témoignages des trois témoins, ainsi que les arguments des deux parties. La SI a sommairement examiné la notion de renversement d’un gouvernement par la force – puisqu’il n’était pas contesté que le MPCI avait commis des actes visant à renverser le gouvernement au pouvoir. Bref, la seule question en litige était de déterminer si le demandeur avait été « membre » du MPCI. Se basant sur Jalloh v Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 317, la SI a rappelé qu’une personne qui aurait été forcée par crainte pour sa sécurité ou pour sa vie d’intégrer un tel mouvement ne pourrait en être considérée membre. Toutefois, la SI a conclu que le Ministre avait prouvé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre du MPCI. La SI a fourni plusieurs motifs à l’appui de cette conclusion de fait.

[16]  La SI a d’abord constaté que le demandeur avait fourni deux versions diamétralement opposées de son enrôlement au sein du MPCI. Celui-ci ne mentionne pas avoir été recruté de force dans son entrevue avec l’agent ni dans son FDA, où il va même jusqu’à dire qu’il n’a pas hésité un seul instant à s’enrôler. Le tribunal privilégie la version initiale du demandeur à celle qu’il a rendue à l’audience du 25 janvier 2017. Le tribunal juge peu crédibles et insuffisantes les explications offertes à l’audience pour expliquer les contradictions, soit qu’il n’a pas rédigé lui-même son FDA; qu’il ne parle pas bien français; qu’il était préoccupé par la récupération de son passeport; qu’il a manqué de temps pour entrer en détails et qu’il a simplement résumé son histoire dans les grandes lignes. Au moment où il signe son FDA, le demandeur déclare qu’il sait lire et qu’il comprend le français – ce qui fait douter le tribunal de son affirmation subséquente à l’effet qu’il ne lit ni ne comprend cette langue. D’ailleurs, il était représenté par avocat durant tout le processus : il connaissait donc l’importance de fournir une déclaration exacte et complète. Enfin, l’explication qu’il a manqué de temps au moment de la rédaction du récit et qu’il comptait s’expliquer à l’audience est aussi jugé peu crédible. Une personne raisonnable ne pourrait penser qu’un fait aussi important que le recrutement forcé d’une personne dans des forces armées soit seulement considéré comme un détail, alors que cela change l’essence même de son implication. De surcroît, la SI a également noté d’autres contradictions. Le demandeur affirme notamment à l’audience ne pas s’être joint aux rebelles en septembre 2002 pour rester auprès de sa mère, alors qu’il déclare dans son FDA que sa mère est décédée en janvier 2002.

[17]  Pour ce qui est des trois témoignages susmentionnés, la SI leur accorde peu de force probante, puisque ceux-ci étaient vagues, peu détaillés et portaient sur des sujets non pertinents.

[18]  Enfin, la SI s’appuie également sur un rapport de Human Rights Watch, « Prise entre deux guerres : violence contre les civils dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, août 2003 » (voir pièce C-31 du dossier certifié aux pp 284 et s) pour conclure qu’aux premiers temps de la rébellion en septembre 2002, le MPCI ne recrutait pas de force des civils dans le nord de la Côte d’Ivoire où vivait le demandeur. C’est seulement plus tard que les choses ont pu se passer autrement.

[19]  La SI conclut donc que le demandeur a été membre du MPCI, et constituait donc une personne visée au sens des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR.

Analyse

[20]  La seule question en litige aujourd’hui est déterminer si la décision de la SI est ou non raisonnable, car l’interdiction ne peut pas être prononcée si, affectivement, le demandeur a été recruté de force par le MPCI.

[21]  À ce chapitre, le demandeur attaque le raisonnement du décideur sous trois chefs distincts. En premier lieu, la SI n’avait pas évalué le dossier en tenant compte de son manque d’éducation, du fait qu’il est analphabète et qu’il parle ni ne comprend bien le français. Les déclarations faites lors de l’entrevue avec l’agent ne devraient pas être retenues car le demandeur n’était pas assisté d’un interprète. Puisque le demandeur est analphabète, on ne devrait pas non plus se fier sur sa déclaration écrite. En raison de son manque d’éducation, le demandeur ne pouvait agir comme une personne raisonnable – ce qui explique les incohérences dans des différentes versions qu’il a données aux autorités. On peut penser à la contradiction par rapport au décès de sa mère survenue en janvier 2002, donc avant la rébellion commencée en septembre 2012 : il ne connaît pas les mois. En second lieu, le demandeur soumet que la SI n’a pas tenu compte de la preuve documentaire. Des documents crédibles font état de recrutement forcé et contredisent la conclusion de la SI dont le DOS report de mars 2003 (document D-4, en particulier à la page 425 du dossier certifié). En dernier lieu, la SI a erré en n’accordant aucune force probante au témoignage du major Danso sans aucune raison valable. Le demandeur soumet que le témoignage était pertinent : il relatait une déclaration du demandeur datant de dix ans passés, alors que celui-ci ne savait pas encore qu’il viendrait au Canada. Cumulativement, ces erreurs révisables rendent la décision déraisonnable.

