Dossier : IMM-2173-17
Référence : 2018 CF 149
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 9 février 2018
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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ATIF ACIKGOZ
et
SAFIYE SENA IZ ACIKGOZ
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
Dans la présente demande, les demandeurs demandent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 18 avril 2017, dans laquelle la Section d’appel des réfugiés a confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés que les demandeurs, Atif Acikgoz et Safiye Sena Iz Acikgoz, n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger conformément au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.
[2]
À la fin de l’audience, j’ai indiqué que j’accueillerais la demande et renverrais l’affaire pour qu’elle soit réexaminée par un tribunal différemment constitué. Je suis arrivé à cette conclusion pour les motifs qui suivent.
II.
Contexte
[3]
Les demandeurs, citoyens de la Turquie, prétendent craindre d’être persécutés à cause de leur affiliation et de leur implication présumées avec le mouvement Hizmet (Hizmet), également connu sous le nom de mouvement Gulen, ainsi que de leur croyance dans celui-ci.
[4]
Les demandeurs ont obtenu leur diplôme de l’Université de Fatih, une université associée au Hizmet, et y ont été employés. M. Acikgoz a obtenu un doctorat en 2013 et Mme Iz Acikgoz a obtenu sa maîtrise ès sciences en 2012. Les demandeurs ont ensuite été employés à l’Université de Fatih; M. Acikgoz en tant que professeur et Mme Iz Acikgoz en tant que chargée de cours.
[5]
Les demandeurs étaient lourdement impliqués dans le Hizmet; ils avaient des comptes bancaires avec la banque Asya, une banque associée au Hizmet qui est maintenant interdite par le gouvernement turc; ils étaient bénévoles au sein de l’organisme de bienfaisance Kimse Yok Mu qui est associé au Hizmet; ils participaient régulièrement aux activités du Hizmet à l’Université de Fatih.
[6]
Le 29 juin 2016, les demandeurs sont arrivés au Canada pour rendre visite à des membres de leur famille. Tandis qu’ils étaient ici, la Turquie a subi une tentative de coup d’État le 15 juillet 2016. Le gouvernement turc a attribué cette tentative au Hizmet. Un grand nombre de personnes ont été emprisonnées, apparemment maltraitées en prison et assujetties à des enquêtes seulement à cause de leur affiliation avec le Hizmet.
[7]
Les demandeurs avaient prévu reprendre l’avion pour la Turquie le 22 juillet 2016, mais leur vol a été annulé et ils ont été informés que le gouvernement allait fermer leur université. Le 4 août 2016, les demandeurs ont demandé l’asile au Canada en application des articles 96 et 97 de la LIPR en raison de leur affiliation et implication présumées avec le Hizmet. Ils craignent de retourner en Turquie à cause de la persécution.
[8]
Le 15 décembre 2016, la Section de la protection des réfugiés a rejeté leur demande. La Section de la protection des réfugiés a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles concernant des éléments importants de leur demande, n’avaient pas établi leur identité Hizmet, et n’étaient pas susceptibles de préjudice compte tenu de leur profil en tant qu’universitaires. La Section de la protection des réfugiés a plus précisément conclu que les demandeurs avaient embelli leur demande en fournissant des renseignements supplémentaires au fur et à mesure que la demande progressait. La Section de la protection des réfugiés a tiré cette conclusion tout en notant que les demandes provenant de la Turquie peuvent évoluer avec le temps en raison du changement de la situation politique.
[9]
La Section de la protection des réfugiés a beaucoup insisté sur ce qu’elle a considéré être des différences entre les renseignements fournis par le demandeur principal dans son formulaire de demande initiale (le formulaire IMM5669), les formulaires Fondement de la demande déposés le 25 août 2016, le récit déposé le 5 octobre 2016 et une annexe au récit déposée le 2 novembre 2016. Une conclusion particulière était associée au fait que le demandeur n’avait pas identifié le Hizmet comme une « organisation »
qu’il soutenait dans le formulaire IMM 5669.
[10]
Cela a été considéré comme ayant, selon la Section de la protection des réfugiés, [traduction] « ruiné [sa] crédibilité »
indépendamment de l’explication du demandeur à l’audience que Hizmet n’était pas une organisation dans le sens normal du mot, mais un mouvement.