[22]  De son côté, le défendeur soumet que la décision est raisonnable, car celle-ci est appuyée de motifs détaillés et découle d’une évaluation minutieuse par la SI de la preuve au dossier, notamment les diverses déclarations du demandeur depuis son arrivée au Canada. Celui-ci n’a fait aucune mention de son recrutement forcé dans l’Annexe A de la demande d’asile ni dans le FDA, alors qu’il était représenté par avocat. La version offerte à l’audience de la SI est complètement différente. Le fait qu’une personne rapporte des faits différemment est un élément important dont peut se servir le tribunal pour mettre en cause la crédibilité du demandeur. En cas de contradictions, la SI peut choisir la preuve à laquelle elle attribuera plus de force probante. La SI pouvait également se fier au bon sens et juger peu crédibles les explications du demandeur. Elle était en droit de préférer la version datant de l’arrivée au Canada, plutôt que son témoignage à l’audience, après avoir évalué l’ensemble du dossier. Le premier récit que fait une personne est effectivement généralement le plus fidèle (voir Athie c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 425 au para 49). Sur la question du manque d’éducation, le défendeur soumet que cela ne peut constituer une panacée pour combler les lacunes dans la preuve et ne peut expliquer pourquoi le demandeur a omis de rapporter des faits essentiels de son histoire. Quant au français, le demandeur aurait indiqué dans sa demande de visa que le français était sa langue maternelle. Les transcriptions de l’entrevue montrent d’ailleurs qu’il maitrise assez bien le français. Tous les formulaires ont également été remplis sans avoir recours à un interprète, alors que le demandeur était représenté par avocat. Pour ce qui est de la preuve documentaire, le défendeur soumet que la décision s’appuie sur des éléments de preuve au dossier. La SI est présumée avoir considéré l’ensemble de la preuve, et n’était pas tenue de tout mentionner. C’était à elle de soupeser les différents éléments. D’ailleurs, il n’y a aucune contradiction entre la pièce C-31 et les DOS report D-4. Enfin, le défendeur avance que la SI a clairement analysé les différents témoignages et a choisi de ne pas leur accorder de force probante, et avec raison : le major Danso n’a pas lui-même été témoin du recrutement du demandeur.

[23]  Je suis entièrement d’accord avec l’argumentation du défendeur. La décision de la SI est raisonnable. Elle est détaillée, motivée et intelligible. Puisqu’il n’est pas contesté que le MPCI, devenu Forces Nouvelles, remplit la définition de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, soit « être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force », la SI devait simplement évaluer si le demandeur en avait été membre. La jurisprudence a établit qu’être membre au sens de l’article 34 de la LIPR signifie simplement l’appartenance à une organisation, et n’implique pas d’élément de complicité comme il est par exemple exigé en vertu de l’article 35 de la LIPR (voir Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 22; Khan v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 397 aux paras 29-30, citant Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), [2001] 2 RCF 297 aux paras 55-62, 193 FTR 159 (CAF) [Khan]). Une participation officieuse ou un appui en faveur d’un groupe peut suffire : la personne ne doit pas appartenir réellement ou officiellement à l’organisation en question (voir Khan au para 30). Ainsi, la tâche qui incombait à la SI constituait essentiellement à évaluer à la crédibilité du demandeur. Déterminer s’il était « membre » au sens de l’article 34 de la LIPR revenait à déterminer laquelle des différentes versions de son recrutement serait privilégiée. En l’espèce, son témoignage était la seule preuve directe de la manière dont son enrôlement avait eu lieu. Pour ainsi déterminer la version qui serait préconisée, la SI pouvait considérer les incohérences et contradictions, la manière dont le demandeur témoignait et tenir compte du fait que le demandeur ajustait son témoignage (voir par ex Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 aux paras 43 et 45). La décision indique clairement que la SI a soupesé les différentes versions et choisi la version originale. Cette conclusion me paraît raisonnable.