[11]
La Section de la protection des réfugiés a conclu que les activités des demandeurs pour soutenir Hizmet n’entraîneraient pas une possibilité sérieuse de persécution s’ils retournaient en Turquie; une simple possibilité. La Section de la protection des réfugiés a noté qu’il est évident que le gouvernement turc agit rapidement et sévèrement contre ceux dont il croit qu’ils sont impliqués dans le coup d’État, mais les universitaires semblent être moins ciblés que les membres des forces policières, du secteur judiciaire, des médias et des forces de sécurité. Bien que le fait d’avoir perdu leur emploi à l’Université de Fatih représente une situation extrêmement stressante, la Section de la protection des réfugiés n’a pas pu conclure que cette situation équivalait à de la persécution compte tenu de la situation actuelle.
[12]
En appel devant la Section d’appel des réfugiés, les demandeurs ont affirmé que la Section de la protection des réfugiés avait commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité, dans son évaluation de leur identité Hizmet et dans son évaluation de leur risque selon leur profil d’universitaires à l’université affiliée au Hizmet. Ils ont déposé vingt-deux documents comme nouveaux éléments de preuve proposés, y compris : des lettres de recommandation de trois collègues universitaires qui avaient été accueillis comme réfugiés à la suite de leurs demandes faites à la Section de la protection des réfugiés au mois d’octobre et de novembre 2016 avec les avis de décision de la Section de la protection des réfugiés en pièces jointes; des lettres de référence d’organisations, dont la SAYGI Canadian Turkish Academics Association (association d’universitaires canado‑turcs SAYGI) toutes datées de janvier 2017; une série d’articles des médias concernant l’emprisonnement d’universitaires en Turquie, tous datés entre novembre 2016 et janvier 2017.
[13]
Le 18 avril 2017, la Section d’appel des réfugiés a rejeté l’appel des demandeurs et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés conformément à l’alinéa 111(1)a) de la LIPR.
[14]
La Section d’appel des réfugiés a rejeté la plupart des nouveaux éléments de preuve déposés par les demandeurs au motif qu’ils étaient raisonnablement disponibles et auraient pu être présentés pendant l’audience devant la Section de la protection des réfugiés.
[15]
La Section d’appel des réfugiés a fait preuve de déférence quant à la conclusion de la Section de la protection des réfugiés sur la crédibilité et a tiré de multiples inférences négatives du fait que les demandeurs n’avaient pas inclus de renseignements pertinents dans leurs formulaires d’immigration, comme l’appartenance à Hizmet, le travail bénévole pour Hizmet ou l’emploi auprès de ce dernier. La Section d’appel des réfugiés a accepté la conclusion de la Section de la protection des réfugiés que plusieurs personnes qui ont appuyé Hizmet étaient à risque, mais a conclu que les demandeurs n’étaient pas ciblés, et que la perte de leurs emplois n’était pas un acte de persécution étant donné que les universitaires n’étaient pas ciblés autant que d’autres groupes.
III.
Questions en litige
[16]
À mon avis, les questions présentées par les parties peuvent se résumer à la question suivante : la décision de la Section d’appel des réfugiés était-elle raisonnable? Cette question englobe un certain nombre de questions associées au rejet des nouveaux éléments de preuve, à l’appréciation des éléments de preuve, aux conclusions relatives au Hizmet et à la conclusion générale selon laquelle les demandeurs n’avaient pas peur d’être persécutés.
IV.
Dispositions législatives applicables
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Les dispositions pertinentes de la LIPR sont les suivantes :
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V.
Norme de contrôle
[18]
Dans leur déposition écrite, les demandeurs soutiennent que la norme de la décision correcte s’applique à l’examen de la décision de la Section d’appel des réfugiés étant donné qu’elle s’appuie sur l’interprétation de la Convention des réfugiés de 1951 telle que mise en œuvre dans la LIPR : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh Dhillon, 2012 CF 726, au paragraphe 20.
[19]
L’avocate des demandeurs a reconnu à l’audience qu’une jurisprudence plus récente a établi que la norme est celle de la décision raisonnable : voir B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, aux paragraphes 59 à 61. À mon avis, la norme de contrôle de telles décisions est maintenant bien établie. Par conséquent, je ne vois aucune raison de revenir sur cette question.
[20]
Je suis d’accord avec le défendeur que la présomption aujourd’hui est que l’interprétation et l’application des lois qui sont au cœur de la compétence du tribunal font l’objet de la norme de la décision raisonnable : Canada (Procureur général) c Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, aux paragraphes 13 et 14; Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266, aux paragraphes 45 et 48.