[24]  Dans la première version, c’est-à-dire le 3 février 2016, les réponses du demandeur restent vagues lorsqu’on lui demande d’expliquer le recrutement. Il mentionne une fois « qu’il n’avait pas le choix » de s’enrôler. Toutefois, ses réponses semblent indiquer qu’il n’avait pas le choix car son groupe ethnique était sujet de discrimination par le gouvernement en place, et donc qu’il devait se joindre à la rébellion. Nulle part ne fait-il mention à un quelconque recrutement par la force, ou à des incidents violents tels que ceux décrits à l’audience devant la SI. Ensuite, la version délivrée dans son FDA est sans équivoque : « Au vu de la brimade dont faisaient l’objet les ressortissants du Nord de la Côte d’Ivoire sous le régime de l’Ex-président Laurent Gbagbo, je n’ai pas hésité un seul instant à me faire enrôler au sein de la rébellion armée du mois de septembre 2002 ». Cette version semble d’ailleurs corroborer l’explication de l’entrevue relative à la discrimination subie par les habitants du Nord. Dans l’Annexe A de sa demande d’asile, le demandeur déclare s’être joint au MPCI sans mentionner un recrutement forcé. C’est seulement à l’audience du 25 janvier 2017, après qu’il ait eu connaissance du rapport d’interdiction de territoire pour avoir été membre du MPCI, qu’il invoque un recrutement forcé violent et des menaces de mort.

[25]  De plus, la SI pouvait juger non crédibles les explications données par le demandeur pour justifier les incohérences. Elle a d’ailleurs donné de nombreux motifs à l’appui de cette conclusion. Effectivement, la SI pouvait trouver douteuse l’explication que le demandeur ne comprenait pas le français. Le demandeur était représenté par avocat. Les documents relatifs à la demande d’asile ont été remplis en français, et le demandeur a déclaré qu’il comprenait le contenu du formulaire. Le défendeur souligne d’ailleurs avec justesse que le demandeur a déclaré dans sa demande de visa initiale que sa langue maternelle était le français (voir dossier certifié à la p 35). En l’espèce, le manque d’éducation du demandeur ne justifie pas l’omission de faits cruciaux et l’ajustement de son témoignage. La SI mentionne d’ailleurs que le demandeur aurait eu l’opportunité de corriger son récit avant de signer son FDA, particulièrement compte tenu du fait qu’il était représenté par avocat. Somme toute, je ne puis adhérer à la position du demandeur selon laquelle la SI a omis de considérer le manque d’éducation du demandeur. Elle l’a fait, mais n’a pas jugé cette explication suffisante. Cette conclusion est raisonnable en l’espèce.

[26]  D’autre part, la SI n’a pas commis d’erreur révisable en s’appuyant sur la pièce C-31 pour conclure que le MPCI ne recrutait pas par la force au début de la rébellion en septembre et octobre 2002 dans la région Nord où vivait le demandeur. Dans la pièce D-4, un rapport du Département d’État des États-Unis, on parle de conscription forcée mais seulement de manière générale sans parler précisément des époques et des régions (voir pièce D-4 du dossier certifié, notamment à la p 425). De toute façon, même si la SI avait reconnu que le MPCI faisait du recrutement forcé dès 2002, cela n’affecterait probablement pas son appréciation de la crédibilité du demandeur, au vu des témoignages contradictoires.

[27]  Enfin, je suis également satisfait que la SI a considéré les autres témoignages, mais a choisi de ne pas leur accorder de force probante, ce qui était son droit. Effectivement, aucun des témoins n’avait personnellement été témoin du recrutement du demandeur. Le témoignage du major Danso relatait effectivement une déclaration « pertinente » du demandeur, mais il s’agit de ouï-dire. Il était donc raisonnable de ne pas s’y fier. Les deux autres témoins ont seulement parlé de leur expérience personnelle de recrutement au sein du MPCI-Forces Nouvelles, et non de celle du demandeur.

Conclusion

[28]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question d’importance générale n’a été soulevée et ne se soulève en l’espèce.


JUGEMENT au dossier IMM-2616-17

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2616-17

 

INTITULÉ :

MAMADOU KONATE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 janvier 2018

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Vincent Desbiens

 

Pour le demandeur

Me Andrea Shahin

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Vincent Desbiens

Aide juridique de Montréal

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

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