[21]
En outre, les questions en l’espèce impliquent la crédibilité des témoins, l’appréciation des éléments de preuve et le caractère raisonnable de la décision de la Section d’appel des réfugiés que les demandeurs ne se conforment pas aux exigences prévues aux articles 96 et 97 de la LIPR; cela n’est pas une question constitutionnelle, ni une question concernant le pouvoir juridique entre deux ou plusieurs tribunaux spécialisés concurrentiels : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30. Dans le résultat, la norme est celle de la décision raisonnable.
VI.
Discussion
A.
La Section d’appel des réfugiés a-t-elle été déraisonnable en rejetant les nouveaux éléments de preuve conformément au paragraphe 110(4) de la LIPR?
[22]
Les demandeurs soutiennent que la Section d’appel des réfugiés a rejeté avec zèle leurs nouveaux éléments de preuve et, plus précisément, conteste les lettres de leurs collègues et les articles des médias qui sont postérieurs à la date de l’audience de la Section de la protection des réfugiés.
[23]
Le défendeur soutient que les lettres avaient été rejetées de manière raisonnable étant donné le fait que, bien qu’elles aient été écrites après l’audience de la Section de la protection des réfugiés, les événements qui y étaient décrits s’étaient déjà produits : Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, [Raza], au paragraphe 16. Selon le défendeur, les demandeurs auraient pu fournir ces lettres à l’audience de la Section de la protection des réfugiés, mais n’ont pas divulgué leur existence et leur pertinence.
[24]
Je suis d’accord que Raza s’applique, plus précisément pour les questions posées par la juge Sharlow au paragraphe 13. Ces questions sont comme suit :
Crédibilité : Les preuves nouvelles sont‑elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
Pertinence : Les preuves nouvelles intéressent‑elles la demande d’ERAR, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
Nouveauté : Les preuves sont‑elles nouvelles, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes :
a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?
b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?
c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la Section de la protection des réfugiés (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?
Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont‑elles substantielles, c’est‑à‑dire la demande d’asile aurait‑elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la Section de la protection des réfugiés? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
Conditions légales explicites :
a) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s’est produit ou des circonstances qui ont existé avant l’audition de la demande d’asile, alors le demandeur a-t-il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l’audition de la demande d’asile, ou qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il les ait présentées lors de l’audition de la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.
b) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l’audition de la demande d’asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu’elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).
[25]
Plus précisément, la Section d’appel des réfugiés a-t-elle examiné si les éléments de preuve étaient nouveaux en ce sens qu’ils contredisaient la conclusion de fait de la Section de la protection des réfugiés, y compris la conclusion sur la crédibilité? L’information était-elle connue des demandeurs lors de l’audience de la Section de la protection des réfugiés?
[26]
La Section d’appel des réfugiés a rejeté les lettres des collègues parce que les demandeurs n’avaient pas, selon l’estimation de la Section d’appel des réfugiés, fourni une explication concernant la raison pour laquelle les lettres n’avaient pas été déposées à la Section de la protection des réfugiés avant le rejet de leur demande. En d’autres mots, pendant la brève période entre l’audience de la Section de la protection des réfugiés du 2 et du 4 novembre 2016 et la date à laquelle la décision a été rendue, soit le 15 décembre 2016. Je considère que cela est un autre exemple de zèle excessif de rejeter une preuve, particulièrement à la lumière de l’évolution de la situation concernant la Turquie.
[27]
Les demandeurs ont déposé les lettres avec les avis de décision d’autres demandeurs d’asile turcs qui étaient impliqués dans le mouvement Hizmet et qui avaient obtenu la protection du Canada à la suite de la tentative de coup d’État. La Section d’appel des réfugiés a rejeté les lettres, mais a admis les avis de décision en tant que jurisprudence et a indiqué qu’elle en tiendrait compte sous la rubrique du bien-fondé de la revendication : Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 12. Les lettres ont servi à expliquer les avis de décision, et les motifs de leur inadmissibilité à cet égard ne sont pas évidents pour moi. En outre, je ne parviens pas à trouver d’autres références aux avis de décision dans les motifs de la Section d’appel des réfugiés. Par conséquent, il semble que la Section d’appel des réfugiés n’a pas tenu compte des avis déposés par les demandeurs, bien qu’elle ait indiqué le contraire.
[28]
Les articles, qui décrivaient le congédiement et l’emprisonnement d’universitaires affiliés au Hizmet ont été rejetés parce que – bien qu’ils décrivent des événements qui se sont produits plus tôt – les dates des articles en question étaient postérieures à la date à laquelle la décision de la Section de la protection des réfugiés avait été rendue. Cela, à mon avis, était une conclusion déraisonnable. Quand des événements se produisent dans le contexte de la suppression des dissidents d’un régime autoritaire, le régime peut tenter de cacher ses activités. Un certain temps peut s’écouler avant qu’il y ait des témoignages de persécution, qu’ils soient publiés et divulgués au reste du monde. La preuve du congédiement et de l’emprisonnement d’universitaires affiliés au Hizmet était particulièrement pertinente en appel devant la Section d’appel des réfugiés étant donné que la Section de la protection des réfugiés avait conclu que les universitaires n’avaient pas été ciblés autant que d’autres groupes. La Section d’appel des réfugiés a fait sienne cette conclusion en concluant que le risque de persécution n’était qu’une simple possibilité.
B.
La Section d’appel des réfugiés a-t-elle raisonnablement soupesé les éléments de preuve?
[29]
À mon avis, la Section de la protection des réfugiés avait compté de manière déraisonnable sur sa propre évaluation de l’évolution de la demande des demandeurs entre leur demande initiale et l’audience. Il incombait à la Section d’appel des réfugiés, selon la norme de contrôle établie dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, d’analyser soigneusement les éléments de preuve pour décider si la Section de la protection des réfugiés avait commis une erreur et pour rendre sa propre décision. À mon avis, la Section d’appel des réfugiés n’a pas raisonnablement appliqué cette norme.
[30]
Bien que la Section d’appel des réfugiés ait semblé avoir évalué les éléments de preuve objectifs liés à la suppression du mouvement Hizmet ou Gulen par le gouvernement turc, elle a accepté l’évaluation par la Section de la protection des réfugiés des éléments de preuve liés au traitement des universitaires. Le point de vue de la Section de la protection des réfugiés était influencé par ce qu’elle considérait être l’évolution de la demande des demandeurs avec le temps. Et la Section de la protection des réfugiés semble avoir été contrariée par le fait que leur avocate a déposé les divulgations de manière tardive – un mécontentement qui se reflète dans les motifs. La Section de la protection des réfugiés a reproché aux demandeurs ce qui aurait pu être une omission de la part de leur avocate. La Section d’appel des réfugiés a commis une erreur, à mon avis, en ne tenant pas compte du bien-fondé de la conclusion de la Section de la protection des réfugiés concernant la crédibilité qui était liée à la divulgation tardive.
[31]
La Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés ont donné suffisamment de poids à la réalité que les actes du gouvernement turc ne se sont pas arrêtés le jour de la tentative de coup d’État le 15 juillet 2016. Le gouvernement turc n’a pas emprisonné toutes les personnes soupçonnées d’être opposées au régime ce jour-là. Il continue d’arrêter et d’emprisonner les personnes perçues comme étant associées au mouvement Hizmet. Comme le dossier le démontre, les universités qui ont été fermées ont été parmi les premières ciblées. Le fait qu’il aurait fallu au gouvernement un certain temps avant de procéder à l’arrestation et à l’emprisonnement d’universitaires, parmi les milliers d’autres membres de la société turque qui ont été assujettis à un traitement semblable, n’a pas diminué le risque de persécution.
[32]
La Section de la protection des réfugiés a vu une incohérence entre une réponse négative à une question dans le formulaire IMM 5669 et le contenu du formulaire Fondement de la demande. Le demandeur principal a répondu « Néant »
dans le formulaire IMM 5669 à la question de savoir s’il avait été « sympathisant, membre ou affilié d’une organisation quelconque »
. Dans son formulaire FDA, qui a été signé quelques jours plus tard, il a donné une explication détaillée selon laquelle son épouse et lui craignaient d’être persécutés parce qu’ils étaient des « membres actifs du mouvement Hizmet »
. Il est à noter que les deux formulaires ont été remplis avec l’aide d’un interprète. La façon dont le formulaire a été traduit aux demandeurs n’est pas évidente. En outre, il n’y a pas d’incohérence si le FDA est considéré comme une expansion ou une continuation du formulaire de demande initiale.
[33]
Le demandeur principal a essayé d’expliquer à l’audience que Hizmet n’est pas une « organisation »
au sens du mot comme il l’entend. C’était un « mouvement »
. Il n’avait pas de carte ou d’autre preuve pour démontrer son appartenance étant donné que ce concept ne s’applique pas dans ce contexte. L’explication du demandeur a été écartée par la Section de la protection des réfugiés et cette conclusion a été confirmée par la Section d’appel des réfugiés. Cela reflétait un malentendu fondamental des éléments de preuve du demandeur et constituait une erreur susceptible de révision. Un mouvement suggère l’adhérence à des valeurs et à des principes partagés et peut ne pas avoir de structure officielle. L’accent mis sur l’affiliation à la fois par la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés était mal placé. Elles ont cherché à créer des contradictions dans les éléments de preuve des demandeurs, des contradictions qui, à la lumière du dossier, n’étaient même pas présentes.
[34]
La Section de la protection des réfugiés a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité sur la différence entre le témoignage du demandeur principal selon lequel il avait commencé à s’impliquer avec le Hizmet quand il était étudiant à l’université entre 2003 et 2004 et son récit qui précisait que son implication avait commencé alors qu’il suivait des cours de préparation à l’université en 1999-2000. Le demandeur a expliqué qu’il avait compris la question comme signifiant que la Section de la protection des réfugiés voulait savoir quand il avait adhéré au mouvement et pas seulement quand avait eu lieu son premier contact avec le mouvement. La Section d’appel des réfugiés a soutenu la conclusion de la Section de la protection des réfugiés que cela était une contradiction en matière de crédibilité. Il arrive qu’une jeune personne puisse d’abord être intriguée par une philosophie avant de l’adopter entièrement plus tard au cours de son développement. La différence dans la façon dont le demandeur a expliqué l’évolution de sa pensée n’était pas significative, surtout si l’on considère encore une fois que son témoignage a été donné à l’aide d’un interprète.
[35]
Une autre incohérence évoquée par la Section de la protection des réfugiés pour arriver à une conclusion défavorable en matière de crédibilité concernait l’explication du demandeur quant aux raisons pour lesquelles il avait été attiré par le Hizmet. Dans son témoignage il a dit qu’il représentait une version moderne de l’Islam qu’il aimait. Cette explication n’a pas été mentionnée dans son récit. Il était raisonnable pour le demandeur principal d’omettre ce niveau de détail dans son récit et ses documents écrits.
[36]
À l’audience, le demandeur a été exhorté à fournir plus de renseignements concernant les motifs de son attirance pour le Hizmet et sa preuve était beaucoup plus détaillée. Il était entièrement raisonnable pour lui à ce moment-là de préciser les éléments de la philosophie Hizmet qu’il trouvait attirants. Il n’y a aucun doute que Hizmet est islamique, mais pour certains qui adhèrent à ses principes, il représente également un mouvement plus large de la société civile. Les motifs de la Section de la protection des réfugiés indiquent que le tribunal était peu, voire pas du tout, familier avec ce sujet. La Section d’appel des réfugiés a commis une erreur en écartant cet argument en appel.
[37]
À mon avis, la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés étaient, selon les propos du juge Mahoney dans Owusu‑Ansah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1989] ACF no 442, [traduction] « à la recherche d’incohérences dans les éléments de preuve du demandeur pour appuyer les conclusions sur le manque de crédibilité »
. En l’espèce, le tribunal a entrepris un examen microscopique semblable des éléments de preuve du demandeur. Le témoignage de M. Acikgoz n’est pas [traduction] « rempli de contradictions »
comme l’ont conclu la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés s’il est lu en tenant compte de la situation dans laquelle son épouse et lui se sont retrouvés à leur arrivée au Canada et de la tentative de coup d’État qui a eu lieu chez eux en Turquie.
[38]
La Section d’appel des réfugiés a soutenu la conclusion de la Section de la protection des réfugiés que la lettre de l’association d’universitaires canado‑turcs SAYGI (lettre de la SAYGI) n’avait que très peu de poids parce qu’elle ne disait pas explicitement que le demandeur principal était membre du mouvement Hizmet quand il a adhéré à la SAYGI. Il y avait deux lettres de la SAYGI. La première, qui a été écartée par la Section de la protection des réfugiés, et une seconde lettre, datée du 23 janvier 2017, qui a été présentée à la Section d’appel des réfugiés. La Section d’appel des réfugiés a déclaré que cette lettre fournissait « peu de nouveaux renseignements, voire aucun »
.
[39]
Il est acquis en matière jurisprudentielle qu’il ne revient pas à la Cour de réévaluer la preuve qui a été présentée à un tribunal administratif : Smith c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1283, au paragraphe 49; Dunsmuir, précité; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Toutefois, la justification de la Section d’appel des réfugiés de ne pas avoir donné de poids à la seconde lettre de la SAYGI est déraisonnable. La lettre indique clairement que la SAYGI est « inspirée »
par les enseignements du mouvement Hizmet. La lettre était clairement pertinente au bien-fondé de la demande d’asile; elle parlait de la participation continue des demandeurs au mouvement Hizmet et de leur croyance dans ce dernier.
[40]
Les demandes se fondent, au moins en partie, sur la perception de l’opinion politique. Que les demandeurs soient ou ne soient pas actifs dans le Hizmet, leur affiliation à l’Université et autres institutions associées au Hizmet les identifieraient comme des cibles pour un gouvernement qui a l’intention de supprimer le mouvement. En interprétant la demande selon la persécution politique, le critère ne consiste pas à savoir si le tribunal a estimé que les demandeurs s’étaient livrés à des activités politiques, mais si le gouvernement du pays en question considérerait que leur comportement est politique : Astudillo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF no 904, au paragraphe 4. Cela ne semble pas avoir été abordé par la Section d’appel des réfugiés.
[41]
La conclusion de la Section d’appel des réfugiés concernant les éléments de preuve des demandeurs sur les déclarations des médias sociaux était raisonnable. Les demandeurs avaient déposé un résumé de déclarations en anglais avec 12 pages de messages entièrement en turc et non traduites. Le résumé n’indiquait pas quand les déclarations avaient été faites. En outre, comme la Section d’appel des réfugiés l’a signalé, il était quasi impossible de distinguer ce que les messages disaient en réalité dans les documents originaux à cause de la grosseur de la police d’imprimerie.
[42]
À la fois la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés ont soutenu que la divulgation continue des demandeurs avant et après l’audience de la Section de la protection des réfugiés n’était pas seulement une tentative d’élaboration de leurs déclarations initiales, mais plutôt une tentative injustifiée d’appuyer et d’exagérer l’affiliation des demandeurs au Hizmet. Elles ont tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité selon cette évaluation. Il ne s’agissait pas, à mon avis, d’une conclusion raisonnable à tirer des efforts déployés par les demandeurs pour fournir des renseignements supplémentaires au fur et à mesure qu’ils étaient portés à leur attention. Cela n’était pas surprenant étant donné que les circonstances de la situation en Turquie et les connaissances des demandeurs à ce sujet continuaient à évoluer et à changer dans les mois qui ont précédé l’audience. La situation n’était pas statique comme la Section de la protection des réfugiés semble l’avoir conclu. La Section de la protection des réfugiés, selon les demandeurs, a inséré [traduction] « sa plainte concernant le dépôt tardif de renseignements sous la rubrique sur la crédibilité ».
La Section d’appel des réfugiés a ensuite commis une erreur en appuyant cette conclusion.
VII.
Conclusion
[43]
Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la décision de la Section d’appel des réfugiés a dans l’ensemble été prise avec trop de zèle et reflète un effort microscopique pour trouver des fautes dans leur demande et leurs éléments de preuve, y compris dans les nouveaux éléments de preuve qui ont été déposés conformément au paragraphe 110(4) de la LIPR. La Cour d’appel fédérale a régulièrement donné une mise en garde contre l’utilisation d’une telle approche : Arslan c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2013] ACF no 246, 2013 CF 252, aux paragraphes 89 et 90; Owusu-Ansah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 442, au paragraphe 2.
[44]
Comme le juge Hugessen l’a déclaré dans Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444 (CA), [traduction] « [b]ien que la Commission ait une tâche difficile, elle ne devrait pas manifester une vigilance excessive en examinant à la loupe les dépositions de personnes qui, comme le présent requérant, témoignent par l’intermédiaire d’un interprète et rapportent des horreurs dont il existe des raisons de croire qu’elles ont une réalité objective »
. Par conséquent, la demande est accueillie et l’affaire sera renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen par un commissaire différent.
[45]
Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2173-17
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La demande de contrôle judiciaire du dossier de la Cour IMM-2173-17 est accueillie, la décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen par un commissaire différent.
Aucune question n’est certifiée.
« Richard G. Mosley »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 16e jour de janvier 2020
Lionbridge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-2173-17
|
INTITULÉ :
|
ATIF ACIKGOZ et SAFIYE SENA IZ ACIKGOZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 19 décembre 2017
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE MOSLEY
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 9 février 2018
|
COMPARUTIONS :
Barbara Jackman
|
Pour les demandeurs
|
Khatidja Moloo Alam
|
Pour le DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jackman, Nazami & Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
|
Pour les demandeurs
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
Pour le DÉFENDEUR
|